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Conférence - Débat

Laura DETHIVILLE

Psychanalyste, Membre associé et Vice-présidente de la SPF
(Société de Psychanalyse Freudienne)
 
La rencontre avec l’autre:
l’apport de D.W. Winnicott

A l'occasion de la parution de son livre: "D. Winnicott. Une nouvelle approche",
Laura Dethiville nous fait partager ce en quoi la lecture de Winnicott a renouvelé
 son écoute et son engagement dans la relation à l'autre, de l'enfant à l'adulte.

le 16 Mai 2009 à 10 heures

au Centre Universitaire Hôtel Dieu le Comte
Place du Préau   -   Troyes

                    

Dans son livre « Donald W. Winnicott. Une nouvelle approche », Laura Dethiville propose une lecture rigoureuse de cette œuvre qui connut un grand succès dans les années soixante-dix, puis souffrit, selon son expression, d’un «  affadissement ». Selon elle, en sont responsables :

- les problèmes de traduction, aussi bien lexicaux que de formulation, de vocabulaire ou encore de développement théorique ; la pensée de Winnicott s’en est trouvée réduite, détournée de sa complexité . Laura Dethiville donne l’exemple des objets et phénomènes transitionnels assimilés à « l’objet familier » ou «  l’objet de prédilection », le « doudou », ce qui est, dit-elle, « l’illustration de la manière dont l’œuvre de Winnicott, de part ce que l’on croit être sa simplicité, a été la plupart du temps vidée de son contenu incisif ».

Autre exemple, celui de la mère «  good enough » ou «  suffisamment bonne », « passée dans le langage analytique comme un slogan psychologisant et culpabilisant ».

-Laura Dethiville reprend ce qui a pu être parfois difficile à conceptualiser de cette pensée sans cesse en mouvement, pensée du paradoxe, de la création incessante de concepts qui pourraient rendre compte de la clinique et réinventer la position du thérapeute ou de tout professionnel dans la rencontre avec l’individu en souffrance psychique.

Les notions théoriques et cliniques de vrai et faux-self, holding, handling,… trouvent dans cette approche rigoureuse l’organisation, la cohérence avec lesquelles elles ont été conceptualisées, transmission d’autant plus difficile que Winnicott se refusait à « faire système », à être dogmatique,  préférant le désaccord, et la pensée vivante, sans cesse renouvelée par la clinique.

Laura Dethiville illustre certaines de ces articulations entre théorie et clinique, comme les addictions et l’objet transitionnel, la psychosomatique et l’hyperfonctionnement intellectuel…

Elle rend compte de la façon dont l’écriture de Winnicott « permet la digression, le désaccord…et ouvre le champ de notre propre capacité créatrice ».

Quelques autres livres récemment parus :

Adam Phillips. « Winnicott ou le choix de la solitude » Editions de l’Olivier

F.Robert Rodman : « Winnicott, sa vie, son œuvre ». Editions Eres



Texte de la conférence

Conférence du 16 mai 2009
Laura Dethiville

Anne Bazin : Nous accueillons aujourd’hui Laura Dethiville, qui est psychanalyste, membre associée et vice-présidente de la SPF (Société de psychanalyse freudienne).  Vous venez de publier Donald Winnicott, une autre approche. Nous vous laissons la parole pendant une petite heure et puis, nous aurons un débat.

Laura Dethiville : Ce livre est le produit de 10 à 12 ans de travail autour de Winnicott. J’explique au tout début comment ça s’est passé : quand nous avons créé la Société de psychanalyse freudienne, il y a 14/15 ans et que nous avons mis en place les enseignements, quelqu’un a dit : « Il faudrait un enseignement sur Winnicott. » A l’époque, Winnicott, je connaissais un peu, comme tout le monde. Je connaissais l’objet transitionnel, ce qu'on appelle maintenant le doudou, c’est Winnicott qui l’a conceptualisé le premier. Je connaissais « la capacité d’être seul avec la mère », des choses comme ça. Je n’avais pas plus d’idées que ça sur Winnicott. J’avais l’idée que c’était un gentil monsieur qui s’occupait des relations mère-bébé, et qui avait eu son heure de gloire à l’École freudienne lorsque Lacan a commenté l’objet transitionnel. Tout le monde à l’époque, dans les années 1971-72, lisait L’objet transitionnel. J’ai même redécouvert l’autre jour que j’avais fait un exposé à la fac sur l’objet transitionnel. Comme quoi, il y a des amours qui ne finissent jamais et on ne sait jamais par où ça passe.
            Donc je me suis mise à travailler Winnicott. Je le lisais dans les traductions françaises qu’on avait à disposition à l’époque – même il y a dix ans, il y a plein de choses qu’on n’avait pas – et je dois dire que la plupart du temps, ça me tombait des mains. Je trouvais ça ennuyeux et souvent, difficile à comprendre. Ça semblait clair, mais en fait ça ne l’était pas du tout. Et puis un jour, lors d’un voyage en Angleterre, à Londres où j’étais allée visiter la maison de Freud, il y avait dans la petite boutique du musée un petit coin des éditions Karnak Books, et je suis tombée sur Winnicott en anglais. Je ne suis absolument pas bilingue, ne pensez pas que j’aie un talent particulier pour l’anglais. Je connais assez bien l’anglais, mais je suis incapable de soutenir une conversation à brûle-pourpoint avec quelqu’un. Enfin, ça dépend sur quel sujet. Je me suis mise à lire Winnicott en anglais et je me suis aperçue que du coup, je comprenais. Je comprenais ce que je ne comprenais pas en français. C’est une expérience que je vous recommande de faire et qui marche à tous les coups. C’est pareil avec l’allemand. Je ne suis absolument pas germanophobe, pas du tout – voilà un beau lapsus : je suis germanophobe ; mais je ne suis pas germanophone. Il se trouve que mon compagnon lit bien l’allemand et à chaque fois que dans un groupe de travail on n’y arrive pas, on ne comprend pas ce que dit Freud, on retourne au texte allemand et ça paraît beaucoup plus lumineux. C’est l’histoire habituelle de la traduction qui trahit le texte.
            Donc je me suis mise à lire Winnicott en anglais et d’abord, je me suis aperçue qu’il y avait des erreurs de traduction énormes, et qu’elles étaient passées dans le langage courant.Par exemple, la fameuse « mère suffisamment bonne ». La « mère suffisamment bonne », en anglais, c’est good enough mother. Le good enough en anglais, je vous assure que ce n’est pas très sympathique. Si quelqu’un vous invite à dîner et qu’en partant vous disiez : « Oui, c’était good enough », je pense que vous ne serez pas réinvité. Good enough veut dire : moyen, juste passable. C’est cela que veut dire Winnicott. Et nous, nous nous sommes accrochés à cette mère suffisamment bonne comme à une espèce d’idéal, une adéquation possible entre la mère et le bébé, alors que ce qu’il dit, c’est : la good enough mother, c’est juste celle qui permet d’être. Un collègue de Lyon a suggéré de traduire a good enough mother par « une mère passable », dans le sens où elle permet de passer. Il faut qu’elle soit ni trop, ni trop peu.
Autour de ça, j’ai découvert plein de choses, la plus importante étant l’histoire de ruthless. Winnicott dit qu’à une période, au début de la vie, l’enfant est ruthless. On a traduit par « cruel ». Et vous entendez parler de la cruauté de l’enfant, de la cruauté primitive. Je me disais : « Mais c’est quoi, ce jargon ? Comment un bébé qui vient de naître peut-il être cruel ? Comment peut-on utiliser le mot cruauté pour un nourrisson ? » Et je suis allée voir de plus près : ruthless, c’est un mot du vieil anglais. Il aimait ça, Winnicott, il utilisait des mots peu usités, même en anglais. Ruthless veut dire « sans égard », c’est tout. Ça ne veut pas dire que l’enfant est cruel, ça veut dire qu’il ne tient pas compte de l’autre. C’est important, parce qu’à ce moment-là de la vie de l’enfant, l’autre n’est pas constitué comme tel. Donc, on n’est pas dans la relation d’objet. Winnicott n’est pas un théoricien de la relation d’objet. Il dit : à ce moment-là, au tout début, l’enfant et la mère sont mêlés, pas en fusion mais mêlés. L’enfant ne sait pas encore ce qui est à lui et ce qui est à l’autre, parce qu’il ne sait même pas qu’il y a un autre. Pour l’illustrer : si l’enfant balance un coup de poing ou un coup de pied, ce n’est pas qu’il veut faire mal. Il est simplement en train d’utiliser sa propre motricité et il n’a pas encore les limites. Si ces limites touchent un autre humain qui est là, un autre humain qui est aussi un autre sujet, c’est de ce côté que vient le « cruel ». Winnicott n’est pas toujours très précis, mais là, il est précis. Il dit ruthless quand il s’agit du bébé, et il dira « cruel », cruel, cruelty, quand il s’agit de l’adulte. L’adulte peut vivre le mouvement de l’enfant comme cruel. C’est cette tonalité de la réponse de l’environnement qui va donner son sens au mouvement de l’enfant. L’enfant est agité par une sensation, physique par exemple. Il ne sait pas encore si c’est dedans ou si c’est dehors. Winnicott dit : « À cette époque-là de la vie, une colique, un mal de dents, etc., c’est aussi extérieur qu’un coup de tonnerre. »
            Prenons la sensation de faim, tout bêtement. L’enfant n’a pas d’autres moyen de la manifester – il ne manifeste pas, d’ailleurs, je suis en train de dire une bêtise. Il faut prendre les choses au sens freudien, avec à la base une espèce de platitude de l’énergie. Cette tension qui anime l’enfant à cause de la faim, il va essayer de la décharger par les seuls moyens qu’il a à sa disposition à ce moment-là, c’est-à-dire l’agitation : il va gigoter, puis il va crier. Mais au tout début, prenons un tout début théorique, ce cri n’a aucunement valeur d’appel, il n’est que réaction motrice, il ne sert qu’à faire baisser la tension, comme vous pourriez le faire un jour de grand énervement. Il y a des films qui montrent ça : on se met sous le pont du métro et on hurle quand le métro passe, parce que ça décharge la tension. Mais l’enfant n’est pas seul. Il y a un autre à côté de lui – un autre qui est le petit autre à ce moment-là, mais qui est également le grand Autre, lieu du langage – il y a un autre à côté qui va venir et apporter une réponse à cet état de fait. Et c’est cette réponse qui va donner du sens à la perception première de l’enfant. C’est le point essentiel, où l’on voit qu’on est toujours pris dans l’Autre, dans le désir de l’Autre, et comment tout est humanisé d’emblée. Je vous ai parlé d’un tout début théorique, car au bout d’une dizaine de fois de cette expérience, et ça va vite une dizaine de fois, ça fait à peine quelques jours, mettons un peu plus d’une dizaine de fois. L’enfant va vite repérer que s’il pleure, il fait venir cet autre. Et là, ses pleurs deviennent appel à l’autre, qui est en même temps le grand Autre car il porte en lui le langage et aussi un désir.
            Vous voyez comment se construit le rapport à l’autre, comment l’enfant se construit dans le rapport à l’Autre ? Winnicott a compris cela, c’est sa grande originalité. Freud, Melanie Klein et tous les autres avant lui considéraient l’être humain comme un tout, comme une espèce de quelque chose qui pouvait se débrouiller tout seul avec ses fantasmes, avec ses pulsions. Et Winnicott dit : « Ce n’est pas vrai. » Il le dit d’abord d’une phrase complètement mystérieuse : « La pulsion ne s’est pas emparée de la position centrale. » Là aussi, il y a des problèmes de traduction, parce que les Anglais ont traduit le Trieb allemand par « instinct ». Winnicott reprend ce terme d’« instinct », mais il va aussi dire pulse, « mouvement vers ». La pulsion, ça se passe entre le somatique et le psychique. Donc il faut une élaboration psychique pour qu’on puisse parler de pulsion, c’est autre chose qu’un instinct. Winnicott souligne qu’au tout début, on est dans cet instinct primaire qui est seulement un mouvement vers.

