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Projection et Conférence-Débat

Roshane SAIDNATTAR
Cinéaste-journaliste

Geneviève WELSH
Psychiatre-psychanalyste (SPP)

Le traumatisme en question et la résistance intime

le 9 Avril 2011 à 14h30

Auditorieum du Musée d'Art Moderne
Place Saint Pierre - Troyes

Roshane Saidnattar, réalisatrice, présentera son film


"L'important, c'est de rester vivant"

Au cœur de la folie khmère rouge
France/Cambodge 2009
  

Synopsis

Roshane Saidnattar, rescapée des camps de la mort au Cambodge, rencontre le chef théoricien du pouvoir Khmer rouge, Khieu Samphân.
Face au déni de cet ancien dignitaire du régime de Pol Pot, la réalisatrice et sa mère retournent sur les traces du passé et retrouvent la force de parler.
L’important, c’est de rester vivant entremêle les souvenirs de la réalisatrice, le témoignage de sa mère ainsi que des archives inédites, le tout mis en parallèle avec l’entretien exceptionnel avec Khieu Samphân. Ce film porte un regard, qui par sa résonance intime, nous dévoile une part de la folie qui a dévasté un peuple entier.

« Aujourd’hui, accompagnée de sa mère et de sa fille, la cinéaste refait le voyage au cœur du traumatisme. Mélange d’images d’archives et de souvenir, son film n’est pas une leçon d’histoire, mais un témoignage poignant, patchwork de mort, de terreur et de souffrance. A travers ses mots, son émotion, la folie du régime de Pol Pot emplit l’écran, souille encore campagnes et villages, comme une profanation indélébile »

Télérama

Ce film - documentaire a été plusieurs fois primé et a donné lieu à différentes manifestations dont la plus importante à Paris le 11 septembre dernier.
Pour en savoir davantage, http://www.roshanattar.com


Geneviève Welsh

Psychiatre, psychanalyste SPP
Consultante ASM 13
Analyste-consultante Centre Jean Favreau

interviendra ensuite sur le thème du traumatisme et de la résistance intime.

Argument
"... Je n'ai pas envie d'aller dans cette direction d'identification à l'agresseur, du syndrome de Stockholm et de toute cette fascination pour le bourreau que je critique et tente de déconstruire dans mes réflexions et textes.
Alors, je vais maintenir l'idée centrale de mon propos autour de ce que j'ai appelé "la résistance intime", c'est à dire  la façon dont Roshane enfant, et d'autres (au Cambodge et ailleurs), vivant dans des circonstances de terreur, conservent dans leur monde intérieur la capacité de rêver, d'interroger, de ne pas s'identifier au bourreau, en un mot de résister à l'écrasement de la subjectivité et de la symbolisation."

Bibliographie
Le livre collectif, "Résister et vivre", paru chez Ophrys, édité par Annie Gutmann, après le colloque de Cerisy "Résister", 2008

Jacques Semelin,Résistance Civile et Totalitarisme, André Versaille, Bruxelles, 2011





Texte de la conférence de G. Welsh

Actualité de la psychanalyse à Troyes

Le traumatisme en question et la résistance intime

 

Samedi 9 avril 2011

 

La résistance intime

G.Welsh

SPP-ASM13

 

Je remercie Rajah Sharara: elle a eu l’initiative de proposer que je vous parle de mon travail, Denis Schmitt, président de l’Association: “Actualité de la psychanalyse à Troyes”, le bureau de l’Association, et Caroline Jouvenel-Gilbert, avec qui j’ai été en contact pour préparer cette communication.

 Je remercie aussi Roshane Saidnattar, dont le film est entré en résonance  avec les questions et réflexions nées du travail avec les patients originaires du Cambodge que j’ai rencontrés et suivis depuis une trentaine d’années.

 

Je vous invite à refaire l’itinéraire de cette période pour tenter de montrer ce qui a pu servir de fil conducteur et aboutir à l’idée que la résistance intime à la déshumanisation, à la dévitalisation peut persister dans des conditions extrêmes.

 

 

1-Les années 80

 

Avril 1988, Hôpital l’Eau Vive

Nous recevons des patients asiatiques en état de détresse aigüe : troubles du comportement, tentatives de suicide, délire.

 Toute l’équipe est désemparée : d’où viennent ces patients, que s’est-il passé au Cambodge ? Comment parler avec eux, les traiter? On travaille avec des interprètes, on comprend qu’ils ont fui le Cambodge où à eu lieu entre 1975 et 1979, une extermination massive, de près de 2 millions de Cambodgiens, perpétrée par les Khmers rouges du régime de Pol Pot.

