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Conférence - Débat 

                           

Pascal-Henri Keller                                                                                                        

Keller

Psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris               
Professeur émérite de l’Université de Poitiers                                                                                                                       "Ce que les psychanalystes apportent à la société"

Le dialogue du corps et de l'esprit

 
le samedi 14 mai 2022 à 10H                                                                                                                                   

Hôtel du Petit Louvre - TROYES                                 

(angle des rues Linard-Gonthier et Boucherat)                                         Dessin de Denis Boutant                                                                                                                                                                                                                                                           

10h précises, accueil dès 9h30 

 

Inscription préalable requise 

Modalités : voir en bas de page

 

Argument :

En raison de l’isolement qu’elle suppose, la pratique professionnelle des psychanalystes joue en leur défaveur, aussi bien sur le plan individuel que collectif. L’objet même de leur travail, qui vise ce que la vie psychique possède de plus intime, contribue à cette situation. Depuis la fondation de leur discipline il y a plus de cent ans, s’unir pour affronter leurs détracteurs a toujours été malaisé. Mais au début du 21e siècle, dans le prolongement de plusieurs tentatives en ce sens, le livre « Ce que les psychanalystes apportent à la société » propose un témoignage réussi, toutes les sociétés psychanalytiques l’ayant signé. Pascal-Henri Keller, qui a coordonné cet ouvrage avec Patrick Landman, inscrit son propre travail dans cette dynamique. L’articulation des enjeux corporels et psychiques de la vie psychique seront abordés au cours de cette conférence, dont le fil rouge demeure l’hypothèse de l’inconscient.

 

Membre de la Société Psychanalytique de Paris, Professeur honoraire de l’université de Poitiers, Pascal-Henri Keller exerce aujourd’hui comme psychanalyste à Bordeaux.

  

Bibliographie :

Ducousso-Lacaze A., Keller P-H., 2021, Ce que les psychanalystes apportent à l’Université, Erès ;

Keller P-H., 2020, La dépression, PUF, col. Que sais-je ? (2e éd.) ;

Keller P-H, Landman P., 2019, Ce que les psychanalystes apportent à la société, Erès ;

Keller P-H. ; Kreutzer M., 2018, Dictionnaire de l’Humain, « Instinct », Presses Universitaires de Nanterre ;

Keller P-H., 2013, Lettre ouverte au déprimé, Dunod ;

Keller P-H (dir.), 2010, Le corporel. Nouvelles approches en psychosomatique, Dunod ;

Keller P-H., 2008, La question psychosomatique, coll. Topos, Dunod ;

Keller P-H., 2006, Le dialogue du corps et de l’esprit, Odile Jacob ;

Keller P-H., 1997, La médecine psychosomatique en question, Odile Jacob.

 

Des exemplaires de certains ouvrages ont été commandés et seront disponibles à la Librairie des Passeurs de Textes

 

Texte de la conférence

 

14 mai 2022 Troyes

Pascal-Henri Keller

« Ce que les psychanalystes apportent à la société »

Psychanalyse : le dialogue du corps et de l’esprit

 

1/Ce que les psychanalystes apportent à la société, éditions érès

Historique de l’ouvrage :

A/rédaction collective d’un rapport (2017-2018) ;

B/rapport adressé aux membres de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale ;

C/recherche d’un éditeur et édition de l’ouvrage chez érès (2019) ;

D/ Présentation à l’Assemblée nationale de l’ouvrage Ce que les psychanalystes apportent à la société. Annonce de la collection « Ce que les Psychanalystes apportent… », avec les deux prochains ouvrages (Ce que les psychanalystes apportent à l’université, 2021 ; Ce que les psychanalystes apportent aux personnes autistes, 2021 ) ;

E/Présentation au ministère de l’Enseignement Supérieur, de la recherche et de l’innovation : Ce que les psychanalystes apportent à l’université (23/12/2021)

 

