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Conférence donnée dans le cadre du séminaire de Danièle Lévy

Les théories sexuelles infantiles

Jacques Sédat
Troyes - 5 avril 2008

Freud publie « Les théories sexuelles infantiles »[1], un an avant la publication du cas du petit Hans, en 1908. Mais la rédaction de ce texte est tout à fait contemporaine de cette analyse, et l’on peut même dire que c’est grâce à Herbert que ces théories ont été mises en forme par Freud, comme le confirme cette remarque :
« Récemment, l’analyse d’un petit garçon de cinq ans, analyse que son père avait entreprise avec lui avant de me la transmettre pour que je la publie, m’a confirmé de façon irréfutable une idée que m’avaient depuis longtemps fait entrevoir les psychanalyses d’adultes » ( p. 18).

Ce texte commence par un constat fondamental :
« Les névrosés sont des hommes comme les autres et ils ne sauraient dans leur enfance être distingués facilement de ceux qui plus tard resteront sains. Un des résultats les plus précieux de nos investigations psychanalytiques est de montrer que les névrosés n’ont pas de contenu psychique particulier, qui leur appartienne en propre, mais que, comme le dit C.G. Jung, les complexes qui les rendent malades sont ceux-là mêmes contre lesquels nous, hommes sains, nous combattons. » (p. 15)

Il faut entendre par « complexe » le surgissement dans le vécu de leur corps de ce qui apparaît comme devant être nommé, verbalisé. Freud précise ensuite :
 « La différence est simplement que les personnes saines savent maîtriser ces complexes sans gros dommages décelables pratiquement, alors que les névrosés ne réussissent la répression de ces complexes qu’au prix de formations substitutives coûteuses, donc pratiquement n’y réussissent pas. » (p. 15)

Freud explique alors sa méthode d’investigation concernant les enfants :
« Névrosés et normaux sont encore naturellement beaucoup plus proches les uns des autres dans l’enfance qu’ils ne le seront ultérieurement, si bien que je ne puis tenir pour une erreur de méthode le fait d’utiliser ce que disent les névrosés de leur enfance, afin d’en tirer par analogie des conclusions sur la vie infantile normale. » (p. 15)

S’il n’y a pas de différence de structure entre les névrosés et les personnes saines, Freud fait observer toutefois une particularité chez les névrosés, sur laquelle j’attire votre attention, car cela a fait l’objet d’une erreur de traduction qui aboutit à un contresens sur la pensée de Freud : « Les futurs névrosés offrent très souvent dans leur constitution une pulsion sexuelle particulièrement forte et une tendance à la précocité, à la manifestation avant terme de cette pulsion… » J.B. Pontalis traduit par « pulsion sexuelle » le mot allemand Geschlechtstrieb qui signifie littéralement « pulsion du genre », c’est-à-dire une pulsion identitaire : à savoir que je suis, que j’existe, antérieurement à toute sexuation. La précocité de l’enfant – ou du névrosé – porte sur le genre, sur quelque chose qui est de l’ordre de l’être, de l’identité, et pas du tout de la sexuation.
Surgit alors une « poussée de savoir » chez l’enfant. Freud emploie ici Wissendrang, mais il a aussi recours à toute une panoplie de termes différents porteurs d’une signification identique : pulsion de savoir (Wisstrieb), curiosité intellectuelle (Neugierde), pulsion de recherche (Forschertrieb), poussée de savoir (Wissendrang). Tous ces termes visent à manifester la mise en jeu pulsionnelle de l’état du corps dans la recherche, recherche qui ne peut en aucun cas être indépendante du corps, au moment où l’on pense.
« Ce n’est pas du tout de façon spontanée, comme s’il s’agissait d’un besoin inné de causalité, que s’éveille en ce cas la poussée de savoir des enfants, mais sous l’aiguillon de pulsions égoïstes qui les dominent, quand ils se trouvent - disons après l’achèvement de la deuxième année - en face de l’arrivée d’un nouvel enfant. »

Ces pulsions égoïstes renvoient au Geschlechtstrieb, c’est-à-dire au genre, à la quête identitaire. Elles ont donc pour enjeu le narcissisme. Il s’agit ici du narcissisme primaire qui a pour fonction d’élaborer l’imago du corps.

