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Conférence - Débat

Christine LEDUC
Diplômée de l'Ecole du Louvre
Conférencière au Musée d'Art Moderne de Troyes

Christine SALAS
Psychologue clinicienne, Psychanalyste

La représentation de la mort dans l'Art Contemporain

le Jeudi 17 Juin 2010 à 19h

Auditorium du Musée d'Art Moderne
Place Saint Pierre  -  Troyes



Argument

Dans notre société occidentale, traversée par le fantasme d'immortalité et le déni de la mort au quotidien, la représentation de la mort ou de ses avatars revient en force, notamment dans le domaine de l'art.

 

 

Y-at-il continuité ou mutation dans la façon d'appréhender la mort et de la représenter ?
Que nous dit la psychanalyse de la fonction de l'art pour représenter l'irreprésentable ?
Quel est le sens ou la fonction de l'universalité de ce thème ? Quels en sont les enjeux actuels ?

Quelques liens proposés à votre réflexion :


http://www.museemaillol.com/


http://www.musee-orsay.fr/fr/manifestations/expositions/au-musee-dorsay/presentation-detaillee/article/crime-et-chatiment-23387.html?tx_ttnews%5Btx_pids%5D=591&tx_ttnews%5Btt_cur%5D=23387&tx_ttnews%5BbackPid%5D=223&cHash=c7244abeb6


http://arts.fluctuat.net/diaporamas/deadline-les-artistes-face-a-la-mort/


http://www.monumenta.com/2010/



Une participation aux frais d'organisation de 7 € est souhaitée (sauf étudiants et demandeurs d'emploi)

 

 

LA REPRESENTATION DE LA MORT DANS L’ART CONTEMPORAIN

 

Christine SALAS

 

 

 

Nous faisons le constat d’une attitude tout à fait paradoxale de nos sociétés occidentales à l’égard de la mort.

 

L’historien Philippe Ariès montrait dès les années soixante dans ses ouvrages toujours d’actualité, comment l’attitude devant la mort avait évolué au cours de l’histoire, pour changer de façon plus radicale au milieu du XXème siècle avec le déni de la mort, une « mort interdite ».

 

La mort familière, la personne sachant qu’elle allait mourir, « sentant sa mort prochaine » comme le laboureur de La Fontaine, et rassemblant ses proches pour transmettre ses dernières volontés, a été petit à petit escamotée. Le lieu du décès est progressivement devenu l’hôpital, la décision de la mort appartenant le plus souvent à l’équipe médicale, après que le mourant, à qui on a bien sûr caché son état, ait perdu conscience dans la plupart des cas. S’impose un idéal moderne : mourir sans s’en rendre compte. Tout est fait pour que la mort soit discrète et acceptable pour ceux qui restent. L’homme est dépossédé de sa mort.

 

 

Parallèlement, le deuil dont la manifestation était jugée légitime et nécessaire, la peine qu’il convenait d’afficher, devient interdite, morbidité gênante et honteuse ou maladie mentale à soigner.

 

La langue mortuaire elle-même est devenue langue morte, un mur de silence entoure le « disparu » ainsi que sa famille, on conseille à l’endeuillé d’aller dire sa peine « à quelqu’un », au psy…

 

Le sociologue anglais Geoffrey Gorer signe dès 1955 un article précurseur intitulé « la pornographie de la mort » où il montre comment, au XXème siècle, la mort a remplacé le sexe comme principal interdit.

 

L’enfant à qui l’on racontait autrefois qu’il naissait dans les choux, assistait à la grande scène des adieux au chevet du mourant ; aujourd’hui l’enfant est initié dès le plus jeune âge à la physiologie de l’amour, mais quand il ne voit plus son grand-père et s’en étonne, on lui dit qu’il est parti en voyage ou s’il est anglais, qu’il se repose dans un beau jardin fleuri, nous dit en substance Philippe Ariès.

 

La phase ultime de cet escamotage de la mort sera la disparition du cadavre et du lieu de sépulture dans l’incinération, généralisée chez nos voisins anglo-saxons et qui s’impose progressivement en France.

 

 

Par ailleurs, notre société est devenue une société de l’image, du visuel plus que du verbe.

 

La peinture historique qui était le genre majeur de la peinture dans la hiérarchie des genres, a bien sûr cédé le pas avec son message moral, idéologique voire politique, avec l’invention de la photographie et la position du photographe « témoin » de la société, témoin de l’histoire. Mais si, pour reprendre la formule d’un célèbre journal, le poids des mots s’est nettement amenuisé, le choc des photos est particulièrement ambigu.

 

Nous avons assisté à la défection du photo journalisme : on se souvient des photos de presse qui ont marqué les consciences, photos du débarquement en Normandie, avec Robert Capa, allégorie de la libération de la France face au nazisme, photos du Biafra liées à l’éclosion des associations humanitaires, la petite vietnamienne hurlant sous le napalm et photographiée dans sa fuite par Nick Ut en 1972, photo qui reçut le prix Pulitzer et fit basculer l’opinion publique américaine. Lointaine époque où une image pouvait changer le cours du monde…

 

On sait depuis que nombre des photos qui ont contribué à la « mythologie » du photo journalisme étaient truquées : ainsi la célèbre photo de Joe Rosenthal, prise en 1945 représentant six marines dressant le drapeau américain à Iwo Jima (le diptyque cinématographique de Clint Eastwood en déconstruit le mythe : Mémoires de nos pères/ lettres d’Iwo Jima).

 

La photo de reportage a cédé le pas à la télévision avec une prime d’obscénité ( tout le monde se souvient de la petite colombienne Omayra agonisant lentement dans la boue après un tremblement de terre en 1985), le flux d’images constamment déversées anesthésiant le regard.

 

 

Crise du photo journalisme donc, mais plus radicalement actuellement, crise de l’image. Dans l’image dite d’information, la mort devient tabou : après les frappes dites « chirurgicales » dont la première guerre du golf est l’emblème et ses images qui donnent à voir une guerre sans morts visibles, illusion d’une guerre « propre », l’attentat du 11 septembre 2001 sur le World Trade Center de New York dont les images en boucle restent dans toutes les mémoires, nous fait entrer avec le XXIème siècle dans l’ère des catastrophes.

 

Devant le terrorisme, la violence de la nature ( tsunami en Asie du Sud-est, ouragan Katerina par exemple) comme devant les crimes des « serial killers », on se trouve face à une perte de sens, une zone d’éblouissement, d’effraction du réel traumatique, impensable. Le premier éprouvé est la sidération, mélange d’effroi, d’incompréhension et de quelque chose de plus trouble.

 

L’effet de répétition des images, plus qu’une façon d’abréagir le trauma comme peut être la fonction du cauchemar répétitif, vient ici censurer les images inmontrables. Montrer la même chose en boucle pour ne pas montrer. Tout est montré sauf les morts. La mort obscène devient en même temps extraordinaire aux deux sens du mot, extérieure à nos vies et hypnotique. La mort est partout et elle est nulle part. Nous sommes alors dans l’illusion qu’elle ne nous concerne pas puisqu’on ne peut mourir que de façon violente et par le plus grand des hasards, destin individuel, ou perspective inédite, générée par l’écologie, d’une disparition de l’espèce voire d’une destruction de la planète, dans une catastrophe qui anéantirait l’ensemble de l’humanité.

 

 

Images qui aveuglent le regard plus qu’elles ne l’éclairent.

 

Il revient donc aux images de l’art de prendre le relais, de donner à penser autour de la mort.

 

Si la mort est dans nos sociétés occidentales l’obscénité par excellence, la chose que l’on ne peut évoquer ou nommer, ce thème de la mort revient en effet en force en ce début de XXI ème siècle plus particulièrement dans la création contemporaine. Aucun domaine n’y échappe.

