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Conférence - Débat 

                            moro

Jacqueline Schaeffer

Psychanalyste
Membre titulaire Formateur de la Société Psychanalytique de Paris
 

Qu'est la sexualité devenue ?

 

le vendredi 11 octobre 2019 à 20H30

Théâtre Le Quai  5, rue Leon Couturat  - TROYES

(Parking Victor Hugo juste en face, gratuit en soirée)

20h30 précises, accueil dès 20h00 

Lucas Cranach l'Ancien, Adam et Eve au paradis
1531, Musée de Berlin

 

Argument :

Le scandale qu’a imposé Freud en théorisant la sexualité infantile, n’a pas pris une ride. Pour une personne dite civilisée, il reste toujours inacceptable d’être gouverné par des pulsions inconscientes aussi fortes que le cannibalisme ou les vœux de mort d’un être aimé. Et difficile de parvenir à une certaine ambivalence, celle qui permet que nos côtés sauvages et destructeurs puissent s'intriquer d'une façon suffisamment harmonieuse avec nos capacités d'aimer.  Il importe de ne pas confondre le sexuel et la sexualité, le fantasme et la réalité, les modes pulsionnels de la sexualité et les pratiques qui prétendent l’incarner, ou qui tendent à la nier. Et de déceler au sein des sexualités contemporaines ce qui vient cacher, brouiller, dénier le sexuel infantile, toujours vivant en nous, et actif à notre insu.


 Bibliographie :

- Le refus du féminin (1997), Coll. Quadrige, Paris, PUF.

- Qu'est la sexualité devenue ? De Freud à aujourd'hui (2019), Paris, Ed. In Press.

- Le risque de la perte. Angoisses et dépression au féminin (2013), in La sexualité féminine, Monographies et Débats de psychanalyse, Paris, PUF.

- Le tabou du féminin (2006), in Interdit et tabou, Monographies et Débats de psychanalyse, Paris, PUF.

- Eve ou Lilith ? Les transgressives (2009), in Transgression, Monographies et Débats de psychanalyse, Paris, PUF.

- Au-delà du phallique : le féminin (2016), in Femmes, Le Coq Héron, Paris, Erès.

- La différence des sexes, au risque du féminin ? (2016), in Les écueils du féminin dans les deux sexes, Colloque du centre De Saussure à Genève, Paris, Campagne Première.

- Aurions-nous mauvais genre ? (2015), in Paradoxes du féminin, Actes du Quatrième Groupe, Paris, Ed. In Press.

 

Texte de la conférence :

 

« QU’EST LA SEXUALITE DEVENUE ? »

Conférence de Jacqueline Schaeffer

Vendredi 11 octobre 2019

APAT - Le Quai - Troyes 

 

Dans l’image du tableau de Cranach (Adam et Eve au paradis, 1531), c’est Adam qui semble tendre la pomme à Eve, tous deux l’entourent de leurs mains, enlacent le fruit défendu, celui de l’acte sexuel, et c’est Eve qui, d’un air innocent et mutin, cache le sexe d’Adam d’un rameau d’olivier. Le serpent séducteur sexuel siffle sur leurs têtes. Qui est l’agneau, qui est le lion ?

Les choses ont bien changé depuis la Genèse et depuis Freud. Celui-ci a évoqué les facteurs du malaise dans la société ou dans la culture, liés à la sexualité. Même si bien des avancées sociétales ont eu lieu, le malaise est bien loin d’avoir pour autant disparu. Il s’est complexifié de bien des manières, y compris technologiques.

Freud avait soulevé en 1905 deux scandales : celui de la sexualité infantile, celui de la sexualité polymorphe des enfants, et celui de la sexualité à prédisposition perverse de l'humain adulte. Le troisième Essai concernait l’adolescence. Il avait laissé sous le voile de l'énigme un troisième scandale, un « continent noir » à explorer : celui de la sexualité féminine, ou plutôt celui la sexualité des femmes.

En 1937, Freud lançait sur orbite la formulation d’un obstacle, d’un roc sur lequel se brisaient les efforts de la psychanalyse. Il l’a nommé : « le refus du féminin, dans les deux sexes. Une part de cette grande énigme de la sexualité ». 

L’énigme qui n’a cessé et ne cessera jamais d’interroger les psychanalystes comme le commun des mortels, c’est celle de la différence des sexes. Si des extraterrestres nous honoraient d’une visite du troisième type, leur plus effarante surprise, suggérait Freud, serait la découverte de cette différence.