            Winnicott, je vous le situe, entre deux guerres ; il est né en 1896 et deux guerres ont marqué sa vie : la Première Guerre mondiale, parce qu’il était jeune étudiant en médecine. Il n’a donc pas été mobilisé, mais il est parti sur un destroyer – je vous raconterai tout à l’heure comment déjà il avait repéré quelque chose – et la Deuxième Guerre mondiale. Au cours de la Première Guerre mondiale, nombre de ses camarades d’enfance ou d’étude sont morts, et il a porté ces morts pendant sa vie entière. On parlerait maintenant de culpabilité du survivant. Il disait à sa femme, quelque temps avant sa mort, qu’il avait eu l’impression qu'il devait vivre sa vie entière  pour ceux qui étaient morts, comme si c’était à lui de faire un certain mouvement. Quant à la Deuxième Guerre mondiale, vous le savez, les Anglais n’ont pas été occupés, mais ils ont été bombardés, très fortement bombardés. C’était un désastre. Le gouvernement de l’époque a eu l’idée d’éloigner les enfants des villes pour les mettre à l’abri des bombardements, en particulier les enfants de Londres. On les a envoyés soit dans des foyers, soit dans des familles d’accueil, selon leur âge. On les a éloignés. Imaginez ce que ce pouvait être pour ces enfants qui sont partis quatre ans. Ce n’était pas comme quand on va à l’école et qu’on revient les week-ends, ou quand on va chez la nounou et que les parents peuvent venir. On ne circulait pas sur les routes d’Angleterre à ce moment-là. Donc il y a des enfants qui ont été séparés de leurs parents pendant quatre ans sans jamais les revoir. Les papas étaient souvent partis à la guerre et les mères se retrouvaient complètement seules, sans le contenant que représente le père pour tenir les situations. Winnicott, avec deux autres psychanalystes anglais, a écrit au gouvernement en disant : « Vous allez faire une grosse bêtise. On va le payer très cher. On va le payer très cher même au plan national. » Parce que ça faisait beaucoup d’enfants, et que quand ces enfants plus tard sont devenus eux-mêmes parents, on a vu les dégâts qui avaient été causés. Il faut penser à la vie en termes transgénérationnels, car d’une génération à l’autre, on porte le trauma de la génération précédente.
            Par exemple chez nous, on n’a pas réalisé pendant longtemps, et encore maintenant, comment la guerre de 1914/18 qui a saigné les campagnes a été un trauma incroyable à l’échelle d’une nation. Quand j’étais petite, on voyait ces veuves de 1914/18 qui étaient souvent des jeunes femmes. Il y avait aussi beaucoup de mères d’enfants morts. Et tous ces gens étaient en noir. Tout le monde a dans sa tête une grand-mère qui pleurait ; presque tout le monde avait dans sa tête une grand-mère qui pleurait parce qu’elle avait perdu son enfant à la guerre, ou son mari, ou son jeune fiancé. On ne s’est pas du tout rendu compte que ça a été un deuil de toute la nation, et qu’il a été porté par les enfants d’après. J’ai dans la tête comme ça, des cas de patients dont les grands-pères étaient morts à la guerre de 1914/18 ; les pères avaient été élevés dans cette tristesse, auprès d’une mère endeuillée et dépressive. On les appelait « pupilles de la nation ». Et la troisième génération, celle de mes patients quand ils sont arrivés, apportait tout cela, mais ce n’était pas vraiment verbalisé. Ce n’est pas non plus caché, ce n’est pas un secret de famille, mais ce n’est pas profondément pris en compte. Je le dis parce que moi-même, dans ma génération, on ne se rendait pas compte de ce qu’avait été ce drame, ce drame d’une France qui a été saignée de ses éléments les plus porteurs, de ceux qui étaient capables de faire des bébés.
            Donc, on a confié à Winnicott pendant cette période où les enfants ont été déplacés la mission de superviser et d’aller dans les différents foyers voir un peu ce qui se passait. Et c’est là qu’il a pu mettre au point toutes ses idées sur ce qu’il a appelé plus tard la « déprivation ». La déprivation, ce sont des enfants qui ont eu mais qui ont perdu. Ce n’est pas la même chose que des enfants qui n’ont jamais eu. Cette déprivation, il va l’associer plus tard à des mouvements qui sont des mouvements antisociaux, ce qu’il appelle la « tendance asociale ». C’est un horrible terme ; de temps en temps, Winnicott est vraiment énervant. Antisocial tendency, qu’est-ce que ça veut dire ? Ce rapprochement a conduit à mélanger la violence, la délinquance de l’adolescence avec la déprivation. Ce que dit Winnicott, c’est que la tendance antisociale est un moment que tout le monde traverse, à un âge relativement petit. Et que s’il y a eu déprivation pendant cette période, cette tendance antisociale peut se fixer. Elle se verra un peu chez les petits, ça fera des enfants insupportables, mais au moment de l’adolescence ça peut aller vers la délinquance. Initialement, cette tendance  antisociale n’a rien d’antisocial – ce sont des mots à la Winnicott –, mais elle peut le devenir quand l’enfant est suffisamment grand pour que ses actes puissent être considérés comme délinquants.
            Je pense que sa vie se situe entre ces deux pôles. Enfant d’une famille bourgeoisissime de Plymouth, il était parti pour être médecin. Son père était maire de la ville et il avait été élevé dans des conditions matériellement assez idylliques. Il a fallu les toutes dernières années pour qu’on puisse s’apercevoir que derrière ces conditions apparemment idylliques, il y avait quand même le problème d’une mère déprimée, délaissée par son mari, et dont le petit Winnicott était censé s’occuper. Est-ce pour cela qu’il a voulu faire médecine ? Le père avait une affaire, on dirait maintenant d’import-export très florissante et il s’attendait à ce que son fils unique – c’était son seul fils, après deux filles – prenne la relève. Je pense que Winnicott s’est sauvé dans la médecine, justement pour ne pas faire ça.
            Une anecdote : quand il avait 16 ou 17 ans, embarqué pendant la guerre sur son destroyer, il écrivait à sa mère : « Je pense que je suis là uniquement pour que les boys puissent écrire chez eux et dire qu’il y a un médecin à bord ». Il ne savait rien faire, évidemment, mais heureusement pour les hommes, il y avait un infirmier très expérimenté qui faisait tout le boulot d’un médecin. En somme, il était un signifiant ; il y avait le signifiant, donc ça suffisait. Que le médecin en question soit incapable de faire une piqûre ne gênait personne. Ce qui est extraordinaire, c’est que déjà il avait repéré ce dont il s’agissait.
            Donc il fait sa médecine, il voulait être médecin généraliste. Et puis un jour, il rencontre un livre de Freud et dans le même temps dans sa vie, il épouse une jeune femme qui manifestement, d’après tous les témoignages, présentait des troubles psychotiques importants. Donc le mariage commence à être un peu compliqué. C’était une chanteuse, elle s’appelait Alice. Ils sont restés quand même vingt ans ensemble ; il a tenu le coup, il a essayé de la guérir. Je pense qu’il a essayé de la guérir, comme il avait essayé de guérir sa mère. Masud Khan, qui était son élève, disait : « Essayer de la soigner lui a pris toute sa jeunesse. »
            Donc il rentre en analyse. Rapidement, il est nommé au Paddington Green Hospital où il restera toute sa carrière. C’était un hôpital d’enfants, mais à l’époque, il n’y avait pas de pédiatres. Cette spécialité n’existait pas en Angleterre ; il était donc consultant, attaché au service pédiatrique/d'enfantsde cet hôpital. Ici vient un point très important, à rajouter au nombre des erreurs de traduction, ou au moins des approximations, car parfois on ne peut pas traduire. Son premier livre qui s’appelait Through Pediatrics to Psychoanalysis, a été traduit De la pédiatrie à la psychanalyse, et ce titre déjà nous met en erreur. Car ce n’est pas un pédiatre qui vient à la psychanalyse. C’est un médecin consultant dans un service d’hôpital, dont la manière de travailler va se trouver modifiée par sa propre analyse et par ses propres contacts avec la psychanalyse, car il va faire d’abord un contrôle avec Melanie Klein. Il précise : « Ce ne sont pas les bébés qui m’ont formé. À l’époque je n’avais aucune idée que le bébé est une personne. » Vous trouverez ça dans un texte qui s’appelle « Au début de la fin de l’effondrement », qui est un de ses textes ultimes. Il y a aussi un petit texte autobiographique qui s’appelle « D.W.W. par D.W.W. ». D., c’est Donald, W. c’est Woods, qui était le nom de jeune fille de sa mère, et Winnicott est le nom de son père. Il n’a jamais lâché le W. du nom de jeune fille de sa mère. Il dit : « C’est cela, la psychanalyse, qui m’a métamorphosé d’une part, et d’autre part c’est mon travail avec des patients adultes psychotiques, dans des phases de régression profonde qui m’ont fait toucher du doigt quelque chose de l’élaboration du psychisme premier. » Et il ajoute : « C’est après cela que j’ai commencé à regarder les bébés autrement. » Donc, il dit pas : « J’écoute des bébés et j’en déduis des choses par rapport à l’adulte », mais « J’écoute des adultes en phase de régression profonde et ça me donne une ouverture par rapport à ce que peut bien être la vie psychique première. » C’est après l’analyse qu’il a commencé à regarder les bébés autrement, il est quand même très important de le considérer.
Donc Winnicott, ce n’est pas un monsieur qui s’occupait des bébés. C’est un analyste qui s’est trouvé transformé par son analyse et par la manière dont il a pu écouter ses patients grâce à l’analyse.
Telle était la manière d’être de Winnicott ; c’est dire qu’il avait une position très particulière par rapport à la théorie. Dans ce texte, à moins que ce ne soit dans « L’apport de Melanie Klein », il dit à propos de la théorie de l’époque : « Quand j’ai commencé à travailler, je me suis aperçu qu’il y avait quelque part quelque chose qui ne collait pas ». Et plus loin : « Je me suis aperçu que ce n’était pas comme ça, et je me suis dit : eh bien ! je vais suivre mes intuitions, je vais travailler avec les gens selon ce qu’ils m’apportent et non pas selon une théorie préexistante en moi. Et si la théorie ne colle pas avec ça, elle n’a qu’à s’adapter et c’est tout. » Et, ajoute-t-il : « C’est exactement ce qui s’est passé. »
            Donc pas de théorie préexistante pour lui, il était à l’écoute du patient d’une façon extrêmement ouverte. Quand quelque chose lui paraissait nouveau ou étrange, il écoutait. Quelque chose venait du patient – du patient adulte – et lui-même partait dans une espèce de rêverie au bout de laquelle il lui arrivait – ou il ne lui arrivait pas, parce que ce n’était pas comme ça à chaque fois – de se trouver dans une autre position et de se dire : « Mais voilà. Il me dit ça, j’entends ça. Il me dit ça, mais c’est de ça qu’il s’agit. Ce n’est pas du tout ce qu’on m’a appris quand j’étais à l’école de psychanalyse, si on peut dire. »
            Donc, le premier point important, c’est cette reprise du texte anglais que j’ai faite avec les questions de traduction. Je vous ai donné deux exemples. Dans la discussion, on pourra en trouver d’autres. Il faut dire aussi que je n’ai fait cette reprise, lu Winnicott qu’en ayant déjà en moi bien installé tout ce travail qui a été fait depuis les vingt dernières années sur les bébés : tout ce qu’on a appris sur la constitution du psychisme premier par l’observation du bébé, par le travail dans les hôpitaux, tout ce que maintenant par ces choses magiques – enfin magiques et pas magiques – qui s’appellent les échographies par exemple. Du temps de Winnicott il n’y avait rien de tout ça. Pourtant, il a osé dire qu’il y avait une vie intra-utérine importante et tout le monde l’a pris pour un dingue, tout le monde a trouvé que vraiment il exagérait. Maintenant, c’est prouvé par toutes les expérimentations qu’on peut faire.