Tout le monde le sait : la psychanalyse, née dans la controverse à la fin du 19e S, s’est développée dans le même contexte conflictuel au 20eS, comme celui qui l’entoure encore actuellement. Aujourd’hui en effet, si la conception psychanalytique du psychisme continue à se développer, elle reste régulièrement la cible de controverses de toutes sortes, bien qu’elle présente un bilan scientifique conséquent ainsi que des alliés de plus en plus nombreux. Animés par l’esprit de l’affirmation d’Edgar Morin[1], une trentaine de psychanalystes se sont donc rassemblés en 2017 et 2018, pour se mettre au travail autour de Patrick Landman. Leur objectif : rédiger un rapport destiné à tous ceux des responsables concernés – administratifs et politiques – qui souhaitent véritablement se renseigner sur les apports des psychanalystes dans le champ social. Une fois ce rapport terminé, les éditions érès acceptent de le publier sous forme de livre, livre qui est alors adressé à tous les membres de la CAS (Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale) où se décide, en France, la politique de santé mentale.

Fin 2019, le Député Brahim Hammouche, Président de la mission d’information sur l’organisation territoriale de la santé mentale, reçoit les deux co-directeurs de l’ouvrage et décide de le présenter dans les locaux de l’Assemblée nationale[2].

Le titre du 1er livre (Ce que les Psychanalystes apportent à la société) relève d’un choix sémantique où le mot « psychanalystes » a été préféré à « psychanalyse ». En effet, depuis la fondation des premières sociétés psychanalytiques -IPA en 1910, et SPP en 1926- la psychanalyse n’existe et ne se développe que par le travail des psychanalystes à travers leurs pratiques, leurs débats et l’ensemble des réflexions menées entre eux et avec d’eux. Comme en témoigne l’essor de leurs sociétés et de leurs écoles depuis la fondation par Freud de l’IPA en 1910, sont donc les psychanalystes qui font vivre et évoluer la psychanalyse, aussi bien sur le plan clinique que théorique. D’une certaine façon, quelles que soient les questions auxquelles ils travaillent, dans la mesure où celles-ci touchent nécessairement à l’intime et au social (le genre, la gestation pour autrui, l’homoparentalité, les troubles de l’enfance, etc.), aucun psychanalyste qui s’exprime en son nom personnel sur ces questions ne peut engager « la psychanalyse » tout entière (p. 130-131).

Ce premier livre est structuré en 4 secteurs, dans lesquels les Psychanalystes présentent et défendent collectivement leurs compétences : Scientificité, Institutions, Enfance et jeunesse, Culture.

Dans le premier secteur qui porte sur la scientificité, un point essentiel est mis en avant : découvreur de la psychanalyse, Freud est neurologue de formation. C’est au retour d’un stage de 5 mois à la Salpêtrière (Charcot) où il a été confronté à l’énigme des symptômes hystériques, qu’il s’engage dans une correspondance avec un ami médecin Wilhem Fliess, durant 15 ans (1887-1902).

Cette correspondance est publiée en 1950 sous le titre « Naissance de la psychanalyse ». En dehors de la correspondance proprement dite, cet ouvrage contient le texte « Esquisse pour une psychologie scientifique à l’usage des neurologues », rédigé par Freud en 1895, destiné à inscrire cette nouvelle « psychologie » dans le champ scientifique. Malgré sa rigueur et sa volonté de faire science, Freud édifie une psychologie qui déclenche aussitôt nombre de polémiques au sein de la société, dont le pansexualisme n’est pas la moindre.[3]

Par ailleurs, nous connaissons bien ce propos de Freud qui, dans L’introduction à la psychanalyse, nous met tous en garde.  Depuis l’avènement de la science, écrit-il, les découvertes réalisées au cours des siècles ont imposé à l’être humain d’intenses vexations. Après la vexation cosmologique de Copernic (la terre n’est pas le centre du monde) et la vexation biologique (l’humain n’est que le produit de la sélection naturelle), c’est la psychanalyse qui lui inflige désormais une nouvelle vexation, psychologique celle-là, en lui révélant qu’il n’est pas maître dans sa propre maison. Autrement dit, les psychanalystes adressent ce message à chaque humain : ton moi conscient ne constitue pas la totalité de tes pensées/ta conscience.

Avons-nous vraiment pris la mesure des effets de cette révélation ? Comme on va le voir, il est difficile et parfois impossible à certains esprits pourtant rationnels, de l’accepter sans la contester.