A travers toutes les questions que l’enfant peut se poser et auxquelles on répond de façon dilatoire, demeure une question essentielle : d’où viennent les enfants ? Woher die Kinder kommen . Au-delà de sa dimension spatiale - de quelle partie du corps je suis né - cette préoccupation fondamentale pose la question de l’origine : quel est le fondement sur lequel repose mon être ? C’est une question qui renvoie non pas à une innervation corporelle, mais à un scénario fantasmatique.
Le Woher correspond à un questionnement qui est au centre de toute la recherche de Freud qui la reprend à tout moment dans son œuvre. Cette question apparaît déjà dans le cas d’Elisabeth von R, décrit dans ses Études sur l’hystérie, en 1895 : alors qu’elle ne pouvait plus marcher depuis la mort de son père, Freud attire l’attention sur le fait que « curieusement », Elisabeth avait toujours su que son père posait sa jambe sur la sienne et qu’il l’empêchait de quitter la place où il l’avait assignée : remplacer pour lui un fils ou un ami. Quand Freud laisse de côté les aspects physiologiques de son état pour lui demander : « D’où viennent vos douleurs quand vous marchez, quand vous êtes debout ? », il en vient précisément à la question fondamentale du Woher : d’où viennent vos pensées ? La place qui a été déterminée par son père détermine aussi le contenu de ses pensées et sa posture corporelle. Les zones érogènes seront les zones hystérogènes.C’est cette question qui ouvre à Elisabeth von R.. un champ nouveau sur le fait que son corps était vissé à celui de son père, en indivision avec celui de son père, et qu’elle vivait donc en état maniaque, partageant avec son père le même « appareil psychique ». 
 Dix ans plus tard, dans les Trois Essais, Freud insiste également sur l’urgence à trouver des réponses à cette énigme afin de dépasser la perte d’appui (Hilflösigkeit), à l’origine du sentiment de détresse de perte d’appui dans lequel il se trouve à la naissance d’un frère ou d’une sœur, et pour compenser le silence des parents, quand il se risque à poser des questions.
Cette question réapparaîtra dans Malaise dans la culture[2] , quand Freud se demande d’où provient le sentiment de culpabilité, sentiment qui n’est pas du côté de la culture, mais lié à une position subjective. Le sentiment de culpabilité, c’est l’impossibilité de se séparer - se séparer des grands discours, des grands hommes… -, et c’est ce qui introduit ce clivage du double discours, que nous pouvons repérer chez l’enfant.

A cette question vitale de l’origine de son être, ne sont proposées par les adultes que des explications mythologiques ou religieuses, ne répondant pas à cette pulsion de savoir identitaire (Geschlechtstrieb), qui, je le répète, n’a rien à voir avec la différence sexuelle, à ce niveau.
Le fonctionnement des théories sexuelles infantiles ne relève pas du registre d’une pulsion de recherche indépendante. Elles remplissent une fonction essentielle, mais défensive  :
« La question elle-même est, comme toute recherche, un produit de l’urgence de la vie comme si l’on avait assigné à la pensée cette tâche de prévenir le retour d’événements si redoutés. » (p. 17)

Le verbe allemand verhüten  qui signifie « prévenir » ou « se préserver » est de la même racine que « préservatif », Verhütungmittel. Il s’agit donc de mettre un préservatif sur les objets extérieurs qui pourraient venir me gêner. Prévenir le retour d’événements redoutés, c’est fonctionner selon un système de pensée raciste, qui consiste à écarter l’autre pour rester l’unique enfant des parents, pour être l’unique, le Un. C’est ce que Freud inscrit directement dans l’angoisse et le tourment du petit Hans à la naissance de sa sœur, alors qu’il avait trois ans et demi. La pulsion de savoir est au service de la négation d’autrui, au service d’une position défensive face aux événements, face aux parents embarrassés devant ses questions, face au monde extérieur et au ciel, dans cette quête pour vérifier que personne ne viendra lui enlever sa place.
L’enfant vit ce questionnement dans un état d’angoisse considérable. Et à la différence du petit Hans qui obtenaient des réponses  à ses questions successives, les autres enfants sont obligés d’envelopper de secret leur recherche :

« Il me semble découler de nombreuses informations que les enfants refusent de croire à la théorie de la cigogne, mais après avoir été ainsi une première fois trompés et repoussés, ils en viennent à soupçonner qu’il y a quelque chose d’interdit que les “grandes personnes” gardent pour elles, et, pour cette raison, ils enveloppent de secret leurs recherches ultérieures. » (p. 18)