            L’autre point important, c’est la prise en compte de l’interaction précoce. Tout un travail a été fait ces dernières années sur les interactions psychiques précoces. Il y a même des livres qui s’appellent comme ça, des recueils de textes de gens qui ont travaillé là-dessus. Ce que Winnicott met en évidence, d’une manière intuitive, c’est-à-dire sans les moyens techniques que nous avons maintenant, c’est comment nous devons agir ce sur qui agit sur nous. Le bébé est actif dans la relation. Leibovici disait : « Le bébé maternise la mère. » Il fait un boulot pour aller vers sa mère, pour être un nourrisson. La mère n’est pas toute seule dans cette histoire ; le bébé, il y va. Et quand il n’y va pas, on voit bien la déception, l’épouvantable déception d’une jeune maman qui vient d’accoucher, qui veut allaiter et le bébé ne prend pas le sein. Vous avez ça dans vos cliniques. Le bébé ne fait pas son boulot de bébé ; il est censé quand même être un bébé et avoir envie du sein de sa mère. C’est de ça qu’il s’agit dans l’inconscient de la mère.
            Je parle dans le livre d’un cas par illustrant le faux self, autre invention de Winnicott : c’était un enfant qui était né difficilement, très précocement, par césarienne, et qui avait été mis immédiatement en couveuse. Il avait été même intubé, il était nourri par sonde, et à chaque fois qu’on tentait de le sortir de la couveuse, il chopait une infection. Au bout du compte, son hospitalisation a duré un an. Et quand il est sorti de la couveuse, sa mère m’a raconté comment elle avait été totalement démunie en face de ce bébé qui, habitué à être nourri par sonde, ne faisait plus aucun effort pour aller vers. C’est ce dont je vous parlais tout à l’heure, ce mouvement qui va vers et qui au bout d’un moment devient un appel. Ce bébé n’avait aucune demande, aucun appel. Et comme la mère était déjà un peu mal à l’aise dans cette position de mère, ne savait pas trop y faire – il faut dire qu’on lui mettait dans les bras un bébé d’un an, elle avait raté tout le début où l’enfant était en couveuse – eh bien, quelque chose entre eux ne s’est jamais construit. Quand je l’ai vu arriver à 8 ans, cet enfant n’était pas psychotique. Il s’était servi de son intelligence – de son intellect comme dirait Winnicott – pour se sortir de cette situation. Il était brillantissime, sur tous les plans, mais incapable d’une relation affective avec quelqu’un. C’est ce que je vois sans arrêt ; je vois des gens qui sont dans une réussite incroyable mais qui sont incapables d’un vrai contact avec l’autre. C’est autour de ça que ça se passe. Cela ne peut pas aller sans symptômes.

            Donc, l’important, c’est que quand je me bouge – je suis le bébé, malgré les apparences – quand je me bouge, je me modifie. Allons un peu vite, parce qu’on n’a pas toute la journée. Je bouge, donc je me modifie et il faut que l’environnement me renvoie quelque chose de ma propre modification. Si l’environnement n’est pas en interaction avec moi, n’est pas capable de me renvoyer quelque chose de ma propre modification, c’est une détresse intolérable. Le regard de la mère est un miroir, - Un des textes essentiels de Winnicott s’appelle « Le regard de la mère comme miroir ». Ce miroir n’est pas une surface plane, c’est un autre humain. Ce que la mère renvoie, ce n’est pas seulement une image de ce qui vient de se passer ; c’est ce qu’elle a vécu, elle, de ce qui vient de se passer et comment elle l’intègre dans son rapport à son petit. C’est absolument essentiel.
            Il y a une fameuse expérience faite par les Américains, qui a beaucoup servi pour les interactions psychiques précoces : on met une mère et un bébé dans deux pièces avec des télés. Il n’y a que les Américains pour faire des trucs comme ça, mais il faut reconnaître que ça marche, que ça nous ouvre les yeux. C’est comme les histoires de mort subite du nourrisson. On s’est aperçu que les mères qui juraient leurs grands dieux qu’elles étaient là pour soigner leur enfant, en mettant des caméras en douce dans les chambres, que c’étaient elles qui les étouffaient ou que c’étaient elles qui créaient le symptôme. Vous êtes au courant de ces histoires-là. C’est étonnant quand même, ce syndrome-là.
            Donc là, on met des mères et des bébés dans deux pièces différentes reliés en direct par une télévision. Le bébé commence à gazouiller. La mère répond à ces gazouillis, comme font les mères.  Le bébé re-répond mais en fonction de ce que la mère vient de lui renvoyer. La mère re-répond mais en fonction de ce que le bébé vient de lui renvoyer. Des histoires classiques que vous connaissez tous, qu’on fait machinalement. Quand on est en train de bêtiser avec un enfant, c’est cela qu’on fait. Là-dessus, on déconnecte la télé et on repasse au bébé qui va continuer à gazouiller, l’enregistrement d’avant. C’est-à-dire qu’il a toujours sa mère : il a toujours la voix de sa mère, il a toujours l’image de sa mère, mais ce que la mère lui répond est inadapté et pas en lien, pas en résonance avec ce que lui, est en train d’émettre. Et le bébé rentre dans une détresse absolument intolérable. Ils disent qu’ils arrêtent l’expérience avant que ça ne devienne vraiment un trauma pour l’enfant. Ils l’ont fait dans tous les sens en voulant être sûrs, par exemple, que ce n’est pas la fatigue qui fait qu’au deuxième coup le bébé ne peut plus tenir le coup. C’est hallucinant, c’est-à-dire que c’est la même mère, on l’entend parler, on entend son sourire, mais ce n’est pas en relation avec ce que l’enfant est en train de lui transmettre. Et le visage de l’enfant se fige, il se met à pleurer, il ferme la communication. Mais ça, vous pouvez le voir aussi chez ce que j’appelle les bébés sidérés, c’est-à-dire ces bébés qui sont surstimulés, au bout d’un moment, ce n’est pas adapté à ce que le bébé attend, à ce qu’il est en train de transmettre. Vous l’avez vu cent mille fois ; ce sont les grands-mères en général qui font ça, parce qu’elles veulent que l’enfant soit là, elles veulent que l’enfant soit répondant par rapport à tout, donc c’est le moment le plus dur.

            Ce qui est important dans ce que dit Winnicott, c’est l’importance de l’environnement. Mais ne faisons pas d’erreur : l’environnement ne fait pas la structure, c’est-à-dire que le psychisme va se fabriquer à la croisée de tous ces chemins. D’abord, ce que l’enfant amène avec lui à la naissance – il appelle ça les « malles » –, les malles que l’enfant amène à la barrière douanière, c’est son héritage génétique, son vécu fœtale, c’est-à-dire ce qu’il a déjà vécu, et le fait qu’il est inscrit depuis bien avant sa naissance dans des signifiants qui ont préexisté à sa venue au monde. C’est le psychisme de ses parents qui l’ont fabriqué : comment, pourquoi à ce moment-là le désir, qu’est-ce qu’il représente ? Enfin, tout ce que vous travaillez en analyse. Donc l’enfant vient au monde avec ça. Et en même temps, ce monde va lui être présenté par celui d’à côté, le Nebenmensch dont parle Freud dans L’Esquisse. Lui d’un côté, cet humain d’un côté. Donc l’enfant va se construire au carrefour de tout ça, ce avec quoi il vient au monde, le rapport à l’autre, et le rapport à l’autre surtout qui va métaboliser, transformer un vécu corporel dont l’enfant ne peut autrement rien faire. C’est ce que je vous disais tout à l’heure. Il a faim, mais il ne sait pas que ça s’appelle de la faim, il ne sait pas ce qu’il éprouve, il sait simplement qu’il éprouve une sensation.
            Là où ça devient compliqué, mais c’est juste un aparté, c’est après – c’est pour ça que le lait ne résout pas tout, parce qu'après avoir bu, cette sensation-là a disparu, mais cette sensation le constituait. Donc l’enfant, d’une certaine manière, se retrouve berné. La satisfaction purement du besoin n’est pas suffisante pour apporter la satisfaction. Il faut que ça ait été accompagné de tout un mouvement autour de la satisfaction de l’instinct, cette sensation qui était déplaisante certes, mais qui était la sienne,  pour pouvoir considérer qu’il n’y a pas un trou à l’intérieur de lui maintenant puisque cette sensation est partie, doit être compensée par tout l’environnement affectif, de parole, de contact corporel de la mère. Donc donner la tétée à un bébé, ça ne suffit pas à calmer les choses. Ça suffit à calmer la faim, mais ça ne suffit pas à calmer ce qui accompagnait cette sensation. Au contraire, ça peut donner de l’angoisse. Là, je me suis appuyée sur le travail de Bion où il s’agit d’une métabolisation de la mère, de l’éprouvé physique et psychique de son petit. Bion va dire : « C’est un état de rêverie maternelle. » Et il va demander à l’analyste d’avoir la même position. On verra tout à l’heure, si on a le temps, la position dans la cure.
            Donc Winnicott va dire : « C’est à partir de ces expériences que va émerger un Je. » Mais un Je qui va se construire par rapport à cet Autre, qui est à la fois le petit autre et le grand Autre, cet autre et les autres de l’Autre. Il dit : « À ce moment-là, c’est la mère telle qu’elle est dans sa réalité psychique », c’est-à-dire elle avec tout ce qui l’accompagne dans sa réalité psychique, consciente ou pas consciente. C’est compliqué, on n’en sortira pas. Quand on voit ça, on se dit : « Mais il n’y a pas moyen, ça ne marche pas. De toute façon, il y a un moment où ça ne va pas marcher et de toute façon il se débrouillera quand il sera grand. Il ira faire une analyse. » Là, je vous ai parlé de la faim, mais par exemple les sensations d’angoisse peuvent être décryptées par la mère comme « j’ai faim ». Donc elle va apporter le sein là où ce n’était pas de ça qu’il était question. Et on retrouve beaucoup ça dans les troubles alimentaires, par exemple chez des gens qui se précipitent sur le frigo devant la moindre sensation d’angoisse. Je ne sais pas si vous avez des patients adultes qui disent : « Je n’arrive pas à faire la différence entre la faim et l’angoisse. » Et dès que cette angoisse apparaît, elles vont vers le frigo, c’est-à-dire qu'elles répètent la réponse première qui a été donnée au début. Les mamans vous disent qu’elles ont vite fait quand même de reconnaître les pleurs de colère pour faire venir maman – ça n'est pas là au début, il faut un petit moment pour que l’expérience permette ça – les pleurs de faim, les pleurs d’inconfort, les pleurs d’angoisse. Il y a des angoisses, en particulier le soir à la tombée de la nuit ; tout le monde connaît les pleurs du nourrisson vers 6h30/7 heures. Et les pleurs : « Je suis trop fatigué, je n’arrive pas à trouver le sommeil. » Les jeunes mamans et papas disent qu’au bout d’un mois ou deux mois ils sentent ça, mais les jeunes papas disent que leur femme est plus douée qu' eux pour ça. Winnicott dit que vers le septième mois de sa grossesse, la femme rentre dans ce qu’il appelle la « préoccupation maternelle primaire ». Cette préoccupation maternelle primaire, dit-il, c’est un étrange état psychique. Ceux qui ont des enfants peuvent le retrouver, ceux qui ont vu des jeunes mamans peuvent le retrouver, c’est un étrange état psychique qu’il va comparer presque à une folie, mais une folie saine où les jeunes mamans vont rentrer dans une espèce d’identification à leur bébé qui les fait se couper du reste du monde, et cette préoccupation maternelle primaire, dira-t-il, va durer encore deux mois, deux mois et demi, trois mois après la naissance. C’est exactement, si vous calculez bien, le congé maternité. On a de la chance. Et encore, l’Europe vient nous le rallonger. Je militais pour parce que je trouvais que deux mois et demi était trop juste pour reprendre le travail parce que les femmes sont encore dans la préoccupation maternelle primaire. Or, dit-il, cet état psychique très étrange, elles vont le quitter, elles vont l’oublier. Je me souviens d’une patiente que j’avais en contrôle, qui était enceinte pour la troisième fois. Vers le septième mois, elle venait courageusement à ses séances avec son ventre en avant ; et un jour, elle arrive, elle me dit : « Écoutez, je ne sais pas, je n’arrive plus à penser. Je suis là sur mon ventre et je n’arrive plus à penser. » Je lui dis : « C’est peut-être la préoccupation maternelle primaire. Ça me paraît normal. » Et elle me dit : « Ah, mais vous avez raison. C’était comme ça dans mes deux premières grossesses. J’avais complètement oublié. » Il dit que cet état particulier, la femme rentre dedans, elle en sort. On sait maintenant que c’est lié aussi à des hormones. Elle en sort, elle oublie qu’elle y est entrée, mais c’est ce moment-là très particulier qui lui permet d’être présente, attentive à son enfant et de comprendre ce qu’il ressent par identification. C’est pour ça que les papas disent que les femmes sont plus douées qu’eux pour ça, parce que c’est la mère qui est dans la préoccupation maternelle primaire. Peut-être que si on mettait des injections d’hormones aux papas, on aurait une double préoccupation maternelle primaire.

