NOUS AUTRES
Texte de Roxane Rizvi
Créé par Chantal Pétillot
Avec une scénographie créée par Caroline de Pommereau et
Benoît Mialet
Nous Autres - Roxane Rizvi
Son : Brouhaha de spectateurs. Les premières notes d’une
musique s’insinuent puis, peu à peu, grandissent tandis que
le brouhaha diminue, disparaît.
Noir salle. Lumière sur un cube recouvert d’un drap. Noir.
Nouvelle lumière sur ce même cube. Noir.
Nouvelle lumière : elle est là, près du meuble, côté cour,
immobile. Noir.
Elle est à quelques mètres côté cour du meuble découvert.
Elle tient le drap serré contre elle. La musique a peu à peu
laissé place au silence.
Elle regarde le public, puis le meuble, puis le public à
nouveau.
Elle aura toujours de la difficulté à prononcer le mot
« tiroir » et accrochera sur les premières lettres.
Prélude
Ils se sont demandés qui elle était.
Ils ont dit d’ouvrir les tiroirs. Jusqu’au dernier.
Ils ont dit : “Nous sommes là pour ça”.
(Pour elle-même)
Que tu le veuilles ou non, ils ne sont là que pour ça.
Alors, elle.
(Elle brandit le drap, comme une dépouille vide et se
déplace avec lentement jusqu’à jardin)Elle a dit qu’elle
avait su qu’elle avait une descendance bien après, parce
qu’on ne lui avait rien dit, à elle, et qu’elle avait compris,
après, pourquoi, elle, elle avait rempli des tiroirs, avant.
Alors, elle a commencé à les vider et elle les a remplis à
nouveau, parce que ce n’était plus la même chose.
Face au public, à jardin :
Elle a dit : “Quand vous serez présents, ce sera le moment.
Mais nous commencerons par ce qui semble être la fin, par
ce qui semble être la fin, parce qu’on ne sait pas exactement
comment cela a commencé, tandis que la fin, on voit à peu
près. Ce n’est pas très clair, mais ça s’approche.
Nous Autres - Roxane Rizvi 3
Elle a dit qu’elle allait mourir bientôt, mais ça ne l’inquiète
pas vraiment parce qu’elle ne voit pas très bien de quoi il
s’agit, puisque, ça, elle ne l’a pas encore vécu.
Elle se déplace, courbée, à l’avant-scène, vers cour, tout en
essayant de rouler le drap sur lui-même, tout en disant :
Elle a dit qu’il aurait fallu mettre un peu d’ordre pour que ça
fasse une histoire, de tiroir en tiroir, et qu’à la fin, on soit
tranquille, toutes les énigmes résolues. Mais elle n’y est pas
arrivée, à mettre de l’ordre, et chaque tiroir pourrait être un
commencement, (elle s’arrête, comme saisie par une
évidence, et va étendre le drap devant le meuble) et elle a
dit : “Commençons par la fin, puisque c’est bientôt
maintenant”.
Entre le meuble et le drap, face au public.
Ils ont dit qu’elle allait mourir, donc.
Non, ils ne l’ont pas vraiment dit.
Non, ils ne l’ont pas vraiment dit. (Répétition comme
mécanique).
En regardant le drap :
Ils ont hoché la tête en regardant la courbe de température,
en écoutant les pulsations du coeur, en la regardant par
transparence, sur des clichés gris fumée, noirs, flous. Ils
décrivaient les masses, les volumes, mesuraient ce qui
grandissait ou dégénérait. Ils avaient des mots pour ces
choses-là. Elle, elle voyait des paysages, des sommets…
Des gouffres.
(Elle se place au centre du drap).
Quand on va mourir, on prépare son testament.
On pourrait le préparer n’importe quand puisqu’on ne sait
jamais, mais ça changerait souvent, comme la vie.
Un testament, c’est très vivant, au fond, même si ça a l’air
définitif. (Allant vivement vers un spectateur :) Il y a
beaucoup de choses qui ont l’air définitives et qui ne le sont
pas.
(Elle revient au centre du drap).
Elle a décidé de faire son testament puisqu’elle allait mourir
un jour, relativement bientôt, et que, sinon, elle pourrait
toujours recommencer un jour, donc…
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Alors, elle s’est posé LA question : comment mettre de
l’ordre dans ce qui n’est pas définitif ?
Elle va vers le côté jardin du meuble.
L’ordre logique voudrait que nous commencions par le
premier tiroir en haut, à gauche puisque nous sommes
européens et qu’il est quasiment impossible de nous libérer
de l’empreinte de l’écriture. Elle sait que, pour les
occidentaux, le foisonnement magique du monde avait été
mis au pas dès l’âge tendre, et qu’à partir du grand
apprentissage de l’écriture, nous verrions désormais le
monde de gauche à droite et de haut en bas - ce qui devrait
mâter toute déroute.
Pas forcément le désarroi.
Revenant lentement au centre du drap :
Elle a dit qu’elle avait pensé qu’on devait être sacrément
déséquilibrés du côté cérébral, mais que personne ne s’en
soucie puisque la plupart des occidentaux confondent le
déséquilibre cérébral et l’ordre du monde. Elle,
déséquilibrée, elle savait qu’elle l’était, et qu’on ait décidé
que l’Histoire, avec un grand H, commençait avec
l’invention de l’écriture, ça lui donne furieusement l’envie
d’être préhistorique. (Elle s’accroupit, puis montant
lentement les mains en un geste de spirale :)
Elle a dit qu’elle laisserait surgir en elle tous les orients, et
que son testament se lira de bas en haut, et de droite à
gauche. Elle a dit que ça l’amusait beaucoup, de bas en haut,
parce que ce serait comme d’escalader les instincts de son
cerveau reptilien.
