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PRESENTATION DU RAPPORT1    

La figure traditionnelle du psychanalyste est celle d’un solitaire. Enfermé dans son bureau, assis dans son fauteuil, il reste silencieux à côté d’un patient allongé sur son divan. Cette vision simpliste qui autorise toutes les caricatures a finalement lassé les intéressés qui ont décidé de réagir. Dans un rapport établi collectivement, ils présentent un bilan précis et documenté de l’ensemble de leurs activités. Loin de se limiter au dispositif divan/fauteuil, ces activités concernent la plupart des secteurs de la société.

Le rapport regroupe dans 4 chapitres distincts l’essentiel de leurs domaines d’interventions : l’activité scientifique ; la pratique institutionnelle ; les soins portés à l’enfance et à la jeunesse ; la culture. Leur rôle et leurs responsabilités dans l’édification de ces différents secteurs ont souvent été décisifs.

Aussi, pour chacun des secteurs qui relèvent de leur champ de compétence, les psychanalystes ont-ils formulé à l’occasion de ce bilan un certain nombre de préconisations. Désormais identifiés à une force de proposition reconnue, ils contribuent au développement de ces 4 domaines.

D’abord, sur le plan scientifique. Dès l’origine, la psychanalyse a pris part aux débats portant sur l’élucidation scientifique de la souffrance psychique et sa prise en charge thérapeutique. Dès le début du 20ème siècle, ses prises de positions ont par exemple fait évoluer les réponses apportées jusque là aux souffrances hystériques, permettant déjà de mettre au point de nouvelles pratiques. Dans le débat qui se mène actuellement en santé mentale, le rapport permet de mieux identifier, d’un côté les éléments issus de la volonté de psychanalystes pour faire évoluer les pratiques, et de l’autre,

différentes controverses partisanes, souvent agressives, peu pertinentes du point de vue scientifique. Le rapport présente également des éléments concrets de compréhension qui permettent d’éclairer les modes de travail psychanalytiques : la formation des praticiens, leur méthode de travail, leurs outils, leurs collaborations, leur insertion, leurs recherches.

Autrement dit, ce rapport permet d’établir la comparaison avec les autres approches existantes dans le champ de la santé mentale. Il est ainsi en mesure d’éclairer les prises de décisions en fondant celle-ci sur des données claires et vérifiables, provenant d’études indiscutables effectuées en dépit de difficultés méthodologiques et éthiques considérables. Ces études démontrent l’efficacité réelle des prises en charge psychanalytiques de nombreuses pathologies mentales. Sur ce plan, toutes les références mentionnées dans le rapport sont disponibles et accessibles à chacun. Quant aux échanges avec les disciplines qui, telles les neurosciences, s’engagent dans la prise en charge de la souffrance psychique par d’autres voies, ils sont mentionnés et présentés ici avec toute la sérénité et la rigueur nécessaires. Le rapport fait état de disciplines comme la psychologie, les sciences de l’éducation, la médecine, le Droit ou la Sociologie qui, en collaboration avec

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1 Rapport sur les apports et les avancées des psychanalystes français dans le champ de la santé

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des psychanalystes, ont entrepris des programmes de recherche pour mieux accompagner les personnes en difficulté.

Ensuite, sur le plan des pratiques institutionnelles et les soins aux enfants. Depuis longtemps, les psychanalystes ont apporté la preuve de leur implication et de leur efficacité dans ce domaine. Ils se sont intégrés aux institutions psychiatriques dès la première moitié du 20ème siècle, leur inspirant à la fois l’invention de la psychothérapie institutionnelle et le « désaliénisme », moteur de la politique de secteur décidée après guerre. En effet, la Seconde Guerre mondiale a eu de terribles conséquences sur la population asilaire, avec la mort de 45 000 malades psychiatriques2. Les hôpitaux psychiatriques étaient alors considérés comme des lieux de chronicisation, de traumatismes et de déshumanisation. Dans ce contexte et jusqu’au début des années 1950, les inventeurs de la psychothérapie institutionnelle, pour la plupart psychanalystes, ont voulu innover dans l’espoir de transformer les hôpitaux psychiatriques en lieux d’accueil et de soins psychiques véritables. A cette période, le général de Gaulle place un psychanalyste à la tête de l’institution qu’il vient de créer : le Secrétariat général du Haut Commissariat de la famille et de la population. Le premier Centre psychopédagogique mis en place par cette institution est le Centre Claude Bernard. Ce sont des psychanalystes qui composent l’équipe de ce centre pilote : Didier Anzieu, Juliette Favez-Boutonnier, Françoise Dolto, Maud Mannoni. Ces deux dernières suivront par la suite la voie ouverte par Jacques Lacan. Les consultations psychanalytiques s’inscrivent naturellement dans les dispositifs d’accueil destinés aux enfants peu à peu mis en place : CMPP, IME (Instituts médicoéducatifs), CAMPS (Centres d'action médico-sociale précoce).

Aujourd’hui, l’Institut Claparède, créé en 1949 par un psychanalyste de la SPP3, poursuit toujours sa mission de « sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence »4. Quant aux hôpitaux de jour pour enfants, ils visent le même triple objectif : 1/ retirer l’enfant du service de psychiatrie infanto-juvénile ; 2/ maintenir les liens avec son milieu (famille, école) ; 3/ parvenir à donner un sens aux symptômes qui perturbent ces liens. L’esprit de ces structures se prolonge actuellement avec les Maisons d’adolescents, comme La maison de Solenn à Paris, dirigée par la Professeure Marie-Rose Moro, ou les Centres de crise. Depuis 40 ans, des structures semblables aux « Maisons vertes » inventées par Françoise Dolto en France sont mises en place en Europe, au Canada, en Amérique Latine, en Israël, en Russie, etc. L’utilité de ces différents dispositifs de prévention en santé mentale est régulièrement évaluée. Les actes du colloque de décembre 2017, intitulé « Prévention, vous avez dit prévention ? » ont été publiés récemment5.

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2 Cf. Le Monde, 8 mai 2018, p. 12. Isabelle von Bueltzingsloewen (2007), L'Hécatombe des fous, Aubier, Paris

3 Société psychanalytique de Paris

4 http://institut-claparede.fr/presentation.html

5 http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=58266

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3

La question de l’autisme

Depuis le début des années 2000, la psychanalyse fait l’objet d’attaques virulentes, à propos de la prise en charge de l’autisme, jugée inefficace pour les enfants et culpabilisatrice pour les parents. Les reproches adressés aux psychanalystes à propos de l’autisme sont à la mesure du désarroi et des souffrances éprouvées par les familles pour leurs espoirs déçus.

Mais aujourd’hui, il faut rappeler que l’ensemble des conceptions sur l’autisme se sont transformées6. Par exemple, il est désormais établi qu’il existe plusieurs formes cliniques d’autismes, appelant des réponses différentes. Au fil des connaissances acquises, les psychanalystes ont évolué eux aussi dans ce domaine. Actuellement ils contribuent à la mise en oeuvre de recherches de haut niveau, comme celle menée sur la grille d’évaluation PREAUT à propos des risques d’évolution autistique chez l’enfant de moins de 12 mois7.

Prescriptions et surprescriptions de psychotropes aux enfants

En accord avec différentes recommandations de l’OMS et de l’ANSM, les psychanalystes mettent en question la prescription de psychotropes aux enfants. Indépendamment de son aspect économique et des dépenses qu’elle occasionne8, cette pratique présente de graves inconvénients. Tout d’abord, comme pour la plupart des substances psychoactives, elles s’accompagnent d’usages détournés et de trafics fréquents. Ensuite, il est établi qu’au sujet des effets indésirables à long terme et des rapports bénéfices/risques liés à ces prescriptions, les données scientifiques sont insuffisantes9. Enfin, les psychanalystes font observer que la fonction de ces substances n’est pas de rectifier un dysfonctionnement ou déficit biologique, comme l’insuline le fait pour le diabète. Stricto sensu, leur fonction est celle des drogues, qui modifient le fonctionnement cérébral et psychique, avec les possibles phénomènes de dépendance. Pour ces raisons, ces prescriptions ne

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6 Cf. Chap. D - Psychanalyse et Culture, « La réalité psychique, condition de la souffrance

psychique »

7 Olliac B, Crespin G, Laznik M-C, Cherif Idrissi, El Ganouni O, Sarradet J-L, Bauby C, et al.

(2017) Infant and dyadic assessment in early community-based screening for autism

spectrum disorder with the PREAUT grid. PLoS ONE 12(12).

http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0188831

8 En juin 2018, la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie) publie un rapport intitulé

« Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses ». Ce rapport souligne le

« poids important de la santé mentale » qui représente 14,5 % des dépenses totales de

l'assurance-maladie. En 2016, ces dépenses se sont élevées à 19,8 milliards d'euros pour

7 millions de personnes (plus d'un Français sur 10), sans distinction d’âge, dont 2 millions

souffrent de troubles névrotiques ou de l’humeur ou de troubles psychotiques. 5 millions de

personnes supplémentaires suivent un traitement chronique par psychotropes

(antidépresseurs/ médicaments régulateurs de l'humeur ou anxiolytiques), pour un coût de

5,3 milliards € (p. 12-13).

https://www.ameli.fr/l-assurance-maladie/statistiques-et-publications/rapports-etperiodiques/

rapports-charges-produits-de-l-assurance-maladie/rapports-charges-et-produitspour-

2018-et-2019/rapport-charges-et-produits-pour-l-annee-2019.php

9 Cipriani & al. (2016), Comparative efficacy and tolerability of antidepressants for major

depressive disorder in children and adolescents: a network meta-analysis, The Lancet,

Volume 388, No. 10047, pp. 881–890, 27 August 2016

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devraient être réservées qu’à des indications très précises, après que toutes les mesures thérapeutiques alternatives, éducatives, pédagogiques et sociales aient été mises en oeuvre.

Enfin, sur le plan culturel.  Pour son fondateur, la psychanalyse a partie liée avec la culture, une idée qui accompagnera chaque étape de la construction de cette discipline. Si Freud étudie l’esprit humain et ce qu’il produit d'asservissant, il se passionne aussi pour ce qu’il crée de plus émancipateur. Selon lui, l’inventivité des pensées inconscientes s’observe non seulement dans les rêves mais aussi dans les délires, dans les oeuvres d’art ou dans l’organisation sociale des peuples primitifs. La psychanalyse considère que pour l’humanité, l’édification de la culture se fait au prix du renoncement à l’animalité. Ce faisant, elle la rend d’autant plus attentive au risque qui la guette : la régression.

L’ambition de Freud était de rester à l’écoute des situations sociales et politiques de son époque. Avec la Première Guerre mondiale, il pressent que tous les raffinements et les idéaux de la civilisation peuvent être réduits à rien ou presque. Comme Paul Valéry, il constate que désormais, les civilisations se savent mortelles et il écrit en 1929 : « Le développement de la culture doit être qualifié sans détour de combat vital de l'espèce humaine »10. Et en 1932, la SDN propose à Albert Einstein et Sigmund Freud d’échanger une correspondance à propos de la situation internationale et des risques d’affrontement qu’elle contient. Les deux hommes qui s’estiment en acceptent le principe, donnant lieu à la publication d’un livre en 1933, régulièrement réédité depuis : « Pourquoi la guerre ? »11

Au cours du 20ème siècle dernier, la psychanalyse marquera de son empreinte des pans importants de la culture. Sur ce plan, il s’avère que, non seulement l’hypothèse de l’inconscient freudien n’appauvrit pas l’inspiration littéraire mais semble au contraire en avoir décuplé la force. Le rapport en présente les effets dans la littérature, quelle qu’en soit la forme, essais, récits de cure psychanalytique, romans, etc., ou dans le monde du cinéma que la psychanalyse ne cesse d’inspirer depuis les années 1940 12 jusqu’à aujourd’hui13. Par ailleurs, on ne compte plus les auteurs qui, dans tous les secteurs artistiques, ont publiquement décrit l’impact déterminant de leur démarche psychanalytique sur leur inspiration. Dans ce siècle comme au début du suivant, la notion d'inconscient a fait de la psychanalyse une référence culturelle majeure, relayée par de nombreux médias. Parfois dénoncée à tort comme hégémonique, elle connaît actuellement un repli au profit de nouvelles disciplines, comme les sciences cognitives ou les neurosciences. Cette situation nouvelle, anticipée notamment par Jacques Lacan ou André Green, incite les psychanalystes à renouveler leur approche 

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10 Freud S. (1930), Malaise dans la culture, PUF, coll. Quadrige, 1998

 11 Albert Einstein, Sigmund Freud (1933), Pourquoi la guerre ?, Payot Rivages, 2005

 12 Alfred Hitchcock, John Huston, Samuel Fuller,, etc.

13 Benoit Jacquot, David Cronenberg, Arnaud Desplechin, Fanny Ardant, Manele Labidi, etc.

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des phénomènes sociaux et culturels contemporains. Elle les invite, sur un mode différent, à poursuivre leur participation au travail de civilisation. 

Aspects culturels internationaux 

C’est par l’intermédiaire de la culture et de la littérature que la psychanalyse s’est implantée dans de nombreux pays. En Argentine par exemple, un morceau de tango porte le nom de « villa Freud »14. 

En Asie, dans des pays comme la Chine ou le Japon que l’on aurait pu croire réfractaires pour des raisons culturelles, la transmission récente de la psychanalyse exige de facto des modifications et des aménagements du cadre à l’intérieur duquel elle se pratique. 

 

En conclusion, le crédit accordé à la psychanalyse dans le vaste ensemble de la Culture reste fluctuant. La période actuelle représente un tournant qui impose aux psychanalystes de mieux faire connaître la portée de « l'inédit freudien ». Sans négliger les avancées des sciences cognitives, des neurosciences ou de l'intelligence artificielle, l'apport freudien joue son rôle dans la culture, inscrit depuis ses origines dans le travail de civilisation. 

Face à l'explosion des technologies du numérique et de leurs applications, face aux nouveaux médias et à l’émergence de la post-vérité, les psychanalystes ont une place à occuper. En particulier, ils font objection aux dérives scientistes et au naturalisme quand ceux-ci deviennent par trop réductionnistes, populistes ou autoritaires. Maintenir la place de la psychanalyse dans la culture suppose donc une vigilance renouvelée dans plusieurs domaines.

Confrontés aux découvertes étourdissantes sur le fonctionnement cérébral qui ont pour inconvénient d’en négliger un aspect décisif, les psychanalystes rappellent en effet que, si le cerveau est bien la condition nécessaire à la vie psychique, il n’est pas une condition suffisante. En effet, la vie psychique n’advient et ne parvient à s’exprimer chez l’être humain qu’à une seule condition : l’interaction langagière avec autrui sous une forme ou sous une autre. En théorie comme en pratique, la psychanalyse enseigne que  le langage est l’une des composantes essentielles de la dimension symbolique sur laquelle repose le pacte social. Or, le lien social et les techniques de gouvernance qui le sous-tendent en passent aussi par le langage et l’interlocution qu’il suppose. 

Prétendre faire de l’inconscient freudien une croyance héritée du 19ème  siècle aujourd’hui dépassée par la science moderne15, revient à ignorer la contribution des psychanalystes à l’étude de phénomènes tout à fait

contemporains tels que, l’homoparentalité16, les meurtres en série17, le retrait 

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14 http://www.villafreud.com/trailer

 15 Liaudet J-C. (2002), La Psychanalyse, Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues : Santé et médecine, no 41

 16 https://homoparent.hypotheses.org

 

Ducousso-Lacaze A. & Scelle R. (2006), Dossier « Homoparentalités », Revue Dialogue, n° 173.

17 Zagury D. (2008), L’énigme des tueurs en série, Plon

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social des jeunes (hikikomori)18 ou encore la radicalisation islamique19. A tous points de vue, les psychanalystes ont inscrit une fois pour toutes leurs travaux cliniques, non seulement dans le cadre de la recherche scientifique universitaire et académique, mais aussi dans l’ensemble du paysage culturel français, 20,21.

 

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Ce texte résume le document intitulé : Rapport sur les avancées et les apports des psychanalystes français dans le champ de la Santé mentale, de la  jeunesse et de la culture, disponible sur l’ensemble des sites web des Sociétés et Associations signataires. (Et ci-dessous). Cette unanimité est une première dans l’histoire de la psychanalyse française.

 

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1

RAPPORT SUR LES AVANCEES ET LES APPORTS DES PSYCHANALYSTES FRANÇAIS

DANS LE CHAMP DE LA SANTE MENTALE, DE LA JEUNESSE ET DE LA CULTURE

Juillet 2018


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COORDINATEURS

Keller Pascal-Henri, Professeur émérite Université de Poitiers, Psychologue

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Landman Patrick, Psychiatre, Juriste, Psychanalyste

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CONTRIBUTEURS A LA REDACTION

Bantman Patrick, Psychiatre Honoraire des Hôpitaux ; Médiateur médical des Hôpitaux de Saint Maurice, Médecin Psychiatre OFII

Bataillon Nathalie, Cinéaste, Psychanalyste

Belamich Patrick, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin Directeur CMPP Fontainebleau

Bergès Bounes Marika, Psychologue clinicienne, Psychanalyste, ex-praticienne Unité de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, CH Sainte Anne

Carbunar Jean-Michel, Psychanalyste, Psychodramatiste

Chaperot Christophe, Psychiatre, Chef de service CH Abbeville, Psychanalyste

Chemla Patrick, Psychiatre, Psychanalyste Chef de pôle, Centre Antonin Artaud CHU Reims,

Croix Laurence, MCF psychologie & sciences de l’éducation, attachée CRPMS EA 3522, Université Paris-Diderot, CS COMUE Paris-Lumières, Psychanalyste

Dana Guy, Psychiatre, Psychanalyste, ex-Chef de Service GH Longjumeau

Darmon Marc, Psychiatre, Psychanalyste

David Marielle, Pédopsychiatre, Psychanalyste, ex-membre CNCDH

Douville Olivier, MCF Psychologie, CRPMS EA 3522, Psychanalyste

Drapier Jean-Pierre, Psychiatre, Médecin directeur CMPP Orly, Psychanalyste

Fischman Georges, Psychiatre des hôpitaux, Psychanalyste, Directeur du Centre d’épistémologie clinique, CH Sainte Anne

Forget Jean-Marie, Psychiatre, Psychanalyste

Gailis Janis, Psychiatre, Médecin-Directeur CMPP de Montreuil, Psychanalyste

Garcia-Fons Tristan, Pédopsychiatre, Médecin-Directeur IME Jean Macé à Montreuil, Psychanalyste

Godart Elsa, Philosophe, Psychanalyste, Directrice de Recherche Université Paris-Est Créteil, HDR Université Paris Diderot

Lamrani Tissot Rhadija, Psychanalyste, Linguiste, Essayiste

Robert Levy, Docteur en psychologie clinique, Psychanalyste, Chercheur associé Université Aix Marseille, ex-superviseur CMPP Montgeron

Markman Nora, Psychologue Clinicienne Université Paris 7, Psychanalyste, CMPP Fontainebleau

Najman Thierry, Psychiatre, Psychanalyste, Chef de Pôle EPS de Moisselles

Patris Michel, Psychiatre, Psychanalyste, Professeur Honoraire de Psychiatrie Université de Strasbourg

Pommier Gérard, Psychiatre, Psychanalyste, Professeur Emérite Université de Strasbourg, directeur de recherche Université Paris Diderot,

Sciara Louis, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin-Directeur CMPP Villeneuve Saint Georges, APSI

Sedat Jacques, Philosophe, Psychanalyste, Secrétaire du Groupe de Contact

Tourres Landman Dominique, Psychiatre, Psychanalyste, Médecin Directeur HDJ CMPP Ville d'Avray


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EDITEURS DES CONTRIBUTEURS

Albin Michel; Armand Colin; Aubier; Campagne-Première Editions; De

Boecke ; Doin ; Dunod ; Editions Universitaires Européennes ; Erès ; Fayard ; Flammarion ; Gallimard ; Hakusuisha Publishing Co. Tokyo ; Hermann ; In Press ; Ithaque ; La Découverte ; Larousse ; Les Belles Lettres ; L’Harmattan ; Masson ; Max Milo ; Michel Lafon ; Odile Jacob ; Ovadia ; Payot ; PLON ; PUF ; Privat ; Scrineo ; Seuil

CO-SIGNATAIRES

- Individuels

Chaboudez Gisèle, Psychiatre, Vice-Présidente Espace Analytique

Even-Leberre Catherine, Psychanalyste, Vice-Présidente Quatrième Groupe OPLF

Gentizon Jean-Michel, Psychiatre honoraire des hôpitaux, Psychanalyste

Godefroy Hélène, Psychologue, Psychanalyste Espace Analytique

La Gorce Bernard de, Psychanalyste, APF, Lyon

Leguil François, Psychiatre, psychanalyste

Legouis Jean-Baptiste, Secrétaire Général du RPH

Maleval Jean-Claude, Professeur Emérite Université Rennes 2, Président du BAPU, Psychanalyste membre de l'ECF et de l'AMP.

Rafowicz Emile, Psychiatre

Sapriel Guy, Psychiatre, Psychanalyste

Vanier Alain, Professeur Université Paris Diderot, Directeur CRPMS

Vanier Catherine, Docteure en psychologie, Université Paris 8, chercheuse associée, Université Paris Diderot

- Sociétés et Associations

Analyse Freudienne

Association Lacanienne Internationale

Cercle freudien

Ecole de Psychanalyse des forums du Champ Lacanien

Espace Analytique

FEDEPSY

Psychanalyse actuelle

Société de Psychanalyse Freudienne


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SIGLES

ALI : Association lacanienne internationale

AMP : Association mondiale de psychanalyse

APF : Association psychanalytique de France

API : Association psychanalytique internationale

APSI : Association de prévention, soins et insertion

BAPU : Bureau d'aide psychologique universitaire

CAMPS : Centre d'action médico-sociale précoce

CATTP : Centres d'accueil thérapeutiques à temps partiel

CH : Centre hospitalier

CHU : Centre hospitalier universitaire

CNCDH : Commission nationale consultative des droits de l’homme

COMUE : communautés d'Universités et établissements

CRPMS : Centre de recherche psychanalyse, médecine et société

CS : Conseil Scientifique

ECF : Ecole de la cause freudienne

ENM : Ecole nationale de la magistrature

EPS : Etablissement public de santé

FDCMPP : Fédération des centres médico psycho pédagogiques

GH : Groupe hospitalier

GIS : Groupement d’intérêt scientifique

HDJ : Hôpital de jour

HDR : Habilité à diriger des recherches

IME : Institut médico-éducatif

IPA : International psychoanalytical association

MCF : Maître de Conférences

OFII : Office français de l’immigration et de l’intégration

OPLF : Organisation psychanalytique de langue française

PH : Praticien hospitalier

RPH : Réseau pour la psychanalyse à l'hôpital

SEPEA : Société Européenne pour la psychanalyse de l’enfant et de

l’adolescent

SIUEERPP : Séminaire interuniversitaire européen d’enseignement et de

recherche en psychopathologie et psychanalyse

SPP : Société psychanalytique de Paris

UNAFAM : Union nationale des amis et familles de personnes malades

Psychiques


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SOMMAIRE

INTRODUCTION

A – Psychanalyse, scientificité et efficacité………………………………… p. 7

1) Historique ………………………………………………………………………. p. 7

2) Etat des lieux : Science, psychanalyse et scientificité ……………..... p. 10

3) Apports psychanalytiques et préconisations …………………………. p. 16

B – Psychanalystes et pratique institutionnelle……………………………... p. 21

1) Historique …………………………………………………………………….. p. 21

2) Etat des lieux ………………………………………………………………….. p. 25

3) Préconisations et pratiques innovantes ..………………………………… p. 29

C - La psychanalyse, l’enfance et la jeunesse………………………………p. 33

1) Historique ………………………………………………………………………. p. 33

2) Etat des lieux …………………………………..………………………………. p. 38

3) Préconisations et pratiques innovantes ..………………………………… p. 45

D – PSYCHANALYSE ET CULTURE ………………………………….……………………. p. 48

1) HISTORIQUE ………………………………………………………………………… p. 48

2) ETAT DES LIEUX ……………………………………………………………………… p. 53

3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES ……………………………………….. p. 57


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INTRODUCTION

De façon récurrente, la psychanalyse et/ou les psychanalystes sont mis sur la sellette par l’actualité. Aussi la discipline fondée par Freud au début du 20ème siècle reste-t-elle liée, dans l’esprit du public et des décideurs politiques, à des représentations fragmentaires et hétérogènes, souvent identifiée comme source de controverses. Pourtant, directement ou non, dans leur cadre social, professionnel ou de leur vie privée, les citoyens français sont de plus en plus souvent mis en présence de notions issues de la psychanalyse.