            En gros, ce sont des histoires de théorie. Est-ce que vous voulez que je vous parle maintenant de sa manière de travailler, de la manière dont il concevait sa clinique ? Je vous l’ai dit : jamais de préconception préalable. Et ça, ça rejoint Bion qui disait qu’il faut rentrer dans une séance sans théorie, sans souvenirs et sans mémoire. Je ne suis pas d’accord sur tout quand il dit parle de mémoire, mais en tout cas sans théorie, sans a priori. Il disait que chaque séance était un tout en son entier et qu’il fallait rentrer dans cette séance avec cette ouverture à ce qui allait arriver du patient, cette ouverture à l’inconscient. Moi je pense que ça ressemble beaucoup à ce que François Roustang appelle la « disposition ». Ce n’est pas la neutralité bienveillante ; c’est autre chose la neutralité bienveillante. C’est juste être dans cette espèce de disposition psychique qui permet d’être là où le patient est, y compris s’il est dans un état infantile,pour que vous aussi vous puissiez voir les choses de cette manière-là. Donc c’est la clinique qui va être le point de départ pour Winnicott, mais pas l’inverse. Donc c’est une position d’humilité : il n’est pas celui qui sait, il n’est pas un gourou. Il s’agit de faire le chemin – alors là, c’est ma manière à moi de vous le raconter – de faire le chemin avec, accompagner, cheminer avec. Il ne faut pas précéder, il ne faut pas être trop derrière non plus. Je pense à la métaphore d’un cheminement. Il doit accompagner, il doit éventuellement aider le geste créateur, parce que c’est de ça qu’il s’agit. Winnicott va dire : « C’est au patient de trouver lui-même ses propres réponses dans sa propre créativité. » Et l’analyste doit attendre, il doit être calme et attendre. Mais attendre ne veut pas dire être inactif. Justement, on a mélangé l’analyste silencieux, l’analyste qui ne bouge pas avec l’analyste respectueux. Ce n’est pas la même chose. Il s’agit de respect, il s’agit d’écoute. Je dis qu’on est là pour accompagner, pour aider le geste créateur, pour faire pressentir : on chemine dans un chemin de forêt, il y a un caillou sur le chemin et on voit que l’autre va se le prendre dans le pied. Il y a trois solutions : ou on avertit qu’il y a un caillou, on empêche à l’autre son expérience – c’est ce qu’on fait beaucoup avec les enfants ; ou on le laisse se ramasser le caillou et puis advienne que pourra, on verra bien ; ou par une espèce de chose infime on fait légèrement dévier la trajectoire et on passe à côté. Eh bien, c’est ce que disait Winnicott : faire juste pressentir ou marquer une hésitation devant un chemin qui peut paraître sans issue, mais ne pas arrêter. Marquer une hésitation, ça veut dire : s’il veut aller sur ce chemin sans issue, il y va. Mais on a marqué ce léger truc. Pareil pour le caillou : on a fait pressentir. Si l’autre n’a pas envie de pressentir, il se le prend son caillou, ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave puisque c’est une expérience personnelle, c’est quelque chose qui de toute façon va enrichir son rapport au monde. C’est pareil avec les enfants : ils se cassent la figure en bicyclette, eh bien ils se cassent la figure en bicyclette, ils se sont cassés les dents de devant, ce n’est pas hyper grave parce que maintenant on les répare très bien, et puis voilà. Ce n’est pas le mieux qu’on a à souhaiter, mais ils l’ont vécu, il faut qu’ils le vivent.
            Donc c’est une communication subtile où il y a le risque énorme de ne pas être perçu. Eh bien, ce n’est pas grave, le chemin durera un peu plus longtemps. Je pense à l’analyse. Si ce qu’on a essayé de faire passer de façon subtile n’est pas passé, je dis qu’il faut le faire de façon ouverte, de façon à ce que le patient prenne ou ne prenne pas, mais que ça n’arrête pas son évolution, au sens que si vous balancer une interprétation, une intervention un peu radicale, vous arrêtez tout. Il va s’adapter, comme le dit Winnicott, si on donne des interprétations qui sont les preuves de notre intelligence à nous, les analystes, parce qu’on adore avoir l’air intelligent. Eh bien, qu’est-ce que le patient va faire ? Comme le bébé avec sa mère, c’est-à-dire qu’il va se soumettre à quelque chose qui n’était pas ce qu’il attendait à ce moment-là. Et on va voir du coup se développer encore plus le faux self au lieu d’aider à trouver la libre créativité. C’est vrai que dans la première partie, je ne vous ai pas parlé du faux self et des empiètements.
            Donc de deux choses l’une : ou bien on ne dit rien jamais, et à ce moment-là le patient se trouve devant une mère morte, et on ne voit pas l’intérêt de rééditer le trauma du passé. Ferenczi le disait très bien : « Trop de neutralité dans ces moments-là, c’est du sadisme. Ça ne fait que rééditer les douleurs du passé, et c’est comme ça que les patients tournent en rond et passent des années et des années en analyse. Or il ne se passe rien, parce qu’ils sont toujours là en train d’attendre qu’un jour maman se réveille. » Et donc ils ne peuvent pas lâcher et ça va durer aussi longtemps que les impôts.
            Toute interprétation péremptoire va avoir cet effet-là ; pas d’interprétation du tout va laisser le sujet en errance. Je ne suis pas sûr que l’errance soit quelque chose qui nous mène quelque part. Le propos de l’analyste, c’est d’ouvrir tous les champs des possibles pour que le patient y gagne sa propre créativité, mais à son temps et à son heure. Un patient lui a dit un jour : « En s’occupant bien de moi comme vous le faites, c’est en fait me nourrir. » Winnicott dit : « Il n’aurait pas pu le dire en inversant les termes, car si je l’avais nourri, il se serait soumis et ça aurait joué dans le sens du faux self. » Vous voyez la nuance ? C’est-à-dire que si ça avait été un gavage d’interprétations de sens et tout ça, il se serait soumis. Là, Winnicott se garde bien de ça, mais il crée tout cet environnement qui va permettre que le patient y trouve sa propre créativité. Et le patient va dire : « C’est comme si vous m’aviez nourri. C’est aussi bien et aussi beau. » L’autre jour,  une patiente  m’a dit : « À chaque fois que je viens, c’est comme un repas : c’est toujours du pain mais ce n’est jamais le même. » J’ai trouvé ça délicieux. J’avais les larmes aux yeux. C’est toujours du pain, mais ce n’est jamais le même pain. Et quand elle dit que ce n’est jamais le même pain, ce n’est pas parce que dans sa tête j’apporte du pain différent ; c’est parce qu’elle est capable de goûter des sortes de pains différents. C’est elle qui bouge, ce n’est pas moi. Et je bouge en même temps qu’elle.
            Et c’est toujours la problématique du créer-trouver, dont je ne vous ai pas parlé non plus dans la première partie. C’est-à-dire que l’image que j’ai, c’est ce que le psychanalyste va semer. Winnicott le dit à un moment, il parle de seeding, il va semer dans l’espace transitionnel du patient. Et ces choses qu’il va semer vont rester tranquillement en dormance. Je ne sais pas si ceux qui font du jardinage savent que certaines graines doivent absolument avoir une période de dormance pour pouvoir germer un jour. Et cette période de dormance est différente selon les espèces et  selon les graines, selon la température qu’il fait. Quelquefois ça peut être trois ou quatre ans. Vous avez semé un truc, rien n’est venu. Et quatre ans après, vous voyez apparaître quelque chose à quoi vous ne vous attendiez pas. Et c’est obligatoire, la nature c’est ça : il faut passer par une période de dormance. L’image que j’avais prise, c’est celle-là : le psychanalyste sème – tout à l’heure je vous ai pris une métaphore de forêt – des graines qui vont rester en dormance jusqu’au jour où elles vont apparaître, et le patient aura l’impression que c’est à lui qu’elles appartiennent; elles vont faire partie de ses possessions. C’est-à-dire que ce n’est pas une idée de l’analyste, c’est une idée à lui qui lui vient sans qu’il ait vu par où c’était passé. Ça, vous l’avez tous vécu très souvent. Le nombre de fois où un patient va dire : « Ah, ça fait quinze fois que vous me répétez ça, je n’ai jamais rien entendu. Mais là, aujourd’hui, je viens de comprendre quelque chose. » C’est du même ordre. Et il va les amener comme une trouvaille personnelle, c’est à lui. C’est même agaçant quand tout à coup ils disent : « Ah, j’ai tout compris ! », etc. Ils ont parlé avec leur copine et du coup ils ont compris quelque chose, alors que ça fait quinze ans que vous essayez de faire passer quelque chose. C’est très énervant, c’est très frustrant pour l’analyste, mais c’est comme ça que ça se passe. Il faut que ça passe par des chemins détournés.
            Donc ces graines, ces idées, elles étaient là attendant d’être trouvées. Elles étaient là comme le sein, le créer-trouver dont parle Winnicott. Il dit : « La mère va mettre le sein au bon moment, là où le bébé expectait, attendait quelque chose. » Donc l’enfant va avoir l’impression qu’il vient de créer ce sein, qu’il l’a créé par l’hallucination de son désir. Mais en même temps – et c’est ça le paradoxe compliqué – il fallait bien que soit là, attendant d’être trouvé, un sein réel, parce que l’hallucination n’a jamais nourri son homme, comme chacun sait. C’est bien joli, ça dure trois minutes, mais après le bébé recommence à pleurer. Il faut que le sein soit là pour qu’il puisse être trouvé par l’enfant. Et c’est parce qu’il est trouvé qu’il va être créé. C’est toute la problématique – je suis désolée de ne pas en avoir parlé tout à l’heure – absolument essentielle du créer-trouver et qui nous accompagne notre vie entière. Je pense même que dans les relations amicales, amoureuses, on est toujours dans le créer-trouver. On crée l’autre en même temps qu’on le trouve. De ça, j’en suis sûre. Et c’est ça la plus riche relation à la réalité, et ça se passe dans l’espace transitionnel évidemment. Donc ces idées, elles étaient là attendant d’être créées-trouvées par le patient qui va pouvoir en faire quelque chose. C’est d’autant plus essentiel chez les patients qui justement ont l’habitude de tout intellectualiser. Ils ne seront que trop contents si on leur rajoute encore une intellectualisation, dont ils vont pouvoir se servir, et ça ne va servir à rien pour leur mouvement profond.
            Et Winnicott dira à la fin de sa vie : « Je suis atterré par les changements que j’ai pu empêcher autrefois par mon besoin d’interpréter. À l’heure actuelle, je crois que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. » C’est quand même bien. « Je crois que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. » Il dira aussi à un autre moment : « Je prends la parole pour leur montrer que je ne dors pas, pour qu’ils soient sûrs que je sois là. » Ne riez pas. J’ai dans mon bureau un chien qui vieillit en même temps que moi et qui ronfle. L’autre jour dans mon séminaire, je racontais ça et une de mes patientes d’autrefois m’a dit : « Mais j’ai toujours cru que c’était vous. » Et je lui ai dit : « Mais vous ne m’avez jamais réveillée. » Elle a dit : « Je n’aurais surtout pas osé. J’ai pensé que si vous dormiez, c’est parce que je vous ennuyais. » Vous voyez comment sont les patients. L’analyste s’endort, et c’est le patient que cela gêne. Maintenant, quand mon chien ronfle, je me dépêche de parler ou de tousser, ou de faire quelque chose pour qu’on voie bien que je suis réveillée.
            Et Winnicott dit : « À la limite, ce n’est pas ce qu’on dit tellement, mais la façon dont on le dit. » Ce sont les mots qu’on emploie. Il y a à travailler – tout à l’heure je vous parlais de choses subtiles – entre la syntaxe et le vocabulaire, la sémantique et la grammaire, de manière à pouvoir faire passer un message qui soit suffisamment ouvert, que justement le patient prend ou ne prend pas. S’il ne le prend pas, ce n’est pas grave ; on n’aura en tout cas pas fait dresser de plus grandes défenses. Il va dire : « Tiens, mon analyste m’a raconté ça aujourd’hui. » Ça n’a pas plus d’importance que ça. Mais si on arrive à toucher cet endroit de lui où ça fait tilt, il va prendre.
            Je vais vous donner un exemple clinique, mais il n’est pas à moi. C’est un exemple clinique que j’ai entendu l’autre jour dans un séminaire. C’était une jeune analyste en contrôle, elle avait une patiente qui avait des troubles du ventre, qui voulait avoir un enfant et qui par ailleurs avait toujours des troubles digestifs. Elle lui avait dit : « Vous confondez votre ventre gynécologique avec votre ventre digestif. » Ce qui était parfaitement juste, mais qui n’avait eu aucun effet. Mais ça n’a pas fait de mal non plus. Le contrôleur lui a dit : « Mais vous n’avez qu’à lui dire qu’elle croit faire un enfant comme on fait un caca. » C’est-à-dire qu’elle employait le mot caca, qui renvoyait à la petite fille avec ses théories sexuelles enfantines, puisque une des théories sexuelles enfantines c’est qu’on fait un bébé comme on fait un caca. La jeune femme en contrôle a dit : « Vous croyez qu’on fait un bébé comme on fait un caca. » Et ça a été magistral. Est-ce que vous voyez la nuance ? Dans le sens, ça veut dire la même chose, mais quand elle parle de faire un bébé comme on fait un caca, à qui est-ce qu’elle parle, l’analyste ? Elle parle à la petite fille qui est là et qui reste coincée sur ses théories sexuelles enfantines, fonctionne encore là-dessus, et  ne peut pas lâcher. Vous voyez la nuance ? Ce n’est pas ce qu’on dit – parce que c’est rare qu’on dise des conneries quand même – mais la manière dont on le dit et la manière dont ça peut être pris ou pas pris. Il y a des choses toutes bêtes comme de dire : « Moi, je ne sais pas, mais il me semble que. » Parce que c’est moi l’analyste. Si j’ai tort, j’ai tort. Mais le patient en fait ce qu’il veut. Enfin des choses comme ça. Ou : « Peut-être qu’on aurait pu dire ça. » Mais ce sont des choses importantes. Par exemple un patient qui dit toujours : « Mon père… » Le jour où vous allez lui dire : « Et votre papa là-dedans ? » Mine de rien, vous le voyez repartir dans la position où il disait papa. Il y a plein de choses comme ça. Tout à l’heure, on peut en parler si vous voulez. J’ai plein de petits exemples de ces choses où l'on va en fait activer une régression temporaire, les quelques minutes que ça dure, en parlant à l’enfant qui est là, à l’enfant dans l’adulte.
            On va peut-être s’arrêter parce que si vous voulez qu’on ait le temps de discuter. Je peux continuer longtemps.