Le secret (Geheimnis), c’est déjà une mise en scène intérieure, c’est ce qui s’oppose en tant qu’activité psychique au corps étranger, c’est-à-dire un savoir qui viendrait de l’extérieur et qui serait enkysté en nous. D’ailleurs, la première découverte que fait Freud dans le cas d’Elisabeth von R., c’est que, contrairement à ce qu’il avait pu penser au début de cette cure, elle ne souffrait pas d’un « corps étranger » (Fremdkörper) qui aurait fonctionné comme un isolat, mais qu’elle possédait un secret, c’est-à-dire une scène du fantasme, un scénario qui mettait en scène son corps. Le secret en tant qu’organisation fantasmatique prépare, élabore l’image du corps de l’enfant.
Ce secret va engendrer chez l’enfant un conflit psychique entre le savoir de son corps propre et le savoir des grandes personnes, conflit qui peut aboutir à un « clivage psychique » (Spaltung) chez l’enfant, partagé entre la tentation consciente de faire plaisir aux adultes en ne réfléchissant plus par lui-même ou celle de réprimer inconsciemment ses recherches. On peut penser ici au commentaire d’Octave Mannoni sur le «  Je sais bien, mais quand même »[3] ou aux « pensées de derrière la tête » qu’évoque Pascal.
Et c’est dans ce clivage psychique que Freud situe le « complexe nucléaire de la névrose » (p. 18). Le « complexe nucléaire de la névrose » est essentiellement un interdit de penser la situation dans laquelle je me trouve. Si l’enfant s’en tient aux balivernes mythologiques que lui racontent ses parents, s’il ne se fie pas à son ressenti corporel, il entre dans la névrose et il est incapable de s’affranchir du discours des grandes personnes. Freud reviendra sur ce point dans Malaise dans la culture, quand il évoque l’impossibilité de se séparer des grands hommes. De même, L’Homme Moïse et la religion monothéiste aborde à nouveau l’obéissance de l’humanité  aux grands hommes, qui empêche la liberté de pensée.
On repère ici le facteur principal de toute inhibition intellectuelle : écouter les grands hommes, leur obéir, obéir au père. Chacun de nous connaît cette réaction qui nous amène à nous demander pourquoi tel regard, tel mot, tel geste à notre encontre. Tant que nous restons en suspension obéissante au regard, aux mots, aux grommellements des autres personnes, nous sommes dans un arrêt de pensée, en train d’obéir au père et dans un état « d’attente croyante ». A la limite, cette mise en suspens peut faire que nous nous contentons de l’attente pour éviter de nous affronter à l’autre. C’est ce qui caractérise les analyses infinies.

C’est sur cette toile de fond que vont s’élaborer les théories sexuelles infantiles, trois théories qui s’engendrent logiquement l’une par rapport à l’autre,
pour expliquer d’où viennent les enfants et « prévenir le retour d’événements si redoutés ». Même si ce sont de fausses théories, Freud apporte une précision importante :
« Ces fausses théories sexuelles que je vais maintenant examiner ont toutes une propriété très remarquable. Bien qu’elles se fourvoient de façon grotesque, chacune d’elles contient un fragment de pure vérité ; elles sont sous ce rapport analogues aux solutions qualifiées de “géniales” que tentent de donner les adultes aux problèmes que pose le monde et qui dépassent l’entendement humain. Ce qu’il y a en elles de correct et de pertinent s’explique par le fait qu’elles trouvent leur origine dans les composantes de la pulsion sexuelle qui sont déjà à l’oeuvre dans l’organisme de l’enfant ; ce n’est pas l’arbitraire d’une décision psychique ou le hasard des impressions qui font naître de telles hypothèses, mais les nécessités de la constitution psycho-sexuelle, et c’est pourquoi nous pouvons parler de théories sexuelles infantiles typiques, c’est aussi pourquoi nous trouvons les mêmes conceptions erronées chez tous les enfants dont la vie sexuelle nous est accessible. » (p. 19)

Freud insiste sur le fait que ces théories comportent « un fragment de pure vérité ». Il utilisera d’ailleurs la même expression à propos du délire qui contient lui aussi « un fragment de pure vérité ». Il y a donc bien une vérité du sujet, mais d’un sujet millésimé à une certaine époque, à tel moment, dans telle théorie sexuelle infantile, qui lui permet d’arriver à penser.
Freud poursuit en disant que le petit garçon - mais cela vaut aussi pour la petite fille - ne connaît qu’à partir de son propre corps. Cette observation est importante car, pour les grandes personnes que nous sommes, il convient d’être vigilant à ce que nous ressentons : là où il y a du ressenti, il y a une vérité du sujet. La tâche de l’analyse est donc de retrouver à travers nos ressentis authentiques, à travers ce que nous avons éprouvé, une certaine vérité par rapport à certaines relations.