C’est le contraste entre, d’une part une influence psychanalytique qui se développe loin de toute hégémonie, et d’autre part des attaques sporadiques, parfois malveillantes, qui a décidé les spécialistes à dresser un état des lieux de la psychanalyse en France. Leur but est de faire saisir à tous ceux qui sont concernés les principaux enjeux de cette situation, paradoxale en apparence.

Ces experts ont tous une longue expérience de psychanalystes. Ils ont rédigé un rapport qui permet de mieux identifier les acquis de leur discipline et son rôle dans des domaines précis. Ce rapport est organisé en quatre chapitres : 1) Psychanalyse, scientificité, efficacité ; 2) Psychanalyse et pratique institutionnelle ; 3) Psychanalyse, enfance et jeunesse ; 4) Psychanalyse, culture et médias.

Les auteurs ont adopté une méthode de travail par groupes, constitués autour de ces quatre domaines. Les références à partir desquelles chaque partie est rédigée figurent clairement dans le rapport et sont accessibles à tout le monde.

Afin d’harmoniser leur présentation et d’en faciliter l’accès aux lecteurs, ces quatre chapitres sont structurés en trois points :

- Historique

- Etat des lieux

- Préconisations et pratiques innovantes

Intitulé « Rapport sur les avancées et les apports des psychanalystes

français dans le champ de la Santé mentale, de la jeunesse et de la culture », ce document est destiné à éclairer les responsables politiques et administratifs de la Santé mentale française, ainsi que le public intéressé.

Plusieurs voix s’élèvent pour dire que la psychanalyse ne répond plus aux besoins de ce secteur d’activité. Dans ce contexte, le présent rapport décrit, non seulement la plupart des réalisations mises en œuvre par les psychanalystes français, mais également leurs forces de propositions. Plus généralement, il fait état de la présence féconde de la psychanalyse dans le paysage culturel français et de son rayonnement au-delà de nos frontières.


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A – PSYCHANALYSE, SCIENTIFICITE ET EFFICACITE

1) HISTORIQUE

 

Résumé : Depuis le début du 20ème siècle, la volonté de Freud d’inscrire la psychanalyse dans le champ scientifique est incontestable. Il s’agit donc de distinguer, d’un côté les débats qui se situent dans ce champ en contribuant au développement de cette discipline, et de l’autre les controverses partisanes qui masquent au public ainsi qu’aux décideurs politiques, la rigueur de la théorie et de la pratique psychanalytiques.

 

Fondations scientifiques

L’objectif professionnel du fondateur de la psychanalyse était scientifique, et même « l'intérêt capital de (sa) vie ». En mai 2006, le New York Times a ainsi consacré un long article à la carrière scientifique de Freud, depuis ses observations de neurones au microscope à la fin du 19ème siècle, jusqu’à sa modélisation de l’appareil psychique dans les années 1930. À de nombreuses occasions et dans la plupart de ses écrits, Freud a montré que les cadres de sa pensée étaient scientifiques, son orientation initiale étant moins celle de la médecine que celle des sciences de la nature.

Connu sous le titre : « Esquisse d’une psychologie scientifique », le premier manuscrit important rédigé par Freud sur la psychologie est désigné par lui comme une « psychologie à l’usage des neurologues ». Quant au mot inconscient, qui symbolise désormais la psychanalyse, Freud considère dès 1915 qu’il désigne davantage un état psychique qu’un lieu énigmatique du cerveau. Son projet est de « travailler scientifiquement à (l’) hypothèse » de l’inconscient. Selon lui, le but de ce travail scientifique est moins la découverte d’ «un » inconscient, que l’étude de l’hypothèse « d’une seconde conscience, unie dans ma personne à celle qui m’est connue ». Cette formulation autorise chacun à reconnaître en lui la présence de cette activité psychique inconsciente, dont l’origine demeure inaccessible sans un certain travail psychique sur soi-même et dont les effets sont toutefois observables au quotidien (lapsus, actes manqués, rêves, etc.).

La psychanalyse se préoccupe ainsi de phénomènes qui, avant tout, résultent d’effets observables sur les processus conscients de la parole initialement recueillie dans le dispositif d’une cure.

C’est aussi son attachement à la vérité qui gouverne l’intérêt de Freud pour la science. Il s’agit là d’une vérité moderne, scientifique, et non d’une vérité métaphysique et spéculative, ou religieuse et révélée. Cette vérité scientifique de la psychanalyse présente des différences avec les vérités scientifiques des sciences expérimentales. Ainsi, la vérité qui surgit de l’expérience psychanalytique émane, pour le sujet, de l’opération narrative de sa parole. L’écoute d’un professionnel formé à la psychanalyse permet à cette vérité de se transmettre. Quant à sa transmission, elle s’inscrit dans le champ de rationalité propre à la communauté qui œuvre à partir du cadre psychanalytique.

Dans l’ouvrage auquel il travaillait avant sa mort, Freud a multiplié les


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rapprochements entre la démarche de la psychanalyse et celle d’autres sciences de la nature. Comme dans cette remarque à propos des faits dont il s’agit d’élucider la survenue et le déroulement : « Les phénomènes étudiés par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des autres sciences, de la chimie ou de la physique par exemple, mais il est possible d’établir les lois qui les régissent (...). C’est là ce qu’on appelle acquérir « la compréhension » de cette catégorie de phénomènes naturels (...). Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d’autres sciences naturelles et de leur attribuer la même valeur approximative. » Le rapprochement établi par Freud entre l’activité scientifique menée tout au long de sa vie et celle d’autres chercheurs est sans ambiguïté : pour lui, la psychanalyse se rallie à l’ambition et à la démarche de toute discipline scientifique.

Parmi les critiques légitimement formulées à l’égard de cette jeune science, certaines sont solidement argumentées, d’autres témoignent d’a priori qui relèvent davantage du jugement partisan que du véritable débat scientifique.

De plus, certaines contestations du savoir psychanalytique viennent du champ dont Freud a cherché à se dégager : la philosophie. La charge la plus médiatisée des 10 dernières années contre la psychanalyse vient d’un philosophe, lui-même contesté, non seulement par le monde de la philosophie, mais également celui des historiens, des sociologues et bien sûr des psychanalystes : Michel Onfray. Sa critique se concentre sur la personne du fondateur de la psychanalyse, véhiculée par un discours virulent et sans nuance, mal documenté et plus proche d’un procès à charge que d’un débat sérieux. Le titre de cet ouvrage – Le crépuscule d’une idole – est évocateur de la visée de l’auteur, sorte de règlement de compte quasi mystique avec une figure majeure du monde intellectuel occidental, sans rapport avec les exigences d’une discussion rigoureuse, fondée sur une rationalité scientifique et capable d’éclairer véritablement le public.

Loin de ce ton polémique et caricatural, plusieurs auteurs ont donné à leurs critiques de la psychanalyse une véritable dimension épistémologique, éclairant le débat au lieu de l’obscurcir. Bouveresse et Quilliot se sont par exemple opposés à la psychanalyse en arguant que Freud aurait cherché à donner aux faits psychiques un statut de « réalités matérielles ». Dans un autre ordre d’idée, le philosophe Adolf Grünbaum a revendiqué une « critique philosophique de la psychanalyse » ; mais pour définir son argumentaire, cet auteur s’appuie moins sur le modèle de la rhétorique philosophique que sur celui des sciences physiques. Il affirme par exemple que Freud aurait eu l’intention de fonder une science identique à celle dont il emprunte les modèles dans ses raisonnements : chimie, physique, physiologie, etc. A cet argument, une lecture rigoureuse du texte freudien permet d’opposer que si, pour ses démonstrations, Freud utilise en effet le vocabulaire de la médecine de l’époque et certains de ses concepts, c’est pour mieux souligner les limites de ces analogies, en établissant des fondements théoriques propres à la psychanalyse. Ainsi, la notion « d’énergie psychique » a-t-elle été proposée par Freud comme « modèle » du point de vue « économique » de la vie psychique. Seul Wilhem Reich, un élève de Freud quelque peu exalté,


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a donné à cette notion un statut de réalité physique, concrète, et cherché à isoler puis à conserver cette énergie dans un véritable accumulateur.

 

Validation scientifique

Un siècle de recherches sur la validité des psychothérapies ne pouvait pas manquer de soumettre la psychanalyse aux mêmes exigences que les autres modèles. D’une façon générale, le bilan est contrasté puisqu’aucune psychothérapie ne répond réellement aux standards de la science expérimentale. Dans un premier temps, les psychothérapies se sont constituées sans vérification d’efficacité ni élucidation des interrogations cliniques, ni même justification des théories préalables. La validité du savoir constitué par ces démarches s’est soutenue de sa valeur heuristique, seule référence de son approche technique. Leur proximité avec la médecine a poussé les psychothérapies à se réclamer initialement de l’evidence based medecine, (médecine fondée sur les preuves) avant d’évoluer vers l’empirically supported psychotherapy (la psychothérapie soutenu par des preuves)1. L’obtention de ce label à partir d’un certain nombre de critères n’en demeure pas moins problématique. En dépit de leur aspect irréaliste, deux présupposés fondent l’adoption de ces critères : d’une part l’uniformité de psychothérapeutes supposés se comporter de façon identique, et d’autre part, l’homogénéité présumée de patients répartis dans des groupes également considérés comme homogènes.

La principale difficulté dans l’étude des preuves d’efficacité des psychothérapies tient à la nature même de ce qui est mesuré, ainsi qu’à la nature des questions auxquelles ces recherches ont à répondre2. Windelband éclaire toujours ce débat, en permettant de distinguer d’un côté la procédure nomothétique applicable aux sciences de la nature (ici la médecine), et de l’autre la procédure idiographique propre aux sciences de la culture (ici l’étude du psychisme)3. Quant à la conscience du normal ou du pathologique, à l’origine de toute demande de psychothérapie, elle relève des normes individuelles qui échappent aux généralisations prédictibles, de surcroît susceptibles d’être imposées en tant que règle de normalisation sociale 4.

En définitive, à l’intérieur même de la communauté psychanalytique, on trouve deux paradigmes opposés de validation. Les premiers, défenseurs de la méthodologie herméneutique, considèrent que la validation des interactions complexes ne peut se produire qu’à travers l’interprétation des cas cliniques singuliers, en rapport avec la cohérence de la théorie et sa déduction clinique. Ils préconisent un abord spécifiquement psychanalytique

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1 Lakatos T. (1994), Histoire et méthodologie des sciences, PUF, Paris

2 Falissard B.( 2001) Mesurer la subjectivité en santé, perspective méthodologique et statistique, Paris, Masson

3 Ricoeur P. (1991), Temps et récit, Seuil

4 Canguilhem G. (1966), Le normal et le pathologique, Quadrige, PUF, Paris. Le Blanc G (2002), La vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem. PUF, Paris


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de la recherche (Leuzinger-Bohleber5, Waldron6). Les seconds, favorables au potentiel de vérification empirique, soulignent la nécessité de renouer, même partiellement, avec d’autres disciplines connexes afin d’apporter les preuves de l’efficacité réelle des thérapeutiques psychanalytiques, selon les critères de légitimation en vigueur (Westen7, Luborsky8).

Un modèle alternatif de la recherche psychothérapique est l’Etude de cas singulier (Single-case design). Hormis le fait que ce modèle est déjà utilisé et reconnu en recherche médicale 9, ce paradigme issu des postulats idiographiques, considère la nécessité de reconnaître le singulier comme source de connaissance valable, y compris dans l’étude des processus psychothérapiques10. A la différence d’un protocole extensif concernant un groupe où l’on cherche l’homogénéité de l’échantillon et la généralisation statistique, un protocole intensif de cas singulier explore l’approfondissement systématique d’un cas unique.

La validation globale de la thérapeutique psychanalytique requiert donc actuellement une stratégie multiple, comportant une pluralité de méthodes de vérification, à la fois théoriques et empiriques, qui permettront d’assurer le maintien de la qualité des soins psychothérapiques pour le plus grand nombre des patients concernés.

 

2) ETAT DES LIEUX : SCIENCE, PSYCHANALYSE ET SCIENTIFICITE

 

Résumé : Les apports de la psychanalyse dans le champ de la santé mentale sont peu médiatiques. Bien réels cependant, ils font l’objet d’une exploration constante, soumis par les chercheurs du monde entier à des recherches qui étudient leur pertinence et leur intérêt pour la population en général. Ces travaux étudient désormais la validation des concepts psychanalytiques sur trois niveaux : technique, thérapeutique, théorique.

Face aux ambitions de la psychiatrie qui, à l’instar d’autres spécialités médicales, souhaite fonder sa pratique sur des preuves scientifiques (cf. infra), la psychanalyse semble parfois s’inscrire dans une perspective différente.

Cette impression s’appuie sur trois éléments : la nature de l’objet étudié par la psychanalyse, i.e. la vie psychique inconsciente ; le statut de sujet de la

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5 Leuzinger-Bohleber M, Sthur U, Rüger B, Beutel M (2002), How to study the ‚quality of psychoanalytic treatments’ and their log-term effects on patients well-being : A representative, multi-perspective follow-up study. Int J Psychoanal, 2002; 84: 263-290

6 Waldron S, Share R, Hurst D, Firestein S, Burton A. (2004), What happens in a psychoanalysis? Int J Psychoanal, 2004, 85:443-466

7 Westen D, Novotny C, Thompson-Brenner H. (2004), The Empirical Status of Empirically Supported Psychotherapies: Assumptions, findings, and Reporting in Controlled Clinical Trials, Psychological Bulletin 2004, Vol N°4,631-663 (2004)

8 Luborsky L (1984), Principles of psychoanalytical psychotherapy. A Manual for Supportive-Expressive treatment, Basic Books, NY, 1984. trad.fr Principes de psychothérapie analytique. Paris: PUF; 1996

9 Tate RL & al. (2014), The design, conduct an report of single-case research: resources to improve the quality of the neurorehabilitation literature. Neuropsychological Rehabilitation, 2014;24(3-4):315-31

10 Bokanowski T. (2015), Le processus Analytique. Voies et parcours, PUF


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personne concernée par l’étude de sa vie inconsciente ; la méthode qui permet d’étudier les pensées inconscientes, l’interprétation.

1/ contrairement aux comportements et aux symptômes observés par la psychiatrie, la psychanalyse étudie un « inconscient » qui demeure inobservable directement ;

2/ quant aux pensées inconscientes, par définition méconnues du sujet, elles échappent au statut de « témoin fiable » à partir duquel on pourrait les étudier ;

3/ pour accéder à ces pensées inconscientes, le psychanalyste en passe par l’interprétation, au sens où un cardiologue « interprète » le tracé d’un électrocardiogramme, ou un radiologue l’échographie d’un organe : en se

fondant sur une compétence issue de l’expérience.

Comme pour rassembler ces trois arguments en un seul, une critique épistémologique tente régulièrement de remettre en question la valeur scientifique de la psychanalyse. Cette critique, fondée sur la théorie de Karl Popper, soutient que seule la réfutabilité d’un savoir permet d’en établir la scientificité. Mais si, en tant que sujet –et non en tant que logicien– Popper était convaincu de l’existence d’un monde inconscient, il soutenait que l’impossibilité de réfuter les énoncés de la psychanalyse, aussi justes soient-ils, pouvait placer cette discipline en dehors du champ scientifique11. Or, la plupart des psychanalystes admettent que le doute cartésien à lui seul permet tout à la fois une démarche de connaissance et une suspension du sens. Autrement dit, le domaine de la science et celui de la vérité sont conçus comme disjoints, et les confondre ne relève plus du domaine de la science mais du scientisme12. La référence au théorème de Gödel permet d’établir que scientificité et logique des incomplétudes – i.e. du singulier – sont conduites à entreprendre une interlocution féconde.

Si les psychanalystes s’impliquent et répondent aux objections scientifiques qui leur sont faites, il arrive aux chercheurs d’autres disciplines scientifiques de prendre également parti dans ce débat, et de valider certains concepts psychanalytiques comme le font Miller et Colloca à propos du « transfert » en médecine13.

Concernant les neurosciences proprement dites, les prises de positions en faveur de la psychanalyse ne manquent pas. Le neurobiologiste François Gonon par exemple, spécialiste mondial des circuits dopaminergiques, s’engage dans cette voie, soit pour mettre en garde contre le détournement de travaux issus des neurosciences au profit d’une psychiatrie biologique en mal d’avancée scientifique14, soit pour valider l’approche psychanalytique de phénomènes à la fois psychiques et corporels 15 . Pour sa part,

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11 Popper K. (1990), Le réalisme et la science, Herman éd.

12 Lacan J. (1966), La science et la vérité, in Ecrits II, Editions du Seuil

13 Miller FG, Colloca L, Kaptchuk TJ. (2009), The placebo effect: illness and interpersonal healing. Perspect Biol Med., 2009;52(4):518–39.

14 Gonon F, Bezard E, Boraud T (2011) Misrepresentation of Neuroscience Data Might Give Rise to Misleading Conclusions in the Media: The Case of Attention Deficit Hyperactivity Disorder. PLoS ONE 6(1): e14618.

15 Gonon F., Keller PH, Giroux-Gonon A., (2013), Effet placebo et antidépresseurs : une revue de la littérature éclairée par la psychanalyse. Evol Psychiatr 2013;78(2):327-340


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le neurologue Lionel Naccache considère qu’une théorie de l’inconscient qui ferait l’impasse sur la pensée freudienne relèverait d’une forme de « barbarie intellectuelle »16. Quant au neurobiologiste Gerald Edelman, ses travaux sur l’esprit sont dédiés à Freud et Darwin, des « pionniers intellectuels » selon lui.

Dans l’un de ses nombreux ouvrages, il déclare l’hypothèse de l’inconscient « correcte » scientifiquement parlant, et juge le refoulement freudien « compatible » avec sa théorie de la sélection des groupes neuronaux (TSGN).

Mentionnant ses échanges avec Jacques Monod au sujet de la psychanalyse et de l’inconscient, Edelman rapporte qu’un jour, Monod lui ayant déclaré : « Je suis tout à fait conscient de mes motivations et entièrement responsable de mes actes. Ils sont tous conscients », il lui a répliqué : « Disons tout simplement que tout ce que Freud a dit s’applique à moi et que rien ne s’applique à toi ». Autant dire que le débat scientifique est loin d’être tranché.

Dans l’ouvrage co-écrit avec le neurobiologiste Pierre Magistretti, le psychanalyste François Ansermet admet que « Le concept de plasticité (neuronale) met en question l’ancienne opposition entre étiologie organique et étiologie psychique des troubles mentaux ». Il ajoute : « (cette) plasticité bouleverse les données de l’équation, au point qu’on en vient à concevoir une causalité psychique capable de modeler l’organique »17. A partir de ces travaux, il serait possible de concevoir les fondements d’une détermination de l’unicité de l’humain. Ainsi, le réseau neuronal serait un système compatible avec la singularité telle que conçue par la psychanalyse18.

Quoi qu’il en soit de ces aspects conceptuels, des recherches se poursuivent actuellement sur la scientificité de la psychanalyse, ne serait-ce que pour éclairer les enjeux d’une pratique qui ne cesse de croître dans le secteur de la santé mentale, aussi bien sur les plans technique et thérapeutique que théorique.

Sur le plan technique, la pratique de la psychanalyse exige une formation personnelle, établie dans les premiers écrits freudiens et confirmée, sous une forme ou sous une autre, par toutes les écoles psychanalytiques. Confronté en personne au dispositif qu’il envisage de mobiliser pour autrui, le futur praticien psychanalyste est donc incité, non seulement à en approfondir les enjeux théoriques, mais également à mettre à l’épreuve sa propre capacité à y puiser des ressources psychiques inédites. Des chercheurs ont d’ailleurs pu démontrer cette compétence spécifique du psychanalyste. Dans une expérience publiée par une grande revue scientifique, l’écoute des psychanalystes a été comparée à celle d’étudiants en médecine, de cancérologues, de psychothérapeutes comportementalistes, et de personnes ayant vécu l’expérience d’un traumatisme infantile. A partir de témoignages vidéo enregistrés au préalable, le but proposé aux 18 personnes

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16 Naccache L. (2006), Le nouvel inconscient, Odile Jacob

17 Ansermet F., Magistretti P. (2004), A chacun son cerveau: Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, p. 21

18 Pour un exposé en détail de la thèse défendue par Ansermet, se reporter à son interview :

http://pontfreudien.org/content/fran%C3%A7ois-ansermet-neurosciences-et-psychanalyse


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étudiées était de distinguer, parmi les sujets enregistrés, ceux qui avaient vécu dans leur enfance, le cancer d’un frère ou d’une sœur. Les résultats montrent clairement que les psychanalystes se révèlent plus compétents pour déceler et identifier l’existence d’un traumatisme familial infantile, à travers les propos d’une personne19.

Par ailleurs, sur le plan thérapeutique, d’autres travaux comme ceux de l’américain Jonathan Shedler, montrent que les résultats des thérapies psychanalytiques (« psychodynamic therapy ») sont favorables20. Shedler souligne toutefois un paradoxe : bien que les évaluations de leurs thérapies soient massivement en leur faveur, les procédures expérimentales qui permettent de le prouver leur étant peu familières, les psychanalystes les connaissent mal et ne savent pas s’en revendiquer. Cet auteur suppose que les articles publiés à partir de ces expérimentations s’adressent en réalité davantage aux chercheurs qu’aux cliniciens de la psychanalyse. Ceux-ci étant plus préoccupés par l’empirisme de leur démarche que par sa validation expérimentale.

Depuis près de 20 ans, les recherches qui se multiplient autour de la technique psychanalytique empruntent les outils de la méthode expérimentale, comme la constitution de groupes de patients randomisés, permettant de comparer sur eux les effets de différentes psychothérapies, y compris psychanalytique, centrée sur le transfert. A propos de l’utilisation de la thérapie psychanalytique dans le traitement des troubles mentaux courants, la prestigieuse revue Lancet Psychiatry a publié en 2015 une étude portant sur 64 essais contrôlés et randomisés. Les résultats de cette étude vont dans le sens de précédentes méta-analyses : ils montrent une efficacité comparable entre le traitement psychanalytique et les traitements habituels dans ce domaine21. Les auteurs suggèrent donc de poursuivre les recherches dans cette direction, en particulier concernant le traitement des TOC (troubles obsessionnels compulsifs) et des PTSD (syndromes post traumatiques). Publiée également dans Lancet Psychiatry, une étude récente a comparé l’efficacité de trois psychothérapies différentes sur des adolescents déprimés. Composé de 470 patients, l’échantillon a été randomisé et réparti en trois groupes, selon le traitement psychothérapique suivi : psychanalytique, cognitivo-comportemental et psychosocial.

L’évolution symptomatique n’a pas permis de conclure à la supériorité de l’une ou l’autre des trois approches, mais permet d’ajouter légitimement au dispositif thérapeutique offert aux adolescents modérément ou sévèrement

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19 Cohen David, Milman Daniel, Venturyera Valérie, Falissard Bruno (2011), Psychodynamic Experience Enhances Recognition of Hidden Childhood Trauma, PlosOne, 04/07/2011.

https://doi.org/10.1371/journal.pone.0018470

20 Shedler J. (2010), The efficacy of psychodynamic psychotherapy. The American Psychologist, 2010 Feb-Mar;65(2):98-109. doi: 10.1037/a0018378.