Intervenante : Un mot peut-être sur le faux self.

Laura Dethiville : C’est quand même le gros truc de Winnicott. Je vous ai dit que cet enfant vient au monde avec ce qu’il est. Il dit qu’il y a un self depuis le début. Il dit même qu’il y a un pré-self, qui se construit dans la vie fœtale, et que cet enfant vient au monde comme ça. A partir de là, il va manifester des mouvements vers le monde,  des émotions. Si le comportement de l’environnement correspond à ses besoins à ce moment-là, il va continuer son développement intellectuel, moteur, tout ce par quoi un bébé passe. Il ne faut pas oublier quand même qu’ils ont du boulot la première année, c’est un peu dur d’être un bébé la première année, il en apprend des choses. Et Winnicott dit : « À ce moment-là, ça va continuer d’une manière harmonisée. ». Si l’environnement fait défaut, soit parce qu’il n’a pas compris, soit parce qu’il n’a pas été là, soit parce qu’il a été trop là [des enfants surstimulés par exemple], à ce moment-là, pour se protéger, pour protéger le self qui n’a à ce moment-là aucun moyen de se défendre, pour se protéger de ce que Winnicott va appeler les « empiètements » l’enfant va se construire comme une coquille qui sera le faux self et qui va lui permettre de se protéger et de garder à l’intérieur de lui un self intact; mais il va fonctionner sur ce faux-self dans le rapport à la vie, au monde. Winnicott fait toute une distinction entre ce qu’il va appeler les « degrés normaux du faux self » et le « faux self extrême ». C’est-à-dire qu’au fond, si vous m’écoutez, vous avez dû vous dire : « Attends, ce n’est pas autre chose que le moi, ce qu’elle nous raconte là. » Le faux self du début, effectivement, c’est le moi par exemple chez Lacan ; c’est la partie de nous qui s’adapte en relation avec le monde. On ne peut pas rester ouvert comme ça à tout. Mais il dit : « Là où les choses deviennent compliquées et dangereuses, c’est quand le faux self s’est construit d’une manière tellement forte que l’individu lui-même le prend pour sa vraie personnalité, c’est-à-dire que l’individu ne sait plus jamais qui il est. Il dit : « Tous dans notre vie, nous fonctionnons en faux self, il n’y a que comme ça qu’on peut être en contact avec le monde social, mais dans les moments de solitude, dans les moments de tranquillité, on retrouve notre self profond. » Les cas pathologiques sont ceux où l'on ne peut plus retrouver ça, et ça fait des individus – c’est le petit enfant dont j’ai parlé tout à l’heure – qui vont être incapables d’être du côté de l’affectif. Il dit : « Ces faux self-là se construisent d’autant plus aisément qu’on avait un intellect brillant. »   « L’enfant a été surmené d’emblée dans ses capacités de penser et il a construit tout ça pour protéger son self profond. » Est-ce que c’est une explication qui vous paraît claire ?
            Donc je dis que le faux self c’est le moi imaginaire, le moi de Lacan, le faux self banal. On est tous là-dedans. Dans le livre, je fais un schéma et je montre bien, effectivement, qu’on retrouve  Lacan parlant du moi ou Winnicott parlant du faux self, des phrases quasiment pareilles. Par exemple Winnicott dit : « C’est le faux self qui vient en analyse en un premier temps. » Lacan  : « C’est le moi qui vient en analyse, c’est le petit moi sur ses petites pattes qui vient en analyse. » Il y a plein de phrases comme ça qui se correspondent, qui disent la même chose. Mais dans le cas extrême de la schizophrénie, c’est un clivage c’est sûr, mais c’est une fausse personnalité qui s’est construite en identification au désir de la mère, au désir des parents. On en a plein, des faux self autour de nous. Et il dit : « Dans ce cas-là, une analyse intellectualisée va aller exactement dans le sens du faux self et ne va faire que renforcer le faux self. » C’est le danger – Winnicott disait ça en 1960 – de l’analyse, puisqu’elle est dans la verbalisation tout le temps, tout le temps, tout le temps. Si on ne s’occupe que de la verbalisation, le danger grave, c’est d’aller dans le sens du faux self et de ne faire qu’augmenter ce symptôme. » Il dit d’ailleurs, dans son École de psychanalyse : « Ce qui est plus grave, c’est que ça fait des analystes pour qui la formation analytique c’est parfait, pour ne jamais aller voir à l’intérieur ce qu’il y a, et qui vont continuer à fonctionner comme ça et faire fonctionner leurs patients comme ça. »
            Je peux vous proposer un truc que j’ai trouvé chez les Anglais, que je trouve très bien. On fait un buzz time, ça veut dire qu’on s’arrête quelques minutes pour que vous parliez à vos voisins, vos voisines, et on commence les questions avec un petit décalage, le temps que les idées vous viennent, que les associations vous viennent, parce que c’est lourd.

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Intervenante : Comme travail clinique, à partir de l’objet transitionnel et du créer-trouver, j’aimerais vous demander ce que vous pensez de l’invasion actuelle des tétines, du fait qu’on ne puisse pas voir un bébé, que ce soit dans le métro, enfin n’importe où, sans une tétine dans la bouche. Ça m’interroge beaucoup parce que je trouve qu’on voit rarement de bébés qui sucent leur pouce. Quand j’étais jeune, il y a une trentaine d’années, il n’y avait pratiquement pas de tétines. Les tétines, c’était quelque chose d’archaïque qu’on voyait plutôt dans des pays un petit peu moins développés que le nôtre, au Moyen-Orient. Et maintenant, on voit des tétines dans les magasins, il y en a de toutes sortes, de toutes les formes, de toutes les couleurs, avec des doigts pour mettre les tétines dedans, les protéger, etc. Et même quand on voit un enfant maintenant de 4 ou 5 ans, voire plus âgé, il arrive avec sa tétine dans la bouche. Qu’est-ce qu’il en est de cette formation à l’addiction ? Actuellement, on est en train de lutter contre le tabac, contre toutes les formes d’addiction, tout ce qui tourne autour de l’oralité. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Laura Dethiville : Je pense que ce n’est effectivement pas  top, mais je pense aussi que la position d’avant, où on ne mettait pas de tétine au bébé, était quand même très surmoïque pour les parents. C’était la honte si on était une mère qui avait un bébé avec une tétine. On a dit au fur et à mesure des années que prendre son pouce, ça déformait le palais. Et les orthodontistes de s’en donner à cœur joie avec les appareils. Ce n'est pas  ce que j’en pense, c’est-à-dire que la tétine en soi, ce n’est pas un problème. Mais la tétine comme remède à tout, oui, ça devient un problème. Maintenant, on sort la tétine et on bouche toute possibilité d’expression. Je pense que ça fera des problèmes d’addiction et ça fera des problèmes alimentaires importants. Ceci dit, il y en a déjà. Je ne sais pas si vous voyez le rapport des jeunes actuels à l’alcool, c’est hallucinant quand même. Les cuites à 12/13 ans. Pas journalières, mais de temps en temps, lors des fêtes. La tétine là-dedans, effectivement, ce n’est pas bien, mais ce n’est pas bien parce que c’est réponse à tout.

Intervenante : Et par rapport au créer-trouver ?