Premier tiroir : en bas à droite, donc.
Premier tiroir
Elle porte un tiroir minuscule et le pose avec précaution sur
le côté cour du meuble, et sur la pointe des pieds avec un
fort accent étranger, elle s’adresse au contenu du tiroir que
le spectateur ne voit pas :
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Elle va te dire ce qui lui tient à coeur avant que le coeur ne
cesse de battre.
Elle va te dire qu’elle aurait aimé te rencontrer, te rencontrer
vraiment. (Fragile, sur la pointe des pieds, vers le public :)
Elle ne peut pas en être sûre. Elle ne sait pas à quoi tu
ressembles.
Elle se demande si tu lui ressembles un peu.
Si de petites fossettes se forment sur tes joues quand tu
souris…
Elle se promène sur les visages qui apparaissent dans sa tête.
Elle ne sait pas lequel serait le plus proche de toi. Elle ne
sait pas lequel elle aimerait. Peut-être qu’elle les aime un
peu tous. Elle n’a plus le temps, ni l’envie peut-être, de les
essayer…
Elle a déjà beaucoup usé de visages.
Aucun ne lui a longtemps collé à la peau.
La peau…
(Se déplaçant vivement vers le côté jardin, et sans plus
d’accent étranger)
Justement, la peau, parlons-en.
Un des premiers à s’être penché sur elle - pencher, est-ce
bien le mot ?- un des premiers, donc, lui avait dit qu’elle
manquait de peau.
Elle a tellement ri qu’elle a cru qu’elle ne pourrait plus
jamais s’arrêter, de rire. Ça l’a affolé, lui. Il a appelé du
renfort. Ils s’y sont mis à plusieurs pour la contenir, et même
quand ils l’ont mise en sécurité dans une chambre fermée où
elle ne risquait rien, elle riait encore. Ça s’est arrêté peu à
peu. Elle se souvient qu’elle a collé sa joue, ses mains, son
ventre, contre un mur et que c’était très doux. Plus tard,
quand ça n’allait pas, elle demandait qu’on la ramène là,
dans cette chambre-là, avec ce mur-là, parce que c’était une
peau qui en valait bien une autre.
Toi, donc, dans ce premier tiroir. Il est bien naturel que ce
soit toi qui occupes le premier tiroir puisque tu es là
maintenant, et que ça commence maintenant.
(Elle ferme les yeux, puis au public, avec son accent
étranger)
Toi.
Toi, tu es une femme.
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Oui, maintenant, tu es une femme. Bien qu’elle ne t’ait pas
vue grandir et même si elle ignore comment tu as fait pour
devenir une femme, ni quelle femme tu es devenue.
D’ailleurs, elle ne sait pas non plus très bien elle-même
comment elle a fait. Elle se demande si, comme elle, tu es
devenue plusieurs femmes, mais elle ne le saura jamais.
(Revenant vers le meuble, côté jardin cette fois et
s’adressant au contenu du tiroir)
Elle dit que même si c’est parfois difficile d’être aussi
nombreuses, elle espère que tu n’es pas trop réduite,
étriquée… « iso-normée ».
(Face public, sans accent et très naturellement)
Bien sûr que c’est difficile d’être plusieurs, mais, en face, ça
ne semble pas poser de problème, en général. En face, ils
disent : “Ah ! C’est bien toi, ça!”, et ça leur suffit. Ils savent
à qui ils ont affaire. En général. Quand tout se passe bien.
Parce que, quelquefois, on se trompe. Alors, ils s’arrachent
les cheveux, sauf les chauves, bien sûr. “Ah, non ! Ce n’est
pas toi, ça ! Tu es méconnaissable ! Comme tu as changé !”
(Elle ferme les yeux, et comme fuyant vivement vers l’avant
scène cour)
Toi, donc, dans ce premier tiroir.
(Elle saisit le tiroir vivement et tournant de lointain jardin à
l’avant scène cour, en déverse le contenu avec rage : des
centaines de fragments de papier, avec son accent étranger)
Mais qu’est-ce qu’il lui a pris de te mettre, toi, dans un
tiroir? Comment peut-elle mettre l’inconnu dans un tiroir ?
Comme ça, sur un coup de tête, ou de coeur. Oui, elle sait.
Soudain, elle sait !
Elle a dit qu’elle t’a mise là, toi, non pour t’enfermer, au
contraire !
(Elle a posé le tiroir debout, contenu vide habillé de soie
rouge à l’extrémité cour du drap et elle tourne partout sur
scène)
Elle t’a mise là pour l’ouvrir, ce tiroir, même si elle en
ignore le contenu, même si, une fois ouvert, ils découvrent
le désordre, un incroyable bordel. Tant pis. Tu es là. Tu sors
de là-dedans. Voilà. C’est comme ça que tu es venue au
monde, dans un incroyable bordel. Un tel capharnaüm
qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Elle, elle n’a
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pas retrouvé le sien. Elle peut te le dire maintenant. Tu es
grande. Tu comprendras. Peut-être.
(Face public)
Elle, son petit, qui, d’ailleurs, était une petite, elle ne l’a pas
retrouvée, parce que, sans aucun doute, on l’avait changé de
tiroir.
On a fermé le tiroir à clé.
On a jeté la clé dans le ruisseau et le ruisseau s’est jeté dans
la mer.
Ça ferme un tiroir, ça, non ?
(Sans accent, et avec jubilation :)
Et non !