Première option théorique importante : que faire du silence dans lequel ils sont par rapport à ce qu’ils ont traversé : nous n’allons pas  rechercher activement les traumatismes.  Nous pensions à la possibilité de re-traumatisation si nous nous mettions à en faciliter l’expression. Cette question du risque de dire a été développée par Rachel Rosenblum, elle montre que ceux qui survivent à une catastrophe collective et restent silencieux sont souvent condamnés à une vie desséchée, une “mort dans la vie”. Ceux qui parlent courent parfois un plus grand risque somatique, psychotique ou de suicide. 

 

Les catastrophes, guerres et génocides du XX ème siècle ont poussé certains analystes... « dans les tranchées ». Interviewé par Marie Rose Moro sur la nécessité de l’action psychothérapique face au traumatisme collectif et individuel, Serge Lebovici disait en 1995 : “ Les conséquences du traumatisme dépassent de beaucoup l’automatisme de répétition. La massivité des symptômes post traumatiques est liée au fait que les besoins les plus primaires de l’organisme sont touchés. Il devient difficile de  réaffronter les exigences vitales, les difficultés quotidiennes et de les vaincre. Se dire est alors un cauchemar”

C’est que montre le film de Laurent Becue Renard, “De guerre lasses” (2003, tourné en 1999 en Bosnie): la nécessité de doser l’évocation et la prise en considération des besoins les plus primaires physiques et psychiques, dans un dispositif psychothérapique basé sur des séances individuelles et collectives, la danse et les massages.

Nous respectons le silence, mais nous ne cherchons pas non plus à éviter les récits des évènements traumatiques. La priorité, c’est d’entrer en contact, d’établir la confiance dans un cadre où notre fonction de psychiatre n’est pas culturellement intégrable d’emblée, où l’assistance sociale est suspectée de connivence avec l’administration et la police, et où même les interprètes sont évaluées dans de longs palabres avant de pouvoir traduire.

Les patients ne sont en général pas francophones, ils parlent khmer, teo chew en majorité, souvent aussi vietnamien, cantonais. Nous appelons des interprètes à travailler dans notre équipe, nous voyons assez vite que ce ne sera pas suffisant : la question de la langue n’est qu’un aspect de la découverte de la culture des patients. Nous  nous formons : R.Rechtman fait à ce moment-là partie de l’équipe hospitalière, une anthropologue interprète Phong Tan se joint à nous, et nous découvrons la période Pol Pot au travers des récits des familles, des témoignages, de travaux historiques et anthropologiques, de films : La Déchirure de Roland Joffé (1984), plus tard les films de Rithy Panh, Les gens de la rizière (1994), Bophana (1996) et plus récemment, le film de Roshane Saidnattar (2009), “L’important c’est de rester vivant”.  Nous décidons d’adapter notre travail à l’hôpital puis en consultation, selon le principe du colloque singulier, associé à la rencontre des familles, comme pour les autres patients, tout en prenant connaissance de l’accueil de ces réfugiés ailleurs, notamment en Australie et aux USA.

C’est un changement auquel il faut s’adapter sur le terrain de notre pratique: il nous confronte à l’horreur d’un génocide et nous pousse à élaborer les différences culturelles. « Au-dedans et au-delà du cadre de l’hôpital, voilà que s’impose,  de nouveau, la nécessité d’ ‘“intégrer dans le corpus analytique les conséquences pour chacun, dans son for intérieur, dans et hors sa pratique... d’un évènement majeur collectif et individuel, postérieur à la métapsychologie freudienne...: celui de l’écroulement advenu de la civilisation occidentale dans sa fonction de rempart de l’individu contre le règne du meurtre”, comme le dit Nathalie Zaltzman.

L’objectif immédiat, c’est le traitement de ces états aigus. Le concours que peut apporter à ces réfugiés, arrivés depuis peu, après les camps de Thaïlande ou le Vietnam, une équipe de secteur psychiatrique, au sein de l’Association de Santé Mentale du 13 ème arrondissement de Paris, est un travail social, infirmier et psychiatrique. C’est en effet dans le 13 ème arrondissement que sont arrivés les réfugiés du Sud est asiatique, en majorité des Cambodgiens, ayant pour la plupart une ascendance chinoise. Nous en rencontrerons environ 200 entre 1980 et 1989.