 

2/Psychanalyse et neurosciences. Convergences et divergences

Avec l’Esquisse, rédigée en 1895, on vient de voir que Freud a placé d’emblée son étude de la vie psychique sous la bannière de la science neurologique, déjà en plein essor. Lionnel Naccache, l’un de nos neurologues les plus en vue actuellement se demande, tout en faisant mine de le regretter (je le cite) : « Comment une culture neurologique et expérimentale traditionnelle, dans laquelle je me reconnais moi-même, a pu conduire Sigmund Freud à abandonner, dans la plus grande sérénité, son rapport initial aux sciences du système nerveux pour élaborer la psychanalyse ? »[4]. Or, contrairement à ce que suppose Naccache, quand Freud s’engage dans la voie psychanalytique, il « n’abandonne » pas plus la neurologie que celle-ci ne l’incite à l’abandonner. Plus simplement, c’est après avoir admis que cette discipline est inappropriée pour explorer le réel de la vie psychique et du psychisme de ses patient(e)s, telle qu’elle se présente dans la rencontre avec les personnes en souffrance, qu’il se contente d’y « renoncer » en 1897.

Ce que Naccache considère comme un « abandon » [5] relève en réalité d’une nécessité méthodologique dans la clinique de la souffrance psychique. Et si les successeurs de Freud préférèrent suivre sa voie plutôt que celle de la neurologie, c’est que, dans leur pratique, ils en ont vérifié pour eux-mêmes le bien-fondé : les outils de la psychanalyse leurs sont plus utiles que ceux de la neurologie.

Mais finalement, rares sont les neurobiologistes à prétendre que l’objet de la métapsychologie freudienne est réellement incompatible avec leur propre objet de recherche. Quand ils le font, c’est presque à regret, comme Naccache ou le neurobiologiste Edelman, qui présentent tous les deux leurs travaux sur la conscience ou l’esprit, en commençant par rendre hommage à Freud. Ainsi, Naccache affirme qu’un discours contemporain sur l’inconscient qui prétendrait faire l’économie d’une discussion de la pensée freudienne relèverait « d’une forme de barbarie intellectuelle »[6]. Quant à Edelman, il dédie son livre à la mémoire de « deux pionniers intellectuels », dont l’un est Freud et l’autre Darwin[7]. L’objet des neurosciences ne les incite en réalité, ni à valider, ni à invalider la psychanalyse !

Autrement dit, si psychanalyse et neurosciences tentent de se rapprocher, c’est davantage dans le but d’engager un vrai débat épistémologique (sur le modèle initié par B. & B. Lechevalier et dans l’esprit voulu par P. Fedida, i.e. « en gardant l’hétérogénéité de leur champ » [8]) que pour mêler leurs paradigmes[9],[10]. Naccache affirme même qu’un discours contemporain sur l’inconscient qui prétendrait faire l’économie d’une discussion de la pensée freudienne relèverait « d’une forme de barbarie intellectuelle »[11]. Quant à Edelman, il dédiait son livre (Biologie de la conscience) à la mémoire de « deux pionniers intellectuels » : Freud et Darwin[12].

Pour résumer, on constate que l’objet des neurosciences ne devrait logiquement inciter les neuroscientifiques, ni à valider, ni à invalider la psychanalyse ! Simplement à envisager si ces disciplines sont compatibles ou non entre elles et de quelle manière.

En définitive, psychanalyse et neurosciences sont-elles véritablement rivales ?

Il semble bien que l’intérêt porté par les neurosciences à la psychanalyse et par les neuroscientifiques aux psychanalystes se situe dans un autre registre que celui de la rivalité ou de l’objection. Quant aux critiques des neurobiologistes envers les psychanalystes, elles sont formulées en des termes qui autorisent les uns et les autres à y réfléchir ensemble. C’est en ces termes que Gérald Edelman, neurobiologiste et prix Nobel de médecine, le constatait il y a 30 ans : « nous avons des certitudes personnelles sur notre conscience et sur ses liens avec la notion de moi (qui) nous donnent envie d’être plus exigeants avec les psychologues qu’avec les physiciens ou les astrophysiciens, (mais ces) exigences ne sont pas raisonnables du point de vue scientifique ». En rappelant de cette façon que les scientifiques sont des hommes comme les autres, psychiquement parlant, Edelman établissait alors les conditions mêmes du dialogue avec les psychanalystes qui, comme lui, font partie du monde scientifique.