Une différence aussi banale qu’irréductible, mais qui impose une telle exigence de travail psychique que chaque individu, enfant ou adulte, homme ou femme, philosophe ou scientifique, en couple ou en société, s’efforce à déployer toutes les stratégies pour en atténuer ou en effacer les effets.

« Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros », écrivait Freud à Ernest Jones, le 17 mai 1914.

Revenons à la genèse de la sexualité, à la sexualité infantile, à celle de l’enfant.

La sexualité de l’enfant est dite « perverse polymorphe », en raison de l’érotisation partielle des zones érogènes. Son éclosion est en lien avec la séduction maternelle. Le lien premier à la mère, mère des soins, et mère de la séduction permet à l'enfant de vivre deux expériences fondamentales : une jouissance dans la passivité et une dépendance à l'autre dans la recherche et la découverte du plaisir. Une mère, par le regard, la voix, les gestes et les mots, ouvre l'érotisation du corps de l'enfant, et se laisse séduire par le plaisir qu’elle prend avec lui.

Mais il importe que la mère excitante ait pu fournir à l'enfant des contre-investissements à son excès d'excitation en étant également pare-excitante. Elle exerce la « censure de l’amante », théorisée par Denise Braunschweig et Michel Fain, qui consiste à transmettre à l'enfant excité par son absence, en l’endormant pour redevenir amante, un message médiatisé désignant un tiers séducteur, un autre de son désir. Elle lui fournit alors les moyens d’organiser son excitation vers cet autre objet, préforme de la triangulation ultérieure. L’alternance de sa présence-absence, prélude à l’intériorisation de la capacité d’attente, de la mise en délai de la satisfaction, et à l’intrication des pulsions.

De nombreux dénis et résistances visent la sexualité infantile.

Il en est ainsi de la mise en avant de l'archaïque, de la relation d'objet, dont l’objectif est la répudiation de la pulsion. Puis l’accent mis sur les soins et l'amour parental, qui implique le déni de la séduction parentale.

Freud, dans les « Trois Essais », le décrit sans ambages : « Un excès de tendresse parentale sera assurément nuisible en hâtant la maturation sexuelle, et aussi parce qu'il gâtera l'enfant, le rendra incapable dans sa vie future de se passer provisoirement d'amour. » Affirmer que l'amour d'une mère pour son enfant peut, en certaines circonstances, lui être nuisible, reste aujourd'hui encore une affirmation subversive. L'excès d'amour peut déborder sur la passion, la captation et peut aboutir à dénier toute valeur structurante à la séduction infantile, à la sexualité infantile et à l'autoérotisme.

Les débats actuels sur l'adoption monoparentale ou par des couples homosexuels mettent également l'accent sur le don d'amour, sans accorder autant de valeur aux autres ingrédients nécessaires à la croissance psychique de l'enfant que sont l'élaboration de la différence des sexes et des générations, ainsi que les identifications croisées du complexe d'Œdipe. Depuis Bettelheim, on sait pourtant que "l'amour ne suffit pas".

Ce qui échappe au scandale, et qui peut se révéler bien plus pernicieux, c'est ce qui a été désigné en termes « d’incestualité », par Paul-Claude Racamier, situation familiale dans laquelle tous les repères sont abolis, où règne l'indifférenciation entre sexes et générations, où le psychisme de l'enfant est disqualifié.

Un autre déni de la sexualité infantile peut s’opérer au moyen de l'information sexuelle imposée. C'est alors nier la précocité de l'instauration des premières digues psychiques de la sexualité infantile, et méconnaître la pudeur qui est à l'œuvre au cœur des premières expériences d'angoisse, de satisfaction et de séduction qui structurent l'appareil psychique en formation. Le Petit Hans, par exemple, refusait d'être vu en train d'uriner, alors qu'il était plein de curiosité sur le comment, et avec quel organe, sa mère urinait.

La découverte de la nudité est signe de la chute hors de l'Eden. Encore la Genèse. On sait aussi qu'une fois traversés les conflits du carrefour structurant de l’Œdipe, l'humain, même entièrement dévêtu, n'est plus jamais « complètement nu ». Le refoulement a pris place.

