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Conférence du vendredi 18 Janvier 2008
 

Mme Marcianne BLEVIS

L’ENFANT ET SON IMAGE

Quand l’enfant perd son visage. Réflexions sur l’importance de l’expérience du semblable.


Argument

     L’enfant se constitue comme sujet et se saisit du fantasme créatif « devenir grand » au moment où s’effondre son fantasme imitatif et grandiose : « être déjà grand », comme papa et maman.

     Mais le deuil de ce fantasme grandiose qui a été nécessaire pendant un temps est rendu impossible lorsque l’enfant a rencontré trop tôt l’incertitude de ce qu’il est et l’ébranlement de la place qu’il croit avoir aux yeux de sa mère. Selon la façon dont il est soutenu ou non dans la confrontation avec un autre que lui, l’expérience de la rencontre avec un semblable sera soit exclusivement traumatique, soit potentiellement riche d’ouvertures vers l’avenir. Des sensations d’annihilation ou d’anéantissement psychique passées inaperçues à ce moment se traduisent plus tard par des situations douloureuses où le sujet ne se sent plus en lien avec quiconque et déprimé. Il n’a plus de semblable, croit-il, il a perdu son visage, on dit alors que l’image qu’il a de lui est atteinte. Comment ?

Bibliographie

- M. BLEVIS : La Jalousie, délices et tourments, Paris, éd. du Seuil, 2006, notamment le chapitre « Frères et sœurs ».

- E.GADDINI De l’imitation, Paris, PUF, "Le fil rouge" 2001.

- F.DOLTO L’image inconsciente du corps, Paris, éd. du Seuil, 1984. Et tout ce qui concerne l’image du corps.

- D.MELTZER ET H.WILLIAMS L’appréhension de la beauté. Le rôle du conflit esthétique dans le développement psychique, la violence et l’art, éd du Hublot, 2000.
 
Marcianne Blévis est psychanalyste à Paris, membre de la Société de psychanalyse freudienne (SPF).

Psychiatre, elle est actuellement responsable du département des psychothérapies psychanalytiques à la Clinique des maladies mentales et de l'encéphale (hôpital St- Anne, Paris), après avoir dirigé pendant 20 ans un hôpital de jour pour enfants psychotiques et autistes à Montreuil (93).

Elle a publié La jalousie, délices et tourments en 2006 (éditions du Seuil).



le 18 Janvier 2008 à 20h30
 
Centre Universitaire Hôtel Dieu le Comte
                                                          Place du Préau - Troyes