 

Le repérage de la variabilité des codes qui valident les comportements est rendu possible par le travail avec les interprètes cambodgiennes de l’équipe, ce qui bien sûr  comporte de leur côté une part possible de réinterprétation. Nos contre-transferts diffèrent et de ces différences peut naître un travail créatif. D’autre part, si la sémiologie est influencée par l’expression culturelle de la souffrance psychique, des facteurs d’acculturation interviennent aussi. C’est dans cette complexité que se développent la psychiatrie transculturelle et l’ethnopsychiatrie, notamment à partir des réflexions de Devereux sur le contre transfert culturel.

 

 

2-Les années 90, Centre Paumelle, centre de consultations de l’ASM 13

 

Une dizaine d’années ont passé...

 

 Au regard des critères de la compliance et de la “réhabilitation”, les patients traités à l’hôpital dans un premier sont exemplaires : ils n’ont plus besoin d’être hospitalisés, ils suivent leurs traitements, les familles sont soulagées, ils travaillent autant qu’ils le peuvent et sinon, rendent service en faisant les courses et la cuisine pour une famille qui s’agrandit, bouge et se recompose.

Pour d’autres la rupture avec la famille et la communauté a pour conséquence une vie solitaire ou en institution (foyer, appartement thérapeutique).

Les consultations avec interprète devraient maintenant pouvoir permettre un travail psychothérapeutique, ou même, pour ceux qui parlent français, un travail en face à face.  C’est possible pour un petit nombre de patients. Les diagnostics les plus fréquents sont la schizophrénie, les troubles de l’humeur. On retrouve peu de syndrome de stress post traumatique. Le traumatisme n’apparaît pas au centre de la problématique manifeste de ces patients : il est remarquable par son silence. Une autre option théorique importante, consiste à éviter l’ethnocentrisme, et ce que j’appelle le “traumatocentrisme”, à savoir la tendance à ne voir que le traumatisme et pas la personne. 

La solitude, la parole désaffectée, le passé d’avant le traumatisme totalement oblitéré, les cauchemars, l’anhédonie ont pris pour la plupart des patients le pas sur les éléments délirants, mélancoliques ou les passages à l’acte.  Les consultations sont marquées par des plaintes répétitives sur les conditions de vie actuelles, la pauvreté. Le travail associatif est réduit, mais que pourrait-on espérer dans les conditions de rencontres trop peu fréquentes et si courtes? Le travail institutionnel, pour ceux qui fréquentent atelier, hôpital de jour, centre d’accueil à temps partiel, ne semblent pas pouvoir réanimer ces patients dévitalisés par la psychose, l’exil, et le génocide.

Les rechutes aigües peuvent survenir,  parfois sous la forme de résurgences traumatiques.

 

La réflexion de psychanalystes comme Jean Gillibert et Perel Wilgowicz sur les origines des génocides et leurs conséquences sur la longue durée donne lieu à un colloque à Cerisy en 1993, et à la publication de l’Ange Exterminateur (1994), moment de rencontres d’analystes, historiens et philosophes travaillant sur la Shoah, le génocide arménien, le Cambodge, le Rwanda et l’ex-Yougoslavie. Moment intense, où l’on se rend compte que “l’homme a pu cesser d’être un homme à lui même et à l’autre” de façon massive, répétée,  et que cela impose une tache individuelle et collective de travail culturel, forme de résistance unissant chercheurs et clinciens.

 

 

3- Les années 2000,  et l’après 11/09/2001...

 

Les mêmes patients n’ont pas beaucoup changé. Nous essayons de comprendre la mosaïque culturelle qui compose le quartier, les pagodes qui se créent dans le XIIIème, celle de Vincennes, d’autres plus loin en banlieue, les quartiers changent, les familles s’agrandissent et vont vers Lognes, Torcy, les patients restent très attachés à leur quartier, et y vivent en famille ou seuls.

 

La famille restée au Cambodge vieillit, des maladies surviennent et les soins là bas ne sont pas suffisants. Certains tentent un voyage au Cambodge pour retrouver des membres de leurs familles. Ils essaient tous, malgré leurs faibles revenus, d’aider ceux qui sont restés au pays, s’estimant privilégiés de pouvoir vivre en France. Honteux de la maladie qui les empêche de travailler, ne pouvant pas (sous peine de perdre la face) leur dire qu’ils sont malades : ils ne peuvent offrir à leurs proches qui vieillissent, sont malades ou dans la misère ce qu’ils attendent d’eux et ils ne peuvent pas dire pourquoi. Alors ils économisent, parfois pendant des années pour faire un voyage au cours duquel ils font le tour de la famille, participent à des cérémonies à la mémoire des disparus. L’aménagement des deuils qui sont élaborés au pays nous est raconté par tel ou tel qui revient, ou à travers les émissions de la télévision Apsara . Mais la crainte de retrouver les Khmers rouges partout est telle,que certains renoncent à toute idée de voyage ou ne le tentent qu’en ayant la nationalité française Quelquefois, une famille essaie d’arranger le mariage d’une fille avec un homme vivant au Cambodge, avec plus ou moins de bonheur.