La pudeur, formation qui apparaît dans le premier des « Trois Essais », concerne tout aussi bien la relation privée que la parole et la pensée. L'idée qu'un enfant puisse avoir des secrets, que les divulguer lui fasse offense, qu'il ne soit pas tenu de tout dire à son père et à sa mère est une idée qui étonne encore. C'est également ignorer que le corps immature d'un enfant est inaccessible à la logique des corps d'adultes. L'enfant ne renonce pas si aisément à des théories sexuelles infantiles « formées en harmonie et en dépendance » avec son organisation libidinale infantile. L'ignorance d'hier et la surinformation d'aujourd'hui peuvent aboutir aux mêmes effets.

Dans un monde où l'obscénité et l'hyper-sexualisation des comportements règnent en maître, la période de latence, dont Freud rappelait en 1939, qu'elle était un phénomène « intimement lié à l'histoire de l'hominisation », est tombée en disgrâce.

En dépit de la diffusion généralisée des documents pornographiques, les enfants d'aujourd'hui ne sont pas mieux avertis qu'autrefois en matière sexuelle. En classe de CM2, on sait que la moitié des garçons et un quart des filles ont déjà regardé un film pornographique.

On ne dit jamais tout sur le sexe, tout simplement parce que la langue échoue à dire la vérité du sexe, qui demeure une énigme pour l'homme. Le sexuel est énigmatique, inélaborable et toujours précocement rencontré. On peut dire que « l’immaturité libidinale sociale » - termes de Freud -, qui ne trouve pas à se résoudre, s'engage dans la répétition d'un mouvement destructeur dirigé vers la sexualité et certaines de ses représentations, tout en autorisant de façon paradoxale une profusion des sexualités les plus diverses. Plus la sexualité manifeste se déchaîne, moins elle s'élabore psychiquement.

Le sexuel infantile :

Il est à distinguer de la sexualité infantile. Il désigne l’infantilisation de la sexualité, à tout moment et à tout âge de la vie.

L’infantile « toujours vivant en nous avec ses impulsions », selon Freud, c’est ce qui sommeille en nous, qui nous perturbera et nous enrichira jusqu’à la fin de nos jours, en fonction de la poussée constante de sa pulsionnalité. C’est ce qui ne parvient jamais à subir totalement le refoulement, constamment aux prises avec des retours de refoulé, des symptômes et des actes manqués. C’est le cœur de ce que nous nommons l’Inconscient, et que nous ne connaissons qu’à travers ses rejetons. C’est bien pourquoi Freud a parlé de la prédisposition perverse de l'humain adulte.

Freud a comparé l’infantile à la préhistoire, c’est-à-dire à quelque chose qui a précédé l’entrée dans l’histoire, mais qui marque néanmoins profondément l’humanité. Encore la Genèse. C’est ce que Freud a nommé « Fantasmes originaires », cet « héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux, que l’enfant apporte en naissant, avant toute expérience personnelle ». Ce sont les organisateurs de l’humain, indissociables du développement sexuel. Pour Freud, l’existence d’une mémoire phylogénétique fournit une explication aux comportements spontanés et sans aucun rapport avec les événements vécus qu’on observe parfois chez les enfants. Il y inclut les rêves, les légendes et les coutumes les plus anciennes de l’humanité.

L’infantile c’est l’objet de la psychanalyse et c’est la répétition de ses manifestations qui pousse à partir à l’aventure d’un travail analytique.

Les théories sexuelles infantiles :

"L'importance de la vie sexuelle dans toutes les réalisations humaines et la tentative qui y est faite d'élargir le concept de sexualité, ont, de tout temps, fourni les plus puissants motifs de la résistance", écrit Freud dans sa préface à la quatrième édition des « Trois Essais », en 1920.

Le sexuel infantile continue donc à produire des théories sexuelles infantiles. Ces théories échappent au refoulement et ne font pas l’objet d’amnésie. Ce qui est refoulé, ce sont les motions œdipiennes. Le déni et les théories sexuelles infantiles sont normales et même souhaitables chez un enfant, car ils font le terreau de la sexualité infantile.

Mais chez les adultes, ils peuvent revêtir une tournure plus pathologique, jusqu’à̀ des comportements tels que le fétichisme, ou des constructions délirantes. Irons-nous jusqu’à̀ inclure la Gender theory, parmi ces théories sexuelles infantiles adultes ? On peut en effet en interroger l’origine, quand elles perdurent chez des adultes jusqu’à vouloir nier la différence anatomique des sexes. Quelle force traumatique a pu nécessiter une défense aussi massive que celle de la construction d’une « Théorie du genre », telle que la Queer theory ? Celle qui réduit le sexe à n’être rien d’autre qu’une construction sociale et culturelle, voire politique, estimant qu’on est en droit de se proclamer homme si on est née femme, femme si on est né homme, de se déclarer appartenir à l’un et l’autre genre ou de n’être ni de l’un ni de l’autre. Le genre est utilisé comme un « cache sexe ».