La première théorie est la théorie de la femme au pénis ou la théorie hermaphrodite (p. 19-20) qui « consiste à attribuer un pénis à tous les êtres humains, y compris les êtres féminins ». De nombreuses statues de l’antiquité classique représentent cette figure hermaphrodite qui correspond à un fantasme de plénitude. La théorie hermaphrodite évite à l’enfant de se poser la question de la différence de genre (Geschletsunterschiede). Le corps hermaphrodite est un corps qui ignore les trous, les cavités, et, en même temps, l’hermaphrodite postule que l’autre n’est désirable - c’est surtout le cas pour l’homme - que s’il peut nous apporter une plénitude qui nous évite l’angoisse de notre propre castration. Freud en déduit que la théorie hermaphrodite est une sorte d’engramme dans l’enfant qui peut conduire à l’homosexualité :
« […] les parties génitales de la femme quand, plus tard, elles sont perçues, et conçues comme mutilées[4], évoquent cette menace et, pour cette raison, provoquent chez l’homosexuel de l’horreur au lieu du plaisir. Rien ne peut plus être changé dans cette réaction, même quand l’homosexuel apprend de la science que son hypothèse d’enfant, à savoir que la femme possède aussi un pénis, n’était pas si absurde que cela » (p. 20)

Freud fait ici allusion au clitoris.  Cette menace de castration n’est pas sans rappeler celle que sa mère brandissait, quand elle disait au petit Hans que le docteur allait lui couper son wiwimacher, s’il continuait de jouer avec.
Cette excitation du pénis accompagne tout le travail de pensée. Il s’agit d’une phase d’errance sexuelle (sexuellen Abirrungen) ou de désorientation sexuelle, selon l’expression de Freud dans les Trois Essais. La théorie hermaphrodite est absolument conforme pour Freud à sa théorie de la pulsion : la pulsion précède, elle constitue les objets que nous allons investir. Elle fonctionne sur le même modèle que le transfert : le transfert précède les objets que nous allons investir et il ne peut choisir que des objets qui ont ce trait d’excitation, de charme (Reiz) que nous pouvons retrouver et que nous pouvons déposer sur eux. Nous allons coller un attrait quelconque, un charme à l’objet que nous allons investir parce que ce n’est pas l’objet qui porte cet attrait, c’est nous qui le portons en nous, c’est la pulsion qui le porte.
On pourrait prolonger ce que dit Freud à propos de la théorie hermaphrodite : elle est conforme à la pulsion qui va faire qu’on ne soit pas confronté au vide, au trou. Rien n’est plus angoissant que le trou pour un schizophrène qui vit son corps comme un corps-passoire, dans lequel tout peut entrer, ce qui l’oblige à se mettre à l’abri des relations. Parce qu’il a des trous, il ne sait pas ce que c’est qu’un orifice. Et dans la théorie hermaphrodite, on évite de penser les orifices, en supposant qu’il pourrait y avoir des trous à la place des orifices.
Tel est l’enjeu et le moment structurant pour l’enfant de la théorie hermaphrodite. Dans ce moment d’excitation de l’enfant, Freud signale que son corps est tellement plein qu’il veut pénétrer le monde extérieur. « A cette excitation sont liées des impulsions que l’enfant ne sait pas interpréter, impulsions obscures à une action violente : pénétrer, casser, percer des trous partout. » (p. 21) C’est ce que font les enfants qui veulent regarder ce qu’il y a dans une voiture, dans une montre ou à l’intérieur d’une poupée. Ultérieurement, cela peut donner des vocations de mécanicien, d’horloger ou de chirurgien, c’est-à-dire tripoter les entrailles pour explorer ce qu’il y a à l’intérieur, voire sa maison d’origine, le corps maternel[5].
On peut ici faire le rapprochement avec l’épisode du petit Hans qui donne un coup de tête dans le ventre de son père. Ce coup de tête fait partie de cette théorie de plénitude où, finalement, on veut tout forcer, tout pénétrer. Comment ne pas faire également le rapprochement avec la réaction de Zidane, qui, dans un état de sidération devant ce qu’on avait pu lui dire et qu’on ne saura jamais, a foncé sur son adversaire italien pour lui donner un coup de tête dans le ventre. Les coups sont là, dit Freud, pour percer ce qu’on ne peut élaborer, ce qu’on ne peut comprendre. La pulsion de recherche dont la fonction est d’éliminer l’autre pour garder la place d’enfant unique auprès des parents, se traduit dans le corps par cette violence à l’égard du monde extérieur.