Laura Dethiville : Alors est-ce que ça fait moins d’objets transitionnels ? Je ne sais pas. Je vais vous faire rire parce que j’ai rencontré un petit Finlandais il y a quelques mois. C’est la première fois de ma vie que je voyais ça. Un petit Finlandais, enfant d’une mère finlandaise et d’un père français, élevé en France, la communication n’était pas difficile, mais ils étaient retournés vivre en Finlande où franchement ça a l’air d’être bien, ça a l’air d’être cool l’éducation des enfants. Ils ont d’emblée des choses par rapport à l’éducation. C’était à la deuxième séance, ils étaient venus pour me consulter, ils avaient pris l’avion, c’est moi qui mets sur le tapis le fait que – c’était l’époque où on avait vu dans le journal les ours blancs qui descendaient parce qu’ils perdent leur territoire, ils étaient arrivés dans les rues d’Helsinki et on essayait de les endormir pour les mettre dans des zoos, puis la plupart du temps ça se terminait par un carnage. Je lui ai dit : « Tu as vu ça, toi ? » Il m’a dit : « Oui, et tu sais, mon doudou c’est un ours blanc. Il est grand comme ça, je peux me mettre dans ses bras. » Et j’ajoute : « Ah bon ? Alors dans l’avion, tu as pris deux places, parce qu’à vous deux, vous êtes deux. » Il me dit : « Mais tu comprends, c’est parce que mes premiers doudous, je les ai mangés. » Je n’avais jamais entendu parler de ça, et quand les parents sont revenus le chercher, j’ai dit : « C’est vrai qu’il les a mangés ? » Eh bien, les trois premiers doudous, il les a boulottés entièrement, ils sont rentrés dans son ventre. La mère a dit : « Oh, c’était du cachemire, il se portait très bien. » Il les a boulottés. Je n’avais jamais vu ça. Et c’est du même ordre, c’est-à-dire c’est mettre à l’intérieur. Mais je suis plus affolée encore par les histoires de doudous actuelles, c’est-à-dire que les doudous, on les achète aux enfants, alors que c’est l’enfant qui doit le créer. On lui dit : « C’est un doudou », alors que c’est lui qui, à partir d’un objet de son environnement, va faire un doudou. Ça peut être un bout de couverture, n’importe quoi, mais c’est lui qui va faire que cette chose-là devienne son objet transitionnel. J’ai vu l’autre jour qu’il y a un site internet qui s’appelle « allô doudou » ou « au secours doudou », qui vous remplace le doudou dans l’heure. C’est mieux que les voitures qu’on répare, on vous en prête une autre pendant la durée de la réparation. Il y a des parents qui les achètent par trois ou quatre d’emblée, sachant qu’il faut que ça perdure. Ça fera ce que ça voudra, mais ce n’est pas le doudou au sens propre du terme qui est celui que l’enfant va élire comme doudou, et ça peut être n’importe quoi. On a tout vu en doudou.
            Mais je raconte aussi cette histoire – ça m’avait beaucoup appris – de jeunes parents qui viennent me voir avec une petite fille de 3 ans. Ils venaient consulter pour la petite fille et la maman était enceinte. Elle était enceinte d’un garçon. C’étaient des gens très simples qui ne connaissaient rien à la théorie analytique. À moment donné, le père dit : « De toute manière, ma femme, elle ne s’entend pas avec sa mère », ou « ça ne va pas bien avec sa mère ». Et la jeune femme dit : « Non, ma mère a toujours préféré les garçons. Elle ne m’a pas aimée parce que je n’avais pas de zizi. » Et elle ajoute : « Mais maintenant je m’en fous, j’en ai un dans le ventre. » Une jeune femme qui ne connaît rien à la psychanalyse et qui, avec cette naïveté-là, vous dit des choses qui sont de la psychanalyse. C’est la même famille à qui j’ai dit : « Elle a un doudou, la petite ? » Et le père a répondu : « Non, non, le doudou, c’est maman. » Ça aussi, il n’y a pas plus explicite justement de l’échec de cette création de l’espace transitionnel, qui fera des addictions. C’est l’échec de la création de l’espace transitionnel qui plus tard peut faire des addictions, addictions à toutes sortes de choses. Ça peut être l’addiction à un autre humain, l’addiction sexuelle. C’est l’échec. Ce n’est pas le doudou en lui-même. C’est bien si le môme a son doudou et s’il a le temps d’avoir son doudou. Il a sa période doudou qu’il va oublier, parce que les doudous on les oublie. C’est drôle dans les analyses d’adultes comment de temps en temps, on dit : « Mais au fait, oui, j’avais un truc quand j’étais petit. » Mais on les a oubliés quand ils sont partis, quand on les a lâchés naturellement. On n’oublie pas quand ils disparaissent brusquement, soit parce que la mère l’a foutu à la poubelle, ou les grands-mères qui trouvent que ça pue, que ça sent mauvais, puis il faut qu’il soit grand. On lui enlève son doudou brutalement sans prévenir. Alors là, ça fait des traumas. Mais autrement, quand c’est l’enfant qui un jour n’en a plus besoin, le phénomène transitionnel, ça signe un moment. Enfin l’objet transitionnel. L’objet transitionnel n’est pas intéressant en soi, ce n’est pas le doudou qui est intéressant ; c’est ce qu’il nous montre d’un processus beaucoup plus complexe et beaucoup plus profond. C’est la partie immergée de l’iceberg. Et quand l’enfant a bien construit son espace transitionnel et qu’il est capable ensuite avec les autres êtres humains d’être dans cet espace-là, il n’a plus besoin de son doudou. Mais effectivement, il y en a qui vont prendre un amoureux comme doudou. Il y a combien de nénettes qui appellent leur mec : « Mon doudou. » Vous en connaissez quand même. Et c’est vrai qu’il y a des mecs qui sont des doudous.

Intervenante : Pour rebondir sur la question de la tétine, est-ce que Winnicott considérait justement la tétine comme un précurseur de l’objet transitionnel ?

Laura Dethiville : Non, c’est le pouce. Effectivement, il y avait des précurseurs, des pré-objets symboliques si on peut dire. C’étaient le pouce et toutes les autres parties du corps que le bébé pouvait tripoter. D’ailleurs il y a des gens qui n’ont jamais eu d’objet transitionnel, mais ils ont le pouce. Et puis ça passe. Oui, c’était un objet pré-transitionnel, pré-symbolique, parce que ça faisait encore partie du corps même du bébé.

Intervenante : Et la tétine ?

Laura Dethiville : Ça ne fait pas partie du corps du bébé.

Intervenante : …à quel titre on pouvait la considérer comme un précurseur de l’objet transitionnel.

Laura Dethiville : Vous êtes sûre qu’il n’a pas dit ça pour le pouce ?

Intervenante : Je l’ai lu pour la tétine.

Laura Dethiville : Vraie ou mauvaise traduction ? Ça m’étonne. Enfin, je veux bien, si vous pouvez me dire où c’est, j’irai bien voir, mais je ne l’ai pas entendu dire ça. Il dit que ce sont les objets du corps de l’enfant. Même se bouffer les cheveux, quand on est bébé, ce n’est pas grave. Quand on est grand, c’est une belle pathologie. Mais entre la tétine et le pouce, la seule différence, c’est que l’enfant, quand il veut son pouce, il va le chercher. La tétine, c’est l’adulte qui  lui met dans le bec. Alors il y a des parents malins qui attachent la tétine, qui la cousent ou qui l’attachent, et effectivement l’enfant, il faut qu’il fasse l’effort de la vouloir. Une fois qu’il la veut, il la trouve. En fait, c’est pour les empêcher de crier, c’est pour avoir la paix. C’est comme la télé plus tard : on les met devant la télé, c’est une nounou intéressante.

Intervenante : Je trouve que ça nous interroge aussi beaucoup à notre place de psychologue et de psychanalyste, l’importance de la création dans le travail. Chez Winnicott…

Laura Dethiville : C’est particulièrement vrai dans le jeu de squiggle, par exemple. Est-ce que vous savez ce que c’est que le jeu de squiggle que Winnicott a mis au point ? C’était un jeu qu’il utilisait dans ce qu’il appelait « les consultations thérapeutiques ». Winnicott était infiniment célèbre en Angleterre. Et vous avez vu comment est faite l’Angleterre ? Tout en hauteur. C’est-à-dire qu’il y avait des gens qui venaient à Londres pour le consulter dans son hôpital, mais Winnicott savait qu’il allait les voir une fois, deux fois au maximum. Souvent c’étaient des gens pauvres, et puis ils n’allaient pas pouvoir prendre un jour entier pour traverser l’Angleterre pour venir à Londres. Il adorait ça. Je le comprends, parce que j’adore ça aussi. Quand on sait qu’on va voir une famille peu, qu’on n’a pas tellement de possibilités, qu’on ne va pas nécessairement mettre en place une thérapie d’enfant, mais qu’on peut, avec une intervention au bon moment et à certains endroits débloquer quelque chose. Je ne sais pas si vous vivez ça dans votre travail de temps en temps. Donc, il avait mis au point un jeu qui s’appelle le squiggle. Et je tiens à en parler parce qu’on fait beaucoup d’erreurs sur le squiggle. Squiggle, ça veut dire « gribouillage », « grabouillage ». Je ne le traduis pas parce que ça ne sert à rien. Il était avec l’enfant devant lui, il avait un paquet de feuilles comme ça mais coupées en deux. Ce que j’avais vu une fois, c’est qu’un enfant lui avait dit : « Tu es radin, docteur Winnicott », parce qu’il avait un tas de feuilles coupées en deux, et puis il avait un tas de feuilles normales. Et le jeu consistait à dire à l’enfant : « Tu fais un trait et moi je complète. » Ça a fait un dessin. Et puis après : « C’est moi qui vais faire quelque chose et toi tu vas compléter. » Ce n’était pas un jeu qui devait servir de projectif, ce n’était pas une thérapie d’enfant, ce n’était pas un dessin de thérapie d’enfant ; c’était juste une espèce de jeu – j’allais dire – de tac tac, ça allait très vite, il y avait 16, 17, 18 squiggle. Et Winnicott enregistrait, il regardait le mouvement corporel de l’enfant et tout ça, et à un moment donné il sentait qu’on était arrivé près d’un moment important. Et à ce moment-là, l’enfant prenait toujours une grande feuille. Ça, c’était une indication. Lisez Les consultations thérapeutiques, c’est passionnant. Au moment où le message essentiel allait être donné, l’enfant prenait une grande feuille. Et Winnicott le repérait et après – on le voit très bien dans Les consultations thérapeutiques –, faisait un dessin. C’est ce que je vous racontais tout à l’heure sur l’analyste, c’est-à-dire qu’il y allait. Il y allait parce qu’il avait une idée dans la tête de ce qui était en train de se passer et il faisait un dessin. Alors pareil, si l’enfant avait envie d’y voir un dessin, il y voyait un dessin. Mais si l’enfant avait envie du coup d’en faire quelque chose – là je pense à la consultation thérapeutique d’un petit garçon qui s’appelle Bob. Allez lire ça dans Les consultations thérapeutiques. Ils sont comme ça dans le squiggle. Winnicott fait un truc comme ça, l’enfant termine en faisant un poisson, et puis il fait de gros yeux. Il repère qu’il y a quelque chose autour du portage et autour des yeux. À un moment donné, Winnicott dessine une maman avec un bébé dans les bras. Il ne savait rien de rien de la famille, il n’avait pas vu la mère encore. Et le gosse barre les yeux, écrabouille complètement les yeux. Et là, Winnicott dit : « Il venait de me donner le nœud de son problème, c’est-à-dire que quelqu’un l’avait laissé tomber. » Parce qu’il avait été « laissé tomber », entre guillemets, quand il était petit. Et quand il a vu la mère après cet entretien, elle lui a appris que quand il était bébé, elle avait une dépression grave, et que quand elle se mettait à faire quelque chose, ses yeux se fermaient malgré elle. Elle avait eu Bob dans les bras, et tout à coup – parce que c’est ça pour un enfant : les yeux de la mère ne sont plus là, elle ferme les yeux, ou elle est prise dans un monde interne tourmenté, elle n’est plus là, il est laissé tomber. L’histoire de Bob est extraordinaire. Je vous conseille aussi dans celui-là « Mark ou la réaction différée à la perte ». Ce que je crois qu’il faisait avec le squiggle, c’est qu’il rentrait dans une espèce d’espace transitionnel commun. Il y avait vraisemblablement une attention, quelque chose de fort qui montait. Et d’ailleurs très souvent, il raconte dans ses Consultations thérapeutiques qu’il disait à l’enfant : « Est-ce que tu as rêvé ces temps derniers ? » Parce que quand il sentait qu’on était près du dénouement, soit il faisait un dessin, soit il demandait à l’enfant de raconter un rêve de maintenant ou un rêve de quand il était petit. Et à partir de là, on pouvait renouer les liens. Mais très souvent, quand il disait à l’enfant : « Est-ce que tu as rêvé ? », l’enfant disait : « Oui, j’ai rêvé cette nuit. » Et Winnicott disait : « Tu as rêvé quoi ? » Il disait : « J’ai rêvé de toi », alors qu’il ne l’avait jamais vu. Vous vous imaginez ! C’est une seule consultation d’un enfant qui sait qu’il va aller le voir. Et il dit : « Il y avait ce moment où je collais à la préconception qu’il avait de moi. » Effectivement, il avait dû rêver la nuit, il avait dû rêver du monsieur qu’il devait aller voir le lendemain. Et pendant une infime seconde dans cette espèce de relation tellement forte, il disait : « C’est de toi que j’ai rêvé. » C’est-à-dire que Winnicott, le vrai en chair et en os, collait à la préconception de l’enfant. Et il dit : « J’étais devenu un objet subjectif », c’est-à-dire un objet qui était inclus… Ce qu’il recherchait, c’était ce qu’il appelait « le moment sacré » , ce moment-là où les deux étaient tellement proches l’un de l’autre que du coup l’enfant pouvait lâcher quelque chose de sa problématique, pouvait la dire, la montrer dans un dessin, ou dans un rêve, ou dans quelque chose qu’il disait. C’est extraordinaire, Les consultations thérapeutiques. C’est très chiant, parce qu’il y a le texte et il y a les dessins. Alors il faut sans arrêt changer les pages. J’ai trouvé la solution : j’ai photocopié les dessins et je travaille le texte en même temps que les dessins. Comme ça j’y vois plus clair. C’est ce que je fais pour les gens de mon séminaire : je leur photocopie les dessins à côté, je les regroupe. Faites ça pour vous si vous voulez le lire.