 

Quelques expositions cette année à Paris en ont été l’exemple : Exposition « C’est la vie, les vanités » au Musée Maillol, « Crime et châtiment » au musée d’Orsay, exposition « Deadline » au Musée d’Art Moderne, les deux expositions de Christian Boltanski, prochain français présenté à la Biennale de Venise en 2011 : Monumenta - Personnes au Grand Palais et « Après » au MAC/VAL.

 

D’autres sont annoncées : par exemple une exposition « Mort que me veux-tu ? » fin Juin à la fondation Pierre Bergé/ Yves Saint-Laurent…

 

 

Si le thème de la mort traverse toute l’histoire de l’art, ce qui nous intéresse ici est ce paradoxe actuel : mort occultée/ retour du refoulé ainsi que la façon dont les artistes s’en saisissent, ce qu’ils donnent à voir, interrogeant nos représentations et posant la question des limites éthiques et esthétiques de l’œuvre.

 

L’art comme la mort se tiennent tous deux dans notre tradition littéraire et philosophique, aux limites de l’intelligible, de l’indicible : si l’art est considéré par Freud comme un des modes de connaissance des processus psychiques et que selon lui, les créateurs ont par leur intuition, une appréhension directe des formations de l’inconscient, « l’analyse, nous dit-il, ne peut que déposer les armes » devant à la fois le travail formel de l’artiste et d’autre part devant l’explication du « don » artistique, du génie, de la possibilité même de la création. Les théoriciens de la psychanalyse après lui, ont reconnu que toute activité artistique comporte une dimension énigmatique qui échappe à la compréhension.

 

 

Quant à la mort, Freud écrit dans les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort(1915, p143) : « La mort propre est irreprésentable et aussi souvent que nous en faisons la tentative, nous pouvons remarquer qu’à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateur. C’est pourquoi dans l’école psychanalytique on a pu risquer cette assertion : personne au fond ne croit à sa propre mort ou ce qui revient au même : dans l’inconscient chacun de nous est convaincu de son immortalité ».

 

 

L’art et la mort ont par ailleurs partie liée depuis la nuit des temps :

 

- la mort est un objet privilégié de représentation artistique, elle est le thème qui parcourt l’histoire de l’art avec le plus de constance.

 

- l’œuvre d’art est sensée dans notre culture donner l’immortalité et serait un moyen privilégié de permettre la survie du créateur, de conjurer sa mort.

 

- l’art enfin participe dans toutes les sociétés aux rites qui entourent la mort, qui la socialisent.

 

L’intérêt du spectateur pour l’art passe également par-là : sur le site de l’INA, on peut revoir et réentendre le discours d’inauguration d’André Malraux lors de l’exposition Toutankhamon et son temps, au Grand Palais en 1967, exposition dont le record d’entrées n’a jamais été égalé. André Malraux évoque l’égyptomania française qui dure depuis la campagne d’Égypte napoléonienne mais aussi notre fascination pour la mort, l’Égypte étant dans l’imaginaire collectif, le pays de la mort et de l’art funéraire bien que l’Égypte n’ait jamais connu le squelette, la vie humaine y étant conçue comme un moment dans une éternité.

 

Le rôle de l’artiste est d’exprimer l’irreprésentable à travers l’œuvre d’art, ce qui se trouve « à la limite » de ce qui peut se représenter.

 

 

La mort est irreprésentable puisqu’elle est inconnaissable. Or ne peut se représenter que ce qui s’est déjà présenté.

 

Je rappelle pour ceux qui ne sont pas tout à fait familiers des théories de Freud, comment se mettent en place les processus de pensée, la représentation étant une question centrale dans le fonctionnement psychique :

 

Les excitations somatiques provoquent chez le nourrisson des états de tension internes auxquels il ne peut échapper, ceux-ci constituent la source de la pulsion.

 

La pulsion, définie par Freud comme un concept limite entre le psychisme et le somatique, est liée à la notion de représentant, sorte de délégation envoyée par le somatique dans le psychisme. La pulsion est parfaitement inconnaissable en soi, elle ne devient connaissable qu’à travers ses représentants. Ce travail de la pulsion qui consiste à transformer l’excitation endosomatique en quelque chose de psychique est déjà une forme de pensée.

 

Freud distingue deux éléments dans le représentant psychique de la pulsion : la représentation et l’affect. Chacun connaît un destin différent, le premier (le représentant-représentation) passe tel quel dans le système inconscient, « Freud voit dans les représentants-représentations non seulement les « contenus » de l’inconscient, mais ce qui en est constitutif. En effet c’est dans un seul et même acte - le refoulement originaire - que la pulsion se fixe à un représentant et que l’inconscient se constitue » (J. Laplanche et J-B Pontalis).

 

L’affect quant à lui est caractérisé par la quantité d’énergie qui vise à la décharge, le quantum d’affect qui donne la mesure quantitative de ce qui s’est passé endopsychiquement et qui a été traduit par le représentant psychique.

 

La quantité d’énergie ne passe pas telle quelle dans la conscience. Elle est transformée, subissant un travail à la fois quantitatif et qualitatif. L’affect se démultiplie et se répartit en petites quantités d’énergie qui se lient à des représentations de choses pour passer dans la conscience. Ce travail de passage va donner à l’affect une qualité qui n’existait pas dans l’inconscient.

 

Il n’y a de représentation que lorsqu’elle est liée à quelque chose de l’ordre de l’affect, sinon elle est vide de sens, d’émotion, elle perd la qualité de cheville de la vie psychique.

 

Par la représentation de chose, le représentant psychique est lié : « la représentation de chose capte, limite, transforme l’énergie pulsionnelle » écrit André Green.

 

Tandis que dans l’inconscient, la représentation inconsciente est exclusivement constituée de représentations de choses, accompagnées de leur quantum d’affect, dans le conscient, la représentation consciente comprend la représentation de chose plus la représentation de mot qui lui correspond. C’est en s’associant à la représentation de mot que l’image mnésique devient véritablement consciente et s’organise en souvenirs. La représentation de mot est indispensable dans sa liaison à la représentation de chose et à l’affect. Ces représentations de mots sont plus liées à l’auditif alors que les représentations de choses sont plus du côté de la figuration visuelle.

 

La pensée naît du manque grâce à la représentation. Freud postule un type d’expérience originaire, l’expérience de satisfaction, durant laquelle la tension interne créée par le besoin chez le nourrisson, est apaisée grâce à l’intervention extérieure de la mère. La satisfaction sera désormais liée à l’image même de l’objet qui a procuré cette satisfaction. A partir d’une certaine maturation neuropsychique, le nourrisson qui a reçu des soins parentaux bénéfiques, devient capable de supporter l’absence de la mère. L’image de l’objet est réinvestie, cette réactivation produit quelque chose d’analogue à une perception, le nourrisson remplace le visage absent par une hallucination. Par la satisfaction hallucinatoire du désir, c’est au moment où l’expérience de satisfaction fait défaut que naît la pensée. L’enfant voit la mère puis il la nomme, les gazouillis vont se transformer en mots, en signes qui eux-mêmes symboliseront l’objet en l’absence de l’objet. A l’absence, à la mort supposée de la mère, au corps de la mère qui part, qui quitte l’enfant, celui-ci va substituer ses images, ses hallucinations, puis ses mots.

 

 

La représentation, nous dit Freud, naît de l’absence, c’est aussi sur l’absence, sur le manque, que s’origine l’art pictural.