 

Le 11 septembre 2001 survient, et les travaux sur le traumatisme se multiplient, le syndrome de stress post traumatique devient un diagnostic quasi automatique, en  même que le concept de résilience se développe aux USA où il est valorisé comme facteur d’adaptation sociale notamment dans les années 80 . Selon Allan Young,(2005) : ”Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les USA ont été perçues comme des agressions visant le moral national. Des études épidémiologiques se sont centrées sur les effets que produisait le fait d’être exposé aux événements traumatiques à travers les images télévisées, et ont établi qu’ils comportaient une menace pour la santé publique. Des mesures préventives sont désormais mises en place. Elles comportent un dispositif pharmacologique accru aidant à renforcer la résistance aux événements traumatiques.”(Traumatisme à distance, résilience héroïque et guerre contre le terrorisme)

 

On voit donc se développer une sorte d’antidote au trauma la notion de résilience, inégalement répartie entre les humains mais pouvant être prescrite et accompagnée chimiquement. On pourrait même prévenir la survenue du PTSD. Je partage avec Serge Tisseron la même réserve quant à l’utilisation de ce concept en clinique quand il dit avec un brin de provocation:  “les différents psychanalystes qui se sont intéressés à la résistance aux traumatismes  ont renoncé à l’idée de ranger sous un même vocable des phénomènes qui résultent autant de l’environnement que des possibilités psychiques propres à chacun, et qui peuvent contribuer à des personnalités aussi différentes que Staline ou Mère Teresa.”

 

En travaillant dans un groupe créé par l’IPA en 2001 pour étudier la terreur et le terrorisme, je mesure de plus en plus la nécessité de former des groupes multiculturels et multidisciplinaires pour réfléchir à ces questions. Je découvre un courant de recherche, jusqu’alors peu développé : l’application de la psychanalyse à l’état d’esprit du terroriste .

Dans le même temps, une étrange fascination pour la figure du bourreau apparaît à la fois dans les travaux d’historiens de la Shoah, les témoignages comme celui de Bizot, la fiction sous la plume de Jonathan Littell dans les Bienveillantes ( 2006) , les psychanalystes comme G,Laval.  Parallèlement, dans les médias se répètent sous une forme banalisée à outrance, les thèmes de la banalité du mal de Hannah Arendt, et la figure du « bourreau ordinaire », figure supposée universelle dont l’existence semble démontrée par les expériences de Milgram des années  60 et ses variantes.

 C’est à partir de l’étude détaillée des expériences de Milgram, que je me suis rendu compte d’une étrange tache aveugle: on parle des 40 personnes sur 60 ayant appliqué les consignes de l’expérience jusqu’au maximum et peu voire pas du tout des 20 qui ont résisté. Comment se fait-il qu’on laisse ces “résistants” dans l’ombre? qu’ils ne soient pas objet d’étude au même titre que les autres, ceux qui sont dans l’état dit “agentique”?

 

 

4-La résistance intime

Cette perplexité face à la fascination qu’exercent le bourreau, l’identification au bourreau, le syndrome de Stockholm, m’a conduit à m’intéresser aux traces de résistance les plus ténues dans les situations extrêmes. Pas seulement cette résistance qui permet la survie, mais ces situations où “ plus rien d’humain ne demeure et un rien demeure qui est le plus humain” comme le dit N.Zaltzman à partir des Récits de la Kolyma de V.Chalamov. Il m’a toujours semblé qu’on ne pouvait analyser les processus de violence qu’à la condition de  chercher aussi comment l’homme peut y résister et s’en dégager. Par exemple : les Danois en 1943, même si cela n’apparaît ni efficace ni généralisé. Cela a existé et doit être étudié.  Mais précisons ce que j’entends par résistance intime.