Texte de la conférence
 
MARCIANNE BLÉVIS

L’ENFANT ET SON IMAGE

          Je vous parlerai aujourd’hui de l’importance de l’expérience du semblable chez l’enfant , mais je pourrais dire aussi bien que je parlerai ce soir de l’importance de l’expérience du semblable chez l’adulte. C’est la même chose. Adultes et enfants vivent chacun des expériences qui peuvent  être structurantes , essentielles dans la rencontre avec des semblables à eux (mêmes classes d’âges, même sexes , mêmes expériences dans un groupe) mais aussi qui peuvent être ravageantes quand le sujet, enfant ou adulte, rencontre des situations douloureuses où il éprouve le sentiment insoutenable de la perte de son appartenance à une humanité commune aux autres.
          Mon expérience se fonde sur 20 ans de pratique dans un hopital de jour pour enfants autistes et psychotiques, comme sur 30 ans de pratique de la psychanalyse avec des adultes où c’est l’enfant dans l’adulte que j’entends, enfant qui souvent hurle contre un anéantissement psychique toujours menaçant. C’est l’enfant dans l’adulte que j’écoute en effet toujours ; et derrière ce que l’on appelle personnalités limites, pathologies narcissiques, ou enclaves autistiques dans les névroses, ou encore bien souvent des dépressions qui semblent résister à tout, c’est encore et toujours lui, l’enfant dans l’adulte, auquel je songe quand j’écoute quelqu’un. L’enfant qui souffre d’avoir perdu son visage ou dont la voix s’efface, continue de crier dans l’adulte par l’effacement d’une parole balbutiante, ou par le sentiment que le visage tombe en pièces au moment où tel patient veut exprimer sa gratitude à l’égard de la présence d’écoute de son analyste.
          Qu’est-ce donc que faire l’expérience du semblable et en quoi nous concerne-t-elle ?
Mettez en présence d’un enfant élevé à la maison sans frères et sœurs et que vous trouvez un peu lambin, mettez- le à jouer en compagnie d’autres enfants du même âge un peu plus dégourdis que lui et vous le verrez faire des progrès spectaculaires. L’enfant tout d’abord progresse en suivant des processus imitatifs ; par le regard, par des gestes saisis, par la voix et quelques mots entendus, l’enfant enregistre ce qu’il perçoit et qui constitue sa conception d’un autre semblable à lui. Avant de continuer en ce qui concerne l’enfant, mesurez combien une expérience de deshumanité représente de destitution d’une ressemblance au semblable, combien elle désoriente le sujet et engendre de souffrances touchant aux identifications élémentaires.
 Dans mon livre La Jalousie , délices et tourments  j’ai voulu montrer que l’exprience de la jalousie chez le tout-petit était une expérience de ce genre. En effet, la jalousie que l’on remarque chez le tout-petit décrit un véritable traumatisme : l’enfant qui parle à peine blémit, palit, verdit à la vue d’un plus petit que lui dans les bras de sa mère qui le tient ou le nourrit. Quelle est la nature de ce traumatisme ?  Il est jaloux du sein qu’on lui a  pris nous dit-on, mais l’enfant jaloux d’un plus petit que lui  a  déjà quitté ce sein , il n’en veut plus par ce qu’il n’en est plus là, alors pourquoi veut-il encore de ce sein ? M.Klein dira que les jaloux de tous âges veulent garder  un sein omniprésent et inépuisable dont ils se sentent inévitablement volés. Pourquoi se sentirait-on volé d’un sein interieur (cet objet que les psychanalystes appellent objet interne), soit d’un sein symbolique à soi et que rien ni personne ne peut menacer ? Il y a quelque chose d’absurde là dedans.