 

On pense que les premières images, avant l’invention des dieux ou parallèlement à elle, avaient pour les hommes préhistoriques, le pouvoir de les protéger du monde des esprits, du monde de la nuit. Les œuvres étaient soustraites au regard, dans des grottes où ne pénétrait pas la lumière du jour, renvoyées à l’invisible.

 

L’avènement de l’art pariétal est marqué par les mains rupestres ou « mains soufflées », images que l’on trouve en Europe, en Asie, en Afrique du Sud. :

Le graphiste a broyé dans sa bouche des pigments minéraux, les a mélangés à sa salive et ayant serré une paille ou un tuyau entre ses lèvres, a soufflé le tout sur sa main, plaquée contre une paroi. La main de l’artiste a disparu, en subsiste son fantôme. L’artiste a intercepté l’ombre de sa main, sa trace parvenue jusqu’à nous. Dans ce geste premier, magique, le souffle a inscrit l’image dans le vide de la main, dans son absence. Le manque a permis l’image.

 

La peinture s’origine du côté de la représentation de la mort.

 

De la naissance de l’art, les Grecs, comme souvent, ont fait un mythe :

 

 La fille du potier Dibutade, écrit Pline l’Ancien, éplorée de voir son amant partir à la guerre, veut en conserver une trace, elle dessine avec un morceau de charbon, son ombre projetée sur le mur. « On commença par cerner le contour de l’ombre humaine » écrit Pline l’Ancien.

 

Cicéron dans Tusculum IV définit le désir : « desiderium est libido videndi ejus qui non adsit » (le désir est la joie de voir quelque un qui n’est pas là). Dans le « desiderium », il y a un « sous-venir », l’art voit l’absent, il cherche quelque chose qui n’est pas éloigné de la mort. La fille de Dibutade « voit absent » celui qu’elle aime. Elle anticipe son départ, elle imagine sa mort, elle désire cet homme jeune qui mourra de façon glorieuse selon Pline l’Ancien

 

 

La représentation en art est mise en image du latent. Dans ce travail de rendre visible l’invisible, le spectateur a sa part.

 

On peut le comparer au récit du rêve en psychanalyse. L’Œuvre d’art est le résultat d’un travail complexe de transformation de la pensée qui obéit aux lois qui régissent le rêve. Ce travail porte sur quatre aspects:

 

-le déplacement. Il s’agit dans l’œuvre comme dans le rêve d’une pensée en images où les liens logiques de la pensée verbale disparaissent ou sont suggérés d’une autre façon. Les relations logiques sont présentées de façons simultanées. Les images sont composites, polysémiques.

 

-la condensation. L’Œuvre a toujours un espace resserré, la condensation s’établit entre des pensées qui ont été liées mais liées le plus souvent à l’insu du sujet. De même que nous ne savons ce que nous pensons qu’en le formulant, l’artiste découvre ce qu’il sait faire en même temps qu’il le fait.

 

-la figurabilité, c’est-à-dire la mise en images. C’est rendre visualisable les pensées du rêve, la notion de « pensées » étant à prendre au sens de réalité psychique avec toute sa richesse et sa complexité.

 

-l’élaboration secondaire qui permet la cohésion, la construction. L’Œuvre est travaillée. C’est une tentative, comme la psychanalyse d’une certaine façon, pour donner un sens aux productions psychiques, pour les mettre au travail. L’élaboration permet au sujet de s’approprier sa propre sensibilité aux stimuli extérieurs, de construire ou reconstruire sa vie psychique, son être au monde.

 

Comme dans le rêve, les pensées inconscientes qui passent la barrière de la censure, subissent un travail de déformation. Elles sont des pensées de désir qui conjuguent l’actuel et l’infantile, pensées nourries, alimentées, reliées aux pensées inconscientes, à l’infantile, au sexuel infantile en nous.

 

Freud dit du rêve qu’il est « une psychose de la nuit » (Abrégé de psychanalyse 1938) car déconnecté de la réalité. L’Œuvre implique également l’épreuve de réalité, comme dans le rêve c’est l’ensemble de la psyché qui est mise au travail.

 

 

Pour Freud, l’art est une façon réussie de concilier principe de réalité et principe de plaisir. L’artiste ne peut en effet supporter ce qu’implique le principe de réalité, c’est-à-dire le renoncement à la satisfaction pulsionnelle. Il s’en détourne donc en laissant « libre cours dans sa vie fantasmatique à ses désirs érotiques et ambitieux » (Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques 1911 in Résultats Idées Problèmes I p.136), la création de fantasmes étant la seule forme d’activité de pensée restant indépendante de l’épreuve de réalité et soumise uniquement au principe de plaisir. Grâce à son art, l’artiste revient cependant de son monde fantasmatique vers la réalité puisque, écrit Freud, « il donne forme à ses fantasmes pour en faire une réalité d’une nouvelle sorte » (p.141).

 

L’esprit de l’artiste, identifié au geste, se projette au dehors et s’associe au spectateur, à celui qui regarde. Ensemble ils créent le visible. L’image, au-delà d’être éventuellement un objet ressemblant, se situe à la limite du visible, elle invite à contempler une insistance dérobée, elle évoque.

 

 

Au cours du XXème siècle, traversé par l’avènement de l’abstraction en peinture dans une société en mutation, l’image de la mort est très présente dans ce siècle marqué par les guerres (mondiales, civiles, de décolonisation ), la fin des totalitarismes, la shoah.

 

L’image de la mort qui a donné des œuvres majeures (par exemple Guernica de Picasso en 1937, allégorie de la violence et du massacre ) a pour certains, exigé une latence avant de pouvoir se produire au dehors : ainsi Zoran Music a mis un quart de siècle avant de pouvoir reprendre les quelques dessins qu’il avait réussi à sauver de son internement à Dachau. Sa série de dessins et gravures intitulée « Nous ne sommes pas les derniers » montre le lent processus de maturation pour apprivoiser l’expérience personnelle, contours ténus de silhouettes désincarnées, devenues presque immatérielles, réduits au trait, au contour, à une tête sombre, un cou tendu, un dernier souffle :

 

 « Fuir la dispersion. Se diriger vers le désert et le dépouillement. Tendre à se réduire à l’essentiel » écrit-il.

 

 Comment peut-on reculer les limites de l’insupportable ?

 

La vue est sans doute le sens le plus vulnérable. « No se pueden mirar » écrivait Goya sur l’un de ses Désastres.

 

Lorsque la religion donnait un sens à la mort, la représentation du cadavre était plus légère : les frises de macchabées des danses macabres dans les églises, inspiraient peu d’effroi, la reine Louise, veuve d’Henri III pouvait vivre à Chenonceau dans sa chambre et son cabinet qu’elle avait fait peindre d’un fond noir « semé de larmes, d’os de morts et de tombeaux avec quantités de devises lugubres ».

 

Face à l’invisible fondamental qu’est la mort, l’artiste met plus que jamais à l’épreuve son aptitude à représenter et à penser. Il fait apparaître une intimité subjective, une sensibilité interne, économie d’angoisse et de plaisir.

 

Pour représenter l’invisible, l’angoisse de la mort, les artistes contemporains ont trois possibilités, la distance, le rejet ou la jouissance qui triomphe de cette angoisse.

 

 

Nous avons vu que l’iconographie des Vanités dans le champ de l’art occidental, est marquée par la double référence au christianisme et au stoïcisme. Rappelons le sens de la vanité (dont le sens littéral serait « souffle léger », « vapeur éphémère ») à l’époque baroque : on meurt, la vie est courte, que fait-on de sa vie? Fuyons les plaisirs vains et futiles…

 

Elle interroge donc sur la vie pour un au-delà de la mort dans la vie éternelle. Dans ce contexte, le crâne est symbole de mort, de rédemption et de résurrection ( dans la tradition chrétienne, on place le crâne d’Adam au pied du Christ en croix : le Christ, par sa mort, rachète l’humanité pécheresse, le 1er homme coupable du pêché originel et voué à la mort, le Christ ouvre la possibilité d’une vie éternelle, par delà la mort).