Parce que elle, elle a appris à nager sous l’eau et elle a
retrouvé la clé, et elle a su que la petite n’était pas morte
étouffée dans un tiroir, mais qu’elle avait grandi et avait eu,
à son tour, une petite, et tu es cette petite. Voilà.
(Un temps)
Ah oui ! Tu te demandes pourquoi elle ne l’a pas dit plus
tôt…
Mais parce que la petite, elle ne le savait pas qu’elle avait
changé de tiroir, et elle croyait être quelqu’un qu’elle n’était
pas.
Alors pourquoi, elle, avec tous ses visages, elle serait allée
dire à sa petite qui croyait n’en avoir qu’un, de visage, que
ce n’était pas le bon ?
Et puis, soyons honnête, avec tous ses visages, elle a quand
même été sacrément occupée !
(Un temps)
Ah oui… Oui… Tu te demandes pourquoi elle le dit
maintenant ? Oui…
(Revenant lentement en arc de cercle, suivant les fragments
de papier, vers le meuble et regardant l’espace vide du
tiroir)
Parce que tous ses visages vont disparaître et que ça lui tient
à coeur et ça, le coeur, elle n’en a qu’un, quels que soient les
diagnostics de tous ceux qui ne se sont occupés que de sa
tête.
Toi donc, dans ce premier tiroir.
Toi, à la première place.
La place que tu prendras.
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Celle que tu voudras.
Une fois sortie du tiroir, tu peux bien faire ce que tu veux.
Tu peux ouvrir le second tiroir.
Ou pas.
As you like it, my darling.
Deuxième tiroir
Lorsque la comédienne ouvre le deuxième tiroir, surgit sur
le dessus du meuble comme un jouet monté sur ressort
comme les diablotins destinés à faire peur aux enfants. Mais
ce qui sort est une robe vide. Elle essaie d’ouvrir et refermer
le tiroir pour faire disparaître cela, mais en vain. Elle va
vers le dessus du meuble et à l’intérieur de la trappe, saisit
un minuscule chapeau)
Celle que tu voudras…
C'est ainsi que sa vie a commencé, pour elle aussi.
Et plusieurs fois.
Car ce qui semblait sûr n'était finalement qu'un brouillon.
Celle que tu voudras…
On lui a donné un nom, elle en a usé plusieurs.
(Elle va se placer au centre du drap)
Sa mère était apte et convaincue.
Son père idem, de pure race.
Ils se sont reproduits dans une maison conçue pour
perpétuer.
Le Troisième Reich.
Elle était un accident de l'Histoire, avec un grand H, ils ont
dit, après, ceux qui l'ont trouvée dans les décombres, une
fois les reproducteurs disparus en effaçant leurs traces, sauf
elle, et tous ceux qui, comme elle, étaient de pure race.
Tu n'as pas pu t'empêcher d'ouvrir le deuxième tiroir et le
diable est sorti de sa boîte. Heil !
(Comme une toute petite enfant)
Des ombres terrifiantes s'agitent dans la chambre obscure.
Heil…
On est tout seul, allongé dans un lit trop grand pour soi, les
yeux ouverts, ronds comme des billes.
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On se dit : l'Italien a les yeux noirs, l'Espagnol a les yeux
noirs, le Grec a les yeux noirs, l'Africain a les yeux noirs, le
Français a les yeux noirs, et elle, les yeux bleus. Qu'est-ce
qu'on va devenir ?
Puis toutes ces ombres terrifiantes, on s'aperçoit que ce
n'était que le vent frais de la nuit qui agitait les rideaux de
voile. Alors on se redresse sur ses petites pattes, on ouvre
grand la fenêtre et on sort du tiroir. On se fait la malle.
Le diable, c'est un truc aussi stupide et répétitif qu'un ressort
longtemps comprimé. Il y a des tiroirs qu'il faut aérer plus
souvent.
(Au public)
Maintenant on se demande si toi aussi, tu as les yeux bleus...
Toi, tu n'es pas de pure race parce que ta mère est le fruit
d'un psychanalyste juif.
C'est aberrant, mais c'est comme ça. Shalom...
(Revenant sur le drap)
À la fin de la guerre avec un grand H, un gentil couple de
yankees l'a adoptée et adaptée, ils ont cru, elle a dit. Et elle a
partagé sa jolie chambre d'enfant avec une autre hasardeuse,
une Japonaise toute bridée jusqu'au sourire. Elle n'a pas fait
long feu, l'autre. Trop malade, ils ont dit.
Après, ils sont devenus tristes et ils ont avalé des cachets
roses et beaucoup de silence.
Ils ont mangé de la dinde à Noël et acheté une grosse Buick
bleue.
Elle s'en souvient. Elle s'en souvient très bien même. De la
Buick bleue… Dans le garage, elle se mettait au volant, les
murs s'ouvraient, elle traversait l'Amérique jusqu'à…
Shangaï ! Prenait l'avion pour Madras et continuait à dos de
chameau jusqu'à Paris.
(Bondissant)
Ah ! Paris !
Les jolies vaches qui broutaient sur les hauteurs de
Belleville, au son de l'accordéon, avec leur petit béret vissé
entre les cornes !
(Toujours au même spectateur)
Et la Vache Qui Rit ! Tu te souviens de La Vache Qui Rit ?
Avec Antonin, on s’en ai fait de sacrées tartines en lisant
"Le t-t-t-héâtre et son double". Il était (à un spectateur)
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Comment tu dirais, toi ?... (Et comme un cri de joie :)
Tourmenté !!!