 On a rarement opposé à M.Klein ( sauf Edith Jacobson pour les spécialistes) que l’objet sein interne ne pouvait pas être mis à mal si facilement sauf à préciser bien mieux qu’elle ne le fit ce qu’est un objet interne.
         L’enfant serait jaloux nous dit-on encore, de cet ensemble mère-enfant qu’il voit , une sorte de « complétude qui se referme »  sur elle-même nous dit J.Lacan et dont il se sentirait exclu . Pourquoi ? Ne l’a-t-il plus à sa disposition ? De quelle nature est cette complétude sinon une complétude imaginaire dont il vient de faire le deuil, dont il est en train à la fois de faire le deuil et de lui substituer un autre mouvement : celui de parler , d’aller vers le monde et d’être libre. Contre cette complétude qu’il quitte, il va conquérir le monde. Dans ce cas le jeu en vaut la chandelle et c’est bien de croire qu’il doit renoncer à cette chandelle pour garder l’amour de sa mère qui est traumatique.
Je propose donc quasiment d’inverser la proposition : c’est parce qu’il ne sait plus ce qu’il doit être, ce qu’il doit faire pour être un humain comme ceux qu’ils voit autour de lui, que l’expérience de la jalousie est traumatique et pas le contraire. Avec la jalousie, l’enfant fait une des premières expériences de brouillage entre soi et un autre ; cette épreuve menace un repère symbolique stable : ce que représente un semblable à soi. Parce qu’elle survient à un moment où l’identité n’est pas vraiment établie, la jalousie du tout-petit est affreusement douloureuse. N’en retrouve-t-on pas les échos chez l’adulte quand telle jeune femme lors de ses crises de jalousie se répète à plusieurs reprises la liste de toutes ses réussites et de tout ce qu’elle possédait pour pouvoir se sentir de nouveau exister à la fin de l’inventaire ? Cette récapitulation disait-elle, lui redonnait un visage et un corps dont la jalousie la dépossédait.
Encore le visage perdu, encore cette désorientation ; si j’ai fait un détour par la jalousie c’est pour vous faire sentir que même chez l’adulte l’on peut entendre combien l’atteinte des identifications élémentaires atteignent ce qui soutient le désir de vivre. D’où l’importance décisive pour le développement de l’enfant de l’émergence du sens et des modalités surtout qualitatives d’une communication langagière et infralangagière avec l’autre, à l’occasion la mère disait Lacan, et donc de l’incidence des pathologies psychiques maternelles lors des premiers contacts avec le bébé. Pour DW Winnicott aussi les premières ébauches de communication concernent le visage, la fonction des gestes, des mouvements émotionnels non exprimés en accord ou pas avec les assertions ou le récit ambiant.
         Par ailleurs qu’est-ce que l’on nomme capacité dépressive d’une personne ? Les psychanalystes mesurent la santé psychique à l’aune d’une certaine capacité dépressive contrairement à ce que d’ordinaire l’on croit, car toute dépression n’est pas mauvaise. En effet , la capacité dépressive y compris du tout petit, est cette solution qu’offre la vie psychique de se constituer certes selon différentes modalités de communication avec l’autre mais surtout dans une temporalité : pas çà maintenant mais mieux autrement ou plus tard.