 

Bien que le contexte idéologique d’origine se soit effacé, la vanité reste comme une sorte d’invariant, réactivée comme une référence ou un cliché susceptible de nourrir la réflexion sur notre relation au monde et à sa représentation, une méditation sur le sens de la vie de l’homme confronté au temps, un constat de la fugacité de toute entreprise humaine.

 

 

L’iconographie et son symbolisme se sont considérablement appauvris, réduits le plus souvent à la représentation de crânes. On peut s’interroger sur la pérennité du thème, sur son retour en grâce dans l’art contemporain, devenu un motif utilisable dans un contexte différent et changeant ainsi de statut.

 

Des artistes issus de cultures très différentes se sont appropriés ce thème quand bien même il ne fait pas du tout partie de leur tradition, mondialisation de l’art que double la mondialisation d’un marché de l’art : ainsi Yan Pei Ming qui reconnaît que le crâne et le squelette ne tiennent aucune place dans l’histoire de l’art chinois, la mort étant, dit-il, un sujet tabou dont on ne parle pas et qui n’a pas de représentation dans la peinture. Le crâne qu’il présente à l’exposition du musée Maillol est dit-il " un autoportrait à parti d’un scan, un travail plus direct, avant la mort sans attendre ce jour ."

 

 Les artistes peuvent en effet aborder la représentation de la mort au travers de la métaphore ou de la métonymie, en mettant en relation une représentation avec un au-delà de ce qui est représenté. Deux fonctions associées par Lacan au travail du rêve selon Freud. Dans les deux cas, de l’inconscient et de l’œuvre d’art, nous assistons à un surgissement créatif face à un inconnu, un irreprésentable.

 

Dans ces vanités, réduites à la représentation de crânes ou dans ces têtes coupées, l’artiste représente la perte du visible : il n’y a plus de corps, il n’y a plus d’enveloppe. La tête, le crâne, métonymies ou plutôt synecdoques (la partie prise pour le tout) sont-ils un symbole de la pensée vivante ? L’expérience de la pensée, la faculté unique de tenir tête au néant ?

 

Le crâne est dépouillé de son enveloppe charnelle et vide de toute substance : il est le « rien » par excellence (Ainsi le « rien » de Jean-Michel Alberolla), une sorte de point zéro (le nombre zéro permet d’exprimer une absence, il est le cardinal de l’ensemble vide, le caractère « bouche-trou »):

 

 La partie pour le tout : une tête de mort pour signifier la mort du corps, l’anéantissement du corps dans sa totalité, figure de la castration. Comme dans le discours, la structure métonymique est la signature du phénomène de déplacement dans l’inconscient.

 

 Par l’élision, le signifiant installe le manque au cœur même de la représentation, (le manque à être selon la terminologie lacanienne).

 

Comme dans le jeu du fort/da où l’enfant se trouve immergé dans le monde du signifiant, le manque à être (manque à être de sa mère dans le cas de l’enfant) est nécessaire au départ de la dimension de déplacement d’où procède le jeu du symbole. Dans le jeu du Fort/Da ou jeu de la bobine (Au-delà du principe de plaisir), le jeu n’est pas seulement la répétition ou la reproduction du fantasme de la présence et de l’absence de la mère, mais une invention symbolique qui lui permet de maîtriser cette absence en y déchargeant un affect.

 

L’artiste en créant, décharge un affect et le maîtrise par sa création même.

 

 

Le culte des crânes remonte aux débuts de l’humanité. Façonné, orné, transformé, exposé depuis la nuit des temps et dans toutes les parties du monde, le culte du crâne est une constante anthropologique. Il s’associe au cannibalisme qui perpétue la substance vitale, on consomme particulièrement le cerveau de la personne dont on veut assimiler la puissance. Dans une même logique de transmission entre visible et invisible, entre vie et mort.

 

Ces pratiques barbares mélangent la peur de l’autre avec le désir d’identification. La pulsion primaire de dévoration conduit à s’approprier oralement l’autre, tandis que l’on décore le crâne sacrifié.

 

Comme l’a souligné Freud dans Totem et tabou, c’est par le repas totémique et plus particulièrement par la dévoration de l’ancêtre par les frères de la horde primitive que se crée le lien social, la culture en place de la barbarie.

 

Avec le crâne, orné, objet de rituel, s’exprime l’ambivalence, angoisse d’être renvoyé à l’impuissance et à la mort par le père, désir d’en dérober le pouvoir, de s’approprier sa puissance. Les crânes de Damien Hirst, couvert de diamants ou couvert de mouches sont bien les deux faces d’une même médaille.

 

 

Le motif de la tête coupée renvoie à la tête de Méduse. Freud voit dans cette tête à la chevelure de serpents, au regard qui change en pierre celui qui se risque à le regarder, l’horreur que provoque la castration féminine tout autant que la puissance génitale de la mère (Cf. Résultats, idées, problèmes II p.49).

 

Le pouvoir scopique de Méduse qui pétrifie par le seul regard se lit comme la figure inversée du regard humain qui désire capter l’horreur de l’autre. C’est le reflet qui en vient à bout, c’est dans son reflet qu’elle se laisse voir. On ne peut donc affronter l’horreur dans un face à face mais on peut l’affronter dans une image : « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » dit La Roche Foucauld (Maximes 26) citant Héraclite. La peur du féminin double la peur de la mort, la tête vulvaire, phallique de Méduse doit être coupée pour qu’advienne une représentation.

 

Pour Freud «  décapiter=castrer. L’effroi devant la Méduse est effroi de la castration, rattaché à quelque chose qu’on voit » (La tête de Méduse 1922 in Résultats, idées, problèmes II p. 49)

 

La figure du féminin mortifère et castrateur se lit clairement dans le tableau de Picasso « La femme au stylet » inspiré par l’assassinat de Marat par Charlotte Corday (on peut voir dans le rouge du sang, l’évocation du corail né de la pétrification des végétaux par le sang de Méduse).

 

 

Je vous propose un exercice d’art comparé avec différentes représentations de l’assassinat de Marat présentées lors de l’exposition « crime et châtiment », traitements très différents de ce même épisode insigne de la Révolution : l’assassinat de Marat par Charlotte Corday le 13 Juillet 1793. Jugée rapidement cette jeune femme de 25 ans, issue de la noblesse, proche des Girondins et convaincue de sa mission d’assassiner le montagnard Marat, sera guillotinée le 17 Juillet.

 

            1) Jacques Louis David la mort de Marat 1793 : David oublie la personnalité de Charlotte Corday, absente de la composition Le tableau fait référence à l’imagerie chrétienne de la déploration du Christ mort, à une descente de croix, une piéta. Se détachant sur le fond sombre, le drap blanc se transforme en suaire et le turban nimbe le visage, le billot de bois est une stèle funéraire sur laquelle s’inscrit l’épitaphe du défunt. Les détails anecdotiques sont présents (le billet de Charlotte, l’assignat et le billet sur la caisse à côté de l‘encrier, la plume fragile que Marat tient encore à la main), seules traces de violence : le couteau rougi tombé à terre, la blessure et le drap souillé. Mais les détails du récit restent suffisamment en retrait pour donner à voir une icône d’un martyr de la révolution sans aucun pathos, d’un christ montagnard.