21 Leichsenring F., Luyten P. & al. (2015). Psychodynamic therapy meets evidence-based medicine: a systematic review using updated criteria. Lancet Psychiatry. 2015 July ;2(7):648-60.


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déprimés, un traitement psychanalytique à court terme 22.

Du point de vue théorique enfin, le courant de la recherche psychanalytique a produit un certain nombre de notions qui, associées à la pensée commune, font partie du langage courant. Indépendamment des tentatives pour les valider, différents concepts comme « pulsion », « libido », « lapsus », « refoulement », etc., sont désormais intégrés à la réflexion collective. Ils interviennent dans le discours des professionnels du champ social, de la psychiatrie, de l’enseignement, de l’éducation, de l’information ou encore de la Justice. Bien que cette intégration soit régulièrement contestée, soit par les détracteurs de la psychanalyse qui la jugent abusive, soit par ses partisans qui l’estiment approximative, l’hypothèse freudienne de l’inconscient est de plus en plus volontiers associée à la modélisation de la pensée humaine.

En contestant la scientificité de la psychanalyse au motif que les cures psychanalytiques ne sont pas évaluées selon les critères de l’EBM, on confond évaluation statistique d’efficacité et garantie de scientificité. Depuis un peu plus de trente ans en effet, la psychiatrie tente d’imiter un modèle de recherche et de validation des méthodes thérapeutiques qui fait consensus en médecine : l’Evidence Based Medecine, traduit littéralement par fondé sur des preuves. En médecine, le dispositif de la preuve est l’essai clinique randomisé ou ECR (RCT en anglais). Entre un groupe neutre de personnes –le plus souvent avec placebo– et un autre groupe avec traitement à l’étude, l’ECR permet d’établir s’il existe ou non une différence statistique significative.

Les méta-analyses sont des études qui regroupent et croisent plusieurs ECR, établissant ainsi un autre niveau de preuve. Les pratiques fondées sur ces références se nomment evidence based practice (EBP) et, dans le cadre de la médecine, evidence based medicine (EBM).

Le reproche de non-scientificité adressé à la psychanalyse tient à ce que les traitements psychanalytiques ne soient pas évalués selon ces critères de l’EBM. Bien que plusieurs études menées selon les règles de l’EBM aient démonté l’efficacité des psychothérapies analytiques, il convient toutefois de commencer par une critique argumentée du modèle même de l’EBM. Une littérature abondante montre en effet un certain nombre de limites à ce modèle, en particulier dans son application au champ de la psychothérapie.

Dans son principe, un modèle de recherche qui se réclame du champ de la science se doit d’être adapté à l’objet qu’il étudie, au risque d’être invalidé en tant que tel. Or, dans l’adaptation du modèle de l’EBM au champ des psychothérapies et à la psychanalyse, plusieurs critiques ont déjà été formulées. Leurs auteurs font valoir que l’Evidence based, en tant que modèle de validation scientifique de l’efficacité des psychothérapies, se révèle inadapté à l’objet évalué. Cette inadaptation se vérifie pour les psychothérapies (Upshur RE, VanDenKerkhof EG, Goel V, 2001 ; Kenny NP. 1997 ;

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22 Goodyer IM1, Fonagy P. & al. (2017), Cognitive-behavioural therapy and short-term psychoanalytic psychotherapy versus brief psychosocial intervention in adolescents with unipolar major depression (IMPACT): a multicentre, pragmatic, observer-blind, randomized controlled trial. Health Technol Assess. 2017 Mar;21(12):1-94.


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Jones JW, Sagar SM. 1995 ; Miles A, Bentley P, Polychronis A et al. 2001) et dans d’autres champs, en particulier lorsqu’il a pour ambition de s’imposer en modèle unique pour la médecine, la chirurgie, les soins infirmiers, etc. (L. Perino, 2013 ; A. Masquelet, 2010). D’autres articles de synthèse critiquent l’EBM dans ces conditions : A. M. Cohen, P. Zoë Stavri, William R. Hersh, 2004 ; Gail J. Mitchell et al, 1999.

Quant aux arguments développés par ces auteurs, ils concernent d’abord les données dites probantes. Le plus souvent fondé sur un symptôme unique et comportemental car plus aisément observable, ces recherches soi-disant scientifiques mettent en avant une vision réductrice de la réalité clinique. (Luc Perino, 2013 et JM Thurin, 2016).

Or, la clinique psychothérapique montre le plus souvent une pluralité de symptômes qui interagissent, à l’instar de certaines maladies en médecine somatique, (JM Thurin, 2016 ; Blatt and Zuroff, 2005; Westen, Gabbard and Blavgo, 2006).

La complexité et l’éthique de la psychothérapie clinique rendent impossibles la constitution d’échantillons de patients fondés sur les six critères demandés par les essais cliniques randomisés. En particulier, l’alliance thérapeutique et l’importance du transfert s’opposent au principe même de la randomisation (tirage au sort). Par exemple, la constitution du groupe contrôle (neutre) exigé par l’Evidence based pour les essais cliniques randomisés (ECR) est non seulement inacceptable d’un point de vue éthique, mais également logiquement impraticable. D’une part, l’administration d’un traitement de type placebo signifierait que le thérapeute trompe le patient en souffrance avec un faux traitement psychothérapique. D’autre part, le principe du double aveugle également exigé pour les ECR imposerait donc au psychothérapeute impliqué dans la recherche d’administrer, sans le savoir, un traitement vrai ou faux (Shedler, 2015). Ce manque de rigueur scientifique pour les études d’efficacité des psychothérapies se traduit par des résultats biaisés (Thurin, 2016 ; Shedler, 2015). Les pratiques psychothérapiques qui tentent malgré tout de se soumettre à l’EBM, sont amenées à négliger la dimension historique du symptôme telle que le sujet l’aborde spontanément, au profit d’une conception binaire : présence ou absence (Perino, 2013).

Enfin, les critères quantitatifs imposés par l’EBP masquent la plupart du temps l’importance de critères qualitatifs tels que, le sentiment de satisfaction de sa propre vie, celui de bien-être ou d’amélioration dans sa relation aux autres du point de vue social ou affectif, ou encore les sentiments de créativité, de liberté de pensée, etc. Lorsque ces critères qualitatifs sont pris en compte, par exemple dans l’évaluation de la psychothérapie psychanalytique, ils permettent de faire apparaître d’importantes modifications chez les patients concernés (Leuzinger-Bohleber & al., 2003). D’ailleurs, plusieurs auteurs commencent à mettre en avant l’impact négatif de la pensée unique EBM sur la formation des professionnels : « le fait de se centrer uniquement sur des techniques spécifiques empiriquement validées est insuffisant pour former des thérapeutes efficaces, comme nous le montre la littérature » (Nady Vanbroek et al., 2015).


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3) APPORTS PSYCHANALYTIQUES ET PRECONISATIONS

Résumé :

Une formation psychanalytique individuelle requiert un engagement personnel de plusieurs années qui se prolonge, pour qui veut devenir psychanalyste, par un parcours organisé au sein d’une ou des associations officiellement déclarées. Quelle que soit sa trajectoire à l’issue de cette formation, la personne qui a entrepris une psychanalyse en intègre les bénéfices dans les différents aspects de son existence, y compris professionnels. Potentiellement, tous les secteurs de la société sont concernés et, de manière plus ou moins explicite, peuvent bénéficier du surcroît de discernement que suppose l’approche psychanalytique. Dans certains secteurs, ces apports issus de la psychanalyse sont reconnus et différentes notions devenues courantes chez les professionnels concernés sont d’ores et déjà intégrées à leurs pratiques.

 

Médecine

La politique de santé mentale considère le médecin généraliste comme un rouage essentiel, aussi bien dans le dépistage que dans le suivi des patients concernés, souvent atteints de maladies et de handicaps chroniques. En effet, il facilite un passage sans rupture entre leur parcours de soins somatiques et l’accompagnement du soin psychique. Au sujet de ce délicat travail de suivi, il faut rappeler que les psychanalystes se sont impliqués de longue date dans la coopération avec les médecins généralistes. Avec eux, ils ont élaboré un cadre spécifique qui favorise cette collaboration avec la formation qui l’accompagne : le groupe Balint. Michaël Balint, psychiatre et psychanalyste hongrois, a mis en place ce dispositif particulier de formation à l'écoute des malades destiné aux médecins généralistes. Dans sa conception originaire, il s’agissait de réunir en séminaire un groupe de formation et de recherche constitué de médecins généralistes en présence d’un ou deux psychanalystes. L’enjeu premier de ce travail était d’apprendre aux généralistes à écouter les autres mais aussi à s’écouter soi-même.

Toutefois, il ne s’agissait pas de groupes de psychothérapie, la sphère privée étant exclue de ce travail. Au fil du temps, d'autres formules ont été proposées, bien que fidèle au but initial de Balint : apprendre aux médecins à écouter leurs patients sans négliger leur propre subjectivité23.

Plusieurs concepts ont ainsi été mis au point, améliorant la compréhension de la relation médecin-généraliste/malades : « l'alliance thérapeutique » si importante dans l'effet placebo comme dans la prise en charge longue durée ; ou le « médicament-médecin », le médecin faisant partie de sa prescription ; ou encore les « affects » pris en compte dans la relation médecin/malade24. Désormais reconnu, cet effort de conceptualisation amorcé par Balint25 continue à faire progresser la psychologie médicale26.

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23 http://www.balint-smb-france.org/

24 Balint M., 1991, Le défaut fondamental : Aspects thérapeutiques de la régression, Petite Bibliothèque Payot

25 Dauman N, Keller PH, Senon JL, Psychologie en médecine. EMC - Psychiatrie 2017;0(0):1-6 [Article 37-031-B-10]


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A l'heure où l'avenir de la médecine s’engage dans le croisement entre médecine personnalisée, médecine numérique et télémédecine, il est décisif de rappeler –comme les associations d'usagers l’expriment de plus en plus– l'importance d'une politique valorisant la relation humaine au cœur du partenariat médecin/malade. Par leur propre formation ainsi que par leur pratique au quotidien, les psychanalystes ont non seulement acquis la compétence nécessaire pour occuper une véritable place dans la mise en œuvre de cette politique, mais ils en témoignent publiquement aux côtés de personnalités incontestables sur le plan scientifique et éthique, comme Jean-Claude Ameisen ou Arnold Munich27. Il est d’ailleurs important de souligner que la plus ancienne société psychanalytique française possède le statut d’Association reconnue d’utilité publique28.

 

Psychiatrie

Certains états de souffrance psychique intolérable rendent parfois nécessaire leur prise en charge par une institution (Cf. Chapitre B : « Psychanalyse et pratique institutionnelle »). Encore faut-il que le personnel qui les accueille soit correctement formé à remplir cette mission. Selon les époques et l’état des connaissances, les moyens mis à la disposition des services de la psychiatrie varient dans des proportions considérables, quand ils ne sont pas purement et simplement supprimés. Spécialité atypique de la médecine, toujours à la recherche d’une légitimité scientifique la psychiatrie souffre elle-même du peu de considération dont elle jouit dans la société. Elle est actuellement écartelée entre, d’un côté, une formation de ses praticiens inspirée pour l’essentiel du modèle dominant des neurosciences, et de l’autre une demande insatiable des patients, de leurs familles et du public, de saisir le sens de ces conduites incompréhensibles que, faute de mieux, on nomme maladies mentales. Les conséquences néfastes d’une confusion entre les résultats des recherches menées par la psychiatrie biologique et les attentes des personnes prises en charge par la psychiatrie clinique sont désormais clairement identifiées29. Toutefois, la généralisation pour la recherche et la carrière d’un système de classification, fondé sur un repérage de surface des symptômes, des comportements observables, le DSM, pourtant contesté par ceux-là mêmes qui l’ont initié30, la place excessive donnée aux laboratoires pharmaceutiques dans la formation des futurs psychiatres, l’absence de pluralité des outils thérapeutiques en psychiatrie, l’organisation managériale des services psychiatriques qui limite l’échange de parole entre les patients et les soignants, tout concourt à vider peu à peu la psychiatrie de son héritage clinique et humaniste. Dans ce contexte, les praticiens français s’intéressent

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26 Van Roy K, Vanheule S, Inslegers R. Research on Balint groups: a literature review. Patient Educ Counsel 2015;98:685–94.

27 Société Médecine et Psychanalyse; http://www.medpsycha.org/association

28 http://www.spp.asso.fr/wp/ La SPP est membre de l'Association Internationale de Psychanalyse

29 Gonon F. (2011), La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ?, Esprit, novembre 2011, DOI : 10.3917/espri.1111.0054

30 Frances A. (2013), Sommes-nous tous des malades mentaux ?, Odile Jacob


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aux formations qui, à l’étranger (Allemagne, Canada, Belgique, Suisse, etc.), donnent au travail psychothérapique une place que les programmes français délaissent le plus souvent. Ce sont les internes en psychiatrie qui, il y a quelques années, ont obtenu que leur programme comporte enfin un enseignement magistral dans le domaine de la psychopathologie et des psychothérapies. Mais ce domaine comporte un investissement relationnel qui nécessite un apprentissage personnel en dehors des amphithéâtres et des salles de cours. Cet apprentissage au singulier, i.e. clinique au sens strict du terme, s’effectue alors à l’initiative des jeunes psychiatres qui, pour enrichir leur expérience clinique, contactent des praticiens expérimentés issus de la mouvance psychanalytique. Avec eux, ils entreprennent, soit un travail de « contrôle », soit une « supervision » de leur pratique, et parfois un « groupe Balint ». Il leur arrive également de s’engager dans une psychanalyse personnelle.

Tant que la formation en psychiatrie maintient ce statu quo, les jeunes psychiatres continueront à déserter la fonction hospitalière, au profit d’une pratique qui donne toute sa place aux enjeux relationnels de leur travail.

 

Justice

La Mission de Recherche Droit et Justice a publié le 7 juillet 2015, un rapport intitulé : « L’intime conviction : incidences sur le jugement des jurés et magistrats. Régulations sociocognitives et implications subjectives » 31.

Pluridisciplinaire, ce rapport est rédigé par des chercheurs universitaires issus du Droit, de la Psychologie sociale et de la Psychologie clinique psychanalytique. Il prolonge différents travaux qui avaient déjà établi la complexité des questions soulevées par la notion d’intime conviction. Pour étudier certaines situations juridiques en particulier, cette complexité exige une collaboration transdisciplinaire32. Alors que l’approche des juristes permet de définir quelles règles organisent le cadre symbolique de l’intime conviction, l’approche qualitative en psychologie sociale étudie pour sa part le mode d’appropriation de ces règles, à partir des représentations sociales.

Quant à la méthode clinique psychanalytique, elle montre que ce cadre

symbolique reste vide si quelqu’un ne se l’approprie pas subjectivement (ici, les magistrats) ; par ailleurs, elle démontre comment, pour chaque acteur concerné, différents enjeux psychiques inconscients peuvent intervenir à cette occasion. Ce type de recherche permet d’étudier la notion de « conflit psychique induit » qui correspond à une double injonction faite au magistrat : faire confiance à sa subjectivité tout en s’en défiant. Jusqu’à maintenant, seul un dispositif théorico-clinique impliquant la psychanalyse a permis d’explorer cette situation paradoxale dont l’enjeu est la réduction de la discordance entre objectivation et subjectivation de l’acte jugé.

D’ailleurs, depuis l’affaire d’Outreau, les enseignements qui contribuent à la

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31 http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/lintime-conviction-incidences-sur-lejugement-des-jurs-et-magistrats-rgulations-sociocognitives-et-implications-subjectives/

32 A.Ducousso-Lacaze & M.-J.Grihom (2011), Pour une approche psychanalytique de l’intime conviction chez les magistrats dans une affaire d’inceste. Annales Médico-Psychologiques, 2011, Vol. 170, n° 2, 75 80


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formation des magistrats à l’ENM, comportent désormais le plus souvent une dimension qui, précisément, les implique dans leur subjectivité : soit grâce à des méthodes pédagogiques spécifiques comme l’étude de cas, soit par l’utilisation de techniques psychologiques telles que le psychodrame. Enfin, concernant plus généralement la formation des intervenants dans le champ de la criminologie, la psychanalyse est de plus en plus souvent intégrée à leurs enseignements.

 

Universités

Les enseignants chercheurs (EC) dont le référentiel est psychanalytique, contribuent pleinement aux principales missions de l’université que sont la formation, la recherche scientifique, la diffusion de la culture humaniste à travers les sciences humaines et sociales (SHS), ainsi que la coopération internationale. La qualification CNU et le recrutement de ces EC dans la fonction publique suivent les mêmes étapes que celles empruntées par toutes les disciplines représentées au CNU et dans les universités. Le plus souvent intégrés aux départements de psychologie, ils rejoignent parfois d’autres filières SHS. Avant de travailler sur le terrain, ils effectuent les stages obligatoires dans les institutions qui accueillent et prennent en charge la souffrance psychique (hôpitaux psychiatriques, cliniques, etc.).

L’enseignement et la recherche psychanalytiques sont mis en place par des équipes structurées en unités de recherche ou laboratoires, au sein d’une quinzaine d’universités françaises33. Depuis 2006, au titre de la loi sur l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche publique, ces équipes se soumettent aux procédures d’évaluation de leurs activités scientifiques, menées dans un premier temps par l’AERES, et depuis 2013 par l’HCERES34.

Au cours de ces évaluations, les activités de formation et de recherche scientifique sont examinées pour chaque unité à partir de la formation LMD (licence, master, doctorat). Le nombre de soutenances de thèses est pris en considération, ainsi que l’importance de la production scientifique : publication d’articles et d’ouvrages, organisation de congrès et de journées d’études, activité de vulgarisation des connaissances, etc.

Depuis une dizaine d’années, la collaboration internationale de ces unités référées à la psychanalyse est en progression régulière, traduisant l’attractivité que suscitent leurs travaux auprès des universités étrangères.

La transdisciplinarité croissante de leurs recherches témoigne par ailleurs de la capacité de ces chercheurs et de ceux qu’ils contribuent à former, d’une part à croiser leur paradigme avec ceux d’autres disciplines, et d’autre part à se saisir de la complexité des différentes thématiques de la recherche contemporaine en SHS. Ces travaux portent en effet sur des problématiques

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33 Universités : Angers ; Aix-Marseille : Université de Provence ; Lille ; Lyon2 ; Montpellier ; Poitiers ; Rennes ; Rouen ; Strasbourg ; Toulouse2. Universités Parisiennes : UP5, UP7, UP8, UP10-Nanterre, UP13-Villetaneuse.

34 Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Il s’agit d’une AAI (Autorité administrative indépendante), chargée de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche publique.


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telles que les souffrances au travail (Christophe Dejours ; Marie Pezé, etc.), les migrations (Charles-Henry Pradelles de Latour, Hervé Bentata, etc.), l’interculturalité (François Jullien, Bertrand Piret, Françoise Hurstel, etc.), la radicalisation (Fethi Benslama, Denis Hirsch, etc.) ; les effets psychopathologiques de la violence (Claude Balier, André Ciavaldini, etc.), l’homoparentalité (Alain Ducousso-Lacaze, Sylvie Faure-Pragier, Paul Denis, etc.), les mutations à l’adolescence (Philippe Gutton, François Marty, etc.), les études de genre (Laurie Laufer, Laurence Kahn, Jacques André, etc.), les technosciences et les « augmentations » corporelles (Marion Haza, Cristina Lindenmeyer...), etc.

Les financements obtenus par ces chercheur(e)s, sont de plus en plus conséquents, témoignent de l’intérêt que leur porte un nombre croissant de partenaires sociaux, dans le secteur public comme dans le privé. Quant aux résultats et aux répercussions concrètes de leurs travaux, ils sont régulièrement publiés dans des revues scientifiques et/ou professionnelles de qualité, et sont le plus souvent répertoriées sur leurs sites.

En 2000, le SIUEERPP35 est une première initiative menée par Pierre Fédida et Roland Gori pour coordonner et fédérer les travaux psychanalytiques des professeurs et maîtres de conférences des universités françaises et européennes36.

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35 Séminaire inter-universitaire européen de recherche en psychopathologie et psychanalyse

36 http://www.carnetpsy.com/article.php?id=589&PHPSESSID=vps2lump97ehupl8v57c2mhp40


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B – PSYCHANALYSTES ET PRATIQUE INSTITUTIONNELLE

1) HISTORIQUE

 

Résumé : En France, les psychanalystes se sont intégrés aux institutions psychiatriques dès la première moitié du 20ème siècle. L’apport de la psychanalyse au fonctionnement de ces institutions s’est principalement traduit, d’un côté par l’invention de la psychothérapie institutionnelle, et de l’autre par le « désaliénisme », qui inspirera la politique de secteur mise en place après la Seconde Guerre mondiale. Depuis, de nombreuses initiatives psychanalytiques ont vu le jour en psychiatrie, ayant en commun d’emprunter à la psychanalyse certains concepts, comme par exemple la notion de « transfert ».

 

De la Seconde Guerre mondiale à l’après-guerre

Si les premières observations concernant les aspects délétères de l’hôpital psychiatrique remontent au début du 20ème siècle37 , la notion de psychothérapie institutionnelle apparaît pour la première fois en 1952, sous la plume de Georges Daumezon et Philippe Koechlin, dans les Annales portugaises de psychiatrie 38 . En résumé, le projet est d’utiliser le milieu hospitalier comme facteur thérapeutique en tant que tel. Il s’agit d’une sorte de dispositif permaculturel, au sens où ce terme, récemment utilisé dans l’agriculture, désigne une méthode systémique qui s’inspire de l’écologie naturelle. Pour la psychothérapie institutionnelle, le milieu hospitalier peut devenir facteur de changement et de développement, au lieu d’être le facteur de chronicisation, de traumatisme ou de déshumanisation que l’on connaît, avec ses redoutables effets, comme « l’hospitalisme » chez l’enfants39. Les terribles conséquences de la Seconde Guerre mondiale sur la population asilaire40, avec la mort d’au moins 45 000 malades psychiatriques41, contribuent à l’essor de la psychothérapie institutionnelle.

On cite Louis Le Guillant, médecin chef de l’hôpital de la Charité-sur-Loire, dont l’enquête destinée à retrouver les malades dispersés pendant la guerre montrait qu’ils s’étaient adaptés sans difficulté aux activités rurales de la région, remettant en question le bien-fondé des soins psychiatriques intramuros.

Déjà, à la fin de la première guerre mondiale, Freud intervenait au 5ème congrès international de psychanalyse en prévoyant qu’un jour, « la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale (…).

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37 Formulées par le psychiatre allemand, Hermann Simon, à propos de l’asile de Guttersloch : « l'inaction, l'ambiance défavorable de l'hôpital et le préjugé d'irresponsabilité du malade lui-même » sont les trois maux qui, selon lui, menacent les malades mentaux hospitalisés. Cf.

Mornet Joseph & Delion Pierre (2007), Psychothérapie institutionnelle : Histoire et actualité, Champ social Editions

38 Mornet J & Delion P., op. cit.

39 Bouve Catherine (2011), La théorie de l'hospitalisme et ses conséquences sur les relations parents-professionnels, EJE Journal, n°29, juin 2011

40 Von Bueltzingsloewen Isabelle (2007), L'Hécatombe des fous, Aubier, Paris

41 Cf. Le Monde, 8 mai 2018, p. 12


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À ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes (…), à des femmes (…), à des enfants (…). Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles (…). Mais quelle que soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les parties les plus importantes, les plus actives demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de parti pris »42. Ces vœux humanistes de Freud inspirent toujours la psychothérapie institutionnelle, qui relève d’un engagement des psychanalystes dans la santé mentale comme dans la santé publique.