Les théories sexuelles infantiles interrogent les grandes questions de l’humanité : Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? A ces énigmes que sont le sexe, la reproduction et la mort, l’homme éprouve le besoin d’inventer des systèmes théoriques et des solutions techniques, avec le recours à la science, à la religion, à la philosophie, entre autres. Jusqu’aux plus aberrantes : celles du savant fou, du philosophe fou, du religieux fanatique fou de dieu, ou du dictateur fou de sa toute-puissance de destructivité.

Je vais faire un détour par les théories sexuelles infantiles pour approcher Lacan :

« Les enfants, écrit Freud, produisent beaucoup de choses fausses dans le but de contredire une connaissance plus ancienne, meilleure mais devenue inconsciente et refoulée ». Sous son apparente banalité cette phrase exprime une prise de position fondamentale. Il existe donc un contre-investissement au moyen de l’invention de fantasmes concernant les choses de la sexualité. Selon Freud, les origines des théories se trouvent dans « les composantes de la pulsion sexuelle » et dans les « nécessités de la constitution psychosexuelle ». Freud ne dit pas que cette connaissance était vraie, mais qu’elle était « meilleure ».

On peut y relier ce qu’il dit de « l’ignorance » du vagin, qui – a t’il toujours soutenu - ne résultait pas d’un refoulement. Voulait-il indiquer que la « connaissance perdue » était du non-élaboré, peut-être du traumatique ? Et émettre l’hypothèse que ce premier temps serait « traumatique », sous l’effet de l’interdit de l’inceste ?

La « connaissance ancienne » concernait, pour « Hans », le ventre maternel et son contenu, ainsi que les comportements sexuels des animaux. La théorie phallique du pénis universel, dit Freud, viendra tenter une solution. Mais le problème se complique car le garçon ressent « des impulsions obscures à une action violente : pénétrer, casser, percer des trous partout ». La théorie phallique rend impensable l’existence d’une cavité. C’est alors qu’intervient une autre théorie : la cloacale, qui ouvre la voie royale de la pénétration et de l’expulsion, car elle ne prête à aucune ignorance et abolit toutes les différences. Mais il y a un « reste », comme si une connaissance ancienne, meilleure mais perdue, faisait retour sous la forme de cette obscure impulsion du garçon et de sa prescience du ventre maternel.

Ne peut-on assimiler cette « connaissance perdue » et son contre-investissement à un autre contre-investissement, le seul que Freud attribue au refoulement originaire et dont il situe l’origine au niveau de « facteurs quantitatifs comme une trop grande force de l’excitation et l’effraction du pare-excitations », donc à un niveau traumatique ?

On peut alors invoquer l'immense et douloureux travail qu'a nécessité l'inéluctable décollage de cette source de jouissance initiale où soi était l'objet, pour aller vers la différenciation, la subjectivation ? Une inévitable coupure-blessure que viendra réélaborer en après-coup l'angoisse de castration, scellant à jamais un désir inassouvissable et l'horreur d'un retour qui ferait figure de descente aux enfers, d'anéantissement, de retour à l’inanimé de la pulsion de mort. La douleur, la rage de cette séparation inéluctable deviendraient-elles secondairement sources d'attraction et de terreur ?

Les théories sexuelles infantiles tenteraient-elles de théoriser cette « connaissance perdue », en s’efforçant de colmater le gouffre de l'énigme, la béance de l'inconnaissable féminin maternel et l'irréparable de la perte de l'objet primaire ? Une « connaissance plus ancienne, meilleure », mais perdue du fait de la nécessité d'un inéluctable refoulement.

Il ne pouvait échapper à Freud, face aux hystériques de la Salpêtrière, que le corps était symbolique, qu’il jouissait et parlait à travers les conversions, envahi par des représentations inconscientes, que Lacan a nommées des « signifiants ».

Mais Lacan a créé à partir de là un ensemble théorique dans le sens d’une élaboration des concepts de phallus, de castration, et de l’impossible : ceux du réel, du réel du corps, du rapport sexuel et de l’ex-sistence de LA femme.