Dans le champ des sciences sociales : “poser la question de la résistance, c’est donc poser celle du surgissement de l’humain dans un univers dont la finalité est de détruire l’homme” J.Semelin, Face au totalitarisme la résistance civile, André Versaille éditeur, 2011

Il poursuit : « Cela suppose la construction d’un espace de résistance autour de 2 pôles indissociables et complémentaires: le refus de la servitude (non coopération, grève, désobéissance civile) et l’affirmation d’une identité et d’une légitimité différentes de celles de l’adversaire: “en ce sens la résistance civile est toujours une résistance culturelle, ce qui suppose une démarche de communication”. J. Semelin distingue la résistance civile: formes de résistance sans armes par des populations ou des institutions, de la dissidence, forme d’ « émigration intérieure », et de la désobéissance forme de dissidence qui franchit le tabou de l’illégalité

 Je voudrais parler maintenant de la résistance intime à la destruction de la subjectivité, invisible, ténue, à partir d’histoires de cas, d’histoires non héroïques de Cambodgiens que l’Histoire ne mentionnerait pas, si l’on considère que l’Histoire s’attache à d’autres phénomènes, macroscopiques ceux là. C’est à partir de  ces récits, j’ai eu l’idée que dans notre travail, nous pouvions essayer de trouver des dispositifs permettant de faire apparaître cette résistance à la destruction intériorisée ;

 

5-L’important c’est de rester vivant

 

Le film de Roshane Saidnattar, que j’ai eu la chance de visionner avant sa distribution, pose le problème de la reconstruction d’une histoire singulière à partir des traces qu’ont laissées les atrocités d’un génocide chez une enfant, Roshane elle-même, âgée de 6 ans à l’époque. En France, elle est devenue réalisatrice et a construit sa démarche à partir d’un ensemble complexe de matériaux qui se tissent et se croisent.  Ses propres souvenirs, les documents cinématographiques de propagande des Khmers Rouges, la reconstitution sous formes d’images de ce qu’on pourrait appeler « l’envers » de ce décor de façade, des extraits d’une longue interview de Khieu Samphan, président du “Kampuchea Démocratique” et le retour, 30 ans plus tard à l’occasion du film, vers le village des khmers rouges, toujours présents.

La démarche de Roshane ne cherche pas à démontrer comme le font souvent les documentaires, mais à nous faire comprendre et ressentir une partie de son expérience. Elle rend compte de la complexité de sa résistance : une perspective personnelle, un questionnement sur la fonction d’un documentaire, et une démarche artistique.

Il y a dans ce film plusieurs aspects de résistance aux menaces extérieures et intérieures. D’abord la petite fille de 6 ans doit résister à l’idée que sa mère a disparu, l’abandonnant sans recours : “ Maman, étais-tu là le jour de ma naissance ?» se demande-t-elle, mais elle ne renonce pas, et part à sa recherche dans un autre village en bravant les dangers de la forêt. Quand elle la retrouve, elle doit aussitôt se rendre à l’évidence : il faut accepter de se séparer à nouveau d’elle, retourner sur ses pas et échapper ainsi à la punition pour avoir quitté le village. Elle y parvient grâce à la phrase que sa mère prononce au moment où elles se séparent et qu’elle garde en elle comme un talisman : « L’important, c’est de rester vivant ».

 C’est le contenu de cette phrase qui compte certes, mais c’est aussi le moment où elle a été prononcée, et la capacité de Roshane à la garder comme un mantra.  C’est peut-être aussi parce qu’elle a pu confectionner une poupée représentant son père , dont elle est sans nouvelles. Elle garde ainsi l’image d’un père et d’une mère, trop ténue, cependant pour qu’elle soit sûre d’être reconnue si elle les retrouve un jour. Elle se demande si en retrouvant son père et sa mère, ce ne sera pas l’apparence  physique de des parents… habités par des esprits mauvais. Elle garde donc précieusement des souvenirs de la vie familiale pour pouvoir les questionner et être sûre que ce sont ses vrais parents.

Elle peut ainsi , dans son monde intérieur, penser à eux, à l’insu de ceux qui dominent et tuent au nom de l’Angkar.

Sous les Khmers rouges, une novlangue faite de slogans était apparue et les enfants comme Roshane devaient apprendre des chants révolutionnaires à la gloire du Kampuchéa Démocratique comme: « Nous les enfants, vouons à Angkar un amour infini » ou bien : “Avant la Révolution, les enfants étaient pauvres et désespérés. Nous vivions comme des animaux, souffrant parce que nous étions orphelins.” La phrase de sa mère, antidote à la novlangue khmère rouge, est peut être  l’un des éléments qui l’a rendue capable d’attendre de retrouver sa mère et lui a permis, par la suite, d’être assez féconde pour porter et créer le film et son titre. Cette phrase est à la fois un aboutissement et un retour aux sources. C’est d’ailleurs en compagnie de sa mère et de sa fille qu’elle va tourner ce film, montrant ainsi que le fil des générations n’est pas rompu, non plus que le lien avec les disparus, les fantômes. Ce qui résiste chez Roshane, c’est la vie intérieure, la capacité de rester créatif dans un monde de robotisation et de novlangue. Et ce qui n’a pu  être mis en mots ou en images passe dans la musique et les chants, dans le passage subtil noir/ blanc/ gris à la couleur qui revient graduellement, insensiblement quand présent et passé se télescopent dans la présence des fleurs, de l’eau, des animaux. Dans le souffle qui vient de loin et qui passe dans le chant final sur l’impermanence.