Mais comment ne pas se mettre à marcher sur les mains et à
faire des doubles saltos de joie quand tu lis un truc pareil :
qu'il croyait aux "aérolithes mentaux et aux cosmogonies
singulières"…
(Un temps, suspendu, puis d’une autre voix, plus intérieure,
plus grave ou plus sourde)
Un tiroir, ça peut être comme un ressort qui ne peut pas
échapper à son mouvement, ou bien, comme les boucles
d'oreille de la Vache Qui Rit qui reproduisent la Vache Qui
Rit avec des boucles d'oreille qui reproduisent la Vache Qui
Rit, et ainsi de suite.
(Avec son accent étranger)
La plupart du temps, nous ruminons nos tartines les yeux
fermés et croyons rebondir alors que nous ne sommes peutêtre
que le résultat d'une mécanique inaperçue. Ist egal, ne
prenons pas trop au sérieux ce que nous nous racontons,
donc.
Peu importe que tu ouvres le troisième tiroir, mue par un
ressort ou par ce que tu crois être ton désir.
Troisième tiroir
À l'ouverture du troisième tiroir: en miniature une chambre
avec un lit simple, une femme assise au bord du lit, et, à
côté, un chaise, vide. Elle a posé la face du tiroir sur le
drap ; ça forme comme une montagne. Et elle, accroupi,
contemplant le petit personnage :
Parfois, il nous semble que tout ce qui a été grand a rétréci.
N'est-ce pas ? La solitude, par exemple. La solitude s'est
rétrécie quand elle a rencontré la montagne, elle a dit.
Elle est restée longtemps assise à contempler les sommets
face à elle. Les sommets enneigés, les pentes boisées,
remplies d'oiseaux invisibles... Les jours s'ouvraient et se
refermaient avec leurs chants.
L'hiver, des chevaux furieux hurlaient sur le toit.
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Elle est restée longtemps comme ça, assise. Et puis un jour,
ou plutôt, à la fin d'une nuit, un printemps, elle s'est levée.
(Elle saisit doucement le petit personnage, le soulève,
l’emporte dans les airs, se déplaçant lentement autour du
drap, tout en parlant).
Elle a mis quelques affaires dans un sac et elle a enjambé la
fenêtre. Elle a sauté. Ce n'était pas très haut, et sauter par les
fenêtres, ça, elle savait le faire.
Elle a marché longtemps, loin. Elle a gravi les pentes, elle
est arrivée au pied d’un glacier.
(Elle regarde le tiroir vide à l’avant cour du drap et posera
le petit personnage assis sur le dessus)
Elle a trouvé une cabane. Elle s’est installée. Et :
(Elle se met à chanter, d’abord de façon rapide et gaie,
peut-être, avec de petits mouvements de danse)
« Aquelos moutagnos
S’en abaissaran
E mas amouretas
Se raproucharan. »
(Voix plus grave, immobile, à jardin)
« Se canto, que canto
Canto pas per iou
Canto per ma moi
Qu’es al len dé iou. »
Ceux qui l’avaient assise derrière la fenêtre l’ont retrouvée à
l’automne.
Elle leur a dit qu’elle ne voulait pas revenir derrière la
fenêtre, et qu’ils soient tout à fait rassurés : elle savait
parfaitement qu’elle était malade et que son mental vacillait,
mais elle savait aussi que ce n’était pas en restant assise
derrière la fenêtre que ce pauvre petit mental allait se
redresser, et, qu’après tout, s’il devait danser la gigue, autant
le faire en plein air.
Elle savait que ce n’était pas en regardant les montagnes
qu’elle allait guérir. Elle savait que c’était en vivant avec,
qu’elle se sentait mieux. Est-ce que quelqu’un peut lui
Nous Autres - Roxane Rizvi 12
prouver le contraire ?
(Débordant)
Les doses de « calme-toi » qu’on lui avait données derrière
la fenêtre, elle ne les avaient pas prises depuis des mois et
elle n’avait jamais été aussi calme que depuis qu’elle était
devenue montagne, arbre, ruisseau, feuille, racine, noisette,
fraise des bois.
(Elle est à nouveau à jardin, comme lorsqu’elle chantait de
façon grave, et se remet à chanter, cette fois d’une petite
voix très fine, très aigue)
« E souto ma fenestro
I a un auceloun,
Touto la nuech canto,
Canto sa cansoun. »
(Un temps) Est-ce que quelqu’un peut lui prouver le
contraire?
(Un temps, et avec une voix très naturelle)
Bon, d’accord, ils ont dit. On va faire des colloques.
Elle est passé de conférence en conférence, expliquer aux
psycho-randonneurs diplômés comment devenir montagne.
(La voici à nouveau du côté jardin du meuble)
Ils l’ont assise derrière une table pour qu’elle signe des
livres en des centaines d’exemplaires. Elle s’amusait à
changer de signature.
Ils l’ont mise en ondes et « télévisionnée ». Elle changeait
de voix et de visage.
(Dans le passage suivant, quelque chose de plus profond, de
plus intérieur, quelque chose qui vient de très loin).
Et puis un jour, assise derrière sa table à signature,
sagement, elle a vu arriver un homme qui ne demandait rien.
Elle s’est sentie toute petite, comme si elle était assise
derrière une nouvelle fenêtre, très grande, face à un nouveau
paysage, très grand. Elle a regardé le visage tout maigre de
l’homme, son nez crochu, ses yeux d’aigle. Il a dit qu’il
s’appelait Samuel. Ô les beaux jours !