Il précisait toutefois : « la conscience est un sujet scientifique tout à fait particulier », puisque « j’exige une explication de ma propre conscience en des termes qui me soient personnellement satisfaisants »[13].

Au passage, on voit qu’Edelman prend ses distances avec une conception naïve et quantitative de la science selon laquelle, plus l’humanité accumule de données scientifiques, plus elle évoluerait dans le bon sens. Cette réflexion rejoint celle adressée par le philosophe Paul Ricœur au neurobiologiste JP Changeux en forme de question: « Avons-nous besoin de mieux connaître notre cerveau pour mieux nous conduire ? »[14], sous-entendant qu’en augmentant les connaissances sur le cerveau, la science n’accroît pas nécessairement la connaissance par l’homme de son humanité.

Voici enfin un dernier exemple particulièrement saisissant du genre de difficultés ressenties par certains neuroscientifiques lorsqu’ils parlent de la psychanalyse. Il s’agit-là d’un échange -qui a réellement eu lieu- entre deux prix Nobel de médecine. Je rappelle qu’en 1917 déjà, Freud signalait cette difficulté très spécifique d’accès à la psychanalyse, avec la précision que la difficulté en question n’est pas de nature intellectuelle, mais affective[15].

Voici cet échange, rapporté par Gérald Edelman qui a discuté longtemps de la psychanalyse et de l’inconscient avec Jacques Monod, un autre prix Nobel. Dans « Biologie de la conscience », Edelman rapporte qu’un jour, à l’issue de l’une de leurs discussions, Jacques Monod finit par lui dire : « Mon cher ami, je suis tout à fait conscient de mes motivations et entièrement responsable de mes actes. Ils sont tous conscients ». Estimant impossible de convaincre son ami, Edelman lui dit : « Très bien Jacques, alors disons tout simplement que tout ce que Freud a dit s’applique à moi et que rien ne s’applique à toi ». Monod préfère conclure de façon laconique : « Exactement mon cher ami ! ».

Dans cet échange entre scientifiques de haut niveau, on constate combien le débat sur la psychanalyse reste difficile pour eux et surtout à quel point, dans la rivalité entre singularité et universalité, l’ambivalence demeure pour l’instant la règle. On imagine mal qu’un tel débat puisse avoir lieu entre physiciens, à propos des lois de la gravitation par exemple.

Il est tout de même frappant de constater que d’un côté, les opposants rejettent sans discernement « la psychanalyse » dans son ensemble, alors que les scientifiques qui lui sont favorables, se contentent de valider des mécanismes psychiques décrits par elle, rapportés à certains points de la théorie. On a vu plus haut que Gérald Edelman, dans son travail, considère le mécanisme du refoulement psychanalytique comme compatible avec sa théorie biologique de la sélection des groupes neuronaux (TSGN). Auparavant, d’autres scientifiques - et non des moindres – ont examiné avec soin les propositions psychanalytiques sur le fonctionnement psychique. En 1938, l’épistémologue français et philosophe des sciences, Gaston Bachelard, plaidait déjà dans son principal ouvrage, La formation de l’esprit scientifique (1938), pour une « psychanalyse de la connaissance scientifique ».

Auparavant, c’est Einstein en personne qui, en 1931, sollicitait Freud pour intégrer avec lui l’Institut international de coopération intellectuel, émanation de la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU. Les deux savants se connaissaient depuis 1926 et leur correspondance se prolongera après publication de cet échange en 1933 sous le titre Pourquoi la guerre ? Einstein continue à lire les ouvrages de Freud, tout en s’interrogeant : valider ou invalider la théorie psychanalytique ? C’est en 1936, après avoir eu connaissance de plusieurs situations dans lesquelles seul, le refoulement permettait une interprétation, qu’il écrit à Freud : « c’est un véritable bonheur de constater qu’une grande et magnifique théorie est en accord avec la réalité ».

Malgré cette caution scientifique de poids, les critiques et les remises en question plus ou moins radicales vont continuer à s’abattre sur la psychanalyse et les psychanalystes.

Aujourd’hui, si les livres de Freud ne sont plus brûlés comme en 1933, les attaques contre la psychanalyse se poursuivent et la controverse continue, bien moins violemment, avec des procédés qui demeurent toutefois très offensifs.