La deuxième théorie sexuelle infantile, la théorie cloacale de la naissance, se construit dans le prolongement de la première, par l’ignorance du vagin. Dans cette théorie, il n’y a qu’un orifice, l’orifice intestinal par lequel « l’enfant doit être évacué comme un excrément, une selle ». (p. 21). Freud reprend souvent la formule latine faussement attribuée à Saint Augustin : « Inter urinas et faeces nascimur »[6] (« nous naissons parmi l’urine et les fèces »). La théorie cloacale ignore, elle aussi, la séparation : l’enfant est un bout du corps chié. En Provence, il n’était pas rare d’entendre les nourrices dire « ma belle quique » (ma belle quéquette) pour parler des enfants - garçon ou fille - qu’elles gardaient, ce qui relève de la théorie cloacale. Dans cette hypothèse élaborée par l’enfant, il n’y a pas de séparation, l’enfant n’est qu’un fragment du corps maternel.
Sur le plan psychique, le fait de se considérer comme un fragment du corps maternel correspond à l’état maniaque de la pensée, à savoir qu’il n’y a pas de différence entre ma pensée et celle d’autrui, puisque je pense l’autre à partir de cette place unique que j’occupe. Ce n’est d’ailleurs pas l’autre qui a la même pensée que moi, c’est ma pensée qui est la même que celle de l’autre. Freud illustre cet état maniaque en s’inspirant de son expérience clinique : « Une maniaque par exemple va conduire le médecin en train de faire sa visite jusqu’à un petit tas de crotte qu’elle a déposé dans un coin de sa cellule et lui dire en riant : “Voilà l’enfant que j’ai eu aujourd’hui” » (p. 22)
L’enjeu de l’état maniaque, c’est qu’il n’y a pas de séparation des corps, pas de séparation des pensées. Nous savons tous qu’il existe une période, après la naissance, où la mère informe le corps de l’enfant et pense pour lui. Quand une mère commence à ressentir la dépression post partum, elle est toujours dans la tentation de dire : mon enfant et moi, nous avons le même appareil psychique, et je pense mon enfant. Cela peut se formuler ainsi : « Il m’a fait une grippe, une colique… » On trouve également une expression de l’état maniaque dans la tradition chrétienne, lorsque le Christ déclare : « Mon Père et moi nous ne sommes qu’un ».
Autrement dit, l’unité du corps revendiquée dans la première théorie sexuelle infantile se prolonge avec l’état maniaque de la théorie cloacale : refaire du un. C’est ce « un » dont souffrait Elisabeth von R., dans la mesure où elle ne faisait qu’un avec son père, plus exactement, son père ne faisait qu’un avec elle, en lui disant qu’elle remplaçait pour lui un fils et un ami. Il y avait cette soudure entre eux : la jambe d’Elisabeth vissée au corps paternel.

La troisième théorie s’enchaîne logiquement aux deux premières, en gardant quelque chose du « un » et de la place unique. C’est la théorie sadique du coït, où la relation sexuelle est vécue comme une forme de violence que l’enfant veut percevoir à travers des traces de sang découvertes sur le lit des parents ou des gémissements qu’il a pu entendre. Cette théorie extrapose deux séries : le fort-actif-masculin et le faible-passif-féminin. Et ce qui existe, c’est le fort-actif-féminin. On retrouve ici la revendication de l’unicité du corps, donc la négation des différences sexuelles et de la sexualité. Il n’est question que d’affirmer une position identitaire absolument conforme à ce que dit Freud dans les préliminaires de ce texte (Geschleschtstrieb). Il s’agit bien d’une pulsion identitaire et non d’une pulsion sexuelle, contrairement à ce qui nous trouvons dans la traduction de Pontalis.