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(Se déplaçant lentement, délicatement le long des fragments
de papier comme s’il s’agissait de tous les êtres contemplés,
de tout les compagnons invisibles…)
Ils ont marché longtemps ensemble en silence, dans les rues.
Ils se sont assis à la terrasse des cafés. Ils ont regardé les
visages, les gestes ; à travers les corps qui déambulaient, ils
ont dessiné les invisibles.
(Rupture.
Ceux qui l’avaient assise derrière une table à signature sont
venus la chercher, au nom de la science. Elle a dit qu’elle ne
connaissait pas ce nom-là.
Ils ont dû annuler les conférences et les colloques parce
qu’elle était devenue invisible.
(Sur le drap, très simple)
De temps en temps, elle réapparaissait. Seule la montagne
pouvait la voir. Tu vois ?
-Quatrième tiroir
La comédienne entrouvre le quatrième tiroir et en sort un
petit papier qu’elle déplie, et lit :
Berger des bateaux,
moutons noirs sur la terre,
rongés par les « chingons ».
Perdue.
A San Cristobal de Las Casas.
Perdue.
A Oaxaca.
Perdue.
Au-dessous du volcan.
Perdue.
Quai numéro cinq.
Ou dans le corps nu d’une femme endormie.
Elle replie le papier et « danse le texte) puis va le
« confier » à la petite dame assise sur le tiroir.
Elle va ouvrir le tiroir en grand. Face public, l’avant tombe
et une petite plateforme apparait : dessus, une pyramide à
Nous Autres - Roxane Rizvi 14
degrés miniature, au milieu de la jungle avec un minuscule
personnage qui gravit les marches. Elle se saisit de quelque
chose : une buick bleue. La montre au public, ravie
(« Buick ! »), la pose devant le drap coté jardin. Et, comme
si elle inventait une histoire au fur et à mesure qu’elle
parle :
Elle n’aurait rien dit à personne.
Elle aurait laissé dans le secret d’une chambre, l’enfant à
peine née dont on ne voulait pas qu’elle veuille.
Elle aurait craché au visage de l’infirmière qui voulait la
consoler.
Elle aurait laissé son corps dans la salle de dissection et
serait partie acheter un pyjama bien chaud. Plus tard, elle
l’aurait échangé contre un poncho tissé par une vieille
indienne muette.
Dès la descente de l’avion, elle serait partie à la gare
centrale de Mexico. Elle aurait regardé toutes les directions
possibles sur le grand panneau indicateur.
Comme elle n’aurait pas su où aller, elle aurait pris le
premier train. San Cristobal de Las Casas, donc.
Elle aurait dévoré de beaux, gros avocats pimentés, bu du
mezcal et dansé avec des êtres… vivants !
(Un temps, et comme rattrapé par « ses démons »)
Et puis Palenque…
(Elle va saisir le minuscule personnage et le brandissant
lentement, elle tourne autour du drap pour se retrouver
derrière le drap coté cour tout au long du passage suivant).
La moiteur sonore de la jungle.
Le cri insolent des bêtes cachées.
Le murmure entêtant des mondes enfouis.
Elle aurait gravi les marches du soleil, assoiffée, se délestant
de sa rage à chaque marche.
Elle aurait préféré le vertige, aux troupeaux de touristes
barbouillés de culture et de lait solaire.
Elle serait devenue la chingada de Cortez dans les cascades
bleu azur. Et puis, une nuit, elle serait aller déposer son vide
dans un cercle de champignons lumineux qui dansent à la
pleine lune depuis des millénaires.
Là où les Americanos se faisaient agresser, voler, violer, il
Nous Autres - Roxane Rizvi 15
ne lui serait jamais rien arrivé de mal, parce qu’elle serait
devenue l’ombre du volcan à l’aube, le tintement des
timbales dans les cours ombragées où coule le mezcal, le
tambour des pluies d’orage sur les toits de tôles. Elle serait
devenue la terre et la cendre des potiers de Oaxaca.
Elle serait devenue recuerdo, nada et siempre.
La fille, la mère, l’ancêtre, et celle qui viendrait.
Peu importe d’où ni comment.
Elle est derrière le drap, devant le meuble, et complètement
possédée par ce qui la traverse :
C’est seulement quand la vie est intense et qu’on voudrait
tout saisir, tout garder, qu’on renonce à vouloir saisir. On se
laisse saisir, porter. Et l’on ne sait rien de ces bras
innombrables qui nous soulèvent, sûrs et puissants, vers le
ciel immense.
(Un temps)
(Elle va poser le minuscule personnage sur le coin avant
jardin du meuble, devant la robe vide)
Quand elle serait sortie de son rêve éveillé parmi les indiens
des hauts plateaux, quand elle serait revenue, si jamais elle
est revenue, vers le monde inconsistant de la matière, elle
aurait su qu’elle n’avait jamais rien perdu. Elle serait sortie
pour toujours du monde de la perte et du gain. Elle aurait
juste appris à mieux jouer le jeu de ce monde-là.
Le jeu du monde…
(Bondissant soudain vers « son » spectateur)
Comment l’écrirais-tu, toi ? Le « jeu » du monde…
Lacan ! Lacan can ! Yes, he can !
La mathématique des illusions, c’est très intéressant.
Pendant des années, elle a fait de l’auto-stop aléatoire.
Elle gardait son pouce collé dans la paume de sa main
droite.
Elle savait que si elle levait le pouce, une voiture s’arrêterait
quelque part, n’importe où dans le monde, et elle savait que
le conducteur ne comprendrait même pas pourquoi il
Nous Autres - Roxane Rizvi 16
s’arrêtait.