L’objet perdu, la « connaissance perdue » de Freud seraient, selon Lacan, une perte de jouissance originaire, celle du corps à corps, des sensations et affects et du bain de langage partagés avec l’Autre, avec la mère primitive, « trésor des signifiants ». Et le désir recherché serait celui d’un gain de jouissance par rapport à cette perte première, qui serait marqué par le refoulement originaire.

La perte de cette jouissance primitive au contact sensoriel du corps de la mère selon Lacan, serait donc un noyau traumatique irréductible à toute interprétation, scellé par le contre-investissement d’un refoulement originaire non « déchiffrable ». Il serait donc un noyau de jouissance inatteignable, hors représentation, mais servant d’attracteur à tous les refoulements secondaires, selon Freud, et à toutes les jouissances, selon Lacan.

Pourrait-on alors penser que seule une « jouissance à soi-même ignorée », pour reprendre les termes de Freud dans la cure de « l’Homme aux rats », pourrait lever ce refoulement originaire ? 

Mais peut-on pour autant estimer, suivant une voie lacanienne, que c’est en fonction de cette perte originaire de jouissance, que l’Œdipe serait une fiction secondaire destinée à interpréter dans l’après-coup cet impossible de la jouissance en termes d’interdit ?

N’est-on pas davantage face à la prématurité, à l’immaturité du petit d’homme, à l’hilflosigkeit, cette détresse fondamentale qui nécessite une intervention, une « action spécifique » venant de l’extérieur, de la « personne secourable », éloignant pour un moment l’excitation de l’intérieur du corps ? En relation avec ce vécu d’impuissance se développe un fantasme de toute puissance infantile, alimenté par la projection narcissique parentale, en termes de « His majesty the baby ».

N’est-ce donc pas ce fantasme de toute puissance qui va pousser le narcissisme de l’enfant à interpréter son impuissance en termes œdipiens d’interdit, et à faire appel à la fonction paternelle pour l’incarner, avant de l’intérioriser en termes de surmoi ?

Puisqu’il est de la « nature » de la pulsion de n’être pas satisfaite, dit Freud, cet impossible ne serait dû ni aux interdits œdipiens ou surmoïques, ni aux répressions venant de la civilisation, mais il serait inhérent à la pulsion sexuelle.

Interrogeons maintenant une autre théorie sexuelle :

C’est celle de l’organisation phallique. Issue elle aussi d’une théorie sexuelle infantile, celle de la survalorisation narcissique d’un sexe unique, le pénis, elle est une défense en tout ou rien qui consiste à amortir le traumatisme de la perception anatomique de la différence des sexes, à nier cette différence et à assimiler le féminin à une « castration ».

C’est l’angoisse de castration, opérateur central du conflit œdipien, qui en est le chef d’orchestre.

Cette organisation phallique est cependant un passage obligé, pour les deux sexes, car elle permet le dégagement de l’imago prégénitale de la mère toute puissante et de l’emprise maternelle.

Un garçon est en principe favorisé du fait qu’il possède un pénis que la mère n’a pas. Il peut parvenir, grâce à son angoisse de castration, à symboliser la partie pour le tout, avec l’appui de son identification paternelle.

Mais qu'en est-il d'un féminin érotique ? La négociation de la partie pour le tout étant difficilement possible, comment la fille peut-elle symboliser un intérieur, qui est un tout, et comment séparer le sien de celui de sa mère ? Comment se faire reconnaître comme être sexué en l’absence de ce pénis qu’elle perçoit comme porteur de toute la valeur narcissique ?

Sa ruse inconsciente consistera à adopter la logique phallique. L’envie du pénis est narcissique, non érotique, car la fille peut fort bien ressentir que ce manque ne l’empêche pas d’avoir accès à toutes sortes de sensations voluptueuses.

La mère, pour le garçon, est messagère de la castration, selon Freud. Elle est messagère de l’attente, pour une fille, à qui elle dira : « Attends, tu verras, un jour ton Prince viendra ! » Elle soumet alors la fille, le plus souvent, à la logique phallique, symbolique, à la loi du père.

Un garçon, destiné en principe à une sexualité de conquête, à la pénétration, s'organise le plus souvent, bien étayé sur son analité et son angoisse de castration, dans l'activité et la maîtrise de l'attente.