 

          2) Paul Baudry Charlotte Corday 1860 : Dans ses intentions, l’artiste ne fait évidemment pas partie du même camp que David. Charlotte à la pâleur virginale, occupe l’espace principal à droite. Marat est réduit à une figure souffrante plutôt laide, le poignard planté dans la poitrine. Le désordre du centre de la composition évoque une possible lutte, les nombreux détails sont documentés. Le spectateur est placé à l’endroit où le peintre imagine que la compagne de Marat découvrit la scène du crime. Nous sommes là non plus devant un mythe mais devant un fait divers : Charlotte est devenue l’héroïne d’un crime romanesque et historique et prend un statut de moderne Judith.

Théophile Gautier commente ainsi l’œuvre lors de sa visite au Salon de 1861 : « L’artiste a rendu avec une grande puissance cette stupéfaction profonde de l’idée devant le fait, cet abattement soudain de la résolution accomplie, ce haut-le-cœur féminin de l’héroïne en face de sa besogne sanglante ».

 

          3) Jean Joseph Weerts Assassinat de Marat 1880 : Ici la scène panoramique est composée en deux triangles aux couleurs contrastées, à gauche le monde des morts, statique, réunit Charlotte et sa victime à l’attitude théâtralisée très loin du modèle de David. A droite la foule hurlante, déchaînée, dynamique, les couleurs plus vives, prête à lyncher la meurtrière. Vision renouvelée d’une scène de théâtre où le fantasme agressif domine et que la lampe à huile allumée (référence religieuse à la lumière du Saint-Sacrement qui rappelle dans toutes les églises le martyr du Christ et la présence divine) ne suffit pas à tempérer.

 

        4) Edvard Munch Meurtre (la Mort de Marat) 1906 : Ici le peintre fait de la mort de Marat une représentation de la lutte des sexes. Charlotte Corday apparaît, dans la tradition de la femme fatale, comme une puissance dévastatrice de la personnalité masculine. La nudité des personnages, la place du lit défait, imposent l’idée d’une relation sexuelle consommée avant la mise à mort.

 

       5) Pablo Picasso La femme au stylet 1931, a la même lecture de l’événement avec beaucoup plus de force : une femme ogresse, castratrice, s’apprête à dévorer un chétif Marat flottant dans une baignoire ensanglantée.

 

En ce qui concerne plus particulièrement la représentation de la mort, mais on pourrait sans doute étendre cette assertion à toute la création artistique, les pulsions à l’œuvre sont bien sûr la pulsion sexuelle et la pulsion agressive. Intrication d’Éros et de Thanatos.

Selon Freud le processus de sublimation signe la démarche artistique. La sublimation est définie comme « un processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle. Freud a décrit comme activités de sublimation principalement l’activité artistique et l’investigation intellectuelle. La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés » (Laplanche et Pontalis Vocabulaire de la Psychanalyse).

Le concept de sublimation présent dans l’œuvre de Freud dès les Lettres à Fliess en 1895, s’inscrit dans une démarche pleine d’hésitations. Freud en donne la première définition en 1905 dans Les trois Essais sur la théorie sexuelle, mais il estime que la sublimation se dérobe à la description clinique « La Psychanalyse ne peut que la flairer par défaut » écrit-il dans le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jansen. 1907 (p. 141).

Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en 1910, lui permettra de développer sa pensée, « la pulsion sexuelle est douée de la capacité de sublimation, c’est-à-dire d’échanger un but immédiat contre d’autres, non sexuels, éventuellement placé plus hauts sur l’échelle des valeurs » y écrit-il (p.81).

Avec la deuxième topique et l’introduction du concept de narcissisme, Freud avance le principe d’une intrication pulsionnelle entre les pulsions de vie (éros, fonction liante et structurante) et les pulsions de mort (thanatos, fonction de déliaison et de déstructuration) (1920 Au-delà du principe de plaisir) : « A côté de l’instinct qui tend à conserver la substance vivante et à l’agréger en unités plus grandes, il en existe un autre qui lui est opposé, tendance à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état le plus primitif, c’est-à-dire à l’état anorganique, donc indépendamment de l’instinct érotique, existe un instinct de mort, et leur action conjuguée ou antagoniste permet d’expliquer les phénomènes de vie » (Malaise dans la civilisation 1929 p. 73).

 

La sublimation est qualifiée par Freud dans Malaise dans la civilisation de technique de défense contre la souffrance (p. 24) « On obtient en ce sens le résultat le plus complet quand on s’entend à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit, une somme suffisamment élevée de plaisir », « la destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous ». Mais continue Freud, « la satisfaction que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, est à la portée d’un petit nombre seulement car elle suppose des dispositions ou des dons peu répandus, en une mesure efficace du moins ».

 

La satisfaction procède d’illusions reconnues comme telles, qui viennent de l’imagination :

«  au sommet de ces joies imaginatives trône la jouissance procurée par les œuvres d’art, jouissance que celles-ci rendent également accessibles, par l’intermédiaire de l’artiste, à celui qui n’est pas lui-même créateur » ( p. 26).

Mais hélas, poursuit Freud, « la légère narcose où l’art nous plonge est fugitive, simple retraite devant les dures nécessités de la vie, elle n’est point assez profonde pour nous faire oublier notre misère réelle ».

 

En tout cas « l’émotion esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles, elle serait un exemple typique de tendance inhibée quant au but » (p. 29).

Il y a intrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, « les deux espèces d’instinct entrant rarement - peut-être jamais, écrit Freud- en jeu isolément, mais formant un alliage divers au titre très variable, au point de devenir méconnaissable à nos yeux » (p. 74).

 

La création se situe à la jonction des deux pulsions fondamentales.

Lorsque le narcissisme est exacerbé du côté du Moi, dans la sublimation, on risque de voir ressurgir la composante négative qui y était associée.

 

André Green a montré les effets négatifs de la sublimation, lorsque l’on passe d’un narcissisme de vie à un narcissisme de mort. Si la pulsion de mort prend le dessus, la sublimation peut prendre le pas sur tout, tourner à vide et devenir destructrice. En s’éloignant trop de la sexualité, elle se dévitalise en quelque sorte. Il y a alors une stagnation libidinale qui peut être très coûteuse pour le sujet et le déconnecter de la vie en attaquant son Moi.

 

Une sublimation qui serait excessive, forcée du côté d’une sorte de mythe esthétique qui prétendrait supprimer toute souffrance, toute névrose, tout le sexuel, risquerait donc d’aboutir à une désintrication pulsionnelle et au retour d’une certaine destructivité, à un certain négatif à l’œuvre.

 

La sublimation est, rappelons le, une défense parmi les autres et surtout un travail à refaire et non un idéal absolu.

 

La pulsion de mort ne peut « être absente d’aucun processus de vie », elle se confronte en permanence avec l’éros, les pulsions de vie, écrit Freud dans les Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse (1933 et dans Malaise dans la civilisation : «  la lutte entre l’éros et la mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction, est somme toute le contenu essentiel de la vie » (p. 77).

 

Pulsion d’amour et pulsion de destruction s’intriquent car même si « ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté «  l’agressivité constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain » (Malaise dans la civilisation p. 77). La pulsion agressive est la descendante et la représentation principale de l’instinct de mort que nous avons trouvé à l’œuvre à côté d’éros écrit Freud (p.77).

 

David tranchant la tête de Goliath, Salomé réclamant celle de Saint Jean baptiste, figures de la castration. Judith tranchant la tête d’Holopherne (ici peinte par Gustave Klimt) est le positif de Méduse.

 

Freud (« Le tabou de la virginité » in La vie sexuelle pp.66-80) reprend l’histoire de Judith et avance que la défloration « délie une réaction archaïque d’hostilité contre l’homme ». La décapitation, substitut symbolique de la castration, serait donc une vengeance contre la défloration.