Comment y entendre l’expérience du semblable ?

         Revenons au visage, c’est par elle que je reconnais mon semblable et que mon semblable me reconnaît. Quand le déprimé exprime sa détresse c’est qu’il se sent rejeté hors de la communauté humaine : «  je me sens banni dit l’un, l’on me refuse mon appartenance à la communauté des humains, je passe intérieurement beaucoup de temps à ruminer, et ce queje fais ? Je plaide pour moi , pour mon existence , j’essaie de persuader quelqu’un mais qui ? que je ne suis pas un mauvais bougre, que je peux faire partie des autres. » Angoisse de bannissement donc que cette dépression et angoisse contre laquelle l’on peut se défendre comme les enfants en la déniant ; « même pas mal ! » disent ceux enfants ou adultes qui, déniant leur angoisse de ne plus appartenir à la communauté des parlêtres se jettent dans des conduites déviantes ou délinquantes par autopunition ou encore pour faire éprouver à d’autres ce dont ils se sont coupés eux-mêmes. Se sentir exclu de la communauté humaine parlante, ne plus être reconnu , tomber dans un monde insensé, tomber hors du monde, c’est vous l’avez compris l’expérience traumatique par excellence, celle que des millions de déportés ont vécu lors de la dernière guerre , exposés à la violence sociale exterminatrice la plus extrême qui soit. Pas étonnant que lorsque tous les repères vacillent, surgisse un sentiment que mon amie Yolanda Gampel a appelé « arrière plan d’inquiètante étrangeté » dans son livre « Ces parents qui vivent à travers moi.Les enfants des guerres Paris Fayard 2005 ». Il s’agit du terrible sentiment que suscite chez l’enfant quelque chose de très familier devenu  non familier inquiètant. Nous nous devenons humains en même temps que nous constituons un double de nous-même familier et sécurisant qui repousse loin de nous une image moins tranquille, un double étrangement familier parfois inquiétant, dangereux.
         Comment constituons nous ce double de la semblance humaine ? Quel est-il ? Tranquille ou inquiétant ? Les deux à mon sens sont présents mais l’un , celui de la sécurité de base comme le dit F.Dolto, tend à prendre le dessus si les expériences primitives de l’enfant sont bonnes. De toutes façons quand le danger se fait sentir l’on a tendance à regresser vers des stades antérieurs de notre développement car le but est de retrouver une sécurité perdue même si cette sécurité est folle : refuge dans un délire, refuge dans un double animal ,végétal ou inanimé comme dans l’autisme où l’enfant se replie contre une mère défaillante en constituant une unité fusionnelle inamovible avec un objet du monde qu’il a élu lui comme objet de ses retrouvailles.
         Si la psychanalyse a contribué à définir l’humain c’est en le situant du côté d ‘un désir  irréductible : la volonté tenace de communiquer avec un autre humain. Mais ce dont je parle c’est la façon dont ce désir est reconnu par soi-même, pour se reconnaître humain et donc se reconnaître parmi d’autres c’est bien de la façon dont dans l’Autre ce désir reçoit un écho. Lacan disait que le désir du sujet c’est le désir de l’Autre, cela veut dire que c’est dans l’Autre, à l’occasion la mère où toute personne en position de compter pour l’enfant, que celui-ci va constituer un système de langage pour se faire reconnaître et  faire reconnaître avec son corps son être psychique. Nous ne connaissons notre corps que par les sensations qu’il procure en lien avec ces autres qui lui donnent sens et en même temps cette connaissance est imparfaite de sorte que nous ne cesserons jamais d’aller vers ces autres et vers ce corps pour connaître et faire connaître son très spécial langage. La psychanalyse ne fait pas autre chose que de traduire, deviner , mettre en mots le langage archaïque par lequel nous sommes devenus humains ; langage oublié qui parle par le corps, par des dessins chez l’enfant, par des symptômes qui attendent d’être traduits :  le corps et ses sensations sont structurés chez l’humain comme un langage, à condition qu’un psychanalyste le décrypte.
Comme vous le savez F.Dolto a défini l’Image inconsciente du corps comme étant l’ensemble des toutes premières impressions gravées dans le psychisme infantile par les sensations corporelles qu’un bébé voire un fœtus éprouve au contact avec sa mère , au contact affectif, charnel et symbolique avec sa mère. Trois images se partagent ainsi pour elle l’image du corps ou la mémoire du corps, trois images reliées entre elles de manière fluide et dynamique : l’image de base qui donne à l’enfant la sensation que son corps repose sur la terre ferme qui le porte et le supporte, l’image fonctionnelle du corps agité par des besoins à satisfaire urgemment par des objets concrets mais aussi imaginaires et symboliques, et enfin l’image érogène qui est l’image d’un corps ressenti comme un orifice livré au plaisir dont les bords se contractent  et se dilatent au rythme de la satisfaction et du manque.