Intervenante : J’ai essayé de travailler avec le squiggle parce qu’on cherche dans le travail… et je n'y arrive pas, ce n’est pas mon truc. Et je trouve que c’est ça qui est intéressant dans la pensée de l’école de Bion, etc., c’est de trouver, de créer nos outils qui sont tellement variés…

Laura Dethiville : Exactement. C’est très bien que vous ayez dit ça parce que j’allais vous le dire, c’est ce qu’il dit très clairement : « C’est un moyen de communication. » Et il dit aux gens : « Si vous vous sentez de faire des squiggle, faites des squiggle. » Mais si vous voulez faire autre chose – on peut jouer aux échecs. Le tout c’est qu’il y ait cette espèce d’échange, de communication ; ça peut être n’importe quoi. Il disait que dans l’analyse d’adulte, c’est du squiggle verbal    il s’agit que le thérapeute fasse une esquisse, comme dans le dessin du squiggle. C’est une esquisse, une trace, quelque chose que le patient pourra compléter ou pas. Et il disait aussi, lorsqu’il parlait du squiggle, qu’il y a un squiggle, deux squiggle, trois squiggle, et puis le môme fait un dessin, ce qu’on appelle un dessin : une voiture, une maison, tout ce qu’on veut. Et on sent bien que là, il est dans une période où Winnicott dit que c’est une période d’hésitation. Il faut des moments où il réévalue la situation, exactement comme dans une analyse d’adulte, c’est-à-dire qu’il peut y avoir de longs moments où on a l’impression qu’il ne se passe rien, mais ce n’est pas qu’il ne se passe rien, c’est qu’ils sont en train de réévaluer la situation, la fiabilité de l’analyste et voir s’ils peuvent continuer à avancer sans danger. Et il dit que dans la spatule c’est pareil. Comme il était médecin, il avait devant lui un abaisse-langue (la spatule) et il a fait tout un tas d’observations autour des bébés, assis sur les genoux de leurs mères – le bébé n’était pas censé se servir de la spatule, lui non plus d’ailleurs, elle était juste sur le bureau – et voir comment selon l’âge l’enfant va se comporter en face de cette spatule : c’est interdit, je n’ai pas le droit d’y toucher, je la prends quand même, mais j’ai peur, je la fais tomber. Il dit : « Il y avait des longues périodes – c’est comme si en voiture on passe au point mort. Il faut un peu de temps pour réévaluer la situation et on redémarre. » Et dans le squiggle, on le voit très nettement : les enfants font un, deux, trois dessins, et lui ne se demande pas. Ils font des dessins, c’est tout, jusqu’au moment où ils recommenceront à faire des squiggle. Un dessin, c’est une manière de défense, c’est : « Je ne me laisse pas aller vers la folie créatrice du squiggle. » Ça peut être n’importe quoi le squiggle : il fait un trait, ça peut se terminer par – je ne sais plus dans quelle observation, c’est un éléphant. C’est une forme de folie, c’est comme un rêve, c’est quelque chose de l’ordre de l’incontrôlé et de l’incontrôlable. Et quand ça approche trop, l’enfant revient aux choses bien plus tranquilles qui sont les dessins. Effectivement, il ne faut pas faire des squiggle si on ne le sent pas. Moi, je ne suis pas bonne en squiggle, je ne sais pas pourquoi, je fais autre chose. Et il l’a répété. Ce qui est drôle, c’est que les articles sur le squiggle ne sont pas traduits en français. Il dit et il répète : « Surtout ne faites pas de squiggle si ce n’est pas votre truc. » Je les ai traduits ; je pense qu’ils seront dans le deuxième tome de mon livre, parce que je prépare un deuxième tome sur la clinique, et je vais introduire des textes inédits en français de Winnicott. C’est drôle, il le dit clairement, nettement : « Ne le faites pas si ce n’est pas votre truc. C’est mon truc à moi. » Lui s’amusait comme un fou, il faisait des squiggle pour tout. Il en faisait toute la journée. Et sa deuxième femme disait que quand il partait en voyage, lorsqu’il partait faire une conférence, le matin au réveil, elle trouvait des squiggle qu’il avait envoyés par la poste la veille ou l’avant-veille. Elle dit : « Parce que ma fonction, c’était de prendre du plaisir à ses créations. » On voit bien comment ça a fonctionné dans le couple. Mais elle dit : « Quelquefois, j’aurais préféré qu’il y en ait un peu moins. C’était un peu fatigant. »

Intervenante : Je suis pédopsychiatre. Je reçois des enfants qui ont des pathologies et des problèmes. Et je suis assez effarée à voir comment nous favorisons, nous allons vers la construction du faux self avec les enfants. L’école est la grande maîtresse de la construction du faux self, mais tout va dans ce sens-là. Déjà des tout petits vont à l’école, et la motricité il faut la canaliser ; ça veut dire tout de suite qu’il y a des enfants hyperactifs. Je voudrais avoir un petit peu votre point de vue sur ces aspects-là. Comment nous sommes en train de construire nos enfants ?

Laura Dethiville : On est en train de les faire grandir artificiellement en se servant majoritairement du langage, c’est-à-dire qu’on est très content que l’enfant parle bien, mais on n’est pas content qu’un enfant sache par exemple se servir de ses mains correctement. Dolto déjà disait ça, elle disait aux parents : « Mais vous savez, il y a l’intelligence des mains. » Les parents disent : « Il ne pense qu’à jouer. » À 5 ans ! Ils disent : « Il ne veut rien faire, il ne pense qu’à jouer. » Un enfant en dernière année de maternelle ! J’y vais franchement, je leur dis : « Mais attendez, il a 5 ans ! Vous voulez qu’il fasse quoi ? Qu’il passe son bac à 6 ans ? » Je le dis en rigolant, avec humour, ce qui fait qu’ils l’entendent bien, mais je suis très nette là-dessus. Effectivement, on est en train de fabriquer de drôles d’enfants. Mais il y a un moment qu’on fabrique de drôles d’enfants, parce que maintenant on se retrouve avec de drôles d’adolescents. On est en train de fabriquer de drôles d’enfants parce qu’on met en priorité le faux self, la verbalisation, les enfants parlent comme des petits adultes, mais on ne leur laisse plus la capacité créatrice qu’il pouvait y avoir autrefois, même dans la vie. Par exemple traîner en pyjama le mercredi matin, rien à faire ! Ils disent toujours : « J’ai peur qu’il s’ennuie. » Je dis aux parents : « Mais laissez-le s’ennuyer. C’est à travers cet ennui-là, c’est à travers ce vide qu’il peut être créateur, qu’il va pouvoir mettre en place ses propres capacités de trouver, ses propres capacités créatrices en lui. » Un môme qui traîne en pyjama le mercredi matin ou le dimanche matin, il n’y en a plus beaucoup. Ils ont tous des activités, il faut être debout. Ce n’est pas que la faute des parents, c’est aussi tout un monde dans lequel on vous raconte qu’il n’y a que l’excellence qui va vous permettre de vous en sortir et que l’excellence, il faut qu’elle commence à 3 ans. Je vois les cours d’anglais pré-primaire, par exemple. Vous connaissez aussi bien que moi tout ça. Il faut expliquer aux parents que simplement être permet à ces enfants d’avoir du temps à faire n’importe quoi, même des bêtises éventuellement. Ce ne sont jamais de grosses bêtises, mais qu’ils aient du temps à eux. Moi je rêve qu’on redonne aux enfants du temps pour pouvoir rêver, du temps pour pouvoir rêver leur vie. Et ça, on ne sait plus. Alors il y a des problèmes d’habitat, il y a des problèmes de mère qui travaillent, mais au moins l’été pendant les vacances. Mais même pendant les vacances, il faut faire plein d’activités sportives parce qu’il faut être le meilleur : il faut être le meilleur à la natation, il faut être le meilleur en tout. Mais qu’on leur foute la paix ! Il y a quelque chose d’un peu fou – et ça va avec les histoires de désir d’enfant dont on parlait tout à l’heure – dans la manière dont on investit l’enfant dans notre société. C’est fou ! D’abord il faut avoir un enfant à n’importe quel prix. Et puis après, on passe son temps à le regarder : il est vraiment un substitut narcissique ! Et c’est très mauvais pour les enfants, ça fait effectivement des enfants hyper agités, mais ça fait aussi des enfants qui sont en défense maniaque. Je considère qu’il y a des enfants qui sont en défense maniaque et il faudrait leur permettre de régresser, exactement tout le travail de Winnicott. On n’a pas beaucoup parlé de la régression, mais tout le travail de Winnicott, c’est de permettre aux enfants de régresser jusqu’à ce moment où ça s’était coincé, mais aux adultes aussi de régresser pour retrouver ces moments de la créativité primaire. Régresser, ça veut dire rien foutre quelquefois pour un enfant. Il y a des exemples dans Les consultations thérapeutiques d’enfants qui reviennent à des enfants quasiment de nourrissons, et ça suppose qu’il porte les familles. Je suis très vigilante à ça, je pense qu’il nous faut, si on s’occupe d’un enfant, porter la famille. Il ne faut pas disqualifier les parents, sauf s’ils sont vraiment immondes. Il faut permettre à l’enfant d’intégrer ces images parentales, c’est vraiment important. Il y a eu toute une période de la psychanalyse où c’était toujours la faute des mères, où les mères sortaient en larmes des bureaux des thérapeutes. Et on le voit maintenant : les gens qui ont fabriqué les associations pour l’autisme en disant : « Surtout pas la psychanalyse », ont été des gens qui ont été traumatisés par toute une période où c’était toujours la faute des mères, où on ne voulait même pas voir les choses comment elles pouvaient être. Winnicott avait cet extrême respect et il disait : « Même dans la famille la plus folle, c’est encore là que l’enfant est le mieux, jusqu’au moment où son évolution nécessite qu’on l’éloigne. Souvent, même une mère très folle, est capable d’avoir gardé ce rapport premier à son enfant qui lui permet de régresser et de faire ce travail-là. Il raconte l’histoire d’une petite fille de 5 ans dont la mère était psychotique et le père pas mieux. C’était un enfant intelligent, éveillé, qui avait tout un tas de possibilités. Il savait que si on enlevait cet enfant de sa famille, la mère allait s’effondrer et que tout le reste de la fratrie allait s’effondrer. Donc il a dit : « J’ai pris le pari de la laisser dans cette famille jusqu’au jour où je savais qu’il y aurait un SOS de la part de la mère qui me dirait : “Maintenant je ne peux plus.” » Et effectivement, il a fait ça et la petite, en l’espace de six mois, a rattrapé tout le retard scolaire, intellectuel, de comportement qu’elle avait accumulé parce qu’elle était là pour protéger la mère. Elle était l’étayage de la mère, donc elle avait arrêté sa propre progression. Mais Winnicott avait repéré qu’il y avait chez cet enfant des capacités, on dirait de résilience maintenant, et en six mois elle a rattrapé exactement tout, et ça a évité que toute la famille s’effondre à l’époque où il l’avait vue la première fois. Est-ce que j’ai répondu à votre question ? Je n’ai pas l’impression. Mais c’est vrai qu’il faut contenir la famille, il faut contenir les parents parce que je sais parfaitement qu’un enfant ne fera jamais une vraie thérapie s’il n’est pas persuadé que ses parents ne sont pas en danger. C’est toujours agréable d’aller voir un monsieur ou une dame sympas, avec qui on fait des dessins ou on joue à la guerre, mais ça ne sera pas du travail analytique. Ça sera un plaisir de rencontre. L’enfant ne pourra jamais le faire s’il n’est pas assuré que par ailleurs les parents ne vont pas s’écrouler. Donc c’est à nous d’y aller doucement – chez certaines familles très graves, on voit bien que si on bouge quelque chose, ça va s’écrouler – et de soutenir les parents, quitte à tout doucement les amener à consulter pour eux-mêmes, ou qu’ils puissent avoir des échanges avec nous. Il faut qu’ils nous donnent leur confiance totale pour que l’enfant puisse se laisser aller et qu’il ait vraiment la certitude que ça ne va pas faire écrouler la famille. Mais c’est évident que s'ils veulent bien venir nous voir ça ne veut pas dire qu’on fait à chaque fois de l’analyse. Il faut aussi être conscient  qu’on a des limites qui sont posées par le fait que l’enfant vit encore avec ses parents. Il ne peut pas transférer de la même manière – vous savez, c’était le grand débat entre Anna Freud et Melanie Klein – puisque ses premiers objets d’amour, le transfert étant une représentation des premiers objets d’amour, ils sont encore là, ils sont vivants, il vit avec eux tous les jours et il en dépend, et il les aime. C’est ça qu’on a du mal à se figurer. Quand on voit par exemple des parents monstrueux, on n’arrive pas à repérer qu’il en a besoin, il les aime, c’est de ceux-là qu’il a besoin, même s’il faut qu’il se défende de leurs côtés les plus nocifs. Et c’est avec ceux-là qu’il sera. Donc on ne peut pas arriver, nous, avec notre savoir : on sait tout, on fait tout bien. Non, pas question d’être comme ça. C’est dangereux, la psychanalyse d’enfant. J’ai envie de dire : « Attention, enfant ! Danger, enfant ! », comme les panneaux, parce que dans une psychanalyse d’enfant, on est pris dans des transferts qui sont bien plus compliqués que dans une psychanalyse d’adulte. On est pris avec les identifications à l’enfant qu’on a été, aux parents qu’on a eus, aux parents qu’on est ou qu’on n’est pas. Ça remue en nous des choses d’une violence. La psychanalyse d’enfant, ça secoue. La psychanalyse d’adolescent aussi. Ça nous secoue vraiment très fort et il faut être sans arrêt vigilant parce qu’on n’a pas affaire à un transfert, on a affaire à des transferts. Les parents transfèrent sur nous. Les parents peuvent aussi transférer du négatif, parce qu’ils ont l’impression qu’on vole leur enfant, mais aussi du positif, genre : ils voudraient bien qu’on les traite comme on traite leur enfant, ils voudraient bien que l’enfant qui est en eux soit soigné par nous comme leur enfant est soigné. Ceux-là sont collants, ils veulent toujours être là, les mères qui veulent prendre des bouts de séance de leur enfant. Ce ne sont pas nécessairement des mères qui veulent piquer la place de leur enfant, comme on le croit toujours. Ce sont des mères qui ont envie de nous amener aussi l’enfant qui est en elles et qu’on le soigne,qu’on s’occupe d’elles. Il faut en prendre conscience et se dire : « Voilà, peut-être qu’il faut faire un travail jusqu’au moment où elle pourra aller voir quelqu’un qui prendra en charge cette petite fille qui est en elle. » C’est toujours de l’enfant dans l’adulte qu’il s’agit ; c’est ce que disait Ferenczi et c’est ce qu’il ne faut pas oublier. On a toujours affaire à un enfant dans l’adulte. C’est cet enfant-là qui vient se faire reconnaître, et c’est cet enfant-là qui veut qu’on s’occupe de lui.