Eros et Thanatos toujours…

 

Rappelons que le féminin constitue le refoulé majeur pour les deux sexes écrit Freud à la fin de sa vie (« L’analyse avec fin et l’analyse sans fin «  1937, in Résultats, idées, problèmes II p.265-266).

 

Certains artistes (particulièrement les artistes femmes) ont réussi à saisir la part archaïque des angoisses de castration, de destruction, avec parfois la prime de plaisir de l’humour. Ainsi Annette Messager qui nous présente un « Gants-tête » à l’exposition Vanités: mélange de réalisme et de fantastique où sourd une menace latente qui exacerbe les peurs de l’enfance, illustration littérale de la figure du « croque-mitaine », gants aux doigts troués, crayons multicolores à la fois défense contre la peur et menaçants dans la façon dont ils hérissent de leur piques cette tête de mort noire. Entre attraction et répulsion, comme les peurs de l’enfance, c’est si excitant de se faire peur !

Marie Darieussecq (écrivain et psychanalyste) commente : « Annette sait que la seule maison hantée, c’est cette boite crânienne qu’on trimballe partout sur nos têtes ».

 

Devant les têtes coupées, décapitées, les fragments de corps de Géricault par exemple, nous ressentons un sentiment d’inquiétante étrangeté au sens freudien (Cf. L’inquiétante étrangeté et autres essais ).

 

Là où nous nous attendions à trouver une image connue, le corps morcelé réactive le refoulé, quelque chose de l’ordre d’une angoisse de morcellement, de même que la vision des têtes coupées nous fait retrouver un éprouvé archaïque enfantin devant l’inanimé : Je rappelle que selon René Spitz, la réponse par le sourire à partir du 2ème mois, 1er organisateur de l’appareil psychique, est la réponse à un pré objet, une gestalt privilégiée, constituée par le front, les yeux, le nez, le tout en mouvement; n’importe quel visage, pas seulement le visage de la mère bien que le bébé le discrimine déjà mais par d’autres stimuli sensoriels, mais un visage présenté de face et en mouvement. Spitz insiste sur l’idée que ce qui est important ce n’est pas seulement que le stimulus soit en mouvement mais que le mouvement soit partie intégrante du stimulus.

 

L’inquiétante étrangeté (1919 in Essais de psychanalyse appliquée p163 et suiv.) est un concept apparenté selon Freud à l’effroi, à la peur, à l’angoisse ; « L’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières » (p. 165). C’est un terme qui écrit-il « appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposées, sont cependant très éloignés l’un de l’autre : celui de ce qui est familier, confortable, et celui qui est caché, dissimulé » (p. 173) voire dangereux (p.174).

 

Les circonstances particulièrement favorables à l’émergence du sentiment d’inquiétante étrangeté seraient l’incertitude intellectuelle relative au fait qu’une chose soit animée ou non, ou lorsqu’un objet privé de vie prend l’apparence de la vie, un objet qui réveille des peurs infantiles ou un désir infantile ou une croyance infantile.

 

 

Le thème du double selon Freud produit cet effet d’inquiétante étrangeté, dans ses rapports avec l’image dans le miroir, avec la crainte de la mort. Le facteur de répétition engendre un sentiment de ce genre, dans certaines conditions, certaines circonstances.

 

L’incitation à la toute puissance des pensées qui se rattache à des restes d’activité psychique animiste relève aussi de l’inquiétante étrangeté. Et, dit Freud, tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition des morts, aux spectres et aux revenants (p. 194).

 

L’inquiétante étrangeté n’est rien de nouveau, d’étranger, mais plutôt quelque chose de familier depuis toujours à la vie psychique, et que le processus de refoulement a rendu autre (p. 194).

« Il n’y a guère d’autre domaine dans lequel notre pensée et nos sensations se soient aussi peu modifiées depuis les temps primitifs, où ce qui est ancien se soit aussi bien conservé sous un léger vernis, que nos relations à la mort »(p. 195).

« La proposition : tous les hommes sont mortels s’étale, il est vrai, dans les traités de logique comme exemple d’une assertion générale, mais elle n’est, au fond, une évidence pour personne et notre inconscient a, aujourd’hui, aussi peu de place qu’autrefois pour la représentation de notre propre mortalité » (p. 195)

Et plus loin «  des membres épars, une tête coupée, une main détachée du bras(…) voilà ce qui, en soi, a quelque chose de tout particulièrement étrangement inquiétant (…) c’est nous le savons déjà, de la relation au complexe de castration que provient cette impression particulière » (p.198).

 

Pour illustrer ces assertions un peu théoriques, j’ai trouvé une vignette clinique parmi les vidéos présentées au Musée Maillol (et disponibles sur le site Internet de l’exposition Vanités) : Denis Lager, peintre qui travaille la représentation du crâne de façon assez obsessionnelle et assez classique, dans la tradition de Cézanne, interviewé par Elizabeth Quin qui lui pose la question de la « transcendance  dans son travail », question qui le laisse songeur .

«  Donc le crâne n’est qu’un crâne ? » demande Elizabeth Quin. Denis Lager répond alors : « Oui, c’est un objet d’atelier… bon alors il est vrai que je mens quand je dis ça, parce qu’il y a peu, j’ai fait tomber le crâne, alors j’ai eu un moment d’arrêt devant ça, devant cette chose qui allait se briser. En fait, il ne s’est pas brisé, simplement une mandibule est partie et deux dents ont sauté. Ce qui a été le plus dur, dit-il, ça a été de ramasser les dents ; le crâne ce n’était pas le problème, je le manipule sans arrêt, la mandibule aussi, mais deux dents qui s’étaient séparées….je me suis dit « en quoi ce truc est-il tellement intimidant et pourquoi ce mouvement de recul alors que j’aurais pu ramasser les deux dents sur le tapis ? ». Je pense que là, j’étais dans cette chose de l’enfance, du rêve que tout le monde a fait un jour où de perdre ses dents, comme ça, ça veut dire que l’objet était vraiment à distance, il a fallu cette chose pour qu’elle me ramène à quelque chose d’un peu plus …nerveux ».

 

 La mort représentée c’est toujours la mort de l’autre.

 

Selon Freud ce sont les pulsions sexuelles qui sont sublimées, mais il a évoqué la possibilité d’une sublimation des pulsions agressives et la question sera surtout reprise après lui.

 

Robert Badinter qui a eu l’initiative de l’exposition « Crime et châtiment » rappelle que dans la culture judéo-chrétienne, le mythe fondateur du crime fait du premier humain, du premier homme qui apparaît sur terre, un assassin. Adam et Ève ayant été créés par Dieu, Caïn et Abel sont les premiers humains nés d’un commerce charnel. Dès l’instant où deux hommes sont présents sur la terre, l’un tue l’autre. « Le mythe traduit cette donnée première, l’homme est un être qui tue son frère, son semblable. Le crime est consubstantiel à l’être humain selon la Genèse. Et tout meurtrier est le fils de Caïn (…) tout meurtrier est un fratricide. »

 

Michel Serres rappelle que l’homme est avec le rat, le seul animal qui tue son semblable, « l’homme est un rat pour l’homme » dit-il.

 

La pulsion agressive est, on l’a vu, toujours à l’œuvre avec la pulsion de mort et l’art est toujours un peu criminel. Le sculpteur Brancusi disait « une œuvre d’art doit être comme un crime parfait » (Les carnets de l’atelier Brancusi Centre Georges Pompidou p.49 ).