En 2004 par exemple, une grande institution médicale française, (l’INSERM) a prêté son concours à une énième tentative de décrédibilisation du travail psychanalytique. L’Inserm publie cette année-là un rapport intitulé : « Expertise collective Psychothérapies. Trois approches évaluées, Les Éditions Inserm, 2004 ». Ce rapport prétend disqualifier « scientifiquement » le travail psychanalytique et « prouver » que les autres techniques de psychothérapies sont plus efficaces[16]. Or aujourd’hui, bien qu’obsolète, ce rapport est encore cité dans diverses prises de positions officielles. En janvier 2022 par exemple, un document de l’Académie de médecine mentionne « qu’une expertise de l’INSERM a conclu (en 2004), à l’efficacité sur divers troubles psychiques des 3 catégories de psychothérapies : psycho-dynamique, cognitivo-comportementale, systémique ». Aucune remise en cause ni réserve sur ledit rapport, n’avait permis à ce jour d’informer correctement les lecteurs sur la situation réelle concernant la portée véritable du travail psychanalytique. Il est donc devenu urgent de faire connaître les travaux réalisés depuis 2004 sur ces questions, comme ces deux études indépendantes ci-dessous, publiées 2020.

Etude 1. Signée Guénael Visentini[17], cette étude est publiée dans l’Évolution psychiatrique sous le titre : « Quinze ans après le rapport de l’Inserm. L’efficacité de la psychanalyse réévaluée ». D’abord, l’auteur observe que ce rapport n’est commenté qu’en France, et nulle part ailleurs dans la littérature scientifique internationale consacrée à l’évaluation des psychothérapies. Ensuite, après recensement des travaux sur l’efficacité psychanalytique avec les standards les plus élevés de preuve, Visentini constate que, pour la plupart des troubles connus, la psychanalyse se révèle efficace à court comme à long terme. Enfin, l’auteur affirme que « le rapport de l’INSERM de 2004 ne peut plus être aujourd’hui la référence dominante en France pour recommander les bonnes pratiques psychothérapiques. » Il ajoute que, au vu de la littérature scientifique disponible, la psychanalyse est une offre de soin à préconiser parmi d’autres, ce à quoi souscrivent les systèmes de santé de nombreux pays »[18].

Etude 2. Publiée en 2020 dans la très sérieuse revue L’Encéphale, cette étude s’intitule : « L’efficacité des psychothérapies inspirées par la psychanalyse : une revue systématique de la littérature scientifique récente »[19]. Les auteurs, François Gonon et moi-même, avons mené une recherche systématique des méta-analyses publiées depuis le rapport de l’INSERM en 2004, comparant l’efficacité des thérapies psychanalytiques à d’autres dispositifs thérapeutiques. Les résultats de cette recherche sont doublement intéressants : d’une part, le recensement de toutes ces études montre que, globalement, l’effet des psychothérapies psychanalytiques est robuste ; d’autre part, comparer entre elles les différentes psychothérapies permet pour l’essentiel, de conclure à une efficacité des psychothérapies psychanalytiques, égale ou supérieure à celle des traitements actifs de comparaison (y compris les TCC).

Un précédent article de François Gonon[20] se révèle aujourd’hui plus que jamais d’actualité[21], autour de ce double constat : 1/d’une part, la domination, en France, d’une conception neurobiologique de la psychiatrie venue des EU, s’est faite au détriment des conceptions phénoménologiques et psychanalytiques européennes, 2/ d’autre part, on assiste à une augmentation régulière des effectifs de malades psychiatriques, aussi bien aux EU qu’en Europe, ou dans les pays de l’OCDE. Sans entrer dans les détails de l’implacable démonstration de cet échec d’une conception étroitement biologique de la psychiatrie, il faut entendre l’argument d’une recherche scientifique toujours nécessaire à la psychiatrie. Car s’il n’y a aucune raison de stopper toute recherche sur les causes et les conséquences de la souffrance psychique, il est plus important que jamais de se questionner sur moyens à utiliser pour que ces recherches deviennent enfin utiles aux principaux intéressés : les patients. Deux exemples récents éclairent cette situation paradoxale.