Inauguré en France par des psychiatres inventifs et courageux comme François Tosquelles et Lucien Bonnafé (Hôpital de Saint-Alban), Jean Oury (Clinique La Borde) ou Claude Jeangirard (La Chesnaie), ce mouvement s’étend à d’autres pays comme l’Espagne ou l’Italie. Différents apports théoriques favorisent le déploiement de ces pratiques institutionnelles : la phénoménologie ; les nouvelles techniques de psychothérapie comme le psychodrame ou les thérapies de groupe ; ou encore la psychiatrie sociale qui émerge aux Etats-Unis et dans plusieurs pays européens au cours des années 1950. Les techniques d’éducation active vont contribuer à installer le mouvement dans la durée, comme la Pédagogie institutionnelle (Fernand Oury et Raymond Fonvieille) ou la célèbre méthode Freinet.

Les psychanalystes de la nouvelle génération continuent à inspirer la psychothérapie institutionnelle, d’une part ceux qui suivent les enseignements de Lacan mais aussi ceux qui se réclament des travaux du psychiatre anglais, Wilfried Bion, sur les traumatismes de guerre et l’activité groupale.

Durant cette période, si la psychiatrie publique évolue grâce à la psychanalyse, elle se transforme aussi sous l’impulsion de militants communistes, comme Lucien Bonnafé, pour qui l’aliénation mentale reste un écho à l’aliénation sociale.

Concernant les travaux du GTPSI (Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelles) sur l’évolution nécessaire des pratiques et de leur théorisation en psychiatrie, ils suscitent toujours de l’intérêt. En effet, l’ensemble des séminaires du GTPSE qui se sont tenus entre 1960 et 1966 vient d’être réédité dans son intégralité43.

Une réorganisation de la psychiatrie publique, décidée après la Seconde Guerre mondiale, mettra un quart de siècle à se mettre en place44.

Les psychanalystes participent aux transformations en profondeur qui proviennent d’un double impulsion, à la fois politique et thérapeutique.

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42 Freud S. (1904-1918), La technique psychanalytique, PUF, 1981, p. 140-141

43 Olivier Apprill, Une avant-garde psychiatrique - Le moment GTPSI (1960-1966), Paris, Epel, 2013 ISBN 978-2-35427-056-8

44 La circulaire du 15 mars 1960 définit un programme de lutte contre les maladies mentales au niveau départemental. L'arrêté du 14 mars 1972 fixe les modalités du règlement départemental pour la lutte contre les maladies mentales, l’alcoolisme, les toxicomanies.

Enfin, la loi n°85-772 du 25 juillet 1985 donne au secteur psychiatrique son statut juridique, définit dans sa dimension intra et extra-hospitalière.


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En effet, d’une part la sectorisation psychiatrique se substitue à l’hospitalocentrisme, et d’autre part la mise au point de psychotropes comme le Largactyl facilite désormais le travail du personnel soignant avec les patients et leurs familles.

Concernant la mise en place de la nouvelle politique de secteur, le 13ème arrondissement de Paris reste une référence, avec l’implication de psychiatres-psychanalystes reconnus au niveau national et international :

Paul Claude Racamier45, Philippe Paumelle, Jacques Azoulay, Serge Lebovici, René Diatkine. Les apports psychanalytiques à cette véritable mutation de la psychiatrie permettent d’élaborer la transition entre une ancienne conception asilaire du soin psychique et une approche nouvelle, centrée sur la circulation du patient entre plusieurs structures institutionnelles 46. En privilégiant la dimension relationnelle et sociale des prises en charge, la conception psychanalytique du trouble mental évite par exemple de réagir à la violence psychotique par une « contre violence », au risque d’une escalade contreproductive47. A contrario, c’est la capacité des praticiens de la psychanalyse à donner un sens aux conduites jugées socialement « folles » qui rend possible un travail d’élucidation, en relation avec les « malades mentaux ». Renoncer aux pratiques antérieures de ségrégation des « fous » et des « anormaux » au profit d’un travail de mise en sens, permet à ces praticiens de mettre à jour certaines notions jusque-là abstraites, comme la « négativité »48 ou « le négatif »49.

Quant à l’utilisation de produits psychotropes, elle se trouve en synergie avec cette attention nouvelle portée à la dimension dialogique des prises en charge ambulatoires. Non seulement la capacité des soignants à percevoir les ressorts relationnels de leur travail favorise l’accès des patients aux traitements médicamenteux, mais de surcroît, elle contribue positivement au travail d’équipe, nécessairement pluridisciplinaire dans le dispositif psychiatrique du secteur.

Désormais, il semble que ni la psychiatrie biologique ni la psychiatrie clinique ne puissent se passer l’une de l’autre. Indiscutablement, les apports de la biologie ont facilité les pratiques institutionnelles et contribué à diminuer les passages à l’acte comme les temps d’hospitalisation. Mais de leur côté, les outils psychanalytiques associé au savoir-faire clinique des soignants ont élargi la compréhension de la vie psychique des personnes soignées et de leurs symptômes.

Les psychanalystes en pédopsychiatrie

En créant le secrétariat Général du Haut-Commissariat de la famille et de la population, le général De Gaulle nomme à sa tête Georges Marco, qui fonde

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45 Racamier PC. (1993), Le Psychanalyste sans divan, Payot, Paris

46 Dana Guy (2010), Quelle politique pour la folie ?, Stock

47 Najman Thierry (2015), Lieu d'asile. Manifeste pour une autre psychiatrie, Odile Jacob

48 Chaperot Christophe et Celacu Viorica (2008), Psychothérapie institutionnelle à l'hôpital général : négativité et continuité, L'information psychiatrique, 2008/5 (Volume 84), p. 445-453. DOI 10.3917/inpsy.8405.0445

49 Green André (2011), Le travail du négatif, 416 p., Editions de minuit


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le Centre psychopédagogique Claude Bernard. L’équipe du centre est composé de psychanalystes : Juliette Favez-Boutonnier, Françoise Dolto, Didier Anzieu, Maud Mannoni. Investis d’une façon générale dans le passage d’une psychiatrie adulte asilaire à une psychiatrie humaniste de secteur, les psychanalystes vont contribuer à l’édification de la pédopsychiatrie comme champs spécifique de la psychiatrie. On trouve l’empreinte explicite de l’investissement psychanalytique dans la rédaction des textes officiels qui établissent la création des CMPP (Centres médico-psycho-pédagogiques) dès 1956. En effet, dans son article 16, le décret de 1963 précise entre autres que si l’état des enfants nécessite une psychanalyse, alors il convient de faire appel à une personne compétente dans ce domaine50.

Héritée d’une tradition qui remonte à l’entre-deux-guerres, cette présence de psychanalystes dans les lieux d’accueil pour enfants en grande difficulté s’explique historiquement. D’une part, en faisant sienne la proposition de William Wordsworth pour qui « l’enfant est le père de l’homme », Freud inscrit précocement dans la théorie psychanalytique l’idée selon laquelle le destin de l’adulte est en partie lié à l’enfant qu’il a été. S’intéresser aux enfants avant que leurs problèmes ne retentissent sur l’adulte en devenir devient alors une priorité, et la première à entreprendre des traitements psychanalytiques avec des enfants est une psychanalyste anglaise, Melanie Klein. Elle sera suivie par D.W. Winnicott, un pédiatre londonien dont la pratique, inspirée par la psychanalyse, permit d’étudier, entre autre, la créativité et le jeu chez le petit enfant, comme le phénomène de l’objet transitionnel ou « doudou »51.

D’autre part, en France, les premiers psychologues qui sont également médecins s’intéressent au développement de l’enfant ; ils se penchent sur ses difficultés et sur les moyens à mettre en œuvre pour y faire face. Ces préoccupations pour la compréhension et le traitement des enfants en difficulté se manifestent, soit sans référence directe à la psychanalyse (Henri Wallon), soit en soutenant la psychanalyse sans la pratiquer (Georges Heuyer) mais en formant des élèves (Jenny Aubry), soit en entreprenant les premières psychothérapies psychanalytiques (Sophie Morgenstern, Françoise Dolto).

Les consultations psychanalytiques se sont donc naturellement inscrites dans la plupart des dispositifs d’accueil destinés aux enfants progressivement mis en place en France au cours du 20ème siècle : CMPP, IME (Instituts médico éducatifs), CAMPS (Centres d'action médico-sociale précoce). L’Institut Claparède par exemple, créé en 1949 par le psychanalyste de la SPP52 Henri Sauguet, sera financé à partir de 1956 au titre des CMPP53.

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50 Par décret n° 63-146 du 18 février 1963, l’annexe XXXII est ajoutée au décret n° 56-284 du 9 mars 1956, qui stipule dans son article 16 : « Lorsque le centre dispense, sous l’autorité et la responsabilité des médecins agréés, aux enfants dont l’état le requiert une psychanalyse, une rééducation psychothérapique, une rééducation de la parole, une rééducation de la psychomotricité, il doit s’assurer le concours d’un personnel compétent. ». http://dcalin.fr/textoff/cmpp_1963.html

51 La plupart des crèches donnent aujourd’hui une place importante à cet objet, dont la valeur symbolique pour l’enfant comme pour les parents, n’est plus à démontrer.

52 Société psychanalytique de Paris

53 Arnoux D. (2010) L’Institut Edouard Claparède, Le Coq Héron, n°2, p.86-91


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Aujourd’hui, cet institut poursuit sa mission de « sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence »54.

Le cas particulier des hôpitaux de jour (HDJ) pour les enfants tient à leur triple objectif : retirer l’enfant concerné du service de psychiatrie infanto juvénile ; maintenir les liens avec son milieu (famille, école) ; lui permettre de donner un sens aux symptômes qui perturbent ces liens. La spécificité de ces structures de jour capables d’accueillir à temps partiel des enfants qui poursuivent une scolarisation en milieu ordinaire, est de réussir à associer les soins psychiques à la poursuite d’un travail éducatif et pédagogique. L’accueil de la souffrance psychique infantile dans un lieu structuré de cette manière permet une prise en charge interdisciplinaire, où la complémentarité des compétences professionnelles rejoint la complexité du développement de l’enfant.

Créée en 1969 par Maud Mannoni et son équipe, à une période où les difficultés et les troubles psychiques des enfants étaient encore responsables de leur mise à l’écart des circuits habituels, l’école Expérimentale de Bonneuil a pu fonctionner pendant six ans sans aucune subvention publique. Le réseau qui a permis à ce lieu d’exister était initialement constitué de familles et d’amis des enfants accueillis. Il s’est rapidement étendu aux professionnels et aux bénévoles, ainsi qu’aux étudiants intéressés par cette expérience novatrice. Aujourd’hui encore, le but de cette école « pas comme les autres » est d’offrir un lieu de vie à des enfants qui, sans elle, resteraient exclus de tout circuit éducatif ou scolaire. L’établissement est également engagé dans la recherche, en particulier sur des troubles psychiques graves comme la psychose. Depuis sa fondation, le référentiel théorique de cette équipe est la psychanalyse.

D’une façon générale, ces structures trouvent leur prolongement actuel dans les Maisons d’adolescents, comme La maison de Solenn dirigée par la Professeure Marie-Rose Moro, ou les Centres de crise. Dans la vie des enfants et adolescents accueillis, ces lieux établissent une continuité entre leur univers familier et celui des soins psychiques. De tels dispositifs ont l’avantage de leur éviter un marquage diagnostique précoce et stigmatisant, dont les études ont montré qu’il se révèle davantage pénalisant que profitable55.

 

2) ETAT DES LIEUX

Résumé : Depuis le début du 21ème siècle, la place qui revient à la psychanalyse dans le secteur de la santé mentale s’est modifiée, le plus souvent à son désavantage et ce, pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Le bilan exhaustif de son action reviendra aux historiens, mais d’ores et déjà, il est possible d’en recenser plusieurs dimensions. Les unes éclairent ce qu’ont été les aspects défavorables de son action, les autres ses aspects favorables et novateurs, voire avant-gardistes.

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54 http://institut-claparede.fr/presentation.html

55 Gonon F. (2011), La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ?, Esprit, novembre 2011, DOI : 10.3917/espri.1111.0054


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Divergences de conceptions et de méthodes

Les psychanalystes, très impliqués dans les institutions psychiatriques, en particulier depuis la création du secteur, ont toujours œuvré en faveur d’une psychiatrie humaniste, qu’il s’agisse de l’accueil ou de l’accompagnement des personnes en état de grande détresse psychique. Toutefois, il leur est arrivé de s’égarer dans des postures de savoir et de maîtrise, voire de domination, sans entendre celles et ceux qui pouvaient leur faire objection.

Aussi ont-ils été confrontés à la montée en puissance de nouvelles approches qui se réclamaient d’autres paradigmes en santé mentale et en psychiatrie, sans parvenir vraiment, ni à s’y associer, ni à s’y opposer. Les neurosciences par exemple, dont certains outils –comme l’imagerie cérébrale– sont proches de ceux de la médecine, sont parvenus à orienter les pratiques psychiatriques vers une démarche biologique. Face au succès rencontré par ces approches neuroscientifiques, les conceptions psychanalytiques semblent avoir échoué pour l’instant à maintenir l’intérêt des soignants et des décideurs politiques pour les réalités psychiques. De plus, la psychiatrie tend à se détourner peu à peu des acquis de la psychopathologie clinique.

Le contexte dans lequel s’est produit cette évolution est celui d’une application sans nuance des méthodes de l’Evidence based medecine à la psychiatrie. Ces méthodes ont contribué à accroître la distance entre, d’un côté l’objet véritable de cette spécialité médicale, i.e. la souffrance psychique d’êtres humains tenus de ce fait à l’écart du lien social, et de l’autre les moyens mis en œuvre pour tenter d’apaiser cette souffrance. En remplaçant cet objet dont la nature est relationnelle par un nouvel objet d’une complexité démesurée qui est le cerveau, les neuroscientifiques ont détrôné la conception intersubjective du soin psychique au profit d’une conception standardisée et chiffrable de ce soin. De surcroît, l’influence grandissante du système nord-américain de diagnostic psychiatrique, le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), s’inscrit dans une logique analogue : renoncer à concevoir l’humain comme un être de relation en lui préférant une approche fragmentaire, symptôme par symptôme.

Actuellement, la situation met donc en présence deux conceptions contradictoires du soin psychiatrique : d’une part, un dispositif de rencontre et de soins en faveur des malades mentaux, en partie hérité des débuts de la psychanalyse au 20ème siècle, et d’autre part un système de classification des individus en difficulté sur le plan psychique, mis au point par nécessité économique 56. Le premier, tout en admettant sa perte d’influence, n’en continue pas moins à bénéficier de la confiance de certains acteurs du soin psychique dans les établissements où ils exercent57. Le second, établi à partir des méthodes de la médecine somatique, mène des recherches qui visent, soit à identifier les lieux corporels –en priorité cérébraux– responsables des symptômes psychiatriques, soit à établir la supériorité de ses méthodes sur

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56 Waller G, (2009) Evidence-based treatment and therapist drift, Behaviour Research and Therapy 47, 2009; 119–127

57 Holmes J, (2012), Psychodynamic psychiatri’s green shoots, The British Journal of Psychiatry

(2012) 200, 439–441. doi: 10.1192/bjp.bp.112.110742


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celles en vigueur jusque-là. Sans parvenir à s’influencer réciproquement, ces deux courants publient séparément les résultats de leurs travaux dans des revues scientifiques reconnues qui, bien qu’accessibles58, 59 sont rarement consultées par le grand public ou les décideurs politiques.

Une troisième voie semble malgré tout se dessiner. Le plus souvent à l’initiative des associations d’usagers, des groupes d’entraide mutuelle se sont constitués ainsi que des groupes de paroles, des clubs house, etc. Bien que ces associations pallient souvent les carences de l’institution psychiatrique, elles ne peuvent pas se substituer à la mission thérapeutique du Secteur. Par exemple, certaines d’entre elles s’occupent des problèmes de logement, contribuant à l’intégration sociale des patients. Mais il ne suffit pas d'offrir un logement clé en main à un patient schizophrène, encore faut-il être en mesure de l’accompagner de manière professionnelle dans l’appropriation progressive de son nouveau lieu de vie.

 

Evaluation du secteur psychiatrique

Alignée sur celle des services hospitaliers (chirurgie, obstétrique, etc.), la diminution de la DMS (Durée moyenne de séjour) en psychiatrie, est passée de 105,7 jours en 1980 à 28,9 jours en 2011. Satisfaisante sur le plan strictement comptable, cette évolution remarquable n’est toutefois corrélée ni avec l’amélioration des conditions de vie des patients, ni avec celle des conditions de travail du personnel soignant. Ainsi en 2013, avec le rapport Robiliard, la mission sur la santé mentale et l’avenir de la psychiatrie souligne que le bilan de la rénovation entreprise pour la psychiatrie est pour le moins décevant60.

Ce rapport note l’insuffisance des moyens mobilisés, à la fois matériels et humains, en particulier la vacance de postes de psychiatres et la disparition progressive des infirmier(e)s spécialisé(e)s en psychiatrie. Au terme de ce rapport, les mesures envisagées ainsi que les préconisations qui permettraient d’améliorer la situation sont rassemblées dans une liste de 30 propositions. Les cliniciens de l’approche psychanalytique sont favorables à plusieurs de ces propositions et contribuent d’ores et déjà à les mettre en œuvre dans les lieux où ils ont des responsabilités : revaloriser le secteur psychiatrique (n°6, 7, 8) ; renoncer à la coercition en première intention (n°15) ; reconnaître en premier recours le rôle des psychologues cliniciens, celui des infirmiers et des médecins généralistes (n°25) ; renouer avec la formation des infirmiers psychiatriques (n°26) ; favoriser l’interdisciplinarité (n°29) ; développer la recherche sur les maladies mentales (n°27).

En psychiatrie comme ailleurs, la violence est multifactorielle et l'étudier nécessite une diversité d’approches. Cependant, l’expérience clinique enseigne que, dans cette spécialité médicale, la diminution des violences s’obtient en règle générale par la volonté de faire circuler la parole entre

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58 Kandel E.R. (1998), A new intellectual framework for psychiatry. Translated by J.M. Thurin L’évolution psychiatrique, 67, Part 1 (2002): 12-39

59 Leichsenring F, Luyten P. & al., 2015, Psychodynamic therapy meets evidence-based medicine: a systematic review using updated criteria, Lancet Psychiatry 2015; 2: 648–60

60 http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1662.asp


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les personnes impliquées, comme remédiation dans la plupart des situations conflictuelles61.

 

Autres évaluations

En prenant peu à peu sa place dans le paysage institutionnel, la recherche psychanalytique témoigne de la pertinence de sa méthodologie et de la spécificité de ses objets d’étude. En explorant la dynamique groupale, les psychanalystes ont développé des compétences qu’ils font désormais valoir dans différents contextes : social, sanitaire, psychiatrique, scolaire, éducatif ou judiciaire, voire pénitentiaire (cf. plus haut, chapitre A).

Par ailleurs, des laboratoires universitaires français qui se réfèrent à la psychanalyse contribuent à des recherches directement inspirées par l’actualité nationale. Voici à titre d’exemple :

- Etude d’une cohorte constituée à partir des événements terroristes de 2015 :

http://invs.santepubliquefrance.fr/actesterroristes62

- Recherches scientifiques sur les processus de radicalisation et constitution d’un GIS 63 entre les deux universités de Nice et de Paris-Diderot:

http://www.ep.univ-paris-diderot.fr/2017/12/centre-detude-desradicalisations-et-de-leurs-traitements/ avec mise en place du CERT (Centre d’étude des radicalisations et de leurs traitements)

Enfin, certaines mutations sociales font l’objet d’évaluations et d’investigations scientifiques, comme l’actuelle évolution de l’institution familiale étudiée par des chercheurs psychanalystes, en collaboration avec d’autres chercheurs en sciences humaines. Ces études font l’objet d’un intérêt grandissant, de la part du grand public64, des sciences humaines65,66 et des pouvoirs publics67.

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61 Coupechoux P. (2014), Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux, Seuil

62 Vandentorren S, Sanna A, Aubert L, Pirard P, Motreff Y, Dantchev N, Baubet T. Étude de cohorte Impacts. Première étape : juin-octobre 2015. Saint-Maurice : Santé publique France ; 2017. 92 p.

63 GIS : Groupement d’intérêt scientifique

64  http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/11/24/la-famille-homoparentale-a-sonetude_4528595_1650684.html

65 Gross M. (2015), L’homoparentalité et la transparentalité au prisme des sciences sociales : révolution ou pluralisation des formes de parenté ?, Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine, 23- 2015, 25 février 2015. http://journals.openedition.org/efg/287

66 Fedewa, A., W. Black et S. Ahn. 2014. « Children and Adolescents with Same-Gender Parents: A Meta-Analytic Approach in Assessing Outcomes », Journal of GLBT Family Studies, vol.11, no1, p.1-34

DOI : 10.1080/1550428X.2013.869486

67 Théry, I. (prés.) et A.-M. Leroyer (rapp.). 2014. Filiation, origines, parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, rapport du groupe de travail Filiation, origine, parentalité, Paris, ministère de la Famille.

http://www.justice.gouv.fr/include_htm/etat_des_savoirs/eds_thery-rapport-filiation-originesparentalite-2014.pdf


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3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES

Résumé: Au cours des dernières décennies, les psychanalystes ont adapté leurs pratiques aux nouvelles formes d’expression de la souffrance psychique.

Si la « talking cure » initiale a évolué, les modalités actuelles d’écoute de cette souffrance accordent toujours à la parole une place décisive. Les effets de l’écoute au singulier retiennent l’attention d’un nombre croissant d’institutions psychiatriques, de praticiens mais aussi de chercheurs.

Donner toute sa place à la parole

Dans de nombreux pays à travers le monde, enseignement et pratique psychanalytiques se développent, lentement mais sûrement. Initialement représentés par une seule institution, l’IPA (International psychoanalytical association), les psychanalystes ont élargi leurs modalités représentatives et se sont regroupés, non seulement en fonction de spécificités culturelles et historiques, mais aussi de leurs particularités doctrinales et théoriques. Cette adaptabilité des praticiens aux variations des conditions d’enseignement et d’exercice de la psychanalyse a favorisé leur réactivité, en particulier au cours des mutations institutionnelles qui se sont succédées depuis le milieu du 20ème siècle jusqu’à

aujourd’hui68. En France, par exemple, c’est en 1979 que la première « maison verte » a été créée par Françoise Dolto et depuis, le réseau des Maisons vertes ne cesse de s’étendre. Issue de l’expérience de la psychanalyse, ces lieux fonctionnent hors modèle médical, en particulier sur le plan de leur financement69. Ouvertes aux parents accompagnés de leurs enfants de 0 à 4 ans, ces structures permettent de prévenir l’apparition de troubles relationnels et/ou fonctionnels précoces. Cet accompagnement se révèle particulièrement utile pour la relation parents/enfants, lors d’étapes importantes comme l'allaitement, le sevrage, la marche, les premières séparations ou encore la naissance d’un puîné. Depuis 40 ans, des structures similaires se sont mises en place en Europe, au Canada, en Amérique Latine, en Israël, en Russie, etc. L’utilité de ces dispositifs de prévention en santé mentale est régulièrement évaluée. En décembre 2017, les actes d’un colloque intitulé « Prévention, vous avez dit prévention ? » ont été publiés, concernant l’expérience des maisons vertes dans ce domaine70.