Les femmes sont vouées à attendre : d'abord un pénis, puis des seins, des règles, la première fois, puis tous les mois, puis un amant, puis un enfant, puis l'accouchement, etc. Elles n’en finissent pas d’attendre ! Et la plupart de ces attentes sont liées à des expériences non maîtrisables de pertes réelles de parties d'elles-mêmes ou de leurs objets, qu’elles ne peuvent symboliser en angoisse de perte d'une partie pour le tout, celle d’un organe - rarement perdu dans la réalité ! Mais les femmes attendent, avant tout, l’amour.

La petite fille freudienne n’attend-elle du père œdipien que la promesse d’un bébé, censé réparer son préjudice du manque de pénis ? N’attendrait-elle pas davantage d’en être reconnue et aimée en tant que fille ?

La reconnaissance par le père réel instaure une différence avec le regard « miroir » de la mère, selon Winnicott, et oriente vers un autre regard, celui qui va marquer de son sceau le destin féminin de la femme dans le sens du désir d’être regardée et désirée par un homme. Un père œdipien qui peut dire « Tu es une jolie petite fille », hommage à la féminité, mais aussi « Un jour ton prince viendra », pour l’attente du féminin.

La découverte du sexe féminin :

La grande découverte de la puberté, c’est celle du vagin. Freud dit qu’il est ignoré pendant l’enfance des deux sexes, du fait de l’intense investissement phallique narcissique du pénis. Le vagin n’est pas un organe infantile. Les petites filles n’ignorent pas qu’elles ont un creux. Elles ressentent des sensations internes, suscitées par des émois œdipiens tout autant que par les traces archaïques du corps à corps avec la mère primitive, première séductrice, selon Freud. Cependant, la véritable révélation du vagin érotique, l’érogénéité profonde de cet organe féminin ne pourra avoir lieu que dans la relation sexuelle, celle de jouissance.

Cette irruption du féminin, lors de la puberté, modifie la nature du complexe de castration. L'angoisse de castration va se doubler d'une angoisse de pénétration, pour les deux sexes, bien au-delà de l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir.

Comment, pour un garçon, utiliser son pénis dans la relation sexuelle ?

Comment, pour une fille, vivre ces transformations corporelles qui ne la renvoient plus seulement au manque, puisqu’il lui pousse - non pas un pénis - mais des seins ? Et comment s’arracher à l’imago maternelle, quand son corps se met à ressembler au corps maternel, parfois même jusqu’à s’y confondre en fantasme ?

Comment, pour une femme, symboliser un intérieur, qui est un tout, et comment séparer le sien de celui de sa mère ? Se dégager d'un objet primaire maternel, en raison d’une nécessaire identification et d’une tout aussi nécessaire désidentification, porte le risque de perdre une partie de soi.

Le pulsionnel, chez elle, reste très proche du corporel, de la source. C'est le ventre, l'intérieur du corps qui peut être objet d'angoisse, ou menacé de destruction, comme le théorise Mélanie Klein. Il l'est davantage par envahissement et intrusion que par ce qui peut être arraché, coupé. Les angoisses d’intrusion d’une fille, celles de viol, devront plus tard s’élaborer en angoisses de pénétration.

Plutôt que la perte d’une partie pour le tout, étayant la capacité de symbolisation, c’est de perte du tout qu’elle est menacée, du tout de l’investissement de son corps, et du tout de son objet. L’angoisse féminine ne serait donc pas de castration, mais de perte d’amour. D’où une propension féminine à la dépression. Si le narcissisme des hommes est avant tout phallique, du fait de l’angoisse de castration portant sur leur pénis, chez les femmes c’est leur corps tout entier qui est investi, mais celui-ci est dépendant de la réassurance du regard de l'autre. Le narcissisme féminin est avant tout corporel, même s’il peut être investi également sur le mode phallique. C'est ainsi que je différencie la « féminité », toute en surface et en apparence, qui fait bon ménage avec le phallique, et le « féminin », tout intérieur, porteur de fantasmes dangereux. La féminité, c’est le corps, le féminin, c’est la chair. Le besoin de reconnaissance du narcissisme phallique c’est d’être admiré, celui du narcissisme féminin est d’être désiré.

Une femme, dont le narcissisme ne peut s’étayer sur la confirmation phallique, reste davantage dépendante de l’objet qui l’a confirmée dans son image narcissique, et elle construit son objet libidinal en fonction de ce désir d’être désirée.