 

Dans son article L’artiste et le psychanalyste, Joyce McDougall revient sur la sublimation de la pulsion agressive. « La violence est un élément essentiel de la création. En dehors de la force et de l’intensité du processus créateur lui-même, les artistes sont des êtres violents, en ce qu’ils cherchent à exercer leur pouvoir sur le monde extérieur, c’est à dire à imposer leurs pensées, leurs images, leurs rêves ou leurs cauchemars » (p.12-13).

La création, quand bien même elle pourrait être comparée comme l’ont fait Freud et Winnicott après lui, au jeu de l’enfant, l’enfant qui crée son propre monde, monde qu’il prend très au sérieux, la création est porteuse de violence, elle s’accompagne d’angoisse et de culpabilité, le monde interne du créateur pouvant se comprendre à l’aune de la violence émotionnelle des premières relations de l’enfant telles que les a décrites Mélanie Klein.

« L’univers interne du créateur ressemble à un volcan, un volcan en ébullition qui ne cesse de cracher des flammes et des pierres, et qui, s’il s’arrête, provoquera une explosion » écrit Joyce McDougall (p. 14 ).

«  Toute activité artistique est sans doute très inconsciemment vécue par l’artiste comme une transgression, à savoir que celui qui crée a osé braver l’ordre dans un but narcissique, libidinal et agressif, il a osé montrer au monde qu’il crée » (p. 33 ).

 

Pulsion agressive, certes mais sublimée : ainsi l’image emblématique de l’exposition, les pieds et mains coupées de Géricault reprises en affiche, sont certes des pieds et des mains qui viennent d’une morgue et que Géricault a utilisés pour peindre son Radeau de la Méduse, mais leur figuration a nécessité un travail de transformation, avec une prime de plaisir pour le spectateur.

Le premier commentateur de cette toile, le jeune Delacroix qui a posé pour le Radeau de la Méduse, écrit dans son journal : «  ce morceau de Géricault est sublime, c’est le meilleur argument en faveur du beau ».

 

L’artiste propose par la mise en forme, une distance qui permet de regarder l’œuvre et peut-être de la comprendre.

 

Mais depuis peu certains artistes abordent la mort plus frontalement, par la mise en scène de cadavres, transgressant les tabous en repoussant les frontières de l’acceptable en art, aux limites de la légalité parfois. 

 

 

Certes, l’utilisation de cadavres ne date pas d’aujourd’hui, nombreux ont été les peintres qui étudiaient l’anatomie sur des cadavres, même lorsque les dissections étaient prohibées en raison de croyances religieuses (on peut citer Rembrandt, Léonard de Vinci, Géricault ). Robert Badinter mentionne la façon dont certains étudiaient la posture du Christ mort sur la croix avec des corps réels et on peut imaginer l’ambiance de leur atelier, mais ce n’est pas le réel de la chair pourrissante qu’ils donnent à voir.

 

Constater la part de fascination inhérente à l’horreur n’est pas nouveau : Platon dans La République rapporte une anecdote montrant que la raison, le logos, nous dirions le surmoi, ne peut endiguer les désirs irrationnels, la part de jouissance de la pulsion scopique : « Léontios, fils d’Aglaïon, remontant du Pirée, et longeant l’extérieur du mur septentrional, s’étant aperçu qu’il y avait des cadavres étendus dans le lieu des supplices sentit à la fois le désir de les voir et un mouvement de répugnance qui l’en détournait. Pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage; mais à la fin, vaincu par le désir, il ouvrit les yeux tout grands, il s’écria: « tenez malheureux, jouissez de ce beau spectacle. »

 

On peut rappeler les origines de la pulsion de voir : pour Freud le narcissisme est le lieu de naissance des désirs visuels inconscients (« dégoûté de la vie Narcisse tombe amoureux de sa propre image » Cf. Pour introduire le narcissisme et Pulsion et destin des pulsions) Même si bien sûr il ne se réduit pas à cela.

Rappelons que jusqu’en 1939, la peine de mort par la guillotine, était publique.

 

Comment et jusqu’où regarder? Inventer un regard qui ne soit ni trop proche ni trop détaché? Ni obscène ni lointain?

Peut-être en se regardant regarder et se retrouver dans l’attitude que Freud préconise pour lui-même au moment d’aborder le Moïse de Michel Ange . Pour appréhender l’œuvre d’art, tenter de comprendre ce par quoi elle fait effet sur nous-mêmes, prendre en compte l’émotion ressentie et remonter aux sources pulsionnelles qui alimentent autant la force de création de l’artiste que l’émotion du spectateur.

 

 

Le désir de savoir a partie liée avec la pulsion scopique. Voir à tout prix est un impératif qui se confond avec les objectifs de maîtrise des sciences mais « voir » et « savoir » ne se confondent pas.

 

Une tendance actuelle veut nous faire croire que le voir est nécessaire au savoir. Ainsi l’argument de l’exposition de Gunther Von Hagen ( né en 1945 en Allemagne de l’est) exposition qui a fait le tour du monde ( 30 millions de visiteurs) et qui, pour la France, s’est tenue à Lyon avant d’être interdite à Paris, exposition qui présente des corps humains conservés grâce à un procédé de plastination qu’il a mis au point, corps débarrassés de leur peau, apparaissant dans toute leur complexité musculaire ou viscérale, ouverts, dans des attitudes recomposées : une baigneuse nage le crawl, un homme fait son jogging, un autre joue aux échecs, une femme enceinte , le ventre ouvert, laisse entrevoir son fœtus … etc. etc.

Gunther Von Hagen propose aux volontaires de donner leur corps à son institut de plasticination d’Heidelberg afin d’accéder à l’immortalité de leur corps dans une symbiose de l’anatomie et de l’art.

 

Cette exposition a été présentée partout comme ayant pour but de familiariser les spectateurs à la compréhension de leur corps et de les sensibiliser à leur santé…Gunther Von Hagen dit vouloir démocratiser la science, rendre accessible à tous ce qui est n’accessible qu’aux scientifiques et « créer une fascination ». La plupart des commentaires des spectateurs sur les sites dédiés à l’exposition, mettent en avant leur soif de s’instruire.

 

Où finit la médecine, où commence la perversité, où se loge l’art ?

Où en est la sublimation?

Que penser de la performance du chinois Zhu Yu qui « cuisine » puis mange ce qu’il prétend être un bébé mort-né, interdite lors de l’exposition Fuck off à Shanghai en 2000 mais dont le film circule, de Xiao Yu dont l’œuvre a été retirée du Kunstmuseum de Berne en 2001 car elle faisait scandale : Ruan composée d’un cadavre de mouette dont la tête a été remplacée par celle d’un fœtus humain, les yeux du fœtus eux-mêmes remplacés par ceux d’un lapin.

 

 

Œuvres faites pour choquer bien sûr et c’est si elles laissaient indifférents qu’il faudrait s’indigner.

On peut citer l’exposition Six feet Under (à Berne en 2007 ) dont les participants déclinent la mort sous toutes ses formes, cadavres de tous âges, de toutes origines, sous différents aspects, devenus le matériau même de la création. Photographies, installations, vidéos du plus figuratif au plus conceptuel. On peut citer Thérésa Margolles du groupe SEMEFO (servicio medico forense : service medico-légal) dont elle est la fondatrice (elle a passé un diplôme de médecine légale à Mexico) qui est passée de l’horreur à une représentation plus conceptuelle , minimaliste, qui s’adresse plus à l’imaginaire et évite ainsi la censure : dans son installation « Burial », par exemple, un cube de béton dont le cartel précise qu’une cavité abrite un enfant mort-né.