Il arrêterait tout, comme ça, sans raison apparente, au bord
d’une route, ou en pleine ville.
Il entendrait les autres klaxonner, ou l’insulter peut-être.
Parce que le « sans raison » attire souvent les insultes. C’est
comme ça…
Et celui qui s’était arrêté, juste parce que quelque part, tout
près, ou à des milliers de kilomètres, par étourderie, ou par
jeu, elle avait levé le pouce de la main droite, celui-là, il
éprouverait quelque chose… quelque chose comme un
chagrin immense.. et qu’il soit seul ou pas, que sa voiture
soit pleine ou vide, ça ne changerait rien, et s’il avait un
chien, son chien ferait comme lui : il regardait devant lui,
dans le vide. Rien. Rien qu’on puisse voir…
Alors, elle faisait attention de garder mon pouce bien serré
contre la paume de sa main droite. Pour éviter les
embouteillages. Et le désespoir.
Bien sûr, parfois, elle a eu envie que quelqu’un s’arrête.
Mais « À quoi bon ? », elle pensait. À quoi bon ?...
Son pouce de la main droite, elle l’a appelé «À quoi bon »,
et elle a gardé « À quoi bon » bien au chaud. Sauf quand
elle était en colère. En colère, elle levait le pouce toutes les
secondes. Ça faisait des embouteillages monstrueux, sa
colère !
(A « son spectateur »)
Tu ne peux pas imaginer l’énergie qu’il lui a fallu pour que
toutes ces boîtes de métal continuent à rouler sans que
personne se pose de question !
(Débordant)
Et Jacques a foutu le bordel ! Ça a été quand il a commencé
à jouer avec les mots, avec elle.
À cette époque-là, elle avait peur de jouer avec les mots !
Elle avait peur qu’ils lui sautent dessus, les mots ! Qu’ils la
plaquent au sol !Qu’elle soit sans défense ! Et on n’aurait
retrouvé que le contour de son corps tracé à la craie sur le
sol, comme quand il y a eu un accident ou un meurtre !
Jacques aurait dit : « Le cadavre exquis ! »
Il s’est gargarisé de mots et il les a recrachés. Elle levait le
pouce, mais à quoi bon ? - il continuait.
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Jacques a dit : « Besoin de père et de repaire (re-père) ».
POUCE !
Cette histoire de père, ça a fait couler beaucoup d’encre…
Tu sais, Jacques, aucun de nous ne s’est jamais vraiment
remis d’être une conséquence fortuite de la nuit des temps…
Avoir un père, c’est une façon comme une autre de se dater,
mais ce n’est pas vraiment une consolation, tu sais…
Enfin, ça nous occupe… ça occupe le divan… Blablabla, le
père… Au fond, on ne parlait que de nous, et le père, il est
resté un inconnu, ou une inconnue, comme tu veux, Jacques,
comme tu veux…
(Comme si elle déclarait forfait, de rage, elle va tourner le
dos au lointain cour, puis, lentement retourne la tête,
comme saisie par un souvenir… puis revient vers l’avantscène).
Il y avait un type… Elle ne se souvient plus de son nom…
Un nom compliqué, ridicule… Il a écrit une thèse sur elle.
Elle l’a lue. C’était pas mal. Mais à la fin, tu pouvais
recommencer. Ça donnait un peu le tournis. C’était un drôle
de type. À un moment, elle a même eu envie d’écrire une
thèse sur lui…
C’était un homme assez sombre, taciturne, mélancolique
peut-être… Le dos voûté, les yeux creux, de petites marques
sur tout le visage. Des problèmes de varicelle, enfant, ou de
l’acné mal soignée ?...
Toujours la tête un peu penchée vers la droite, de gros
sourcils, de bons yeux de chien fidèle qui aurait perdu son
maître…
(Elle le cherche des yeux dans le public, mais ne le trouve
pas…)
Il aurait pu être là, ce soir...
Il lui a couru après pendant pas mal d’années, pas parce
qu’elle était une femme, bien sûr, mais parce qu’il n’arrivait
pas à la saisir. C’était un jeune psychiatre, tout frais sorti des
langes de l’université. Il était très timide, au fond.
Il l’appelait : « Madame Antoinette ». Elle ne s’appelle pas
Antoinette. Elle ne s’est jamais appelée Antoinette, mais elle
faisait croire qu’elle le croyait, alors il l’appelait Antoinette,
Nous Autres - Roxane Rizvi 18
pour lui faire plaisir. Et elle, elle lui faisait plaisir en lui
laissant croire qu’il lui faisait plaisir en l’appelant comme il
croyait qu’elle croyait qu’elle s’appelait.
Tu sais, c’est souvent comme ça entre les humains. La
mathématique complexe des illusions et des désirs. Prendre
ses désirs pour les réalités de l’autre…
(Poussant du pied la petite buick)
C’est comme le pouce de la main droite, il n’a probablement
jamais arrêté aucun véhicule. Mais qui sait ? Il y a quand
même de fortes probabilités pour qu’au moment où tu lèves
le pouce de la main droite, une voiture s’arrête quelque part
sur terre. Qu’est-ce que ça peut faire si toi et elle, vous n’en
saurez jamais rien ? Ça, c’est juste une question de destin.
Ça ne dépend pas de nous. Ce qui est probable n’est ni sûr,
ni pas sûr. Incertain, mais pas impossible.
(Rattrapée par quelque chose à l’intérieur…)
Palenque, oui. Elle a gravi les neuf degrés du temple des
inscriptions. Le commencement d’un monde, le nôtre, et la
fin d’un monde, le nôtre. (Ce monde, c’est notre tête…)
Puis elle est allée s’allonger sur un lit de pierre à Épidaure,
la tête contre un mur.