Mais, si une femme n’est dépendante que de son image dans le miroir, si elle n’a pas constitué des objets internes suffisamment valorisants, et qu’un objet aimant ne reconnaît pas son féminin, ne lui donne pas, par le brillant de son regard, un autre miroir, elle risque, lors de toute séparation, la chute dépressive. Puisque sa mère ne lui a pas donné de pénis, ce qui lui vaut, selon Freud, les plus haineux reproches, son besoin de reconnaissance la fille va l’adresser à son père. La première et nécessaire transgression d’une fille, c’est sa trahison de la mère primitive. C’est la castration de l’imago maternelle phallique, selon Lacan, qui parle de « ravage » mère-fille. Le lien d’amour-haine signe la difficulté de ce dégagement. Une petite fille ne peut devenir femme que contre le féminin maternel.

C’est en réveillant, en révélant son sexe féminin que l’amant pourra arracher une femme à son autoérotisme et à sa mère prégénitale. Depuis la nuit des temps, les hommes doivent venir arracher les femmes à la nuit des mères, aux reines de la nuit.

L’altérité du féminin :

Que dire alors de la rencontre avec l’autre sexe ? L’enjeu est celui de l’altérité. Si Freud désigne le « refus du féminin » comme un roc, c’est pour souligner l’altérité du féminin, celle que le sujet, homme ou femme, doit apprivoiser en lui-même et en l’autre. Sinon, comment ne pas virer vers la dévalorisation, le mépris, la peur ou la haine du féminin, avec leur potentiel de violence destructrice ? Et comment, chez les hommes, ne pas être attiré vers le clivage de la maman et la putain, ou, pourquoi pas… vers l’homosexualité ?

L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le sexe féminin. Car le phallique est pour tout un chacun quasiment le même. Assimiler le phallique au masculin c’est une nécessité du premier investissement d’un garçon pour son pénis, mais à l’heure de la rencontre sexuelle adulte, phallique et masculin deviennent antagonistes.

Au-delà du phallique, donc, le féminin.

Les femmes actuelles, celles qui ont vécu la libération de leur corps et la maîtrise de la procréation, savent ou ressentent que leurs « angoisses de féminin » ne peuvent s’apaiser ni se résoudre de manière satisfaisante par une réalisation dite « phallique ». Et surtout que le fait de ne pas ou de ne plus être désirées par un homme les renvoie à un douloureux éprouvé d’absence de sexe, ou de sexe féminin nié, et ravive leur blessure de petite fille forcée à s’organiser sur un mode phallique face à l’épreuve perceptive de la différence des sexes. C’est là que se situe leur « angoisse de castration ». Fort heureusement, la capacité aux sublimations peut prendre le relais.

Terminons sur le scandale de la sexualité féminine, celle des femmes :

Le jour se lèverait-il enfin sur le "continent noir" ?

Les femmes en parlent davantage. Mais peu de femmes peuvent ou savent le dire. Sauf à exprimer le désir féminin en termes de sexualité masculine, phallique, dans certaine littérature ou certains comportements, comme ceux des Lilith, jeunes donJuanes qui draguent les hommes, au nom de l’égalité des sexes,

Je définis d’un point de vue métapsychologique freudien un féminin dans les deux sexes : c’est une capacité du moi à admettre et à se laisser pénétrer par de grandes quantités d’excitations non liées, sans effraction traumatique, et d’en être nourri et amplifié.

Cette capacité soutient la jouissance féminine, mais également les expériences corporelles fortement énergétiques du maternel des femmes, telles que la grossesse, l’accouchement, ainsi que leur vécu psychique. Si ce vécu est heureux, cela peut certainement retentir sur la croissance favorable d’un enfant. Et je pense que cette capacité d’endurance serait à porter au crédit d’une longévité des femmes supérieure à celle des hommes.

La revendication phallique, aussi bien celle d’un homme que celle d’une femme, est une défense contre l’angoisse de castration Ce qui attaque vraiment le féminin, ce n’est pas le masculin, c’est le « phallique ».

Le passage du phallique au masculin chez un homme consiste à laisser la poussée constante s'emparer de son pénis, alors que son principe de plaisir peut l'amener à se contenter de fonctionner selon un régime périodisé, de tension et de décharge. Ce qui, bien évidemment, ne signifie pas pour lui d’avoir une activité sexuelle constante, mais la capacité, de pouvoir désirer constamment une femme, avec un pénis libidinal, que sa peur de sa propre mère archaïque, de sa propre jouissance ou de celle de la femme ne conduisent pas seulement à la décharge, mais à la découverte et parfois à la révélation du « féminin » de la femme.