 

 

6- Ong Tong Hoeung : vigilant témoin du désastre et résistant.

 

Parmi les nombreux témoignages écrits de survivants du génocide, j’ai retenu « J’ai cru aux Khmers rouges : retour sur une illusion » de Ong Tong Hoeung (2003), parce qu’il est, à ma connaissance, le seul récit d’un rescapé des centres de rééducation où furent emprisonnés les intellectuels Cambodgiens revenant de l’étranger, soupçonnés d’intelligence avec la CIA, le KGB ou le Vietnam, ou en tout cas de « contamination » par l’Occident. Ou tout simplement, parce qu’ils n’appartenaient pas au peuple ancien. 

Ong Tong Hoeung parti étudier à Paris en 1965  a adhéré dès 1970 au FUNK (Front uni national du Kampuchéa) à l’appel de Sihanouk renversé par Lon Nol et ayant formé une coalition avec les Khmers rouges.  L’intention déclarée de l’auteur est de montrer la « paranoïa » des Khmers rouges mais également de réserver une place à tous ceux qui n’ont pas craint de dire « non », à ceux qui ont réagi en s’évadant ou en se suicidant. Il s’est servi de ses souvenirs, du journal de sa femme et de celui qu’il a pu tenir quand il a été moins surveillé.

 Peu après le 17 avril 75, il quitte Paris plein d’enthousiasme pour la révolution, mais l’arrivée à Phnom Penh est terrible : il a l’impression de se trouver sur une autre planète.  Tout a l’air mort.

Dès ce moment, il s’analyse. Son frère lui avait fait remarquer sa tendance à se lancer des défis. C’est trop tard : il n’a plus le choix. Il faut qu’il se retienne de poser des questions ou de faire quelque commentaire. Nouveaux chocs quand il arrive sur le lieu de sa détention : les amis partis quelques mois avant lui ont l’air de sortir des camps d’extermination nazis, sa femme le salue à peine.

Le « je » est banni au profit du « nous ». Les jeunes gardes, des gamins d’une quinzaine d’années, les surveillent et les dépouillent en silence de presque tout le contenu de sa valise. Tout devient incompréhensible.

Perte brutale de l’idéal, perte de tous les repères, il éprouve une « paralysie devant l’étrangeté et l’absurdité de ce destin » (p 48). Il apprend dès le lendemain de son arrivée que plusieurs ont tenté de se suicider, ou se sont donné la mort. Il n’a qu’une envie : fuir. C’est impossible 

Plus de place pour l’individu : tous revêtent l’uniforme noir et le kramar.  Chaque instant de la vie est politique : il y a même des lieux d’aisance, des “ toilettes révolutionnaires “ où urine et excréments humains sont recueillis pour servir d’engrais. Chacun doit surveiller l’autre pour déceler les manquements aux commandements de l’Angkar. Chacun doit écrire son “ autobiographie ” et la lire aux séances collectives. Par ailleurs, on ne doit faire connaissance avec personne: la situation antérieure et l’identité ne doivent pas être recherchées, le secret est absolu, même entre époux. Peu à peu, Hoeung a l’impression de ne plus rien savoir. Il est considéré comme contaminé par la société d’où il vient et n’est assigné qu’à une tâche : celle de se « rééduquer », de devenir un « travailleur modèle ».

Sa « bataille intérieure » commence. Elle est permanente et le fait osciller entre espoir et désespoir. Sa femme est plus optimiste : elle n’a jamais été intéressée par la politique, seule la littérature l’intéressait. Elle s’accommode de la situation avec courage, optimisme et dignité, s’arrangeant pour ne se faire suspecter en rien.  Il se demande parfois avec horreur si elle n’a pas basculé de l’autre côté.

La perte brutale de son idéal le plonge dans la dépression et l’auto-dépréciation. Depuis son adolescence, il croyait en la possibilité d’un paradis sur terre, absolument juste et sublime. Il se déteste dès le premier jour de s’être fait piéger ! Face à la toute-puissante Angkar, il se sent écrasé, méprisable. Il s’en veut d’adopter un comportement servile conforme aux exigences de ses représentants.