Quant à l’une des plus importantes mutations en santé mentale, elle vient précisément de l’organisation du mouvement des usagers. En effet, ceux-ci deviennent peu à peu des partenaires des professionnels de ce domaine, non pas en fonction de compétences théoriques ou techniques, mais en référence à la mise en commun de leurs expériences personnelles. Sans être à l’initiative de cette démarche, les psychanalystes ne s’y sont pas moins associés activement, considérant qu’accorder une telle place à la parole des patients représentait, dans le monde de la psychiatrie, une ouverture sans précédent. A titre d’exemple, une équipe constituée de psychanalystes universitaires HUS (Hôpitaux universitaires de Strasbourg) a mis en place, en collaboration avec l’UNAFAM

(Union nationale des amis et familles de personnes malades psychiques), un dispositif de prise en charge collective de patients diagnostiqués « bipolaires »

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68 Delion P. (2001), Thérapeutiques institutionnelles, Elsevier, Paris

69 https://www.lamaisonverte.asso.fr/

70 http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=58266


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en Alsace71. Dans le prolongement d’une formation dispensée aux étudiants de médecine et de psychologie de l’université de Strasbourg, ce dispositif original s’inspire des principes des « larges groups » ou « community meetings » de Maxwell Jones, Wilfried Bion et Siegmund Foulkes.

Regroupés en associations, les usagers mènent ce combat au nom de la dignité et de leur citoyenneté à part entière. Les psychanalystes reconnaissent leurs propres valeurs dans ce combat, ne serait-ce qu’en référence au principe même du traitement psychanalytique, auquel chaque psychanalyste se soumet avant d’y engager autrui.

Le partenariat thérapeutique où s’engagent les psychanalystes avec des usagers et leurs associations peut les rapprocher des modèles comportementalistes ou pédagogiques, et les y faire intervenir de façon complémentaire. Mais la différence majeure avec ces modèles rééducatifs tient au concept de « transfert » qui, dans le travail psychanalytique, est l’enjeu d’un maniement et d’une interprétation spécifiques. Conforme aux fondements mêmes de la psychanalyse, une telle coopération suppose d’accorder toute son importance à la parole du patient, même si cette parole est en rupture avec le mode de compréhension ou avec la logique du thérapeute. Dans une telle situation, admettre l’hypothèse de l’inconscient présuppose de sa part une attitude ouverte, dégagée de préjugés et disposée à entendre dans la parole du patient d’autres contenus que la confirmation de ses propres attentes.

Après avoir longtemps considéré les troubles psychiques dans une perspective intrapsychique, la psychanalyse et ceux qui la pratiquent ont considéré leur dimension « interpsychique », i.e. relationnelle, afin de mieux l’étudier. Dès lors, la situation thérapeutique n’est plus celle du « sachant » qui décide à la place du « malade » ce qui lui convient le mieux, mais celle de deux sujets humains en présence, aux prises avec une situation à faire évoluer vers un mieux-être pour celui qui souffre.

Pour les personnes autistes par exemple, l'importance de ces échanges avec l'entourage s’est montrée sous un angle différent : les difficultés de l'interaction patient-entourage familial n’étant plus abordées du point de vue de la causalité, elles ont pu être prises en compte comme variables aléatoires sur lesquelles il devient possible d’agir.

Si ce changement a beaucoup fait évoluer les pratiques en pédopsychiatrie, il a également eu des répercussions importantes en psychiatrie adulte. Le regard concernant le rôle de l'entourage familial sur la prise en charge thérapeutique ayant changé, les états psychotiques ne sont plus apparus comme des pathologies de la famille, mais des souffrances qui peuvent peser sur la famille. En contribuant à l’évolution de relations familiales altérées jusque-là par les contraintes d’un modèle étiologique culpabilisant, ce changement de perspective permet de dénouer ces situations, jusque-là inextricables.

L’exemple des hallucinations auditives peut aider à mieux comprendre les effets favorables de cette prise de parole des patients psychiatriques. Un mouvement de personnes qui entendent des voix s’est constitué il y a quelques années, grâce à la

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71 SuLiSoM (Subjectivité, lien social, modernité).

https://ea3071.unistra.fr/qui-sommes-nous/activites-de-recherche/soutien-psychologiquedes-bipolaires/


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mise en commun de leurs expériences respectives. Etabli au niveau international dans les années 1990, le réseau Hearing Voices Movement, est désormais présent dans la plupart des pays et, depuis peu, dans de nombreuses villes en France72. Considérant que le fait d’entendre des voix ne constitue pas, en soi, un symptôme de maladie mentale, les personnes rassemblée dans ces réseaux ont un objectif : promouvoir une approche de l’entente de voix et d’autres perceptions inhabituelles, respectueuse des personnes concernées et de leur expertise.

La part du singulier

Appartenir à un ensemble de personnes souffrant des mêmes symptômes

psychiques reste conciliable avec l’approche singulière voulue par un dispositif psychanalytique. La technique du groupe de patients homogènes du point de vue symptomatique répond à une exigence méthodologique en recherche clinique, en particulier pour étudier l’efficacité des médicaments. Pour autant, la constitution de tels groupes ne fait pas disparaître la subjectivité de chacun de ses membres. C’est si vrai que la mise au point d’essais cliniques randomisés en double aveugle contre placebo73 obéit à un objectif : neutraliser, non seulement la subjectivité du patient sur lequel est testé le médicament à l’étude, mais aussi celle du prescripteur de ce médicament. Concernant la réalisation de ces essais cliniques, il faut rappeler que les symptômes organiques se prêtent assez bien à la composition de ces groupes homogènes, mais qu’à l’opposé, une telle homogénéité est illusoire pour les symptômes psychiatriques74.

En revanche, la subjectivité joue un rôle important dans le regroupement entre elles de personnes affectées par les mêmes symptômes : personnes hyperactives, bipolaires, déprimées, etc. (Cf. plus haut).

Dans le contexte d’une psychiatrie biologique qui, du point de vue épistémologique, devient indéfendable75, la psychanalyse s’en tient, sur ce plan, à une position qui ne varie pas. Comme il été dit plus haut, la notion de « transfert » fait office de boussole épistémologique sur laquelle se règlent les psychanalystes dans leur travail. Face à une psychiatrie biologique qui tente à grand-peine d’uniformiser la description de symptômes toujours plus nombreux76, la psychanalyse poursuit son travail dit de « mise en sens ». Si la pratique psychiatrique se dirige de plus en plus vers le « prêt-à-porter » psychique, la pratique psychanalytique se maintient dans la perspective d’une approche « sur-mesure » des souffrances psychiques. Dans le cadre institutionnel, les actions menées au cas par cas comme les psychothérapies individuelles avec les psychotiques, l’écoute individuelle dans un groupe de parole, les ateliers de médiation, etc., s'appuient sur l’hypothèse de l’inconscient et sur le transfert, qui demeurent des marqueurs de la subjectivité pris très au sérieux par les cliniciens de la psychanalyse77. Quant aux praticiens de la psychiatrie qui, sans être

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72 Réseau français sur l’entente de voix (http://revfrance.org/)

73 RDBPCT (Randomised double blind placebo clinical trials)

74 Gonon F. (2013), Quel avenir pour les classifications des maladies mentales ? Une synthèse des critiques anglo-saxonnes les plus récentes, L’information psychiatrique, 2013 ; 89 :285-94

75 Lemoine M. (2017), Introduction à la philosophie des sciences médicales, Ed. Hermann

76 Frances A. (2013), Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Odile Jacob

77 Oury J. (2007), Chemins vers la clinique. Evolution Psychiatrique, 2007 ; 72 : 3-14.


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psychanalystes, intègrent à leur travail les concepts psychanalytiques, ils enrichissent sans cesse les expériences institutionnelles. C’est ainsi que certaines de ces initiatives, comme les « clubs thérapeutiques », figurent désormais dans le code de la santé publique78.

Jusqu’en 1968, la psychiatrie française était associée à la neurologie. Cette autonomie relativement récente explique en partie les raisons pour lesquelles la psychiatrie biologique exerce toujours une grande influence sur les pratiques institutionnelles et leurs cadres réglementaires. Mais, issue de la tradition aliéniste du début du 20ème siècle, la psychiatrie clinique reste attachée aux repères de la psychopathologie qui en sont issus et, après la Seconde Mondiale, à l’empreinte ineffaçable laissée par les psychanalystes sur la politique de secteur, à laquelle ils ont donné toute sa dimension sociale et relationnelle79.

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78 Circulaire DGAS/3B no 2005-418 du 29 août 2005 relative aux modalités de conventionnement et de financement des groupes d’entraide mutuelle pour personnes souffrant de troubles psychiques

79 Dana G. (2010), Quelle politique pour la folie ?, Stock


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C - LA PSYCHANALYSE, L’ENFANCE ET LA JEUNESSE

1) HISTORIQUE

 

Résumé : Le changement des représentations au sujet de l’enfant est un phénomène récent. En à peine plus d’un siècle, l’attention de la société à son égard s’est transformée en profondeur. Les connaissances mises à jour par la psychanalyse durant cette période ont largement contribué à cette transformation. La notion de « développement psychosexuel » a rendu intelligibles certaines conduites infantiles inexplicables jusque-là. Ces avancées éclairent autant qu’elles alimentent la mutation complexe qui s’opère actuellement dans les relations entre les adultes et l’enfant.

 

Premiers jalons

Les travaux des historiens qui se sont développés à partir de 1960 80 ont révélé que le concept d’enfant dans son acception actuelle, i.e. une personne à part entière, douée de raisonnement et d’intelligence, ne s’est imposée qu’à la fin du XIXe siècle. Un renversement des places s’était déjà opéré dès la fin du XVIIIe siècle : l’enfant, de quantité négligeable qu’il était au regard de la vérité et de la raison, considéré au mieux comme un petit adulte, devenait un modèle dont on peut attendre qu’il libère l’humanité de ses préjugés et de ses corruptions.

Au début du XIXème siècle, les premiers travaux de pédagogues, tel Edouard Seguin (1812-1880, auteur de « Traitement moral, Hygiène et Education des idiots » ) et de médecins comme Jean Itard (1774-1838, un précurseur de la pédopsychiatrie avec son traitement de Victor de l’Aveyron), montrent comment des méthodes éducatives originales et adaptées permettent à des enfants, qualifiés d’ « idiots », d’« arriérés » ou de « sauvages », de progresser et d’accéder à des apprentissages scolaires et professionnels. Ces méthodes éducatives adaptées pourront être élargies par la suite à un plus grand nombre d’enfants (voir en particulier les travaux de Maria Montessori au tout début du 20ème siècle). Malheureusement les conceptions médicale et éducative s’opposent dans des querelles d’influence. Un médecin, Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909) propose un modèle intégratif à la fin du 19ème siècle, alliant soins et approche éducative, modèle qui sera critiqué par ses successeurs (Alfred Binet et Théodore Simon).

La catégorie des « enfants instables » apparaît dans le débat politique, avec la mise en place de l’école obligatoire de Jules Ferry (1882). Les médecins sont chargés de prendre en charge tous ces nouveaux élèves en échec ou rebelles à la discipline scolaire. C’est dans l’urgence qu’en 1899 est créée la Société Libre pour l’Étude Psychologique de l’Enfant : Binet et Simon, après de nombreuses « enquêtes », soutiennent qu’il s’agit d’enfants « malades » « plus que de petits méchants ». Ils les décrivent essentiellement en termes de carences éducatives et de déficiences intellectuelles liées à la « sauvagerie des familles ». Il s’agit de déterminer quels sont les enfants en difficulté

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80 Ariès P (1975), L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Plon


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éducables et quels sont ceux qui ne le sont pas. Les premiers seront orientés vers des classes spécialement créées à cet usage81. Les seconds, considérés comme inéducables, seront rejetés de l’école pour retourner en famille ou être envoyés dans les asiles, voire dans les bagnes d’enfants.

Au début du 20ème siècle, les premiers effets de la généralisation del’instruction publique et obligatoire instaurée en 1882 82 conjugués à ceux des toutes nouvelles connaissances mises à jour par la psychanalyse sur l’enfant, vont renouveler l’intérêt pour lui et son éducation. Il n’est plus alors un être de pur besoin qu’il s’agit d’extraire du monde de l’animalité ou du péché, ni un adulte en miniature qu’il faut faire grandir le plus rapidement possible.

Le déclin du religieux et du politique comme vérité instaure une sorte de repliement sur la cellule familiale, malgré ses métamorphoses, décompositions et recompositions successives. L’enfant apparaît alors comme le ciment familial, dès lors que la pérennité du couple conjugal luimême se fait plus incertaine. Devenu littéralement le trésor de la famille, l’enfant incarne les idéaux et les attentes parentales. L’état de déroute des repères religieux l’amène à incarner l’espoir de l’immortalité.

 

Jeunesse de la psychanalyse

Durant cette même période, une conception très différente de l’enfant et de ses difficultés est étudiée par Freud, à partir du modèle de « l’appareil psychique », déjà décrit dans le chapitre 1 du présent rapport, psychanalyse et scientificité, « Fondations scientifiques ». Dès ses débuts, la psychanalyse reconnaît à chaque enfant le statut de sujet singulier, dont la vie psychique se révèle plus complexe que celle d’un simple organisme adaptable à son environnement. Dès 1905, avec la notion de « pulsion, la psychanalyse décrit l’enfant comme un être humain dont l’identité psychosexuelle se construit progressivement et dont les « théories sexuelles infantiles » alimentent le désir de savoir et l’inventivité personnelle. Comme l’adulte, l’enfant est aux prises avec des souffrances psychiques et des tourments interpersonnels (jalousie, envie, colère, amour, haine, etc.). Dans le cas du petit Hans, décrit par Freud, il s’agit d’une phobie animale chez un enfant dont les symptômes trouveront un apaisement après avoir été analysés. Chez l’enfant, la levée du refoulement et l’interprétation de ses formations inconscientes, rapportées aux relations avec ses parents, sont possibles dans le cadre d’un engagement transférentiel.

Avec l’explicitation de la sexualité infantile, la psychanalyse met à mal le mythe de la pureté de l’enfance. Dans la Vienne des débuts du 20e siècle, cette découverte choque le corps médical et le public en général. La mise à jour des compétences de l’enfant pour élaborer ses pulsions, leurs détournements, leurs déplacements, ainsi que ses capacités à la sublimation, demeurent un apport clinique et théorique majeur. En effet, dans le domaine de la petite enfance et de l’enfance, les intervenants d’aujourd’hui

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81 Binet, Simon, 1907, Les enfants anormaux. Guide pour l’admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement, Colin, Paris

82 http://www.education.gouv.fr/cid101184/loi-sur-l-enseignement-primaire-obligatoire-du-28-mars-1882.html


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connaissent tous les stades du développement psychosexuel décrits par Freud entre 0 et 6 ans. De même, après 6 ans, la phase dite de latence, au cours de laquelle le sexuel passe au second plan au profit du désir d’apprendre et d’intégrer les normes sociales. Durant cette phase, les pulsions de l’enfant ne disparaissent pas pour autant, dont un certain nombre de manifestations perdurent sur les bancs de l’école. Les élèves de Freud valideront et développeront ces connaissances à partir de psychanalyses d’enfant : Melanie Klein, Anna Freud ou Winnicott. Comme indiqué dans le chapitre B du présent rapport, Psychanalyse et pratique institutionnelle, dans le § « Les psychanalystes en pédopsychiatrie », M. Klein invente une méthode qui prend en compte l’importance, chez les enfants, d’un « complexe d’OEdipe précoce », de pulsions « archaïques » et de phénomènes très primaires liés en particulier à la projection sur d’autres personnes de ses conflits psychiques internes. Son influence sera considérable en Europe et en Argentine, où la psychanalyse est très répandue. Comme Anna Freud, elle utilise le jeu pour entrer en communication avec les réalités psychiques de l’enfant. 

À Londres, D.W. Winnicott, pédiatre devenu psychanalyste, va compléter son observation attentive des enfants par son expérience psychanalytique, démontrer l’importance des soins primaires pour l’évolution et la mise en place d’un sentiment de continuité psychique d’exister, vital pour l’enfant. Il s’appuie sur un phénomène que les parents connaissent bien : le « doudou », auquel s’attache la plupart des enfants. Il démontre, avec une grande originalité, qu’il est le produit d’une aire « transitionnelle », à l’origine de la créativité de l’enfant.

Ces apports de M. Klein et D.W. Winnicott auront une influence sur la pensée du psychiatre et psychanalyste français, Jacques Lacan, qui développera autour du « stade du miroir » la structuration du sujet et de ses instances psychiques à partir des dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique. 

Dans le champ des sciences de l’éducation naissantes, la psychanalyse exerce une grande influence, en montrant que l’enfant développe son appétence pour le savoir sur fond de curiosité sexuelle. Elle montre également que le désir d’apprendre résulte d’un investissement transférentiel sur la personne de ses maîtres. Apprendre n’est pas seulement une question de performance opératoire, mais aussi une affaire de désir avec ses entraves possibles. La prise en compte de ces différents aspects autorise une compréhension de certaines difficultés scolaires, développée dans la psychopédagogie inspirée par la psychanalyse83.

Psychanalyse de l’enfance

Dans le mouvement de reconstruction sociale qui suit la Deuxième Guerre mondiale, les psychanalystes français s’investissent et contribuent très largement à la création des institutions de soins psychiques, à la suite des traumatismes de guerre et des enfants isolés. C’est au contact de ces enfants que le médecin hongrois René Spitz, proche de la SPP (Société Psychanalytique de Paris),

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83 De la psychanalyse vers la psychopédagogie, ouvrage collectif, Ed. Des Alentours, 2017


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met au point des notions comme l’« hospitalisme », ou la « dépression anaclitique », qui démontrent l’importance des liens d’attachement précoces, et le risque, pour l’enfant, d’une rupture durable de ces liens84.

Dès l’immédiat après-guerre, des psychanalystes et des pédagogues formés à la psychanalyse, créent les premiers CMPP, comme l’évoque déjà le chapitre B du présent rapport, « Psychanalyse et pratique institutionnelle ». Le premier d’entre eux, le Centre Claude Bernard, est fondé à Paris en 1946, sous l’égide du Général De Gaulle, par Georges Mauco et le Docteur André Berge. Parmi ses intervenants figurent de grands noms de la psychanalyse parmi lesquels Françoise Dolto, René Diatkine, Serge Lebovici, Maud Mannoni, Didier Anzieu. D’autres CMPP sont créés dans la période qui suit, dans toute la France, avec notamment Juliette Favez-Boutonnier à Strasbourg. Encore aujourd’hui, le décret de 1963 qui définit les CMPP est le seul texte légal qui mentionne la psychanalyse comme soin et qui précise que si l’état des enfants nécessite une psychanalyse, il convient alors de faire appel à une personne compétente dans ce domaine.

Les psychanalystes contribuent donc à l’édification de la pédopsychiatrie et les consultations psychanalytiques s’inscrivent dans la plupart des dispositifs d’accueil destinés aux enfants progressivement mis en place. Ainsi, Georges Heuyer, le fondateur de la pédopsychiatrie française, accueille dans son service hospitalier dès 1925, la psychanalyste Eugénie Sokolnika, puis Sophie Morgenstern, suivies notamment par Françoise Dolto et Jenny Aubry.

Durant toute la seconde moitié du 20ème siècle Les psychanalystes participent donc très activement à la création de nombreux dispositifs de soins dans la perspective ouverte par le courant de psychothérapie institutionnelle et par la politique de secteur, tant dans le champ sanitaire (les différentes structures des secteurs de psychiatrie infanto-juvéniles) que dans le champ médicosocial, avec notamment les hôpitaux de jour, et les instituts médico éducatifs.

Les difficultés et souffrances psychiques d’enfants et adolescents sont ainsi accueillies dans des lieux structurés et adaptés proposant une prise en charge pluridisciplinaire qui associe soins, pédagogie et éducation sans séparation d’avec le milieu de vie et la famille, évitant la ségrégation et l’exclusion qui régnaient par le passé.

Ainsi, l’école Expérimentale de Bonneuil, créée en 1969 par Maud Mannoni et son équipe, a pu fonctionner pendant six ans sans aucune subvention publique, comme le souligne plus haut le chapitre B de ce rapport, « Psychanalyse et pratiques institutionnelles ». Des pédopsychiatres et psychanalystes, comme René Diatkine, Serge Lebovici ou Michel Soulé, ont concouru à l’ouverture de centres de soins (en particulier dans les 13e et 14e arrondissements de Paris). Ces deux derniers sont les auteurs d’un traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent qui reste à ce jour une somme inégalée dans la rencontre entre la psychiatrie et la psychanalyse. Ils sont également les créateurs du psychodrame psychanalytique pour les enfants.

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84 Spitz R. (2002), De la naissance à la parole : La première année de la vie, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse »


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Roger Misès, pour sa part, prend la direction de la Fondation Vallée (créée par Bourneville à la fin du 19ème siècle) en s’appuyant sur les apports de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle.

Les psychanalystes se sont aussi engagés dans le développement des secteurs publics infanto-juvéniles qui comprennent des structures hospitalières, avec notamment le travail de liaison à l’hôpital général, en particulier autour des soins précoces en périnatalité, et extrahospitalières comme les CMP, les CATTP ou plus récemment les maisons d’adolescents.

Très diversifiés, ces dispositifs d’accès public sont gratuits et s’adressent aux enfants et à leurs parents. Ils sont en lien avec l’école et d’autres partenaires sociaux. Pour une approche thérapeutique globale de l’enfant et du jeune, les équipes travaillent en interdisciplinarité et associent, orthophonistes, psychomotriciens, infirmiers, éducateurs spécialisés, etc. Aujourd’hui, ils sont une richesse nationale que nous envient de nombreux pays étrangers.

En 1955, des structures anonymes et gratuites, destinées aux étudiants, ont également été créées, animées par des psychanalystes : les BAPU (Bureau d’Aide Psychologique Universitaire). Aujourd’hui, il en existe 16 en France, désormais ouverts aux élèves de terminale.

Ces dispositifs diversifiés, d’accès public et gratuit, destinés aux jeunes adultes et aux enfants ainsi qu’à leurs parents, en lien avec l’école et d’autres partenaires sociaux, offrent une approche thérapeutique globale de l’enfant et du jeune. L’interdisciplinarité des équipes permet d’associer orthophonistes, psychomotriciens, infirmiers, éducateurs spécialisés, etc. Le tout représente une richesse nationale que bien des pays nous envient.

Pour clore cette synthèse, évoquons à nouveau une grande voix de la psychanalyse française, Françoise Dolto, dont le sens clinique exceptionnel et le talent pédagogique ont marqué les professionnels aussi bien que les familles. Pédiatre et psychanalyste reconnue, elle répondra pendant deux ans (1976-78), plusieurs fois par semaine, aux innombrables questions posées par les auditeurs de France-Inter au cours de l’émission « Lorsque l’enfant paraît »85. Par ailleurs, elle est à l’origine de la mise en place de nouvelles structures d’accueil du tout-petit avec ses parents, les « Maisons vertes », et ses apports continuent d’enrichir le travail dans les crèches et les jardins d’enfants.

Toutes les institutions citées dans ce rapport et bien d’autres, perdurent aujourd’hui et font toujours la preuve de leur utilité et de leur umanité86.

Dans ce qui constitue un véritable service public d’écoute et d’accompagnement de la souffrance psychique des enfants et de leurs familles, la psychanalyse reste une référence fondamentale, non exclusive. Et en dépit de leurs divergences pratiques ou théoriques, tous les cliniciens d’enfants se référant à la psychanalyse continuent à faire évoluer ces structures, solidement inscrites dans le 21ème siècle.

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85 Cf. Chapitre D « Psychanalyse et Culture »

86 Cf. Chapitre B « Psychanalyse et institutions »


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2) ETAT DES LIEUX

 

Résumé : Les systèmes classificatoires mis en place au 20ème siècle pour décrire et traiter les difficultés psychologiques des enfants utilisent un modèle normatif de type médical. Ces difficultés s’inscrivent dans un contexte social où l’enfant est soumis à des pressions contradictoires. Certaines études, issues des nouvelles orientations biologiques en pédiatrie, ont été controversées. Les problèmes liés à la prise en charge de l’autisme ont fait partie de ces controverses. Les positions prises par les psychanalystes sur ces sujets sont à la fois autocritiques, mesurées et constructives. Différentes initiatives prises dans le secteur infanto-juvénile comme la création d’unité d’accueil mère-enfant, correspondent à la validation empirique de notions psychanalytiques. Un renforcement de la présence de psychanalystes dans ce secteur peut accroître l’efficacité de ses actions.