         L’image de base, image de la sécurité de base est celle vers laquelle un enfant peut se replier s’il est angoissé lui permettant de ressentir sa masse corporelle, mais qui peut être détruite aussi ou débordée par des terreurs effroyables et tout sujet peut alors ou bien se laisser aller , s’abandonner, s’oublier, se laisser mourir ou encore se réfugier dans le repli autistique. Plusieurs images de base pour Dolto s’étagent selon les différents stades oral, anal, phallique etc… Ce qui est intéressant c’est de remarquer combien certes la régression vers cette image est possible , mais combien l’enfant qui a refoulé un stade est désemparé de revenir à ce stade dépassé ainsi que je vous l’ai montré à propos du traumatisme qu’enregistre la jalousie. L’enfant est désemparé de ne plus être en accord avec sa réalité présente. L’enfant souffre parce qu’il a perdu une partie de lui-même et parce qu’ayant régressé en quête de sa sécurité perdue il reste en porte à faux avec son présent ; il souffre parce qu’il est écartelé entre deux images :l’une actuelle bléssée lors d’un événement traumatique, l’autre ancienne rassurante mais anachronique qui le protège mais l’isole du monde.
         Cette image du corps se constitue de façon permanente en lien avec cet autre, elle n’existe pas seule, et en cela elle est humaine car le schéma corporel lui, se constitue spontanément sans doute déjà au stade fœtal et lui, est muet. L’image du corps est donc quelque chose qui se superpose au schéma corporel, et qui est en lien constant avec cet autre qui nous fait humain, elle exprime ce lien avec l’autre. Je vous parle donc de cette mémoire première, sensuelle, corporelle, celle du lien de l’enfant à l’Autre, image (ou représentation) du lien partagé. Dolto avait du génie pour inventer une langue qui parlait vraiment aux enfants : à telle petite fille souffrant d’une grave phobie du toucher  et qui évitant d’utiliser ses mains pour se nourrir avançait la bouche pour se saisir directement des aliments  elle dit «  tu peux le prendre avec ta bouche de main » de sorte qu’aussitôt la fillette esquisse le geste qu’elle avait toujours craint d’accomplir et porte la pâte à modeler à sa bouche .
         Ce langage là est aussi ce qui est bléssé quand apparaît le sentiment d’être exclu du monde, et l’exemple de cette phobie est intéressant en ce sens qu’un enfant et  un adulte phobiques ont honte de leurs symptômes, ils se sentent seuls au monde à vivre de telles angoisses, ne se reconnaissent pas eux-mêmes. Quand il y a de la honte en jeu  outre la blessure narcissique dont elle témoigne , elle signe le risque atroce que de se sentir hors du monde des vivants , des désirants, des bougeants, des riants etc… mais aussi des hommes, des femmes, des adultes, des enfants, ou de tout ce qui fait notre appartenance.
         Ce moi qui se constitue tout au long de la vie, est ainsi fait de sensations concernant notre corps, de notre langue et de notre langage, de ce qui vient d’autrui, de tous les sédiments de mon histoire, tous éléments que l’on ne cesse d’intégrer c’est à dire de mettre en récit tout au long de notre vie.
À côté de celà le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine relève aussi de l’ apparence de notre corps reflété dans le miroir, de sa forme et de sa semblance dans le registre du vu. Cependant toute « image » n’appartient pas au domaine du visible, on parle en effet d’image sonore, d’image gustative, tactile etc.. Le mot « image » désigne dès lors la correspondance dans un langage donné de la sensation corporelle et du psychisme qui la transforme en l’identifiant, ainsi existe-t-il toutes sortes d’images qui se parlent. Mais le vu a un rôle  singulier. Lacan l’a bien noté qui dans son article sur le stade du miroir a tenté de mettre en lumière un stade du petit sujet (18 mois) et d’établir un concept qui rende compte de la naissance du je, du moi et de l’autre.