Premier exemple. En 2008, Steven Hyman, ancien directeur du NIMH (National Institute of Mental Health) 1996 - 2001 jugeait que, sur le plan biologique, « aucune nouvelle cible pharmacologique, aucun mécanisme thérapeutique nouveau n’avait été découvert depuis quarante ans ». Dans ces conditions, dans le domaine de la souffrance psychique, pourquoi s’obstiner à investir essentiellement dans la recherche biologique et dans les neurosciences, au détriment de la recherche en sciences humaines ?

Second exemple. 14 ans plus tard, son successeur à la tête du NIMH, Thomas Insel (2002-2015), faisait cette déclaration au NY Time le 28/02/2022[22], à l’occasion de la sortie de son livre, Healing : Our Path From Mental Illness to Mental Health : « les progrès des neurosciences n'ont toujours pas profité aux patients ». De la part du principal responsable de la santé mentale aux EU, cette prise de conscience concerne l’écart colossal entre, d’un côté les sommes colossales englouties pour la recherche sur le cerveau, et de l’autre le désintérêt pour les retombées concrètes dans la vie des patients, toujours plus nombreux à vivre, en marge, dans la rue ou en prison.

Dans ce livre, Insel décrit en effet une « sorte de prise de conscience », survenue pour lui à la fin de sa dernière année au N.I.M.H. Il décrit qu’après une présentation PowerPoint devant un groupe de professionnels qui l’écoutaient vanter les progrès de la recherche sur les marqueurs génétiques, un homme a pris la parole. Devant l’auditoire, il a raconté l'histoire de son fils de 23 ans, atteint de schizophrénie, avec un cycle d'hospitalisations, de tentatives de suicide et de sans-abrisme. « Notre maison est en feu », a déclaré publiquement cet homme, « et vous, vous parlez de la composition chimique de la peinture. Mais que faites-vous pour éteindre ce feu ? ». « À ce moment, écrit Insel, j'ai su qu'il avait raison ».

Pour clore cette série de paradoxes qui impliquent les politiques de santé mentale occidentales, la position de Allen Frances mérite une place importante. Contributeur de la quatrième version du DSM, le Dr Allen Frances, âgé aujourd’hui de 79 ans, est professeur émérite de psychiatrie à la Duke University School of Medicine. Très critique dès la version 4 du DSM, Allen Frances avertissait dès 2014[23], que « l'institut était en train de « parier la maison », sur le fait que les neurosciences allaient trouver des réponses pour aider les personnes atteintes de maladie mentale grave ». Dans une interview datant de mars 2022, le Dr Frances déclarait que ses avertissements avaient bel et bien été confirmés depuis : « Le résultat final de ces 30 dernières années est une aventure intellectuelle passionnante, l'un des éléments scientifiques les plus fascinants de notre vie… mais cela n'a aidé aucun patient ». Plus loin, il ajoute qu’en arpentant les camps de sans-abri qui prolifèrent dans tant de villes américaines, il lui était difficile d'être fier de ses 55 années de travail sur le terrain. Désormais, pour lui, le projet est davantage d’étendre et de financer des programmes communautaires de santé mentale que d’encourager la recherche neuroscientifique.

Dans ce secteur géré de façon plutôt chaotique, les psychanalystes ont le mérite de la constance. Obstinément attachés à leur boussole théorique autant qu’à leur outillage clinique, ces spécialistes n’ont de cesse de se mobiliser, qu’il s’agisse pour eux d’écouter les patients ou de collaborer avec les soignants (dont ils font partie). Si la faiblesse du DSM -pourtant utilisé par une majorité de praticiens de la psychiatrie- est bien, comme le déclare Thomas Insel « son manque de validité », une recherche a démontré il y a une dizaine d’années la fiabilité d’écoute des psychanalystes[24]. Cette recherche particulièrement intéressante visait à comparer entre elles, les capacités et la pertinence d’écoute de cinq catégories de sujets, concernés à un titre ou un autre par le monde du soin : étudiants en médecine, médecins cancérologues, psychothérapeutes comportementalistes, psychanalystes, et personnes ayant vécu un important traumatisme infantile. La méthodologie consiste à réaliser d’abord un enregistrement vidéo, avec un échantillon de personnes composé, d’une part de personnes dites « tout venant », et d’autre part de personnes ayant perdu un frère ou une sœur de cancer dans l’enfance. Pour seule consigne, il est demandé à toutes ces personnes de parler en suivant la méthode des associations libres, aucun thème particulier ne leur étant imposé. Les enregistrements sont proposés de manière aléatoire aux sujets étudié avec, comme seule consigne de reconnaître et d’identifier, parmi les témoignages présentés, celles ou ceux qui, dans leur enfance, auraient vécu le cancer d’un frère ou d’une sœur. Les résultats de l’expérience montrent clairement que les psychanalystes sont les plus compétents pour déceler l’existence d’un tel traumatisme familial infantile dans les propos d’une personne (on peut se reporter à l’ensemble de la recherche[25]). Je souligne que, loin d’être innée, cette compétence dans l’écoute de l’autre au-delà de son seul discours manifeste, est en partie puisée dans la spécificité de la formation psychanalytique, i.e. l’expérience éprouvée personnellement des effets de sa propre parole, adressée librement à un psychanalyste pendant la période de son analyse personnelle.