Intervenante : Et avec les adolescents et les grands adolescents ?

Laura Dethiville : C’est compliqué avec les adolescents et les grands adolescents, c’est encore pire.

Intervenante : On voit bien ce que vous dites par rapport au travail avec les enfants ; on voit bien aussi avec les adultes comment arriver à une période charnière. Mais avec les adolescents qui sont tellement pris dans, à la fois les parents actuels…

Laura Dethiville : C’est là que c’est encore plus dangereux dans notre identification possible aux parents, parce que les parents d’adolescents sont toujours nuls, on le sait bien. Vous avez bien comment ça se passe. Et au moins l’adolescent, il le dit. C’est là qu’il faut faire encore plus attention à ne pas s’identifier ; il ne faudrait pas se dire : « Je suis une bonne mère, alors que ta mère est nulle ou ton père est nul. Je vais te montrer comment ça fonctionne. » C’est encore plus compliqué, mais c’est passionnant les ados, c’est passionnant au sens que tout est en devenir, mais c’est encore plus fragile. Alors ils ratent les séances, il faut le supporter. Winnicott raconte dans l’histoire de Mark qu’il ne donnait même pas de rendez-vous d’une fois à l’autre ; c’était l’adolescent qui l’appelait quand il en avait besoin. Je fais souvent ça avec les ados. Au niveau organisationnel, je ne vous dis pas ! S’ils n’ont pas un rendez-vous dans la semaine, ils téléphonent, c’est sûr. Mais je dis : « C’est toi qui m’appelles » ou : « C’est vous qui m’appelez. » J’ai cette expérience maintenant d’avoir vu des enfants petits et de les voir quelquefois revenir grands, ce qui est très émouvant. Adolescents certes, mais même adultes. Il n’y a pas très longtemps, j’entends une voix qui me dit : « Je suis », etc. C’était un enfant que j’avais vu à 4 ans et demi ; je ne me souvenais même plus combien de temps avant. Et je vouvoie cette personne au téléphone. J’avais bien fait, parce que maintenant il a 24 ans et il vient me parler d’histoires de zizi et de quéquette. Heureusement que je l’ai vouvoyé d’emblée, parce que c’est un adulte qui est venu me parler de ses problèmes de relations avec les filles. Et j’ai bien voulu le prendre une fois, je lui ai dit : « Ce n’est peut-être pas très bien que ce soit avec moi que ces choses-là se règlent. Je vous ai connu quand vous étiez enfant. » Il m’a dit : « Oui, mais vous connaissez toute la folie familiale. Au moins, je n’ai pas tout à redire. » Ce qui est vrai, c’était une folie familiale comme j’en ai rarement vue. C’est assez sympa. Si on a cinq minutes, je veux bien vous raconter une jolie histoire, à moins que vous ayez encore des questions.
            C’est une jolie histoire de transfert. Il s’agit d’une jeune femme. Je l’ai vue quand elle était petite, elle avait 6 ans, dans un CMPP. Elle a dû venir chez moi de 6 ans à 12/13 ans. Je pense qu’on a évité la psychose, à quoi elle était destinée. Elle avait une mère schizophrène. Et vers 18/20 ans, un jour, j’entends le téléphone qui sonne. C’était elle, elle me tutoie et elle m’appelle Laura, ce qui n’est pas très orthodoxe. Et moi je la tutoie aussi, parce que j’ai essayé, quand elle est revenue adulte, de la vouvoyer, c’était tellement faux, c’était tellement artificiel que ça a empêché la réalité de la relation. Je me suis dit : « Basta, c’est ma seule et unique patiente que je tutoie. » Elle vient donc de temps en temps, elle vient me voir une fois tous les six mois quand il s’agit de changer de mec, de changer de métier. Enfin, je sers de valise. Elle va bien. Et un jour, le téléphone sonne, je décroche et j’entends une voix d’homme qui me dit : « Madame, ne quittez pas, une jeune femme va vous parler. Je suis pompier dans une ambulance. Ne quittez pas. » Et j’entends sa voix à elle que je reconnais immédiatement – c’est marrant comment on reconnaît les voix de nos patients –, en larmes, mais explosée, me disant : « Viens me chercher ! Viens me chercher ! Je t’en supplie, viens me chercher, ils sont en train de m’emmener à l’hôpital ! » À ce moment-là, le pompier reprend le téléphone en me disant : « Je ne comprends rien. Cette jeune femme a eu un malaise à son travail, on l’emmène à Cochin. Elle n’a voulu appeler que vous. » La séance d’après, il se trouvait que j’avais quelqu’un qui s’était excusé. Donc je me suis dis : « Qu’est-ce que je fais ? Je vais à Cochin ? Je n’y vais pas ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Je cours à Cochin. Je n’avais pas beaucoup de temps, et je tombe sur un aréopage de jeunes médecins internes qui me disent : « Vous connaissez cette jeune femme ? » Je dis : « Oui, je la connais depuis longtemps. » Et ils me disent : « Elle n’a pas de psychotiques dans sa famille, elle n’a pas d’antécédents psychiatriques, elle va très très mal, on l’emmène à Sainte-Anne. » Et je me dis : « Ou bien je suis la pire des pires des pires des analystes et je n’ai jamais rien vu, peut-être que je suis archi nulle et je n’ai jamais rien vu, mais elle n’est pas psychotique. Il y a quelque chose d’autre. » Donc je demande à la voir. Elle était explosée, il n’y a pas d’autres mots. Par contre, elle savait quel jour on était, et elle avait été capable de m’appeler. Et je lui dis : « Mais qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ? Tu n’as rien bouffé ? » Elle m’a dit : « Si, il y a une copine [c’était son anniversaire], elle a amené un gâteau d’herbe. » C’est une fille qui ne prend ni alcool, ni shit, ni rien. Elle est grosse comme un haricot, ce qui fait qu’effectivement la moindre dose sur si peu de kilos, ça fait de l’effet. Je lui ai dit : « À tous les coups, il y avait du shit dans ton gâteau. » Elle me dit : « Tu crois ? » Et les autres qui me disaient : « On l’emmène à Sainte-Anne. » J’ai dit : « Écoutez, je peux me tromper, je ne sais rien, mais gardez-la. À mon avis, elle a avalé du shit sans savoir qu’on lui a fait ingérer. Vous la gardez jusqu’à demain matin et on verra. » J’ai dit : « Faites des examens de sang. » Et effectivement, ça n’a pas loupé, c’était de ça qu’il s’agissait. Après ça, elle s’est fait quand même une bonne petite dépression. Et quand elle a été bien, elle est revenue me voir et je lui ai dit à un moment donné : « Mais pourquoi c’est moi que tu as appelé ? » La mère me faisait la gueule et le jules me faisait la gueule évidemment, parce qu’elle n’a appelé ni son jules ni sa mère, elle m’a appelé moi. Je lui ai dit : « Mais pourquoi tu m’as appelée, moi ? » Elle a dit : « Je voyais bien qu’ils étaient en train de me prendre pour une folle. Il n’y avait qu’une personne au monde qui pouvait dire que je n’étais pas folle et c’était toi. » C’est une belle histoire, n’est-ce pas ?