Freud va enrichir la réflexion développée dans « Les théories sexuelles infantiles » dans deux textes ultérieurs : d’abord, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, en 1910, puis dans des fragments ajoutés aux Trois Essais, en 1915.
Dans Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, publié un an après le cas du petit Hans, Freud reprend la question des théories sexuelles infantiles, en évoquant la période d’investigation sexuelle infantile que traverse l’enfant , vers l’âge de trois ans: «
 « Chez les enfants de cet âge, l’avidité de savoir, pour autant que nous le sachions, ne s’éveille pas spontanément, mais est éveillée par l’impression due à un important événement vécu, par la naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur, soit advenue, soit redoutée à la suite d’expériences extérieures, et dans laquelle l’enfant entrevoit une menace pour ses intérêts égoïstes. L’investigation se porte sur la question de savoir d’où viennent les enfants, exactement comme si l’enfant cherchait des moyens et des voies pour prévenir un événement à ce point indésirable. Nous avons ainsi appris avec étonnement que l’enfant refuse d’accorder foi aux informations qu’on lui donne, qu’il rejette, par exemple, la fable de la cigogne, si riche de sens mythologique, que de cet acte d’incrédulité il date son autonomie d’esprit, qu’il se sent souvent en sérieuse opposition avec les adultes et qu’il ne leur pardonne à vrai dire jamais plus d’avoir été, en cette occasion, trompé sur la vérité. Il poursuit son investigation par des voies personnelles, devine le séjour des enfants dans le ventre de sa mère et, guidé par les motions de sa propre sexualité, il se fait son idée sur l’origine de l’enfant à partir du manger, sur sa mise au monde par l’intestin, sur le rôle difficile à découvrir tenu par le père, et il soupçonne déjà l’existence de l’acte sexuel qui lui apparaît comme quelque chose d’hostile et de brutal. Mais comme sa propre constitution sexuelle n’est pas encore en mesure d’assumer la tâche de procréer, son investigation pour savoir d’où viennent les enfants doit forcément se perdre dans le sable et, faute de pouvoir être achevée, doit être abandonnée. L’impression produite par cet insuccès, lors de la première tentative d’autonomie intellectuelle, semble être persistante et profondément déprimante. » (p. 83).

Lorsque cette période d’investigation s’achève, Freud dégage trois destins possibles pour la pulsion d’investigation- ou de recherche -, trois possibilités différentes provenant de sa connexion précoce avec des intérêts sexuels.
Dans une premier cas, si l’investigation partage le destin de la sexualité, l’avidité de savoir reste dès lors inhibée et la libre activité de l’intelligence limitée. Tel est le type d’inhibition névrotique. Freud signale que cette puissante inhibition de la pensée est due à la religion, religion qui peut être la religion du père, c’est-à-dire celle du grand homme de notre enfance, et pas obligatoirement une religion instituée en tant que système de représentations.  L’enfant se pose un interdit face à un père idéalisé qui en sait plus et qui introduit l’enfant dans le clivage psychique que Freud évoquait dans « Les théories sexuelles infantiles » : clivage  entre son propre ressenti, ses balbutiements dans la pensée et ce savoir venu de l’extérieur qui constitue une sorte de corps étranger pour lui, puisqu’il ne correspond pas à ce qu’il éprouve et ressent. Freud reprend ici la question de l’inhibition de manière un peu différente de celle qu’il avait introduite dans « Les théories sexuelles infantiles », en évoquant le deuil à faire du grand homme pour accéder à la mise à mort du père qu’est le père symbolique.
Une deuxième possibilité peut se présenter, lorsque le développement intellectuel de l’enfant est suffisamment vigoureux pour résister au refoulement, mais lorsque l’intelligence conserve les traits de la première investigation sexuelle qui était restée en échec, parce que l’enfant n’a pas de réponse à la question Woher die Kinder kommen ?  et se sent en état de détresse, sans point d’appui ni assise (Hilflösigkeit) . Freud cite souvent un proverbe allemand : Christophe porte le Christ, le Christ porte le monde, où Christophe pose-t-il ses pieds ? Ce proverbe un peu vertigineux traduit exactement ce Hilflösigkeit qu’éprouve l’enfant, dans son désarroi face à la question du Woher : où puis-je poser mon identité ? Quelle place éternelle puis-je avoir ? Or, il n’y a pas d’autre place éternelle que celle que j’aurai par mon activité de pensée, séparée des grandes personnes et des grands hommes. Sinon, je suis dans l’inhibition intellectuelle.
Ce deuxième type de destin échappe au refoulement, mais en même temps, il se transforme en rumination de pensée (Grubelzwang), rumination obsessionnelle qui maintient le doute de manière permanente pour l’empêcher de conclure. Maintenir le doute, c’est laisser en suspens la pensée, c’est une autre façon de ne pas accéder à la libre pensée. On voit à quel point les obsessionnels sont enclins à vérifier cinquante fois s’ils ont bien fermé le gaz, éteint la lumière, etc., incapables de tenir une vérification pour conclusion satisfaisante, toujours prêts à vérifier une fois encore, dans le doute qui leur tient lieu de pensée, et qui maintient une activité de pensée permanente.