Malgré l’accumulation des recherches qui par conséquent, démontrent depuis des décennies la pertinence du travail psychanalytique, on trouve parmi les neuroscientifiques les plus en vue, des personnalités qui recourent toujours au dénigrement trompeur de ce travail et, à l’instar de Jacques Monod, à l’ignorance volontaire des preuves accumulées au sujet de ce travail et de ses effets. Le dernier en date de ces dénigrements vient de Stanislas Dehaene qui, depuis 2018, préside le Conseil scientifique de l’Éducation nationale.

Faisant mine d’ignorer l’importance que les psychanalystes accordent au langage depuis des décennies, il déclare : « Je voudrais insister sur l'importance du langage pour structurer notre pensée, avec cette image extraordinaire de l'influence du nombre de dialogues avec le bébé sur la structure de son cerveau, et sur la fonction du langage, dont la zone cérébrale (…) va s'activer déjà à 5 mois, et même beaucoup plus jeune[26] ». Ajoutant à l’intention des psychanalystes : « je pense qu’on a malheureusement en France une énorme influence résiduelle de la psychanalyse et qui fait que l’on va (donc) parler de façon un petit peu légère des émotions », avec ce commentaire fallacieux : « Il faut savoir que la psychanalyse est une théorie qui a très peu de base factuelle et qui est complètement dépassée par les découvertes des neurosciences… (…) je constate que des enfants sont reçus pour des déficits cognitifs et qui ont besoin d'une analyse cognitive, souvent d’une stimulation particulière, d'une rééducation orthophonique, je suis stupéfait qu'on leur propose encore une thérapie fondée sur la gestion des émotions, et le fait que la relation avec leurs parents est émotionnellement instable… ». Au passage, notons que De Haene considère que les enfants « sont de véritables petites machines à apprendre », une conception « machinale » de l’enfant et de son cerveau peu compatible avec celle issue des travaux psychanalytiques menés depuis 50 ans. Rappelons que dès les années 1970 en effet, Françoise Dolto proposait aux parents de parler à l’enfant de tout ce qui le concerne et de lui « parler vrai », dès sa naissance[27].

Sur le fond, on constate que les propositions des neurosciences n’ont donc rien de contradictoires avec les propositions psychanalytiques, même si la vexation freudienne annoncée résonne encore. Les avancées des psychanalystes ont en effet été réalisées sans appareillage d’imagerie cérébrale, mais avec la priorité donnée à la relation parlée avec le tout petit enfant. Pour prolonger ces avancées, on soulignera en 2022 que dans le champ de la psychopathologie, l’exploration du déni de grossesse ne vient pas pour l’instant des neurosciences mais bien de la clinique psychanalytique[28].

Deux cas cliniques devaient permettre de rendre compte d’un travail clinique concernant le corporel. Les exigences de confidentialité interdisent d’en publier ici le contenu, présenté le 14 mai.

 

Dans ces temps troublés, voici la citation complète évoquée le 14 mai 2022, issue du Malaise dans la culture

Citation de Freud sur l’humain (1930), de circonstance en 2022

« L'homme n'est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend (seulement) quand on l'attaque, mais au contraire, un être qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne (dose) d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais c’est aussi un objet de tentation. L'homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer.