 

L’enfant et ses « troubles »

Depuis le début des années 1980, une nouvelle conception de l’enfant tente de s’imposer, centrée sur la notion de trouble, si bien que l’on pourrait parler de la fabrique d’un « enfant du trouble ». La désignation de différents « troubles » pour caractériser les difficultés enfantines, issue du système classificatoire nord-américain (DSM) a introduit un nouveau paradigme qui retentit sur la subjectivité de chaque enfant, et de chaque adolescent, sans épargner les adultes. Ces appellations interrogent en effet, tant les réalités cliniques observées que le statut actuel de l’enfant et ses paradoxes, du point de vue juridique aussi bien que social.

D’une part, le 20/11/1989, la CIDE (Convention internationale des droits de l’enfant) a été adoptée par tous les pays du monde, à l’exception de la Somalie et des Etats-Unis87. Ses droits fondamentaux protègent donc l’enfant sur les plans civil, économique, politique, social et culturel. Il s’en est suivi une nouvelle considération pour sa personne, ses aspirations, ses besoins de santé, son bien-être. De surcroît, certains impératifs sont à respecter désormais en matière de socialisation, d’éducation, de pédagogie, ainsi que dans l’ordonnancement et l’organisation des familles, si hétérogènes soient-elles (traditionnelles, homoparentales, monoparentales, recomposées).

Mais d’autre part, cette tendance à spécifier et à valoriser son statut juridique en tant que personne et sujet de droit commence à engendrer différents excès. D’abord, elle renforce la propension actuelle à traiter et à systématiser la prise en charge de chaque enfant comme « enfant-type », enfant « normé » selon les standards scientifiques actuels, aussi bien neurobiologiques que statistiques. Ensuite, devenu l’objet d’enjeux culturels, éthiques, idéologiques, publicitaires, consuméristes et financiers, l’enfant lui-même se trouve pris au piège de l’idéal social ambiant, au détriment de la singularité et de l’originalité de sa propre enfance. Enfin, à vouloir préciser toujours plus

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87 http://www.numeros-aide-enfance.fr/connaitre-la-convention-internationale-des-droits-delenfant/


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ses droits, la société rapproche peu à peu l’enfant du statut de citoyen ordinaire, oubliant l’immaturité naturelle de cette période de la vie.

Ce paradoxe occupe la pratique quotidienne des cliniciens de l’enfant et des professionnels qui en ont institutionnellement la charge : éducateurs, enseignants, intervenants du domaine judiciaire, etc. Tout en présentant

régulièrement l’enfant comme victime d’abus ou de « troubles » divers, on exige parallèlement de lui toujours plus de responsabilités. Les débats actuels sur l’âge légal de la responsabilité pénale de l’adolescent ou de la maturité juridique sexuelle, témoignent bien des difficultés à prendre en compte et à respecter la temporalité logique de l’enfance et de l’adolescence. Un groupe de travail, mis en place en mars 2017 par Laurence Rossignol, ministre des Familles, a toutefois été chargée de renforcer la protection des mineurs concernant les sites pornographiques. Mais, malgré le vote récent d’une loi qui renforce la répression de la publication d’images à caractère sexuel, il est frappant de constater l’embarras du législateur pour limiter efficacement la confrontation massive des enfants et des adolescents aux images pornographiques et violentes. Des études ont pourtant établi clairement à ce sujet combien de telles images perturbent l’élaboration psychique de la sexualité88. Et un rapport scientifique rendu public en 2017, réalisé avec le soutien de la Mission Droit et Justice, en collaboration avec des psychologues cliniciens et des psychanalystes, montre le rôle de ces images dans la construction identitaire de certain(e)s jeunes89.

D’une façon générale, comment apprendre à manier la mise à disposition d’objets de consommation et d’objets technologiques toujours plus performants, qui entretiennent l’illusion de l’acquisition d’une autonomie croissante dès le plus jeune âge, comme celle d’une plus grande aptitude à la maîtrise de l’expression de chacun du fait des réseaux sociaux ?

Saisis par la dynamique qu’engendrent à toutes les générations les mutations sociales et sociétales contemporaines, les parents eux-mêmes se sentent dépassés par les effets subjectifs de ces changements. S’ils s’en plaignent et en ressentent de la souffrance, ils n’en sont pas moins partie prenante, immergés qu’ils sont dans la circulation des discours ambiants.

Souvent référés à la psychanalyse, les praticiens qui interviennent auprès des enfants et de leurs familles, alertent régulièrement les pouvoirs publics et l’ensemble des citoyens sur les indéniables souffrances générées par ces bouleversements et leurs dérives. Dans leur travail, ils attachent la plus grande importance à la pluridisciplinarité, à la complémentarité des approches thérapeutiques, aux avancées neuroscientifiques. Leur démarche s’inscrit dans les recommandations issues des derniers Etats généraux de la pédopsychiatrie qui se sont tenus à Paris, en avril 201490. Ces professionnels de l’enfance tiennent compte des orientations préconisées par la politique de santé mentale.

En particulier, ils soutiennent la notion de libre choix des

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88 https://www.centre-hubertine-auclert.fr/etude-cybersexisme

89 https://www.unaf.fr/spip.php?article22408. Titre : « Les adolescents face aux images violentes, sexuelles et haineuses : stratégies, vulnérabilités, remédiations. Comprendre le rôle des images dans la construction identitaire et les vulnérabilités de certains jeunes ».

90 https://www.fdcmpp.fr/les-etats-generaux-de-la,227.html


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soignants et la mutualisation des moyens de soins, pour une meilleure synergie de fonctionnement entre les praticiens qui travaillent au cas par cas. C’est à ces conditions seulement qu’un climat de confiance entre les personnes concernées peut s’établir. La confiance demeure la principale garantie pour l’instauration d’un véritable travail thérapeutique en réseau.

Auparavant, dans les années 2000, deux évènements avaient cependant remis en question cette confiance. Le premier correspond à la publication d’un ouvrage de l’INSERM en 2003, intitulé « Troubles mentaux. Dépistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent »91. En avant-propos, les auteurs affirment qu’en France, un enfant sur huit (12%) souffre de troubles mentaux.

Ils prophétisent qu’en 2020, ces troubles devraient augmenter de 50%, comme dans le monde entier. Le second survient en 2005, lors d’une seconde publication de l’INSERM, intitulée « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » 92. Cette expertise collective déclenche de très nombreuses réactions négatives, en particulier chez les cliniciens de la petite enfance, mais aussi chez des parents et certains enseignants. Cette opposition se traduit par une pétition qui rassemble près de 300 000 signatures et la création d’un collectif de praticiens nommé « Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans »93.

Malgré ces critiques argumentées ainsi que les réserves formulées dans le rapport lui-même par le Pr Widlöcher, psychanalyste reconnu94, les noms de ces soi-disant « troubles » sont apparus dans les échanges professionnels, écrits ou parlés, ainsi que dans le langage courant. La notion même de diagnostic s’en trouve dépréciée puisque tout un chacun, à partir de ses interprétations personnelles, se permet d’y recourir. Dès la crèche, en dépit de la complexité de l’approche clinique de l’enfant (au cas par cas), ces étiquettes diagnostiques sont distribuées sans précaution.

A cette difficulté se rajoutent les initiatives de certaines institutions comme l’Education nationale, qui encourage ses enseignants à établir des diagnostics, par exemple pour le TDAH95, en contradiction avec ses propres règlements. Dès la crèche, au détriment de la complexité de l’approche clinique de l’enfant, ces diagnostics finissent par s’imposer. Ainsi, en moins de vingt ans, cette terminologie a réussi à occuper le discours social ambiant, en particulier sous l’influence de groupes de pression très actifs, comme certaines associations de parents, eux-mêmes soumis aux impératifs scolaires. Aujourd’hui, cette nouvelle « traque » de « troubles » chez l’enfant apparaît comme un véritable phénomène social, observable à travers les différents dispositifs et protocoles désormais imposés dans de nombreuses institutions. Leur but semble être de réduire les

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91 http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/165

92 http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/60

93 https://www.lien-social.com/Pas-de-zero-de-conduite-pour-les-enfants-de-trois-ans

94 « On notera toutefois que la question des limites entre le normal et le pathologique n’est pas clairement envisagée (…). (il est) dommage d’oublier des pratiques empiriques, même si celles-ci n’ont pas encore pu faire la preuve de leur validité quantitative. En référence à mon expérience clinique, je souhaiterai insister sur la nécessité d’une réflexion collective des professionnels de santé sur le choix des méthodes psychothérapiques (prescriptives ou psychodynamiques, individuelles ou collectives) » pp. IX-X.

95 Trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité


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manifestations enfantines à un simple ensemble de signes. Le signe comportemental étant le plus apparent, il est d’abord isolé (opposition, attention, agitation, etc.) puis érigé en catégorie : TOP (Trouble oppositionnel avec provocation) ; TDAH (Trouble déficit d’attention, avec hyperactivité ou non), etc. Sur ce plan, comment accepter que la richesse et la complexité cliniques de l’enfant se réduisent à une dizaine de diagnostics96.

La notion de désordre ou de trouble, issue du système de classification américain du DSM97, est employée ici dans le sens de dysfonctionnement, de déviation par rapport à la norme. Toute manifestation déviante fait l’objet d’un calcul statistique qui permet de mesurer son écart à la norme, mais aussi sa déviation vis-à-vis des valeurs idéologiques et morales de la culture nord-américaine.

Aujourd’hui, c’est donc sur ces bases que repose la catégorisation en santé mentale. On peut dire que l’enfant du DSM est celui du déficit et du handicap, qu’il s’agit de médicaliser pour mieux le normaliser.

La cohérence et la validité cliniques des catégories du DSM sont incertaines, comme le reconnaît l’un de ses principaux artisans, Allen Frances, en évoquant les risques de sur-diagnostic que comporte la 5ème version98. Pour les enfants, ce sur-diagnostic aboutit déjà à des phénomènes de fausses épidémies, accompagnées de sur-prescription massive99.

Sur le terrain, cette tentative d’objectivation de l’enfant rend chaque jour son approche clinique plus difficile, sans repérage de maladie au sens pédopsychiatrique. De surcroît, elle impose un véritable étiquetage de ses comportements jugés déviants, processus qui s’accompagne d’une extension du domaine du handicap. En effet, tout enfant en difficulté à l’école devient susceptible d’être pourvu d’un dossier MDPH (Maisons départementales des personnes handicapées), qui incitera son entourage à « compenser » le soi-disant handicap de l’enfant pour tenter son « inclusion » éventuelle. Dans ces conditions, l’enfant dont la singularité a été gommée se réduit à n’être que l’exemplaire d’une population traitée de façon stéréotypée.

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96 Pour mémoire : TSA (troubles du spectre autistique) ; schizophrénies de l’enfant ; troubles des conduites ; TDAH (trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité) ; TOP (trouble oppositionnel avec provocation) ; TOC (trouble obsessionnel compulsif) ; syndrome de Gilles de la Tourette, une rareté sur le plan clinique ; dyspraxies ; dyslexies ; dysorthographies ; dyscalculies.

97 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, élaboré par l’Association des psychiatres américains (APA)

98 Cf. Chap. A – Psychanalyse, scientificité, efficacité, § « Psychiatrie »

99 Une étude française a montré que la prévalence des prescriptions de psychotropes aux jeunes entre 3 et 18 ans est de 2,2 %. Ce chiffre, établit à partir des données de l’Assurance Maladie, est équivalent à celui des autres pays européens, excepté pour les antipsychotiques et les benzodiazépines pour lesquels il est plus élevé. Concernant le méthylphénidate (Ritaline, Concerta, Quazym), la prescription reste inférieure à celle constatée aux USA. Cette recherche montre également une tendance à l’utilisation de ces traitements par « automédication ». Acquaviva E, Legleye S, Auleley GR, Deligne J, Carel D, Falissard B B. Psychotropic medication in the French child and adolescent population: prevalence estimation from health insurance data and national self-report survey data. BMC Psychiatry. 2009 Nov 17;9:72. doi: 10.1186/1471-244X-9-72


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Ces pratiques s’accompagnent déjà de diagnostics abusifs et de faux positifs qui embouteillent les consultations, et pénalisent les enfants dont les authentiques pathologies devraient retenir toute l’attention. Comme dans les CMP et CMPP, chaque situation particulière devrait être évaluée par des équipes pluridisciplinaires qui prennent en compte l’enfant en tant que sujet.

Ce type de prise en charge intègre l’environnement mais aussi l’histoire de l’enfant en souffrance, permettant de distinguer le symptôme pathologique de la difficulté transitoire100. Sur ce plan, l’autisme soulève des problèmes nombreux et complexes.

La question de l’autisme

Les reproches adressés aux psychanalystes concernant l’autisme sont à la mesure du désarroi et des souffrances ressenties par les familles, pour leurs espoirs déçus. Depuis le début des années 2000, la psychanalyse fait l’objet d’attaques virulentes, à propos de la prise en charge de l’autisme, jugée inefficace pour les enfants et culpabilisatrice pour les parents.

Aujourd’hui, il est important de rappeler que les conceptions sur l’autisme se sont transformées101. Par exemple, il est désormais établi qu’il existe plusieurs formes cliniques d’autismes, qui appellent des réponses différentes. Les psychanalystes ont également évolué dans ce domaine, non seulement du point de vue théorique en renonçant au modèle d’une structure spécifique de l’autisme, mais également concernant l’approche clinique des personnes autistes. De plus, ils mettent en oeuvre des recherches de haut niveau, comme la recherche sur le signe PREAUT concernant les risques d’évolution autistique chez l’enfant de moins de 12 mois102.

Certaines associations de parents continuent à prendre la psychanalyse pour cible. A travers leurs critiques, c’est surtout la prise en charge psychiatrique de l’autisme et l’existence de la réalité psychique qu’elles remettent en question.

Pour leur part, les psychanalystes qui travaillent auprès des autistes ont non seulement intégré les apports d’autres champs disciplinaires comme le cognitivisme, les neurosciences ou la génétique103, mais ils travaillent en lien avec d’autres professionnels et bien sûr avec les parents104. Cette conception renouvelée de l’autisme se manifeste dans les travaux de la CIPPA (Coordination Internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes s’occupant de personnes avec Autisme)105, fondée par Geneviève Haag, spécialiste française de la psychanalyse des enfants autistes106.

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100 Cf. Chap. B - Psychanalyse et pratique institutionnelle, § « Autres évaluations »

101 Cf. Chap. D - Psychanalyse et Culture, « La réalité psychique, condition de la souffrance psychique »

102 Olliac B, Crespin G, Laznik M-C, Cherif Idrissi El Ganouni O, Sarradet J-L, Bauby C, et al. (2017) Infant and dyadic assessment in early community-based screening for autism spectrum disorder with the PREAUT grid. PLoS ONE 12(12). http://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0188831

103 Ribas D. (2004), Controverses sur l’autisme et témoignages, PUF

104 http://cerep-phymentin.org/

105 http://old.psynem.org/Hebergement/Cippa

106Haag G. (2018), Le Moi corporel, Autisme et développement, PUF


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Des thérapeutes de formation analytique, aujourd’hui présents dans la prise en charge des personnes autistes, travaillent dans les diverses institutions d’accueil aux côtés des parents et des autres professionnels, orthophonistes, psychomotriciens, éducateurs spécialisés et pédagogues. Ils soutiennent les projets d’inclusion en milieu ordinaire, au sein de l’école en particulier lorsque c’est devenu possible.

Ainsi, à côté et en complément d’autres approches qui se sont développées avec d’autres références, les psychanalystes ont élaboré des savoirs et des pratiques efficaces dans le traitement de difficultés autistiques, comme les angoisses autistiques, la construction de l’image du corps, les entraves à l’émergence du langage et le développement des relations interhumaines et sociales. Ce savoir-faire psychanalytique est désormais revendiqué publiquement par des praticiens hospitaliers qui le mettent en œuvre au quotidien, comme Bernard Golse107.

 

Contribution des psychanalystes aux moments clef de l’histoire du sujet

Certaines étapes de l’existence exposent parfois le sujet à d’intenses souffrances psychiques, en particulier aux étapes de construction de son identité. La présence et l’intervention de psychanalystes à ces occasions favorisent le plus souvent un passage mieux élaboré et une souffrance allégée parce que partagée.

Depuis des années, dans le domaine de la périnatalité, définie comme la phase qui précède et accompagne l’accouchement, les psychanalystes donnent régulièrement la preuve de l’aide qu’apporte leur écoute aux intéressées comme à leur entourage. On trouve par exemple dans les travaux de Monique Bydlowski108 le détail d’un apport psychanalytique en maternité, à l’hôpital public109. Dans le domaine plus large de l’enfance, les recherches de Sophie Marinopoulos font régulièrement l’objet de publications de qualité.

L’intérêt qu’elle porte au phénomène du déni de grossesse permet également de mieux accéder à l’univers opaque des mères infanticides, très peu étudié par ailleurs110.

D’une façon générale, la place et l’investissement des psychanalystes dans ce secteur sont mal connus, malgré leurs efforts réguliers pour rendre compte de leur travail111. La clinique subtile des pédiatres de la néonatalogie auprès des nouveau-nés112, justifie un travail en lien avec celui d’autres équipes qui abordent la question du psychisme de la mère. La création des unités hospitalières « mère-bébés » révèle la prise de conscience des pouvoirs publics, de leur responsabilité de rendre opérationnel l’aphorisme de

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107 Golse B. (2013), Mon combat pour les enfants autistes, Paris, Odile Jacob

108 Directeur honoraire à l’INSERM, responsable du Laboratoire de Recherche de la Maternité Cochin-Port Royal (Pr. D. Cabrol), Hôpital Tarnier, Paris

109 Bydlowski M. (2010), Je rêve un enfant : l’expérience intérieure de la maternité, Odile Jacob ; Bydlowski M. (2008), La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, PUF

110 Marinopoulos S. (2008), La vie ordinaire d'une mère meurtrière, Fayard ; Marinopoulos S. (2013), Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment il va, Fayard.

111 Darchis E. (2016), Clinique familiale de la périnatalité: Du temps de la grossesse aux premiers liens, Dunod.

112 Simon A. (2017), La psy qui murmurait à l’oreille des bébés, Dunod


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Winnicott : un bébé tout seul, ça n’existe pas113. Au niveau local, cette prise de conscience s’est traduite par exemple en 2013 par la création, à l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP), du pôle mère-enfant Laennec. En 2017, des « Journées Européennes des unités Mère-Bébé » ont été organisées à l’initiative du GHT (Groupement Hospitalier de Territoire Paris Psychiatrie & Neurosciences). L’objectif de ces journées, à la fois théorique et pratique, était de rassembler « différentes thématiques autour de la naissance, abordées dans la diversité des approches développementales, psychanalytiques et systémiques »114.

L’apprentissage scolaire est une phase décisive du développement de l’enfant, qui fait également l’objet de toute l’attention des psychanalystes d’enfants, en raison des souffrances psychologiques qu’il peut déclencher.

Pour leur part, les enseignants savent bien sûr repérer les difficultés d’un enfant, par exemple au moment de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Mais ils savent aussi déceler les difficultés de certains enfants à se familiariser avec ceux qui sont trop différents d’eux, ou à se confronter à une langue différente de celle parlée dans leur famille. Pour le psychanalyste, le principal enjeu de la scolarisation est la confrontation de l’enfant à de nouvelles règles symboliques. Ces règles exigent la mise en forme d’un savoir intime et peuvent être ressenties comme la mise en danger du savoir intime préalable de l’enfant, témoin de son histoire personnelle115. Pédagogues et psychanalystes mobilisent des méthodes et des outils différents, mais les uns et les autres œuvrent dans l’intérêt de l’enfant, au même titre que tous les intervenants qui, aux côtés des enseignants, l’aident à résoudre ses difficultés scolaires : orthophonistes, rééducateurs, psychomotriciens, etc.

Enfin, chacun sait que l’adolescence confronte le monde adulte à une mise en cause de son autorité, puisque l’émergence de la sexualité génitale impose à chacun de trouver une solution singulière sans pouvoir recourir à un modèle. Ce phénomène est bien documenté par les psychanalystes qui travaillent avec des adolescents116,117, mais aussi par des praticiens d’autres courants théoriques 118, 119. Dans les situations difficiles traversées par les adolescents, le psychanalyste peut représenter un recours éthique. Aux proches du jeune : parents, médecins, enseignants, éducateurs, infirmiers scolaires, il apporte une forme d’assurance leur permettant de tenir leur position symbolique. Sur ce plan, les psychanalystes mènent des recherches, partagées et rendues publiques, à l’aide de sociétés savantes comme la SEPEA120, d’ouvrages personnels121,122 ou collectifs123, de revues124,125, ou de manifestations scientifiques126,127.

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113 http://www.marce-francophone.fr/unites-mere-enfant-umb.html

114 http://www.ght-paris.com/fr/2017/05/05/journees-europeennes-unites-mere-bebe/

115 Berges J., Berges-Bounes, Calmettes-Jean S. (2003), Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ?, Journal Français de Psychiatrie, Erès

116 Gutton P. (2013), Le pubertaire, PUF

117 André J. (2015), La psychanalyse de l'adolescent existe-t-elle ?, PUF

118 Marcelli D. (2009), Il est permis d'obéir. L'obéissance n'est pas la soumission, Albin Michel

119 Lesourd S. (2009), Adolescence, rencontre du féminin, Erès

120 Membre de l’IPA

121 Houssier F. (2013), Meurtres dans la famille, Dunod


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3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES

Résumé : Régulièrement engagés au plus près des réalités cliniques de l’enfance et de l’adolescence, les psychanalystes témoignent des attentes des enfants, des adolescents et de leurs parents à leur égard, afin d’être écoutés et entendus, au cas par cas, sur leurs questions singulières, leurs difficultés et leurs souffrances psychiques. Ils sont également engagés sur le terrain du lien social, là où sont questionnés l’accueil et la place de l’enfant, qu’il s’agisse de son éducation ou des lieux de soins où il lui arrive d’être pris en charge. A partir de cet engagement et des préoccupations décrites plus haut, plusieurs préconisations peuvent être formulées pour lutter contre le surdiagnostic et les surprescriptions médicamenteuses. Leur mise en œuvre permettront d’adopter des mesures en faveur du libre choix des modes de traitement, et de garantir la pluralité des formations et de la recherche.

 

Surdiagnostic et fausses prédictions

Le phénomène se développe depuis une trentaine d’années, principalement en raison du recours de plus en plus fréquent au DSM128. Les diagnostics proposés avec cet outil ne permettent pas d’établir une distinction claire entre, d’un côté, d’authentiques conduites pathologiques, et de l’autre des manifestations enfantines et juvéniles réactionnelles, ou liées aux crises ordinaires de cette période de la vie (Cf. plus haut § « Etat des lieux »).

La CFTMEA (Classification française de troubles mentaux de l’enfance et de l’adolescence), souvent plébiscitée par les pédopsychiatres, se révèle plus précise sur le plan clinique et psychodynamique. Contrairement au DSM, elle permet de coder les facteurs environnementaux et comprend un transcodage avec la CIM (la classification internationale de l’OMS). Son usage devrait être officiellement maintenu et permettre l’étude des évolutions épidémiologiques. En effet, elle a servi à de précédentes enquêtes nationales129.