Le doute l’assaille : n’a-t-il plus aucune résistance ou bien alors, est ce une illusion? Ses gestes sont devenus automatiques au bout d’un mois à peine. C’est seulement la nuit qu’il redevient, par moments, lucide : il ne croit pas à l’utilité du travail accompli pour le développement du pays et sa reconstruction: quelle absurdité de transformer les terrains de sport en rizières !

Il s’interroge : et si la peur lui dictait sa conduite, si son seul but était désormais de survivre ? Il s’examine plus attentivement : il y a plusieurs « moi » en lui.  Deux qui s’affrontent, se harcèlent et se savent frères, et un « moi-mère » souverain et réaliste qui lui permet de reprendre son souffle. Ces clivages fonctionnels rétablissent un triangle entre les points desquels il peut retrouver une conflictualité, donc une vie psychique.

Le travail, la maladie et la famine l’épuisent, pourtant il reste assez lucide pour constater que l’Angkar lutte contre la pensée.« Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, ne rien comprendre, aimer et obéir à l'Angkar sans poser de questions », tel est l’un des slogans  anti-pensée.

 Il parvient à maintenir une forme de vigilance, observant la transformation d’anciens amis en robots méconnaissables. Son discernement lui permet de distinguer les amis avec qui il est possible de parler librement. Ses sentiments d’amitié restent intacts. Son besoin de parler, sa capacité d’émerveillement devant la beauté de la nature, de la lumière, le souvenir d’un poème de Dante continuent de vivre en lui.

Et il s’observe encore. Au bord de la dépersonnalisation, il s’interroge : n’a-t-il pas rêvé sa vie précédente : c’est peut-être d’un autre qu’il s’agissait, on lui a raconté l’histoire d’un autre ? La réalité d’aujourd’hui est intolérable, il doit la supporter pour survivre. De toutes façons, il n’a pas le choix : la révolution interdit le suicide. Au cours d’interminables séances de rééducation, il peut entendre sous les discours stéréotypés, l’amertume, la colère et l’impuissance de ceux qui, apparemment, s’y soumettent.  Peu à peu chacun garde sa souffrance. Il règne dans cet enfer une étrange unité : plus personne n’exprime de sentiments, tous parlent le même langage, avec les mêmes mots et le même style qu’à la radio. Le relevé des slogans de la période khmère rouge par H.Locard est un examen de  la novlangue qui « dit la fiction et présente le réel comme faux » comme dans 1984. Repris inlassablement, ils empruntent certaines formes de la culture khmère (dictons, proverbes) et font passer la toute puissante parole paradoxale de l’Angkar. Elle a des yeux partout, comme l’ananas, il faut tout lui dire. Forme de résistance clandestine, des « contre-slogans » répétés dans l’ombre, parodiant les slogans KR ont semble-t-il circulé, mais à quel prix ?

 Liberté préservée du langage intérieur, liberté de rêver également. La chance d’avoir pu retrouver sa femme, d’avoir pu vivre avec elle a certainement facilité cette liberté et cette résistance, et même de donner naissance à un enfant. Il termine son livre par la liste de tous ceux qui ont morts et par une opposition ferme et claire à l’impunité des Khmers rouges.

 

 

7-Le passage au travail de groupe: l’important c’est de parler ensemble

 

À travers tous les exemples de résistance intérieure que nous avons vus, on peut voir qu’un des éléments essentiels pour lutter contre l’abrasement, l’anéantissement de la pensée et des sentiments personnels, c’est la capacité à continuer à se référer et à parler avec ses objets intérieurs quand le fracas du monde extérieur risque de déborder le psychisme. Cette activité, nous l’avons habituellement dans notre vie. Ce dialogue intérieur d’une partie de nous à une autre passe par un dialogue avec nos objets sur la scène de ce que Joyce Mc Dougall appelle les « théâtres du Je ».Toute psyché est théâtre, tout « Je » est répertoire secret de personnages oubliés, méconnus, en quête d'auteur et de drame, toute psychanalyse une scène où se répètent, se déploient et se transforment les scénarios inconscients.

La clinique et les témoignages nous apprennent que la résistance à la déshumanisation, à l’appauvrissement psychique s’ invente dans l’intime et dans cette part de nous-même qui peut devenir aliénée dans le groupe ou au contraire rester aussi libre que possible. Résister est une propriété du vivant: de la cellule au psychisme de l’individu et aux groupes humains, résister est un équilibre dynamique de forces qui construisent et détruisent, et de mise en sens. 