Le personage principal du Stade du miroir n’est en effet ni le bébé, ni le miroir, ni le regard, ni celui qui le porte mais l’image spéculaire du corps et donc sa signification. L’image spéculaire montre à l’enfant qu’il a une forme humaine, elle lui fait sentir qu’il est semblable et donc différent de tous les autres reflétés dans le miroir, et enfin elle lui fait croire (et c’est là un point sur lequel Lacan ne cessera d’attirer l’attention) qu’il est une unité homogène. Cette dernière croyance est la source de toutes les erreurs et aliénations nécessaires, indépassables , propre à notre condition d’humains : la semblance à l’autre est le fruit de nombreuses méconnaissances. D’une part nous anticipons dans et par l’image une unité fictive, nous réunissons des sensations de notre corps toujours déformées et transformées et enfin nous avons ainsi l’illusion de maîtriser notre corps. L’adulte ne peut être absent de la scène ; portant l’enfant c’est vers lui qu’il se tourne pour retrouver dans son regard l’appui qui valide cette image : oui c’est moi qui suis aimé comme humain garçon ou fille dans ce reflet de moi-même car si j’identifie ce que je vois comme étant un humain je ne sais pas qui exactement est ce je que j’anticipe et c’est celui que j’aime qui va me dire qui est ce moi-là.
Ainsi la semblance de l’humain se constitue-t-elle dans cette validation de l’apparence sur fond de cohésion interne déjà là, du fait que les autres images du corps sont devenues des images sonores , tactiles, auditives dans le lien à l’autre. Mais dans le miroir, c’est la forme de mon frère humain que j’apperçois, et si nous n’avions pas de miroir c’est dans la perceptions de semblables du même âge que se ferait cette reconnaissance.
Nous retrouvons le trauma qu’enregistre la jalousie : dans l’autre qui est dans les bras de ma mère c’est moi et pas moi, je me sens  être un sujet au moment où je ne suis plus sûr de rien, que veut-elle de moi, quelle place ai-je pour elle, quel sens a mon existence pour les autres ? Durant le stade du miroir a donc lieu la première identification à l’image d’un semblable aussi humain que soi mais aussi la première révélation que sans l’autre je ne suis pas tout à fait sûr d’être moi. Dans ce « pas tout à fait sûr » l’enfant se rend compte qu’il dépend d’autrui, donc qu’il est aliéné  mais aussi qu’un « je » s’ébauche sensible à toutes sortes de contraintes sociales et affectives avec lesquelles il doit transiger mais avec lesquelles il se reconnaît comme cappable d’appropriation.
Il y a de grandes différences sur ces points entre Dolto et Lacan. Pour Dolto, le stade du miroir n’est pas un élément inaugural comme pour Lacan, l’enfant n ‘y arrive pas non cohésif et elle n’y voit pas comme Lacan la naissance d’une ébauche de « je » ou la préformation d’un moi. Au contraire, l’expérience du miroir chez Dolto consolide à 18 mois une individualisation narcissique commencée pour elle dès avant la naissance. La plus grande différence cependant tient à l’expérience affective qui accompagne le fait de se voir dans le miroir : jubilation chez Lacan tandis que Dolto y voit une épreuve de solitude douloureuse. Pour le premier, l’enfant est joyeusement excité par son image, pour l’autre l’enfant éprouve tristement l’écart qui le sépare de son image, il est déçu de découvrir qu’il ne coincide pas avec son image, qu’il n’est pas son image et que son image n’est pas lui. Pour Dolto cependant c’est en acceptant cette aliénation que le narcissisme primaire de l’enfant se renforce : s’il n’est pas l’image réfléchie par le miroir c’est que lui et son image sont deux réalités distinctes, l’une ne fait donc pas disparaître l’autre. Pour Dolto cependant l’accent est mis sur le miroir psychique que représente l’autre qui accompagne l’enfant ou le laisse seul face à lui-même et aux énigmes de son rapport aux autres. Pour elle cette solitude est aliénante au sens où l’enfant déchiré dans la signification de son appartenance à l’humain, va être contraint de rechercher frénétiquement les apparences et cherchera à s’y conformer complètement  afin de devenir ou  être l’enfant qu’il croit que l’on attend de lui. Pour Dolto cela masque toujours un vide et rencontre ainsi la notion de faux-self winnicottien.