C'est-à-dire qu’il puisse, lui aussi, se démettre, pour un temps, du contrôle de son moi, et abandonner ses défenses anales et phalliques. Qu’il puisse, lui aussi, surmonter les fantasmes d'un pénis qui tend surtout à vérifier sa solidité dans la relation sexuelle, et enfin parvenir à ne pas être terrorisé par des fantasmes liés au danger du corps de la femme-mère.

« Quel est celui qui, au nom du plaisir, ne mollit pas dès les premiers pas un peu sérieux vers sa jouissance ? » écrit Jacques Lacan. J'ajouterai : vers la jouissance de l'autre ?

Aujourd’hui, la « morale sexuelle civilisée », décrite par Freud, n’est plus ce qu’elle était. La jouissance est devenue un droit, et une revendication. Ce qui est loin de rassurer l’angoisse de castration des hommes, pour peu que leur investissement phallique et leur étayage paternel soient inconsistants. Et chez les femmes, la traque de l’orgasme à tout prix ne peut que développer une envie d’un pénis-phallus antagoniste au désir d’un pénis libidinal. L’impuissance et la frigidité n’ont nullement disparu du fait de l’évolution sociale.

La libération sexuelle a donné aux femmes le pouvoir de dissocier consciemment leur désir érotique de leur désir de procréation. Mais elle n’a pas pour autant favorisé leur accès au féminin, ni garanti aux hommes le sentiment qu’ils aient encore un grand rôle à y jouer. On a trop tendance à dénoncer l’évolution des mœurs pour avoir donné davantage d’autonomie et même de pouvoir aux femmes, et privé les hommes de leurs privilèges virils.

Pour tenter de conclure :

La névrose et la sexualité ne sont plus au premier plan des réflexions du psychanalyste actuel. Nombre de problématiques préoccupantes peuvent le justifier. Ne peut-on en inférer des formes de résistances apparentées au roc du « refus du féminin » qui sommeille en chacun de nous ? La domination de l'homme, incontestable dans l'organisation de toutes les sociétés, renvoie, du point de vue psychanalytique, à la nécessaire fonction phallique paternelle, symbolique, laquelle instaure la loi, et permet au père de séparer l'enfant de sa mère pour le faire entrer dans le monde social.

Cette organisation phallique, étayée sur une théorie sexuelle infantile, est capitale, - au point que Freud en a construit une théorie phallocentrique du développement psychosexuel, et que Lacan fait du phallus le signifiant central de la sexuation et du désir. Ne peut-on en inférer une tactique défensive impérieuse face à l’effraction de l’épreuve de la différence des sexes ? Comme nous le constatons dans le social, elle tient à la maintenir.

Mais comment comprendre que ce « refus du féminin » ait une telle portée et une telle persistance ? Peut-on supposer que ce qui a toujours menacé l’ordre politique, social et religieux, c’est ce qui touche à la puissance de procréation des femmes, mais davantage encore à leur capacité érotique ? Et qu’osent s’interpénétrer la mère dans la femme, et la femme dans la mère ?

Le statut des femmes est le miroir de la structure et de l’histoire d’une civilisation, le pivot et le révélateur de ce qui change dans une société, le symptôme des crises et des enjeux de pouvoir entre les sexes, l’emblème de toute égalité.

A l’opposé du couple phallique-châtré, qui conforte le maintien de l’organisation sociale et de ses rapports de pouvoir, la constitution d’une relation de couple masculin-féminin est une création psychique. La reconnaissance et l’affrontement de l’altérité dans la différence des sexes déterminent le mode et la qualité de la relation sexuelle, affective et sociale qui s’établit entre un homme et une femme, et témoignent d’un « travail de culture » (Kulturarbeit).

« Le psychanalyste se doit de rester la zone érogène de la société », disait Michel Fain.

Dans une société de moins en moins « œdipienne », qui tend à dénier la différence générationnelle et celle des sexes, la fonction de l’analyste n’est-elle pas d’accueillir les potentialités d’une sexualité élaborative, face à un monde qui nous confronte à l’existence de formes de plus en plus opératoires ou perverses de sexualité, d'une jouissance de violence destructrice, d'une déshumanisation et d'une « fécalisation » de l'individu, d'une excroissance des forces de pouvoir et d'emprise ?

Et les manœuvres visant à abolir les différences, celles des sexes tout particulièrement, ne sont-elles pas, comme l’a souligné André Green, les niches ultimes de la pulsion de mort dans son œuvre de dédifférenciation ?