(Elle est sur le drap comme sur île, seule)
Dans le mur, un trou.
Derrière le mur, il y avait eu quelqu’un, il y a plusieurs
millénaires. Quelqu’un qui parlait à voix basse, un murmure
d’infinie consolation. Un chant, peut-être… Pour guérir.
Guérir pour toujours par la révélation de qui nous sommes
vraiment. Se connaître soi-même et connaître l’univers et les
dieux.
Le chant s’est perdu. Le vent murmure dans les ruines…
(Avec l’accent étranger)
Mieux vaut vivre dans un théâtre que dans un manège…
Ouvre tous tes tiroirs comme si c’était de magnifiques
théâtres, et jouis ! Réjouis-toi !
Le monde est immense à l’intérieur de toi.
Inutile d’emporter trop de bagages.
Cinquième tiroir
(La comédienne ouvre le 5è tiroir. L’avant se soulève, un
Nous Autres - Roxane Rizvi 19
côté s’ouvre: apparaissent de minuscule miroirs et des
fragments de photos sous des angles différents.)
La mathématique des illusions !
(Désignant les éléments du tiroir et à toute vitesse)
Soit un ensemble fini d’éléments, qu’on nommera
“univers”.
Soient les éléments de cet univers, qu’on nommera “objets”.
Soient des parties de cet ensemble dit “univers”, des sousensembles
donc, ou ensembles d’“objets”, qu’on nommera
“évènements”.
Vous suivez ? …
Bon…
(Désignant le drap)
Soit un ensemble fini d’éléments, qu’on nommera
“univers”.
Soient les éléments de cet univers, qu’on nommera “objets”,
« objet », « objet »...
(Les différents objets sur le drap)
Soient des parties de cet ensemble dit “univers”, des sousensembles
donc, ou ensembles d’“objets”, qu’on nommera
“évènements”. (Désignant la petite dame assise au bord du
tiroir)
Bienvenue dans le cinquième tiroir - celui où nous nous
perdons entre l’expérience de la finitude et le soupçon de
l’infini. (Ce disant, elle soulève la petite dame et la déplace
pour l’installer sur « la montagne »)
Soit, donc, posé ceci : des objets inclus dans des évènements
inclus dans un “univers”.
Combien de relations sont-elles possibles ou probables pour
créer un évènement?
Un évènement inclut-il un nombre limité d’objets ?
Ou, par le jeu des relations, cet ensemble est-il extensible ?
Peut-on dire qu’un événement, voire un univers, existe non
par le nombre d’objets qui le composent, mais par les
Nous Autres - Roxane Rizvi 20
relations qui s’établissent ?
(Séparant les objets)
Quel sens auraient des objets sans relation ? Des neurones
sans connexions.
(Vers « son spectateur » :)
Exemple :
Soit un objet qu’on nommera “moi”. (Elle désigne le
spectateur).
C’est un agrégat d’évènements dont on arrête le mouvement
pour créer un point d’où d’autres évènements pourront se
créer, produisant ainsi d’autres objets, et comme ça à
l’infini !
Ce qui laisserait penser que l’infini serait une conséquence
du fini. C’est paradoxal. Mais ce paradoxe-là, nous le
nommons : “illusion”.
Autrement dit, si vous voulez, nous nommerons “illusion”,
la quantité nécessaire et suffisante de relations pour donner
de la réalité à l’objet, qui, sinon, n’aurait aucun sens, et
n’ayant aucun sens, aucune forme repérable dans l’espace et
dans le temps.
(Désignant le spectateur)
Cette forme, bien entendu, tient de l’illusion.
(Penchée vers le spectateur et avec beaucoup de douceur)
Que le temps soit perdu ou retrouvé, comme dirait Marcel,
et que l’espace apparaisse comme le fond d’une grotte où
vous vous tapissez d’angoisse près d’un feu, face à
l’immensité de l’obscurité, ou le 70è étage d’une tour d’où
vous gérez les comptes en banque du monde entier - du
moins celui que vous croyez exister - cela ne change rien à
l’illusion de la forme. L’objet est par nature éphémère. Il ne
vit pas plus longtemps que le papillon dans la rencontre de
la nuit et d’un réverbère.
(Elle se recule et lentement, d’une voix très intérieure et très
douce)
Si vous levez le nez en fermant les yeux…
Allez-y, faites-le…
Si vous fermez les yeux donc, si vous levez le nez comme
pour humer l’air humide d’un soir d’été après la pluie…
Nous Autres - Roxane Rizvi 21
Allez-y…
L’air frais d’un soir d’été après la pluie…
Vous y êtes ?…
Vous êtes dans une petite cour, en plein coeur d’une
mégapole…
Vous contemplez un coin de ciel à travers la vigne vierge et
la verticalité des bambous…
La rumeur de la ville s’estompe. Elle n’existe plus pendant
quelques instants…
Elle reste autour de ce lieu vide, ce creux, votre propre
silence…
Vous pouvez être ce que vous voulez où vous voulez.
Si vous ouvrez les yeux, vous allez croire aux formes qui
vous entourent, déterminer le temps, l’espace.
Si vous fermez les yeux, d’autres mondes sont possibles,
d’autres univers, d’autres objets, d’autres événements…
(Un temps)
Oui, on vous voit venir…
Vous allez créer des relations qui les fassent entrer dans
l’univers que vous connaissez, que vous croyez connaître.