 

Œuvre qui ne montre « presque rien » et qui produit un effet inversement proportionnel, qui infère plus qu’elle n’exhibe. La violence de l’œuvre, à défaut d’être réaliste, se fait symbolique.

Là encore on balance entre le trop voir ou ne rien voir.

Teresa Margolles rappelle que « la fonction de l’art n’est pas seulement de représenter le réel, mais aussi de le créer »

Acte créateur ou passage à l’acte?

 

Sommes-nous dans un « monde omnivoyeur » selon Lacan ( le voyeur est celui qui ne s’aveugle pas sur la différence sexuelle mais n’en supporte pas non plus la vérité ), dans le Réel au sens lacanien, ce qui dans l’expérience est hors langage, dans le lieu d’irruption de l’impossible à symboliser, de l’hétérogène au sens de Bataille (de l’hétérologue, mot qui désigne les tissus morbides en anatomo-pathologie). Réel qui se confond avec un ailleurs du sujet, un « reste » impossible à transmettre.

 

Avec les progrès de l’imagerie médicale, le curseur de l’image de la vie et de la mort s’est déplacé. La limite est plus floue. Les connaissances anatomiques s’acquièraient sur le cadavre disséqué, il n’est plus nécessaire à présent à la connaissance du fonctionnement humain. Nous observons actuellement les mécanismes qui régissent la vie sur le vivant même, en même temps la vie des organes est maintenue au-delà de la mort clinique pour la transplantation. La vie peut prendre naissance en éprouvette et le clonage des cellules souches permet d’imaginer une production à volonté de l’humain.

 

On pourrait tenter un parallèle avec l’époque baroque, époque reine des vanités, moment clé du progrès des connaissances scientifiques avec en vrac la découverte de la circulation du sang (Harvey), les débuts de la microscopie optique, les fondations de la physique moderne (Galilée), la théorie de la gravitation (Newton), la découverte de la trajectoire des planètes (Kepler) etc. Les bouleversements historiques, politiques et scientifiques accompagnent le goût du baroque pour des formes nouvelles. La vision du monde qui change ( la vision d’un monde fini et géocentrique mis à mal ) altère les représentations. Un art du mouvement et des illusions se substitue à la stabilité de la Renaissance qui place l’homme au centre de ses préoccupations.

 

Que peuvent produire les mutations récentes des sciences, des savoirs, des communications en terme de représentations ?

Est-ce parce que le curseur de la limite entre la vie et la mort s’est insensiblement déplacé que certaines représentations sont devenues possibles ? En tout cas les références à la science faites par de nombreux artistes, ou prétendus tels, peuvent nous faire réfléchir sur ce qu’implique une confusion entre art et science, une confusion entre représentation et réalité, confusion entre voir et savoir. Confusion qui met également à mal les frontières de l’intime, intimité du corps bien sûr, mais aussi intimité, intériorité psychique.

 

Les artistes, en interrogeant nos représentations, questionnent les limites réelles ou symboliques que nous avons construites pour tenir à distance la mort. Face aux processus de refoulement, la dérive serait de prétendre à tout inscrire dans le réel, inscrire en acte dans la réalité ce qui est de l’ordre de l’imaginaire, du mythe, du rêve.

 

Représenter la mort, voire en négatif, du côté du vide (à la façon de Christian Boltanski dans son spectacle d’ombres présenté au Grand Palais dans un froid délibérément glacial, vêtements empilés, vestiges anonymes d’hommes et de femmes disparus, sans identité) du côté du vide ou du côté de l’excès, de l’obscénité, c’est toujours un travail au sens du travail de la parturiente. La création est toujours du côté du vivant ( même si on peut se demander si elle est toujours du côté de l’art).

 

« Faute de penser la mort, écrit Jankélévitch ( La mort p. 41 ) il ne nous reste que deux solutions : ou bien penser sur la mort, autour de la mort, à propos de la mort, ou bien penser à autre chose que la mort, et par exemple à la vie ».

 

Abordant ce qu’il a appelé le « travail du trépas », Michel de M’Uzan insiste sur l’extraordinaire dénégation de la mort qui culmine dans les derniers moments avec souvent une recrudescence des investissements. Le mourant, écrit-il, « surinvestit ses objets d’amour, car ceux-ci sont indispensables à son dernier effort pour assimiler tout ce qui n’a pas pu l’être jusque là dans sa vie pulsionnelle, comme s’il tentait de se mettre complètement au monde avant de disparaître » (De l’art à la mort p. 185).

 

Louise Bourgeois qui est morte à 98 ans le 31 mai dernier en est un exemple : préparant une exposition à Venise, elle intervenait la veille de sa mort pour contester la couleur de la couverture du catalogue d’exposition et la faire partir au pilon…

 

De même, l’exposition DEADLINE présentée au début de l’année au Musée d’Art Moderne de Paris et rassemblant les dernières œuvres de douze artistes disparus ces vingt dernières années, jeunes ou vieux, mais se sachant malades et condamnés. L’idée reprise par les commissaires de l’exposition et dans la presse, parmi les critiques, consistant à dire que ces artistes puisaient dans leur état une inspiration nouvelle, une envie vitale de créer est sans doute à nuancer, certains travaillant dans une parfaite continuité de leur œuvre antérieure, d’autres inventant de nouveaux outils techniques ou formels pour continuer à créer malgré le handicap parfois.

 

On peut reprendre l’idée de Freud que la disposition au bonheur est affaire individuelle, «  le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle. Aucun conseil ici n’est valable pour tous, écrit-il dans Malaise dans la civilisation (p. 30 ). Chacun doit chercher par lui-même la façon dont il peut être heureux ». De même, chacun doit se débrouiller avec son idée de la finitude, lui donner une forme, s’en faire une représentation.

Peu de messages donc dans ces œuvres, mais le désir de croire au sens de ces derniers moments est bien présent ainsi que très souvent, la préoccupation de s’inscrire dans l’histoire de l’art.

En termes plus prosaïques, nous pourrions dire « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir »…

 

Pour conclure, je voudrais vous montrer cette photo qui synthétise tout mon propos (mais ce sont mes propres associations): Autoportrait de Robert Mapplethorpe de 1988 (un an avant sa disparition), photo présentée à l’exposition Deadline avec les dernières photos de Mapplethorpe (Ses dernières photos étaient des photos de statues gréco-romaines en marbre blanc) ainsi qu’à l’exposition Vanités .

 

 

Dans cette vanité intense, la tête de l’artiste semble flotter en arrière-plan avec un léger flou. Détachée du corps, c’est une décollation, le corps est rendu invisible ( sentiment d’inquiétante étrangeté ?) .

 

Tandis que le visage flou s’éloigne dans le noir, la canne au premier plan avec une petite tête de mort grimaçante, un petit crâne, canne que la main tient comme un sceptre, un bâton de commandement. Cette main en gros plan, démesurée, imposante, l’empoigne, le sujet a encore le pouvoir (il a encore le phallus), il tord le cou à la mort. Acte créateur inscrit dans le symbolique, qui subvertit l’image à laquelle il se réfère. Sublimation des pulsions sexuelles et agressives ( Mapplethorpe a été le photographe d’une sexualité triomphante, il est mort du SIDA). Les yeux de l’artiste fixent le spectateur : plus qu’un mémento mori, c’est un miroir qu’il nous propose. Ce n’est pas la mort que Mapplethorpe regarde fixement, c’est nous, accrochage au regard, à la vie du spectateur, « c’est dans ton regard que j’existe! » et c’est bien le propos au moment où nous regardons l’œuvre.

Ici aucun déni de la mort, la mort n’est pas interdite, elle est élaborée et par ce qui relève du plus intime, du plus subjectif, l’artiste approche l’universel.