Le troisième type de destin pour la pulsion d’investigation que Freud décèle est, d’après lui, la plus rare est la plus parfaite. Elle échappe à l’inhibition de la pensée tout comme à la compulsion névrotique à penser, parce que la libido, tout ce qui est du registre du corps érogène, se transforme en sublimation. Dans ce troisième type de destin, le refoulement ne réussit pas à renvoyer dans l’inconscient une pulsion partielle du plaisir sexuel, il ne parvient pas à refouler le corps de plaisir érogène de l’enfant, qui demeure. La traduction française de ce passage fait aussi un contresens, parce qu’elle parle de « désir sexuel » (p. 85) alors qu’il s’agit du plaisir sexuel (Sexuallust) c’est-à-dire du corps érogène de l’enfant. Et c’est précisément la permanence de ce corps érogène de l’enfant qui va conduire la libido adulte à se sublimer, au lieu d’être refoulée. La libido de l’enfant se soustrait au contraire au refoulement, en se sublimant dès le départ en « avidité de savoir » (Wissbegierde).
Le problème, ici, c’est que va apparaître un défaut dans la mesure où le corps érogène de l’enfant n’a pas été refoulé et où la libido se sublime dès le départ en pulsion de savoir. En effet, il n’ y aura pas de vie sexuelle, mais un dépérissement de la vie sexuelle.
Freud attribue ce modèle « le plus parfait » de sublimation à Léonard de Vinci, chez qui, selon lui, la libido se transforme immédiatement en sublimation, faisant l’impasse sur la sexualité adulte. Il ne reste plus qu’une sublimation et une pulsion d’investigation puissante qui se limite à une « homosexualité idéelle ». Or, ce modèle qu’est Léonard pour Freud n’a jamais accédé au corps de la femme, il a toujours probablement vécu dans une homosexualité sublimée, mais dans l’impossibilité d’accéder à autre chose qu’au primat du savoir. Léonard de Vinci exprime ainsi ce primat dans une belle formule que cite Freud : « Nessuna cosa si può amare nè odiare, se prima non si ha cognition di quella ». Ce qui signifie littéralement : « Aucune chose on ne peut l’aimer ou la haïr si auparavant on n’a pas eu connaissance de celle-ci. »
L’investigation prend donc chez lui la place de l’action, la place de la création et celle de l’amour. Il faut connaître la chose avant d’aimer. Or, aimer, c’est aimer en l’autre ce qu’on ne connaît pas, c’est accepter l’énigmatique en l’autre, qui ne sera jamais tout à fait découvert. Le primat, la précellence du savoir sur l’amour est précisément ce qui empêche d’aimer, ce qui empêche de perdre pied. C’est fondamentalement le contraire de ce qu’écrit Léonard.  Si on met le savoir dans cette position, on n’accédera jamais à la défaillance de l’amour .
Toutefois, Léonard de Vinci ne parvenait jamais à achever une œuvre. Et lors de son séjour en France sur l’invitation de François Ier, il est venu en emportant  toutes ses toiles avec lui, parce qu’il ne pouvait s’en séparer. C’est d’ailleurs grâce à cela que le Louvre possède tant d’œuvres de Léonard de Vinci. L’analyse qui a été faite de toutes les couches successives de peinture qui se superposaient sur ses toiles confirme qu’il les reprenait sans cesse. Léonard de Vinci maintenait l’inachèvement parce que ses œuvres faisaient partie de lui-même, elles étaient un fragment de son corps ou un prolongement de lui-même. Achever une œuvre l’aurait amené à s’en séparer, ce qui est le propre de l’œuvre d’art. On voit dans cet exemple que Léonard est plus proche de la deuxième théorie sexuelle infantile et de l’état maniaque que de la sublimation parfaite, telle que Freud se le représentait.