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122 Balier C. (2014), Psychanalyse de comportements violents, PUF

123 Gori R., Hoffmann C., Houbballah A. (2001), Pourquoi la violence des adolescents ? Voix croisées entre Occident et Orient, Erès

124 Le Bachelier, revue d’orientation lacanienne, fondée en 2000, entre autres par JJ Rassial et O Douville. https://www.cairn.info/collection.php?ID_REVUE=ERES_BACHE

125 Revue « Adolescence », http://revueadolescence.fr/

Berger M. & al. (2017), Comment comprendre la violence des adolescents délinquants, Filigrane Écoutes psychanalytiques, « La terreur des enfants », Volume 26, Numéro 1, 2017

126 Colloque « Cliniques psychiatriques de la violence à l’adolescence », mars 2018, Université Paris Diderot, UFR Etudes psychanalytiques

127 Colloques d’ARCAD (Association de recherches sur l’adolescence). « Trajectoire(s) de la haine à l’adolescence », 26 et 27 juin 2015 ; « Première séance. Cinéma, adolescence et psychanalyse », 23 et 24 mars 2018. http://arcad33.fr/blog/?page_id=10

128 Cf. Chap. B - Psychanalyse et pratique institutionnelle, § « Divergence de conceptions et de méthodes »

129 https://www.onpe.gouv.fr/appel-offre/enquete-nationale-sur-enfants-et-adolescentssuivis-dans-cmpp-20-janvier-au-2-fevrier

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Contrairement aux symptômes des pathologies somatiques dont les critères biologiques sont quantifiables, les troubles comportementaux présentés par l’enfant ne peuvent être ramenés à un simple diagnostic. En cas de diagnostic établi pour raison réglementaire, il devrait être fondé sur une clinique précise, instruite par l’observation et l’écoute de l’enfant et de ses proches, mis en œuvre par des professionnels compétents, dans une temporalité précise, tenant compte de l’ensemble des réalités qui entourent l’enfant. Par ailleurs, la valeur de la démarche diagnostique venant de l’orientation de la conduite thérapeutique qu’elle autorise, elle devrait être associée d’emblée à l’instauration d’une prise en charge de l’enfant et de l’accompagnement de sa famille. Enfin, pour le jeune enfant, toute prédiction précoce devrait être supprimée. En effet, il s’agit d’une parole qui s’appuie davantage sur des préjugés que sur des connaissances. Si elle est préjudiciable, c’est à la fois pour le risque de faux positif et d’auto-prédictivité ainsi que l’état de transformation permanente de l’enfant, mais c’est aussi la singularité irréductible de chaque enfant qui empêche d’en fixer le destin par avance.

 

Prescriptions et surprescriptions de psychotropes aux enfants

En accord avec différentes recommandations de l’OMS et de l’ANSM, les psychanalystes remettent en question la prescription de psychotropes aux enfants. Ils considèrent qu’à terme, cette pratique entraîne nécessairement des pratiques de surprescription, comme aux Etats-Unis où les chiffres dans ce domaine sont de plus en plus inquiétants. Indépendamment de leur aspect économique et des dépenses qu’elles occasionnent130, ces prescriptions destinées aux enfants présentent de graves inconvénients. Tout d’abord, comme pour la plupart des substances psychoactives, elles s’accompagnent d’usages détournés et des trafics habituels. Ensuite, les données scientifiques sur les effets indésirables à long terme et les rapports bénéfices/risques sont insuffisantes, ce qui nécessite d’alimenter les recommandations de prudence

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130 En juin 2018, la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie) publie un rapport intitulé « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses ». Ce rapport souligne le « poids important de la santé mentale » qui représente 14,5 % des dépenses totales de l'assurance-maladie. En 2016, ces dépenses se sont élevées à 19,8 milliards d'euros pour 7 millions de personnes (plus d'un Français sur 10), sans distinction d’âge, dont 2 millions souffrent de troubles névrotiques ou de l’humeur ou de troubles psychotiques. 5 millions de personnes supplémentaires suivent un traitement chronique par psychotropes (antidépresseurs/ médicaments régulateurs de l'humeur ou anxiolytiques), pour un coût de 5,3 milliards d'euros (p. 12-13). https://www.ameli.fr/l-assurance-maladie/statistiques-et-publications/rapports-etperiodiques/rapports-charges-produits-de-l-assurance-maladie/rapports-charges-et-produitspour- 2018-et-2019/rapport-charges-et-produits-pour-l-annee-2019.php


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dans leur consommation à cet âge131. Enfin, les psychanalystes estiment que ces substances n’ont pas une fonction rectificative de dysfonctionnements ou de déficits (comme peut l’être l’insuline pour le diabète), mais elles correspondent à des drogues, qui modifient le fonctionnement cérébral et psychique et entraînent parfois des phénomènes de dépendance. Pour ces raisons, elles ne devraient être réservées qu’à des indications extrêmement précises, après que toutes les mesures thérapeutiques alternatives, éducatives, pédagogiques et sociales ont été mises en œuvre.

Libre choix des soins qui conviennent à l’enfant

Tout enfant, adolescent, et sa famille, dans un délai raisonnable, doit pouvoir s’adresser à une structure de proximité où, parmi les différents membres d’équipes pluridisciplinaires, ils pourront rencontrer s’ils le souhaitent des professionnels de l’écoute formés à la psychanalyse. Les enfants et les parents doivent pouvoir choisir les thérapeutiques et les méthodes de soins qui les concernent, adaptées au cas par cas. Dans ce but, les psychanalystes signataires de ce rapport préconisent que les formations dispensées aux futurs praticiens, en médecine, en psychologie, mais aussi dans les autres corps professionnels, paramédicaux, éducatifs et pédagogiques, maintiennent un haut niveau de connaissances du corpus psychanalytique. Cet apport humaniste fournit depuis des décennies les outils qui permettent de penser et de comprendre le développement psychique et les manifestations psychopathologiques. Ces outils donnent aussi accès à la subtilité des relations psychothérapeutiques, y compris leur dimension transférentielle. Enfin, pour l’avancée des connaissances dans un domaine aussi complexe, il importe que la pluralité des recherches soit garantie, en particulier dans le vaste domaine de la recherche clinique.

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131 Les auteurs d’une récente étude sur les antidépresseurs prescrits à des enfants de 9 à 18 ans, notent que la prise de venlafaxine est associée à un risque accru de tentatives ou de pensées suicidaires, même si « le risque suicidaire provoqué par les médicaments n'est pas clair, en raison d'un manque de données fiables ». Ce manque de fiabilité tient au financement, de 65% des études incluses dans cette méta-analyse par les laboratoires pharmaceutiques, qui auraient intérêt à minimiser ces effets indésirables. Cipriani & al. (2016), Comparative efficacy and tolerability of antidepressants for major depressive disorder in children and adolescents: a network meta-analysis, The Lancet, Volume 388, No. 10047, pp. 881–890, 27 August 2016.


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D – PSYCHANALYSE ET CULTURE

1) HISTORIQUE

 

Résumé : Pour son fondateur, la psychanalyse a partie liée avec la culture et cette idée accompagnera toutes les étapes de sa construction. Si Freud désire étudier l’esprit humain et ce qu’il produit d’aliénant, il se passionne aussi pour ce qu’il crée de plus émancipateur. La philosophie nourrit ses études autant que la psychiatrie. L’inventivité des pensées inconscientes s’observe pour lui dans les rêves mais aussi dans les délires, dans les œuvres d’art comme dans l’organisation sociale des peuples primitifs. Si la psychanalyse considère l’édification de la culture comme le prix à payer pour sortir de l’animalité, elle rend désormais attentif au risque qui la guette : la régression.

 

Généralités

Les rapports entre « psychanalyse » et « culture » sont à envisager sous plusieurs angles, avec un premier effort de définition. Claude Lévi-Strauss explique qu'une société se déploie sur deux dimensions : 1/ la civilisation (agriculture, industrie, production, consommation, etc.) ; 2/ la culture (création artistique, spiritualité, éthique, vie de l'esprit, connaissances, etc.).

Mais qu’en est-il pour nos sociétés, marquées par l’ambigüité du statut de la science qui, inséparable de la technique, se tient à l'intersection des deux sphères ? En cela, le présent chapitre intitulé « Psychanalyse et culture » est solidaire du chapitre « Psychanalyse et scientificité » de ce rapport.

Admettre que la psychanalyse entretient avec la culture des échanges réguliers est conforme à l’une des missions voulue par son fondateur. Car l’ambition de Freud de contribuer à une généalogie de la culture émancipe de facto la psychanalyse du seul registre de la psychopathologie. A ce titre, elle puise implicitement aux sources de l’Eloge de la Folie d’Erasme. La psychanalyse reste bien le nom d’une méthode d’accueil et de traitement de la souffrance psychique, mais elle est aussi, comme toute psychologie individuelle, une psychologie sociale.

 

La formation du psychanalyste

L’étendue de la formation de Freud et son goût pour les disciplines autres que la neurologie, la psychologie et la psychiatrie est bien connue. En particulier dans ce dernier domaine, ses connaissances étaient considérables. En effet, au-delà des travaux de psychiatres allemands comme Kraft Ebbing, Kraepelin, Bleuler, Binswanger, etc., il lisait ceux des psychiatres français comme Morel et bien sûr, Charcot. De surcroît, pendant ses études médicales à Vienne, il enrichit de lui-même les enseignements de neurologie et de médecine en se rendant à d’autre cours devenus facultatifs : celui du philosophe Franz Brentano, celui du théoricien de la psychologie des peuples Wilhelm Wundt, ou encore, à travers l’intérêt qu’il portait à l’aphasie, aux sciences du langage balbutiantes. Cette inlassable curiosité intellectuelle de Freud explique en partie l’ampleur du programme à partir duquel il voulait former les psychanalystes, exigeant d’eux des connaissances solides en psychopathologie, en anthropologie, en sciences religieuses et en philologie.


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L’attention portée aux situations sociales et politiques

Il serait abusif de réduire l’insatiable curiosité de Freud pour la culture à un simple divertissement d’érudit. En réalité, son ambition était de rester à l’écoute des situations sociales et politiques de son époque. Pour lui comme pour certains de ces disciples, il s’agissait de défendre une ambition : appliquer une lecture psychanalytique à certains aspects de la civilisation contemporaine, en particulier ce qui concerne les modes d’organisation de la sexualité, du point de vue individuel mais aussi universel. Si la morale sexuelle civilisée impose des sacrifices, il revient au psychanalyste de se prononcer sur leur « coût psychique », à partir du travail de culture interne propre à la vie psychique de chacun. Cette réflexion de Freud sur la culture est marquée par de nombreux désenchantements. Avec la Première Guerre mondiale, il ressent que tous les raffinements et les idéaux de la civilisation peuvent être réduits à rien, ou presque. Constatant comme Paul Valéry que désormais, les civilisations savent qu’elles sont mortelles, il écrit en 1929 : « Le développement de la culture doit être qualifié sans détour de combat vital de l'espèce humaine »132.

 

Ouverture à l’anthropologie

Comment les thèses freudiennes ont-elles été reçues ? Dès les années 1920, le terme de « complexe oedipien » fut pris dans une telle ambigüité qu’il cristallisa les malentendus entre psychanalyse et anthropologie, en particulier ce qui concerne son universalité. Au milieu des années 1920, des débats s’engagèrent entre l’anthropologue Bronislaw Malinowski et le psychanalyste Ernest Jones, et se prolongèrent par les explorations de terrain du psychanalyste et anthropologue Geza Roheim. En allant vers ces sociétés du lointain à rationalité traditionnelle, les anthropologues qui ont succédé à Malinowski ont rencontré des sociétés aux moeurs éducatives méconnues. Les constellations familiales observées alors étaient toutes différentes de la famille occidentale nucléaire ou conjugale. De plus, comme Claude Lévi-Strauss l’a souvent souligné, hommes et femmes se repèrent dans ces sociétés en fonction d’autres mythes que le mythe oedipien. On sait bien sûr que pour enfanter, il faut des géniteurs et que la différence des sexes est la condition de la différence des générations. Pour autant, ces sociétés ne cherchent pas toutes à célébrer, voire à sauver, le père de famille et la famille conjugale. En Afrique, les époux Ortigues ont abordé ce point dans un ouvrage célèbre qui défend la thèse selon laquelle la référence de l’enfant à ses géniteurs, père et mère, est indépendante de son système familial, patrilinéaire ou matrilinéaire 133.

L’enjeu pour les psychanalystes est donc bien de situer les pensées inconscientes –et donc le pulsionnel– à l’intérieur des différentes formes que prennent le lien social et les institutions. Aborder la question fondamentale du don, c’est aborder aussi celle de l’échange et du partage. En ce sens,

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132 Freud S. (1930), Malaise dans la culture, PUF, coll. Quadrige, 1998

133 Ortigues MC. & E. (1967), OEdipe Africain, L’Harmattan


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si l’anthropologie et la sociologie contribuent à changer le monde en le rendant plus intelligible, la psychanalyse y contribue elle-même en ouvrant les modes d’inscription du désir et de l’interdit dans des configurations familiales plus éparses et plus souples.

L’invention anthropologique et l’invention psychanalytique ont ainsi longtemps cheminé ensemble, non sans provoquer des désaccords, des incompréhensions et des malentendus. Quant à l’influence du structuralisme de Lévi-Strauss sur la pensée lacanienne, elle est indéniable. C’est d’ailleurs avec les outils lévistraussiens qui permettent l’analogie entre « mythe » et « complexe » que Lacan a entrepris de relire les cas emblématiques de Freud.

 

Dialogue avec les œuvres culturelles

Avec Totem et tabou, l’anthropologie apparaît bien comme le champ transdisciplinaire, que les propositions de la psychanalyse font évoluer encore aujourd’hui 134. Mais au cours du siècle dernier, la psychanalyse a régulièrement marqué de son empreinte d’autres pans de la culture. L’intérêt porté par Freud à la Méditerranée et à l’Italie est bien établi135. Aussi a-t-il témoigné à plusieurs reprises de son désir de croiser sa découverte de la vie inconsciente avec certaines œuvres de la Renaissance. C’est le cas de son célèbre texte, « Le Moïse de Michel-Ange »136, où il se propose d’inscrire son analyse dans la série des interprétations suscitées par cette sculpture admirable depuis plus de 500 ans137. En revanche, le cinéma naissant suscite sa méfiance et le premier film qui porte à l’écran les effets d’une cure psychanalytique sera soutenu par deux autres psychanalystes que lui, K. Abraham et H. Sachs138. Pourtant, la psychanalyse ne cessera plus d’inspirer le monde du cinéma, aussi bien ses maîtres incontestés, Hitchcock139, John Huston140, Samuel Fuller141, etc., que leurs successeurs du 21ème siècle, Benoit Jacquot142, David Cronenberg143, Arnaud Desplechin144, Fanny Ardant145, Manele Labidi146, etc. Par ailleurs, on ne compte plus les auteurs qui, dans tous les secteurs artistiques, ont publiquement décrit l’impact déterminant de leur démarche psychanalytique sur leur inspiration.

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134 Lucas G. (2015), The vicissitudes of totemism - One hundred years after Totem and Taboo, London, Kamac, 286 pp.

135 Freud S. (2005), Notre coeur tend vers le Sud, Fayard

136 Freud S. (1914), Le Moïse de Michel-Ange, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985

137 Le texte commence par cette phrase : « Je précise au préalable qu’en matière d’art, je ne suis pas un connaisseur mais un profane » (op. cit. p. 87).

138 George Wilhelm Pabst, Geheimnisse einer Seele (Les Mystères d’une âme), 1926

https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2007-1-page-249.htm

139 La maison du Dr. Edwards (1945), Pas de Printemps pour Marnie (1964), Vertigo (1958)

140 Freud, passion secrète (1962)

141 Shock Corridor (1963)

142 Princesse Marie (2004)

143 A Dangerous Method (2011)

144 Jimmy P. Psychothérapie d’un indien des plaines (2013)

145 Le divan de Staline (2017)

146 Un divan à Tunis (2020)


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En littérature, Freud a noué de profondes relations avec plusieurs écrivains147 : Arthur Schnitzler, Romain Rolland, Thomas Mann, etc. Parmi eux, Stefan Zweig lui a consacré un livre et prononcé son éloge funèbre en 1939148.

 

Perspectives internationales

Il convient d’ouvrir également une perspective qui soit davantage internationale. Car c’est aussi grâce à la culture et à la littérature que la psychanalyse s’est implantée dans de très nombreux pays. En Argentine par exemple, un morceau de tango porte le nom de « villa Freud »149. Au Brésil, lancé en 1920 par le poète et dramaturge Oswald de Andrade, le quasisurréaliste « mouvement anthropophagique » qui préfère l’appropriation des cultures étrangères à leur rejet, décide de mêler entre elles, littérature, psychanalyse et anthropologie.

Dans les cercles lettrés japonais, c’est encore la littérature qui permet à la psychanalyse de se faire connaître, via le plus connu des écrivains de l’ère Meiji, Ogai Mori, que les thèses de Freud sur la sexualité intéressent dès 1902.

Ces thèses, à partir des années 1920, sont également lues et commentées par les intellectuels chinois, en particulier le grand écrivain Lu Xun.

En Iran, c’est presque en contrebande que l’on commence à parler de psychanalyse en 1934, quand paraissent les textes de Bozorg Alavi, un homme politique et linguiste inspiré par les travaux de Freud.

Parmi les mouvements intellectuels européens de l’entre-deux guerres, peu résisteront à la tentation d’un dialogue avec la psychanalyse. En témoigne le numéro spécial de la revue littéraire belge, Le disque vert, paru en 1924 et entièrement consacré à Freud.

 

Littérature et psychanalyse

Loin d’assécher l’inspiration littéraire engendrée par l’hypothèse de l’inconscient freudien, les deux guerres mondiales qui se sont succédées au 20ème siècle semblent au contraire l’avoir aiguillonnée, voire galvanisée.

Rendre compte de ce phénomène dans le présent rapport exclut à nouveau toute tentative d’exhaustivité. A partir de trois modes d’écriture différents (essais, récit de cure, romans), on trouvera ci-dessous une liste de titres –pris au hasard entre les années 1970 et aujourd’hui- qui montrent à quel point la créativité littéraire, irriguée par la référence psychanalytique, est loin de se tarir.

 

Essais

Bellemin-Noël J. (1978), Psychanalyse et littérature, PUF, 2002.

Kristeva J. (1999-2003), Le génie au féminin. T.I Hannah Arendt, T. II Mélanie

Klein, T. III Colette, Fayard

Tisseron S. (2000), Tintin chez le psychanalyste, Aubier Montaigne

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147 Gomez Mango E., Pontalis J-B, (2012), Freud avec les écrivains, Gallimard

148 Zweig S. (1932), Sigmund Freud : La guérison par l’esprit, Livre de poche, 2010

149 http://www.villafreud.com/trailer


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Bayard P. (2004), Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Éditions de Minuit

Mc Dougall, J. (2008), L'artiste et le psychanalyste, PUF

André J. (2018), L'inconscient est politiquement incorrect, Stock

 

Récits de cure

Weyergans F. (1973), Le pitre, Gallimard

Cardinal M. (1977), Les mots pour le dire, Livre de poche

Perec G. (1986), Les lieux d’une ruse, in Penser Classer, Hachette

Rey P. (2009), Une saison chez Lacan, Points

De Montclos V. (2016), Leur patient préféré : 17 histoires extraordinaires de psychanalystes, Stock

Hachet P. (2016), La terreur en héritage. L’attaque de panique sur le divan, L’Harmattan

Betrisey JC (2018), Louis Kahn sur le divan du psychanalyste, Collection du Divan

 

Romans et autofictions

Italo Svevo (1973), La Conscience de Zeno, Gallimard

Camon F. (1984), La maladie humaine, Gallimard, Folio

Chapsal M. (1992), Le retour du bonheur, Le livre de poche

Benacquista T. (2000), La boîte noire et autres nouvelles, Gallimard

Kaplan L. (2001), Le Psychanalyste, Gallimard 2001

Pontalis JB (2004), Le dormeur éveillé, Mercure de France

Orban C. (2005), Deux fois par semaines, Albin Michel

Yalom Irvin D. (2006), Mensonges sur le divan, Livre de Poche

Nathan T. (2006), Mon patient Sigmund Freud, Perrin

Henry Bauchau (2006), L’enfant bleu, Actes Sud (08/02/2006)

William Boyd W. (2012), L'attente de l'aube, Le Seuil

Philippe Sollers (2018), Centre, Gallimard

Et le 4 juin 2018, soit quatre-vingt ans jour pour jour après la halte de Sigmund Freud à Paris sur le chemin de l’exil, une statue à son effigie vient d’être dévoilée à l’université de Vienne, en reconnaissance envers l’ensemble de son oeuvre150.

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150 http://www.ipa.world/IPA/en/News/News_articles_reviews/freud_returns.aspx


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2) ETAT DES LIEUX

Résumé : Au cours du siècle dernier, la psychanalyse est devenue, avec la notion d'inconscient, une référence majeure dans la culture, largement relayée par les médias. Parfois même dénoncée comme hégémonique dans certains domaines, la psychanalyse connaît actuellement un repli, au profit de nouvelles disciplines comme les sciences cognitives. Cette situation nouvelle incite les psychanalystes à renouveler leur approche des phénomènes sociaux et culturels contemporains et à poursuivre, sur un mode différent, leur participation au travail de civilisation.

 

Le 20ème siècle a parfois été désigné comme le siècle de Freud151, tant la psychanalyse s’est diffusée considérablement durant cette période, dans toute la culture occidentale. Cette diffusion répondait à un vœu de son

fondateur, qui souhaitait faire bénéficier la société des avancées de la psychanalyse, sans les limiter au champ de la psychopathologie. C’est ce qu’il écrit dès 1919 : « La psychanalyse revendique l'intérêt d'autres que les psychiatres, dans la mesure où elle effleure différents domaines de savoir et établit des relations inattendues entre celles-ci et la pathologie de la vie psychique » 152 . Si Freud prônait l’inscription de la psychanalyse dans la démarche scientifique, il n’en réclamait pas moins son extraterritorialité par rapport à ses deux disciplines voisines : la médecine et la psychologie. Il s’est ainsi lancé à plusieurs reprises dans l’application de la méthode analytique à l'étude de différentes œuvres d’art (La Gradiva de Jenssen153; le Moïse de Michel-Ange154, etc.), faisant de la psychanalyse un outil de réflexion sur les processus culturels155. Après la seconde guerre mondiale, la psychanalyse a d’ailleurs pris une place considérable dans la culture européenne, et même mondiale. Et en France, dans les années 1970, si la psychanalyse a exercé une influence aussi importante dans l'éducation et dans les médias, c’est grâce à la très large diffusion des œuvres freudiennes traduites en français, mais aussi grâce aux émissions radio de Françoise Dolto qui ont obtenu des audiences tout à fait considérables156. Aujourd’hui en revanche, l’influence psychanalytique est en recul, les uns affirmant que la psychanalyse est passée de mode, les autres qu'elle est historiquement datée. Dans le champ de la santé mentale en particulier, certain soutiennent même que sa régression est irréversible. Mais qu’en est-il dans un autre domaine, celui des médias et de la culture ? Quelques exemples permettent de répondre à cette question.

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151 Zaretsky E. (2008), Le siècle de Freud. Une histoire sociale et culturelle de la psychanalyse, Albin Michel

152 Freud. S. (1913), L'intérêt de la psychanalyse, in Résultats, Idées, Problèmes, PUF, 1987

153 Freud S. (1907), Délires et rêves dans la Gradiva de W. Jenssen Paris, Gallimard, 1991

154 Freud S. (1914), Le Moïse de Michel-Ange, in L’inquiétante étrangeté, Gallimard, 1985

155 Freud S. (1930), Le Malaise dans la culture, PUF, 1995

156 Dolto F. (1976, 1978), Lorsque l’enfant paraît, T1 & T2, Seuil


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Du langage quotidien aux médias grand public

Les mots et expressions issus de la psychanalyse sont de plus en plus présents dans le langage courant. Cette présence du vocabulaire psychanalytique dans les conversations quotidiennes témoigne d’une assimilation croissante des concepts forgés par cette discipline. Certaines notions comme « faire son deuil », « passage à l'acte », « pulsion », « scène primitive » ou encore « complexe d'OEdipe » sont devenues familières. A l’instar de Monsieur Jourdain avec la prose, ceux qui utilisent ces expressions parlent freudien sans le savoir. Ainsi, contribuant à produire une familiarité factice avec la psychanalyse, cette « omniprésence » provoque parfois l’agacement et même le rejet, à plus forte raison lorsque l’utilisateur intègre à son discours des explications et des interprétations pseudo-psychanalytiques, en réalité caricaturales et stéréotypées.