Homo homini-lupus : qui aurait le courage, en face de tous ces enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s'opposaient à ces manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d'action, l'agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l'homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. […] »

(…) Cette tendance à l'agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l'existence chez autrui, constitue le principal facteur de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c'est elle qui impose à la civilisation tant d'efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L'intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications et à des relations d'amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal imposé d'aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n'est plus contraire à la nature humaine primitive. » (Freud, 1930, Malaise dans la culture)

 

[1] Vient un moment où « il ne suffit plus de dénoncer, il nous faut désormais énoncer »

[2] Cette présentation est filmée et enregistrée grâce à Diane Dingli, de la SPP.

[3] Rétrospectivement, les actuels scandales sexuels (politique, église, cinéma, sport, danse, audiovisuel, etc.) et les ondes de chocs qu’ils provoquent depuis plusieurs décennies (me too, la parole libérée, affaire PPDA, etc.) révèlent à quel point cette critique pouvait être fallacieuse.

[4] Naccache L., 2006, Le nouvel inconscient, Odile Jacob

[5] Naccache L., 2006, Le nouvel inconscient, Odile Jacob

[6] Op. cit., p. 13

[7] Edelman G.M., 1992, Biologie de la conscience, Odile jacob

[8] Lechevalier B. & B., 1998, Le corps et le sens, Delachaux & Niestlé, p. 292

[9] François Ansermet et Pierre Magistretti, A chacun son cerveau, OJ 2011

[10] Crommelinck Marc et Lebrun Jean Pierre, 2017, Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité. Psychanalyse et neurosciences, érès

[11] Op. cit., p. 13

[12] Edelman G.M., 1992, op. cit.

[13] Edelman G. M., 1992, op. cit. p.182-3

[14] Ricoeur P. & Changeux J-P., 1998, La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Odile Jacob, p. 223

[15] Freud, 1917, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Une difficulté de la psychanalyse, Gallimard

[16] Expertise collective Psychothérapies. Trois approches évaluées, Les Editions Inserm, 2004, XII,553 pages

[17] Guénaël Visentini, 2021, L'efficacité de la psychanalyse, PUF

[18] Guénaël Visentini, Quinze ans après le rapport de l’Inserm. L’efficacité de la psychanalyse ré-évaluée, L'Évolution Psychiatrique, Vol. 86, Issue 3, September 2021, pp. 489-506

https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2020.04.009

[19] Gonon F, Keller P-H. L’efficacité des psychothérapies inspirées par la psychanalyse : une revue systématique de la littérature scientifique récente. L’Encéphale (2020), https://doi.org/10.1016/j.encep.2020.04.020

[20] Gonon F., La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ?, Esprit, 2011

[21] Aujourd’hui, cet article est cité 10 fois plus que le rapport de l’INSERM pourtant publié 7 ans auparavant (Google Scholar).

[22] The New York Times, February 22, 2022-02-28. The ‘Nation’s Psychiatrist’ Takes Stock, With Frustration

[23] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux

[24] https://doi.org/10.1371/journal.pone.0018470

[25] Cohen David, Milman Daniel, Venturyera Valérie, Falissard Bruno (2011), Psychodynamic Experience Enhances Recognition of Hidden Childhood Trauma, PlosOne, 04/07/2011. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0018470

[26] « On peut la visualiser à l'âge de cinq ans, où elle s'active beaucoup déjà plus chez les enfants qui ont été engagé dans des dialogues avec les parents qu'ils ont tous. Donc ça veut dire que plus on parle tôt à l’enfant, plus vite et mieux on va pouvoir développer son langage, et on sait que, en fonction des milieux sociaux il y a jusqu'à 30 millions de mots de différence entre les individus. Dès la première année de vie déjà dans le troisième trimestre de la grossesse le cerveau est déjà en train d'enregistrer les mots et tout ceci va structurer sa pensée pour une vie et la trajectoire n'est pas déterminée, elle évolue. » in De Haenne, Face à face avec son cerveau, Odile Jacob, 2021

[27] Françoise Dolto, 1919, Séminaire de psychanalyse d'enfants, Tome 1 Collection Points, Gallimard

[28] Sophie Marinopoulos & Israël Nisand, 2019, Elles accouchent et ne sont pas enceintes, Le déni de grossesse, Les liens qui libèrent, Paru le 9 octobre 2019