Vous ne pouvez pas vous empêcher… Elle dit qu’elle vous
aime quand même, qu’elle a juste pris une porte dérobée
pour sortir de cette construction-là et qu’elle a marché là où
les pieds ne se posent pas parce qu’il n’y a simplement rien
sur quoi ils puissent se poser.
(Un temps, puis revenant vers le drap)
Revenons à nos moutons. Dans les pâturages clos où nous
les avions laissés, sous la bonne garde des chiens de nos
pensées rationnelles.
Soit un ensemble fini d’objets, éléments de sous-ensembles
nommés “évènements”, formés soit par la nature des objets,
soit par les relations tissées entre eux.
(Elle est à nouveau accroupie, et en parlant, rassemble le
drap, rétrécie « l’île »)
Et si l’objet, c’était la même chose que la relation ?
Et si l’univers n’était que relation ?
Infini mouvement qui nous submerge ?
Si tant est que nous croyions exister… Et dès que nous
croyons cela, alors, oui, nous voilà submergés, car d’être,
Nous Autres - Roxane Rizvi 22
nous ne sommes qu’un balbutiement…
(Avec son accent étranger :)
La mathématique des illusions, c’est de l’amour possible,
attendu, inventé, réinventé. Un moi qu’on aurait assez aimé
pour le faire exister un peu…
(Un temps, puis avec sa voix naturelle)
Elle entend les cohortes, levant bouclier, frappant tambour :
“L’inconscient ! L’inconscient ! L’inconscient !“, elles
hurlent, les frémissantes phalanges, qui ondulent dans les
plaines cultivées. “L’inconscient ! L’inconscient !
L’inconscient !“ Bla bla bla.
(Se redressant avec rage)
Et si “L’inconscient”, c’était juste des relations
indomptables ?
Des connexions qui ne se font pas entre nos neurones en
goguette ?
Ou qui se font tellement autrement que d’habitude.
Ah ! L’habitude ! Cette délicieuse façon d’habiter chez
nous, nous qui n’habitons nulle part ! Nous qui sommes
plein de suffisance et d’avidité ! Nous qui ne savons même
pas ce que c’est “habiter” ! Elle vous hait, elle dit ! Et si elle
pouvait, elle vous étranglerait tous !
(Un temps. Puis avec son accent étranger)
La mathématique des illusions, c’est qu’elle ne le fera pas.
Elle ne le fera jamais.
À cause du possible…
La possible étreinte avec toi, qui la ferait être, elle, un peu…
Sixième tiroir
Toi. Qui es-tu, toi ?
La comédienne ouvre le sixième tiroir et déplie un petit
papier, qu’elle lit puis jette, renonçant :
Nom secret…
Elle ouvre grand le tiroir : l’univers factice d’une souris de
laboratoire : petite roue, mangeoire, etc. Mais pas de
Nous Autres - Roxane Rizvi 23
souris.
Qui es-tu, toi, pour analyser et définir, et emprisonner dans
tes définitions ?
(A jardin )
Ils l’ont rattrapée.
Ils l’ont rattrapée, le jour où elle a démonté un horodateur à
coup de marteau parce qu’elle refusait que le temps soit
compté.
Elle a retrouvé le mur très doux qui lui servait de peau, plus
vieux, un peu écaillé, ridé.
Ils avaient mis une petite roue pour qu’elle puisse s’amuser.
Au début, elle a cru qu’ils avaient pris la petite roue de
l’horodateur pour qu’elle ne voie pas passer le temps ; ça a
marché. Elle n’a pas vu passer le temps. Elle n’a vu passer
personne, même ceux qui lui apportaient à manger, parce
qu’elle faisait tourner sa petite roue jour et nuit. Elle
s’endormait même dedans. Et puis, un jour, elle s’est
redressé sur ses petites pattes, et elle les a entendu applaudir.
Et elle a recommencé chaque fois qu’il y avait du monde.
C’est comme ça qu’elle est devenue comédienne. Elle s’est
même mise à chanter.
(Elle dit les paroles mélangées de chansons, sans les
chanter, très simplement).
“Tu me fais tourner la tête… Mon manège à
moi, c’est toi…”
...
“Je ferais le tour du monde, je me ferais
teindre en blonde, si tu me le demandais…”
…
“Non, rien de rien, elle ne regrette rien. Avec
mes souvenirs, j’ai allumé le feu. Mes
chagrins, mes désirs, je n’ai plus besoin
d’eux…”
Elle est là, vous pouvez l’emmener.
Nous Autres - Roxane Rizvi 24
Où vous voulez.
En pavillon fermé, ou à l’intérieur de vous.
Elle s’en fiche.
C’est vous qui serez les plus embêtés désormais, puisque
c’est à vous de choisir, et comme vous le dites si bien,
comme vous le lui avez tant répété : “Choisir, c’est
renoncer”.
Elle est là, toute là, avec tous ses morceaux, la femme, la
fille, la mère, la grand-mère, la conférencière, l’écrivain, la
comédienne, l’inconnue. Elle est là.
Vous pouvez ouvrir les yeux.
Il y aura toujours le parfum de l’air humide d’un soir d’été
après la pluie. Il y aura toujours les montagnes et Palenque,
et La Vache qui Rit, Marcel, Antonin et Samuel. Il y aura
toujours la mathématique des illusions et l’énigme de ce
qu’on ne sait pas être “toujours”.
Elle attend, expulsée de ses tiroirs, cul par-dessus tête. Elle
attend que “je” naisse.
Elle recule, disparaît comme avalée par la lumière. Noir.
Seul reste éclairé le meuble, tiroirs ouverts. On entend la
même petite musique qu’au début