Par ailleurs, il arrive de plus en plus souvent aux psychanalystes d’être invités par les médias qui sollicitent leur avis sur des questions de plus en plus diverses. Devenus de véritables stars, certains d’entre eux sont recherchés –contrairement à Françoise Dolto qui s’y refusait– davantage pour l’audience qu’ils obtiennent que pour la pertinence de leur expertise sur un sujet donné.

Plusieurs psychanalystes acceptent donc de donner leur avis sur des problèmes politiques, des questions de société, d’actualité ou tout autre sujet sans véritable lien avec leur expérience professionnelle, exprimant alors simplement leur opinion de citoyen. Pour la population en général, il semble toutefois que les psychanalystes disposent d’un savoir spécifique sur le sexuel et les pulsions, mais surtout sur les pensées inconscientes telles qu’elles se manifestent dans la vie quotidienne. Dans certaines représentations du public, ce savoir supposé confère aux psychanalystes en vue un statut à part.

Super-expert omniscient, il serait capable de dire le vrai sur le social et ses habitus culturels, ceux de l'élite comme ceux du peuple, et de réussir à démasquer préjugés et illusions.

Loin de favoriser la diffusion de la psychanalyse et de conforter sa place légitime dans la culture, cette situation révèle au contraire les divisions des psychanalystes sur les problèmes de notre temps, en particulier concernant les mœurs. De telles divisions se sont par exemple manifestées lors du débat sur le mariage homosexuel, au cours duquel certains d’entre eux se sont déclarés en faveur de cette légalisation, quand d'autres exprimaient des réserves, voire une opposition ferme et sans nuance. Cet exemple récent permet de souligner à quel point, sur des questions qui mêlent à ce point l’intime et le social, nul n'est habilité à prendre position publiquement au nom de la psychanalyse.

Utilisé parfois dans les médias comme l’équivalent d’un « fou du roi », le psychanalyste public dispose alors du privilège de traiter à sa façon de n’importe quel sujet, alors qu’il est tenu à distance au moment où il s’agit de traiter de questions scientifiques sérieuses. De cette façon, la psychanalyse risque de se voir rabaissée au rang des opinions ou des croyances, privée des moyens de faire valoir sa légitimité et, dans certains cas, son efficacité.


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Une place certaine dans la culture

A défaut d’exhaustivité, impossible dans ce contexte, un exemple paradigmatique permet de se faire une idée sur l'évolution de la place de la psychanalyse dans la culture. Durant la plus grande partie du 20ème siècle, un pan entier de la philosophie appelé « la critique sociale » s'est allié à la psychanalyse. Max Horkheimer et Théodore Adorno, principaux promoteurs de la critique sociale et acteurs de l'Ecole de Francfort, ont intégré la psychanalyse à leur travail. Ils ont eu recours à certains concepts freudiens, et reconnu publiquement leur indiscutable utilité pour déchiffrer les crises de la civilisation européenne, en particulier les génocides.

Au sein de cette école, l’influence de la psychanalyse a ensuite décliné et même disparu avec Habermas. Dans le même temps, l'influence de conceptions éloignées de la psychanalyse s’est étendue, par exemple avec le mouvement dit du « care ». L’« éthique du care » dénonce différents maux comme le sexisme, l’homophobie, le racisme, etc., provoqués par le paradigme patriarcal de nos démocraties, ou encore les souffrances inhérentes à la vulnérabilité de l’individu, à son exposition (corps et âme) aux atteintes de ceux auxquels il est attaché »157. Deux décennies plus tard, on observe un retour à la psychanalyse, avec Axel Honneth, l’actuel directeur de l’Institut pour la recherche sociale, qui note : « Avec le souci des blessures et des souffrances qu’elles engendrent, la critique sociale se place sur le terrain de la pathologie et s’engage dans une réflexion sur les dimensions constitutives de l’« intégrité » individuelle (physique et psychique) et sur les conditions sociales de la préservation de celle-ci. Ce qui importe en l’occurrence est que l’étiologie des souffrances sociales en appelle, de diverses manières, à la psychanalyse... »158.

 

Numérique et diffusion de la psychanalyse : formation et enseignement.

Depuis le début du 21ème siècle, de nouveaux médias ne cessent de voir le jour, élargissant à l'infini les possibilités de communication et d'échanges, mais aussi d'accès au savoir. Ils contribuent à créer une nouvelle ère dont la psychanalyse s’est emparé et bénéficie amplement. Ainsi, des millions d'articles, de documents, de livres, d'archives, concernant la psychanalyse depuis ses débuts sont aujourd’hui accessibles à tous, à partir des très nombreux sites référencés. Aux informations répertoriées dans ces banques de données, s'ajoutent les conférences et journées d'études, filmées et régulièrement mises en ligne sur des plateformes dédiées ou relayées par les réseaux sociaux. Longtemps réservées aux seuls initiés, ces informations circulent librement et permettent de donner une véritable lisibilité à la psychanalyse.

Durant cette même période, plusieurs ouvrages présentant la somme des données psychanalytiques disponibles en France et à l’étranger

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157 Enaudeau C. (2017), L’« oubli » de la reconnaissance : psychanalyse et critique sociale chez Axel Honneth, Revue française de psychanalyse, 2017/2 (Vol. 81), p. 464-480

158 Enaudeau C. (2017), op. cit.


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ont été publiés159. L’ensemble de cette situation est un atout considérable pour l'enseignement et la formation des psychanalystes. Elle leur permet d’intégrer des savoirs complexes élaborés depuis plus de cent ans, en tenant compte des débats qui ont ponctué cette élaboration.

Comme dans tous les autres domaines de la connaissance, les psychanalystes participent au mouvement de réalisation de documents fiables sur la psychanalyse, comme l’encyclopédie Wikipédia le propose.

Enfin, l'enseignement de la psychanalyse s'appuie sur des conférences dites « webinars » 160, à partir desquelles certains psychanalystes créent des communautés de pratiques. La communauté de pratique est un dispositif qui permet à des personnes partageant un intérêt ou une passion d’en débattre ensemble, pour apprendre à le faire de mieux en mieux en interagissant. Le site oedipe.org en est un exemple parmi d’autres161.

 

Effets sur la pratique de la psychanalyse

Contrairement aux psychothérapeutes qui, sous l'impulsion de l’ISMHO (International Society for Mental Health Online), ont mis en place des cures et des séances de supervision par Skype, les psychanalystes continuent pour leur part à réfléchir à cet aménagement de leur cadre de travail. En effet, ce cadre repose traditionnellement sur la présence physique du patient et du praticien, ainsi que sur la détermination d'un temps de séance convenu. Par ailleurs, l’utilisation de ces nouvelles techniques leur posent de nouveaux problèmes éthiques sur lesquels il convient de se prononcer : secret des séances, captation de l'image, cryptage de la communication, etc. Le débat a commencé au sein de l'IPA (International Psychoanalytic Association) dès l'année 2000.

La transmission récente de la psychanalyse dans des pays comme la Chine ou le Japon, exige de facto des modifications et des aménagements du cadre où elle se pratique.

En conclusion, si les uns pensent que l'utilisation de Skype peut entraîner un affaiblissement de la pratique psychanalytique sur le plan éthique quand elle n'est pas réglementée, d’autres font valoir que des changements de cadre ont au contraire contribué à l’enrichir : psychanalyse avec les enfants et les adolescents, psychodrame psychanalytique, psychanalyse et thérapies familiales, etc.

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159 Assoun PL (2009), Dictionnaire des oeuvres psychanalytiques, PUF ; de Mijolla A. (2002), Dictionnaire international de la psychanalyse, Calman-Levy ; Ellenberger HF (2001), Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard ; Roudinesco E. (2000) Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard

160 Un webinar est un terme anglais traduit en français par webinaire ou séminaire web.

Contraction de web et seminar (séminaire), il désigne une réunion directe via Internet

161 http://www.oedipe.org/ouverture


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3) PRECONISATIONS ET PRATIQUES INNOVANTES

 

Résumé : Dans le vaste ensemble de la Culture, le crédit accordé à la psychanalyse reste fluctuant. La période actuelle représente sur ce plan un tournant décisif, imposant aux psychanalystes dans toute leur diversité, de mieux faire connaître la portée de « l'inédit freudien ». Selon Freud, la culture correspond à « la somme tout entière des actions et institutions par lesquelles s'opère la rupture avec l'animalité et la nature, et permet la réglementation des hommes entre eux » 162. Inscrit depuis ses origines dans le travail de civilisation, l'apport freudien joue son rôle, sans négliger les avancées des sciences cognitives, des neurosciences et de l'intelligence artificielle. Face à l'explosion des technologies du numérique et de leurs applications, face aux nouveaux médias et à l’émergence de la post-vérité, les psychanalystes ontun rôle à jouer, en particulier pour faire objection aux dérives scientistes et au naturalisme quand ils deviennent réductionnistes, populistes ou autoritaires.

Maintenir la place de la psychanalyse dans la culture suppose donc une vigilance renouvelée dans plusieurs domaines.

 

Le rôle de la sexualité. Les pulsions entre éros et thanatos.

Aucune culture, si libérale soit-elle, ne peut échapper à l’exigence civilisatrice découverte par Freud : le renoncement pulsionnel. En ce sens, les pulsions sont inéducables et demeurent à la recherche d’un mode de satisfaction en souffrance. Alors que les pulsions en forme d’éros social jouent un rôle dans la construction du lien social, leur orientation égocentrique et parfois destructrice génère, dans le même temps, haine et déliaison. Dans ce texte sans cesse réédité 163, Freud oppose l'éros (pulsion de vie, amour) et le thanatos (pulsion de destruction, de mort), dont interaction constante est l’une des principales sources du malaise structurel dans la culture. Tout à la fois voie de déplacement et de sublimation des pulsions sexuelles, la culture n’a de cesse de réprimer ces pulsions, d’où surgit l’inévitable et invivable malaise dans toute civilisation. Moment-clé de l'entrée dans le social et la culture, l'éducation est l’espace privilégié où se joue le destin de ces pulsions sexuelles.

Ce destin dépend, en partie, de l'interaction avec autrui et des traumatismes traversés, i.e. l’environnement.

Dans les lieux où l’éducation se met en place, le travail des psychanalystes doit se poursuivre, pour contribuer à éviter le « tout répressif », équivalent redoutable du dressage. Il leur revient de s'opposer aux doctrines qui naturalisent ou biologisent les symptômes comportementaux des enfants. La recherche du sens de ces conduites problématiques s’oppose au projet de leur meilleure « gestion » par les parents, l'école ou la société. Ces conduites sont abordées par les psychanalystes comme des symptômes « névrotiques » qui expriment un conflit entre des exigences pulsionnelles d’un côté, et les limites éducatives de l’autre ; interprétées dans ce sens, elles parviennent à

un compromis acceptable par l’enfant. La névrose décrite par la

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162 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, PUF Quadrige, 1995, p. 32

163 Freud S. (1929), op. cit.


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psychanalyse possède ainsi une dimension anthropologique qui en fait le symptôme de la culture.

Or, la disparition du terme « névrose » dans la classification US des troubles mentaux164 a laissé croire à certains auteurs que le sentiment de culpabilité disparaissait par la même occasion. Ces auteurs ont alors affirmé que la souffrance psychique de l’homme post moderne ne provenait plus de sa culpabilité mais de son narcissisme. Quant aux sources de cette souffrance, elles ne résidaient plus dans une culpabilité liée à son impossibilité de régler ses dettes ou de se plier aux limites fixées à sa jouissance. La souffrance psychique dépressive du sujet actuel, exempte de culpabilité, proviendrait de son incapacité à répondre aux attentes toujours plus importantes de la société à son égard. Son narcissisme blessé exigerait alors réparation en permanence, provoquant par exemple diverses conduites addictives, pourvoyeuses d’une satisfaction sans délai165.

En remplaçant la culpabilité par le narcissisme comme source des symptômes adressés à la psychiatrie, cette conception sociologique en occulte les enjeux inconscients. De surcroît, elle gomme la variété quasi illimitée des formes prises par le drame singulier du renoncement pulsionnel.

 

Le meurtre du père et l'Œdipe : deux mythes fondateurs

A ceux qui croient en la solidité de la Culture et lui supposent une stabilité quasi définitive, l’œuvre freudienne rappelle, dans le prolongement des idées de Darwin, que ses origines sont celles d’une horde primitive. Soumis à un « père » tout-puissant qui possédait à lui seul toutes les femmes, les « fils » se sont révoltés pour le tuer et l’incorporer au cours d’un repas « totémique »166.

Les fantasmes et les symptômes qui s’expriment aujourd’hui s’inscrivent dans le prolongement de cette origine mythique des premiers groupes humains civilisés : le meurtre et l’inceste. Erigés depuis en tabous sous une forme ou sous une autre, ces deux comportements archaïques n’ont toutefois jamais cessé, jusqu’à nos jours, d’accompagner toutes les sociétés humaines. Le modèle psychanalytique du fonctionnement psychique humain associe à ce premier mythe celui d’Œdipe, qui évoque sous une autre forme ses origines criminelles, en y intégrant sa composante incestueuse. Reprenant l’idée du psychologue Wundt, Freud considère que le système primitif du tabou représente le code non écrit le plus ancien de l’humanité, qui remonte à une période antérieure à tout religion167 . Dans le monde juridique actuel, les spécialistes ne sont pas rares à s’inspirer, dans leurs travaux, de ces apports psychanalytiques (Cf. Chapitre « Psychanalyse et scientificité »).

Si le Droit rappelle dans les faits à quel point le travail de civilisation n’est jamais achevé une fois pour toutes, la psychanalyse contribue à la nécessaire vigilance qu’inspire cette réalité, sur deux plans au moins. D’une part, sur le plan universel, la psychanalyse s’oppose aux idéologies qui cherchent à imposer le modèle d’un homme « normal », et voudraient

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164 DSM III (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), 1980

165 Ehrenberg Alain (1998), La fatigue d'être soi. Dépression et société, Odile Jacob

166 Freud S. (1913), Totem et Tabou, Payot, 2001

167 Freud S. (1913), op. cit., p. 32


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soumettre tous les humains aux critères d’une normalité «scientifiquement » établie. D’autre part, sur le plan clinique, le psychanalyste travaille au cas par cas, contribuant à rendre intelligible à chacun la part d’archaïque qui surgit dans ses conduites et dans ses fantasmes.

En faisant valoir l’hypothèse de l’inconscient freudien, les psychanalystes s’adressent à leurs semblables pour les inviter à entendre, dans leurs paroles, l’écho de cette part ignorée d’eux-mêmes qui, parfois, fait irruption dans leurs dires aussi bien que dans leurs actions. Alors que le non-conscient cognitif démontre sa pertinence dans le cadre expérimental des neurosciences et de la psychologie cognitive168, l’inconscient freudien s’invite de manière inattendue, aussi bien sur la scène publique (lapsus et actes manqués des personnalités en vue : politiques, animateurs, journalistes, etc.), que sur la scène personnelle et intime (rêves, oublis, affects inattendus et irrépressibles, etc.).

 

La place du langage

Dès le départ, l’expérience psychanalytique démontre que le langage est plus qu’un simple outil de communication. Le stage de Freud à la Salpêtrière, en 1886169, lui prouve que la parole influence le réel du corps. En présence des hystériques, il observe qu’elles réagissent comme si l'anatomie n'existait pas : leurs symptômes (paralysies, dysfonctionnement des organes, etc.) n’obéissent à aucune logique organique170. Aujourd’hui, on retrouve cette idée dans les commentaires courants à propos des troubles corporels que la médecine échoue à expliquer : « C’est dans la tête ». La réalité anatomique ne permettant pas d’expliquer les symptômes de ces patientes, Freud découvre qu’en les écoutant parler, il réussit à mettre à jour leur sens inconscient. Jusque-là interprétée comme « simulation », cette nouvelle réalité permet d’entrevoir qu’en médecine, au-delà du réel anatomique et fonctionnel, un troisième ordre de réalité s’impose parfois : la réalité psychique. La place du langage dans le devenir psychocorporel humain sera développée par Jacques Lacan en 1956, avec cette formule : « L’inconscient est structuré comme un langage »171, reprise ensuite par Françoise Dolto dans un ouvrage intitulé « Tout est langage »172. La pratique psychanalytique qui s’étend désormais en Orient tend à valider cette conception173.

Après la « décennie du cerveau »174, alors que le « tout cérébral » tente de s’imposer avec la mise en œuvre de programmes colossaux comme « Human brain project » en 2013175, ou « Brain Activity Map Project », en 2013, il est indispensable que les psychanalystes poursuivent leurs travaux, fondés sur le rôle multiforme, complexe et irremplaçable du langage. Accroître le

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168 Nacache L. (2006), Le nouvel inconscient, Odile Jacob

169 Freud travaille à la Salpêtrière de 1885 à 1886, dans le service du Pr. Jean-Martin Charcot

170 Freud S. (1893), « Charcot », in Résultats, Idées, Problèmes, Tome 1, 1984, p. 60-74

171 Lacan J. (1956), Le Séminaire livre III - Les psychoses, 1955-1956, p. 20

172 Dolto F. (1987), Tout est langage, Gallimard

173 http://www.transfers.ens.fr/psychanalyser-en-languesintraduisibles-et-langue-chinoise

174 The decade of the Brain, 1990 –1999 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/11025621

175 Human Brain Project : projet scientifique qui vise à simuler le fonctionnement du cerveau humain grâce à un superordinateur d'ici 2024 environ.


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déséquilibre en faveur de la seule matière cérébrale accroît simultanément le risque de se détourner peu à peu des spécificités du psychisme humain176. Or, le lien social et les techniques de gouvernance qui le sous-tendent en passent nécessairement par le langage et l’interlocution qu’il suppose. En théorie comme en pratique, la psychanalyse enseigne que le langage est l’une des composantes essentielles de la dimension symbolique sur laquelle repose le pacte social.

Les découvertes étourdissantes sur le fonctionnement cérébral ont pour inconvénient d’en négliger un aspect pourtant décisif. En effet, si le cerveau est bien la condition nécessaire à la vie psychique, il n’est pas une condition suffisante. Pour que la vie psychique advienne et réussisse à s’exprimer chez l’humain, une autre condition s’impose : l’interaction avec autrui.

Le malentendu concernant l’autisme tient en partie à cette situation. D’un côté, les psychanalystes ont longtemps ignoré le réel cérébral de ces personnes, lui préférant le réel psychique auquel ils se confrontaient depuis des décennies177. De l’autre côté, les neuroscientifiques qui croyaient raisonnablement pouvoir tirer profit de leurs découvertes fulgurantes sur le fonctionnement biologique du cerveau, ignoraient ces professionnels de la relation qui, avec des fortunes diverses, travaillaient obstinément aux côtés des autistes et de leurs familles. Aujourd’hui enfin, une sorte d’équilibre commence à se mettre en place dans le domaine des réponses qu’il convient d’apporter aux souffrances liées à l’autisme.

D’une façon générale, le respect de la démocratie sanitaire implique le libre choix, par les usagers, des méthodes mobilisées pour soulager leur souffrance psychique. Respectueux de la loi, les psychanalystes mettent leurs compétences au service des personnes en état de souffrance psychique, sans rejeter a priori les autres méthodes de traitement psychique. Toutefois, ils entendent que soit respectée leur propre méthode, qui s’appuie sur un corpus de connaissances cohérent, relatif à la réalité psychique humaine, à ses lois de fonctionnement, à son développement complexe, à sa logique spécifique. Si le psychanalyste estime être le mieux placé pour mettre en œuvre cette méthode et contribuer à son évaluation, c’est qu’avant de la proposer aux autres, il s’est soumis lui-même au bien-fondé de sa théorie et de sa faisabilité178. Si l’auto-expérimentation en médecine est courageuse, elle n’est pas originale. Certains en sont morts, comme John Crandon qui a voulu prouver la contagiosité de la fièvre jaune en 1939. Mais les autres témoignent de l’importance de ce soumettre à ce qu’ils ont prévu d’administrer à leurs patients.

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176 Zarifian E. (1999), Le déni du psychisme dans la psychiatrie contemporaine, Psychiatrie Française, n° 1 Janv.-Mars, pp. 7-11

177 Rappelons que le mot « autisme », forgé par Bleuler aux débuts de la psychanalyse, est une contraction du mot « autoérotisme » qui, dans le contexte de cette époque, signifiait simplement : autosuffisant pour être satisfait psychiquement. Cf. « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » (1911). In Résultats, idées problèmes I, PUF, 2012, pp. 136-137, note de bas de page

178 Cf. plus haut, chap. « Psychanalyse et scientificité »


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En psychiatrie, on sait qu’Esquirol (1772-1840) s’est administré certains traitements destinés à ses propres malades (douches froides, régimes, etc.), et plus récemment, Cornélia Qarti s’est elle-même soumise à la première injection de Chlorpromazine, en 1951179.

La différence entre ces auto-expérimentations médicales et la sychanalyse tient à ce qu’elle n’opère qu’à partir d’un dispositif relationnel, sans lequel rien ne se produit. Celui qui s’y risque n’en subit pas les effets massivement, mais accède progressivement à certaines vérités insues qui le concernent, lui et son histoire personnelle. Si ce dispositif offre donc un gage de sincérité, les vérités qui s’y révèlent sont singulières. Paradoxalement, le risque pris par les psychanalystes est de s’organiser autour de vérités qui, in fine, ressemblent à des croyances éphémères et partiales. Cependant, la tenue régulière de congrès et de colloques nationaux et internationaux où ils confrontent leurs avancées théoriques, leurs techniques de formation et les modifications de leurs pratiques, demeure le meilleur moyen de continuer à éviter ces dérives.

A l’ère des fakes news, dans une culture dite de « post vérité », la psychanalyse conserve bel et bien une référence à la vérité, qui est inséparable de l’exercice de la critique. Toutefois, parmi les critiques qui la visent en ce moment, certaines relèvent davantage du stéréotype et de l’idée reçue que de l’argumentation rigoureuse. Faire de l’inconscient freudien une croyance héritée du 19ème siècle, aujourd’hui dépassée par la science moderne180, revient à ignorer la contribution des psychanalystes à l’étude de phénomènes contemporains tels que les meurtres en série181, l’homoparentalité182, le retrait social des jeunes (hikikomori)183 ou encore la radicalisation islamique184.

A tous points de vue, les psychanalystes ont gagné le droit d’inscrire leurs travaux cliniques, non seulement dans le cadre de la recherche scientifique universitaire et académique185, mais aussi dans l’ensemble du paysage culturel français 186,187,188,189.

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179 Chertok Léon (2006), Mémoires, Odile Jacob

180 Liaudet J-C. (2002), La Psychanalyse, Le Cavalier Bleu, coll. Idées reçues : Santé et médecine, no 41

181 Zagury D. (2008), L’énigme des tueurs en série, Plon

182 https://homoparent.hypotheses.org Ducousso-Lacaze A. & Scelle R. (2006), Dossier « Homoparentalités », Revue Dialogue, n° 173.

183 Tajan N. (2017), Génération Hikikomori, L’Harmattan, 383 p.

184 Benslama F. (2016), Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Seuil

185 Cf. plus haut, chap. « Psychanalyse et scientificité »

186 Laurent Telo (2018), M le magazine du Monde, De Michel Drucker à Jean-Luc Mélenchon, le complexe Gérard Miller, 25 mai 2018

187 Roudinesco E. (2017), Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Plon / Seuil

188 André J. (2018), L'inconscient est politiquement incorrect, Gallimard

189 Kristeva J. (2016), Je me voyage, Fayard