Ce vide se fera sentir plus tard, à l’adolescence quand s’entend l’injonction à devenir homme ou femme, sans plus être enfant. On le sait les images qui identifient une classe d’âge sont alors essentielles : les ados s’habillent de la même façon, se regroupent, ne doivent pas s’écarter du standard dominant etc.. ou sinon assumer une solitude ténébreuse et radicale, les envies de suicide s’y font jour fréquemment en raison des difficultés que rencontrent l’inadéquation entre l’image de soi que l’on veut conforme aux autres et le sentiment que l’on n’appartient cependant pas à une même communauté humaine, que l’on est banni, mis en dehors de tout. Cette façon de se sentir différent (les ados disent «  je suis différent ») exprime que l’image ne suffit pas à rassembler ce qui nous constitue comme humain. Peut-être qu’à ce moment ne pas nier la différence ni la souffrance qu’ils éprouvent peut leur permettre de renouer avec le monde. Il n’est pas rare de les voir alors investir d’une amitié passionnée tel ou tel pauvre bougre, les déshérités de la terre.
Certains états délirants ou la plupart des anorexies commencent avec prédilection à l’adolescence. Quand on recherche un élément déclenchant il n’est pas rare de remarquer qu’un frère ou une soeur auquel l’adolescent(e) était très attaché a quitté le foyer ou s’est lié amoureusement avec l’un ou l’autre, peu de temps avant l’irruption des troubles. L’aveu d’une intense jalousie n’est pas rare ; elle apparaît d’autant plus effrayante à ceux qui la découvrent  qu’elle laisse penser que l’adolescent ne peut pas vivre sans ce frère ou cette sœur dont il parasitait l’existence à l’insu de tous.
Telle jeune  fille entama sa «carrière » d’anorexique après que sa sœur ainée eut commencé la sienne . « J’ai eu un choc » dira-t-elle « quand je l’ai vue si maigre, elle ne pensait plus à moi mais sa nourriture, et elle était contente en plus ! » avant d’ajouter à l’occasion de sa psychothérapie : « J’ai cessé de manger pour montrer mon corps à ma sœur et qu’enfin elle se regarde comme elle est. Je veux qu’elle redevienne comme avant. » Cette jeune fille avait vécu dans un fantasme de corps commun entre sa sœur et elle ; d’une certaine façon elle en partageait l’identité de façon masquée. Aussi quand sa sœur, pour ses propres raisons, entame sa grève de la faim, elle est effondrée de constater qu’elle ne fait plus « un » avec elle, elle a une rivale : l’anorexie.
Ses propos nous montrent combien elle veut être l’image de sa sœur réfléchie dans un miroir. Comme dans toutes les anorexies, elle ne se « voit » plus dans le regard des autres et se plait à une image[1] irréelle de son corps. N’ayant pas eu les moyens de stabiliser une image inconsciente[2] de son corps, elle a emprunté d’autres images et d’autres corps pour vivre ; cet équilibre se rompant quand sa sœur emprunte une voie imprévue, elle le rétablit en étant comme sa sœur, en étant l’image de sa sœur. Par son anorexie elle s’aliène dans une image faute d’avoir construit un corps individualisé  et désirant à elle. Elle a usé d’un moyen accessible au parlêtre, qui, face à des situations impossibles, modifie considérablement ce phénomène en choisissant de « vivre n’importe où, hors de son corps »[3] ; ainsi a-t-elle rendu sa souffrance irréelle.
 Vivre en parasitant un autre faute de pouvoir exister dans ses propres limites, montre, de façon ici outrancière, la faille symbolique qui est à l’œuvre chez elle ; dans sa régression la jeune fille anorexque s’était enveloppée de l’image d’une autre.
Cependant vivre hors de soi, dans un autre corps, dans une image, ne fournit au sujet que de précaires refuges, exposés aux vicissitudes de l’existence ; l’abri choisi, moins fiable que les lentes constructions symboliques, peut décider à tout bout de champ de vivre sa propre vie…Quand cela arrive (un frère ou une sœur qui se marie, ou qui marque une distance pour quelque raison que se soit) se déclenche alors un terrifiant désarroi, témoin de la béance de l’identité, couronné par la flagrante démonstration du désir d’emprise à l’égard d’un autre sœur ou frère ou encore un ou une amie.
Est-ce seulement la gravité de tels états qui doit nous faire consentir à considérer les liens entre l’image de soi et les failles symboliques graves de l’identité ?



[1] F.Dolto L’image inconsciente du corps Le Seuil Paris 1984. « l’image scopique devenant un subsitut de l’image du corps inconsciente et provoquant chez l’enfant la méconnaissance de sa vraie relation à l’autre » p.153.

[2] Par image inconsciente du corps, F.Dolto entend « un réseau de sécurité langagière avec la mère »(op cité p.150) qui permettra à l’enfant d’affronter les nécessaires séparations d’avec elle par lesquelles il s’individualisera. L’image incconsciente du corps n’est pas l’image dans le miroir, qui est pour elle une apparence aliénante si elle est un refuge face aux défaillances de l’image inconsciente du corps.

[3] G.Pankow. L’homme et sa psychose. Aubier Montaigne Paris 1969,p.62.