C’est ainsi que nous avons pu aménager une scène groupale depuis 2005 : les patients y retrouvent des objets, les échangent, travaillent sur ceux qu’ils ont perdu. La résistance de chacun à la dévitalisation s’exprime dans le groupe et le partage.

 Les patients dont je parle ont, pour certains, eu à résister à la période déshumanisante des Khmers rouges, à ses atrocités,  aux deuils impossibles, à la fuite vers les camps de transit généralement à la frontière thaïlandaise, à l’arrivée dans l’hiver parisien, à la misère, dans la mégapole parisienne, à la confrontation avec l’école, le monde du travail, la langue française, et à la psychose ou la dépression. Là encore, contre toute attente, résister est il possible?

Après avoir constaté que la vitalité psychique des patients vus en situation d’entretien semblait figée, j’ai organisé des réunions mensuelles pour accueillir dans une situation plus adaptée que celle des entretiens individuels, ces patients qui survivent sans vivre. D’abord autour de moments de fêtes communes aux cultures chinoise et cambodgienne et depuis septembre 2007, sur un mode où l’association libre sur des thèmes choisis par eux peut se déployer.

 Ces réunions se passent au Centre Paumelle. Les patients peuvent écrire en chinois, en cambodgien ou en vietnamien avec pinceau et encre. Ils parlent, chantent parfois et rient. Il s’agissait au début d’un « groupe à médiation culturelle » pour des patients qui répétaient en entretien individuel avoir tout oublié. Même le monde des contes ou des chansons semblait avoir disparu

 Nous voici donc en réunion, au surlendemain de la fête de la lune. Immédiatement, chacun va dire ce que cela évoque : le coeur de la fête… ce sont les gâteaux de lune ! De ça, tout le monde se souvient : ils sont de tailles diverses et en leur centre, ô délice, on trouve un œuf ou un jaune d’œuf d’oie ou de cane, salé, entouré d’une couche sucrée. Mais il y a des variantes : l’œuf peut être remplacé par du lotus, de la saucisse, des dattes, du jambon etc.

Et la lune ? On la prie, on fait des vœux pour que les enfants à venir ressemblent aux fleurs qu’on lui offre, que l’on puisse rencontrer l’âme sœur. Après cette évocation poétique, quelqu’un retrouve le souvenir des lampions fabriqués par un frère, portés par tous les enfants dans les rues en une cohue joyeuse qui parcourt ville ou village. Je les imagine au bord d’une rivière et quelqu’un se souvient que, comme en Inde, on faisait flotter des bougies au fil de l’eau.

Mais quelle est l’origine de cette fête ? Voici une légende du Cambodge, en voici une autre qui vient de Chine.

Sur le papier resteront tracés, après la réunion, les caractères chinois signifiant lune et lumière, fête du milieu de l’automne, le nom du Cambodge en chinois et les mots khmers pour dire fête, prière et lune. Ils ont retrouvé leurs souvenirs en mots parlés et écrits, mêlant diverses cultures et différents âges. 

 C’est comme si l’appareil psychique de ces patients avait besoin de l’enveloppe groupale et du passage d’une langue à une autre pour laisser advenir des représentations et des souvenirs chargés de force et de sens. Comme si sans cela, la vie se raréfie et se met  juste en mode de survie. Résister pour survivre, oui cela a été nécessaire mais résister ET vivre, cela passe par d’autres chemins. Le groupe me semble ouvrir une voie nouvelle dont l’exploration ne fait que commencer.

  

 

Bibliographie

 

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Rosenblum R (2000). Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman, Primo Lévi, Rev Fr Psychanal, 64: 113 – 37.

Rechtman R., Welsh, G. (1993). Approche transculturelle des patients non-francophones du sud-est asiatique dans le dispositif psychiatrique du XIII ème arrondissement de Paris. Santé mentale au Québec(XVIII), 145-161.

Semelin J.,(2011) Face au totalitarisme, la résistance civile, Paris, André Versaille

Welsh G., (1995), Ce qui fait silence...: approche psychiatrique de patients cambodgiens vivant à Paris, rescapés de la période khmère rouge, in: Gillibert J. & Wilgowicz P.(dir.). - L'ange exterminateur, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, pp. 237-257.

 

Welsh G. (2010), Résistance intérieure, situations extrêmes,  in « Résister et Vivre », édité par Anne Gutmann, p.57-67, Paris, Ophrys

 

Zaltzman N., (1999), La résistance de l’humain, Petite Bibliothèque de psychanalyse, PUF