On trouve un autre prolongement du texte sur « Les théories sexuelles infantiles », dans un fragment ajouté aux Trois Essais, en 1915, que Freud intitule « Les recherches sexuelles infantiles », où il définit la pulsion de savoir :
« À la même époque, alors que la vie sexuelle de l’enfant connaît sa première floraison, de la troisième à la cinquième année, apparaissent également chez lui les débuts de l’activité attribuée à la pulsion de savoir ou pulsion du chercheur. La pulsion de savoir ne peut être comptée au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires ni subordonnée exclusivement à la sexualité. Son action correspond d’une part à un aspect sublimé de l’emprise, et, d’autre part, elle travaille avec l’énergie du plaisir de voir[7]. » (p. 123)

La pulsion de savoir que nous avons pu voir dans les Trois Essais n’est donc pas autonome. Elle est totalement articulée sur le  déploiement et l’évolution du corps. L’enfant connaît à partir de son corps, écrit Freud (der Knabe von eigenen Körper kennt, p. 19) dans « Les théories sexuelles infantiles ». Ainsi, c’est le corps qui connaît. La pulsion de savoir est composée de deux facteurs : « un aspect sublimé de l’emprise » et « l’énergie du plaisir de voir ». En 1908, Freud n’avait pas encore avancé le concept de pulsion d’emprise (Bemächtigungstrieb) même si elle était implicitement présente dans le fait de percer, pénétrer, etc. Il s’agit de la violence contre le réel, ce que Freud développera plus tard avec le jeu du Fort-Da de son petit-fils, dans le chapitre 2 de Au-delà du principe de plaisir. Le terme de pulsion d’emprise apparaît donc pour la première fois en 1915, comme pulsion de maîtrise sur autrui ou sur le monde. La pulsion de savoir est en partie la sublimation de cette pulsion d’agression à l’égard du réel.
Freud mentionne un autre facteur : l’énergie qui entre dans le plaisir du voir (Schaulust). Pourquoi le plaisir du voir ? Dans la perspective freudienne, la vue dérive du toucher. La première façon dont l’enfant appréhende son corps, ce n’est pas par le regard, mais c’est par le contact corporel, le toucher. Cette précision est importante : toute pulsion de recherche s’étaye sur le corps, sur la sublimation de l’emprise et la mise à distance du toucher ; par la vue, elle fait que l’objet est en perspective, alors que le toucher constitue pour l’enfant l’appropriation de l’objet.

Pour conclure, il est important de rappeler que la sexualité infantile naît de la recherche du « genre », de la pulsion identitaire, pulsion identitaire qui va déterminer chez l’enfant toutes ses relations aux objets. Et, en même temps que pulsion identitaire, la sexualité infantile est asexuelle, elle est essentiellement auto-érotique, au sens du plaisir érogène  éprouvé à découvrir la géographie de son corps, à en explorer le contour pour qu’il devienne une unité signifiante. Évidemment, elle achoppe sur ce qui pourrait être le point archimédique sur lequel je pourrais me reposer, parce qu’il n’y a d’autre appui que de continuer à penser. L’identité se poursuit dans la continuité d’être, qui se fonde sur ma continuité d’activité de pensée.



[1]  S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles » (1908 c), in La Vie sexuelle, PUF, 1969.

[2]  S. Freud, Malaise dans la culture (1930 a), PUF Quadrige, 1995.

[3]  « Cette formule “je sais bien, mais quand même” ne nous paraît pas toujours aussi surprenante, tant nous y sommes habitués ; en un sens elle est constituante de la situation analytique, on pourrait dire qu’avant l’analyse, la psychologie n’avait voulu s’accrocher qu’au “je sais bien” s’efforçant de se débarrasser du “mais quand même”. Une certaine duplicité, préfiguration vague du clivage du Moi, était bien connue, au moins depuis saint Paul, mais on n’avait jamais su en faire qu’un scandale devant les conceptions unitaires et moralisantes du Moi. » O. Mannoni, « Je sais bien, mais quand même »(1963), in Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, 1969, p.9-33.
[4]  Je corrige ce qui est probablement une coquille, et non une erreur de traduction dans le texte qui emploie l’adjectif « inutiles ».
[5]  De nombreux romans noirs déclinent le thème de l’éviscération, en particulier, pour ne citer qu’un des plus célèbres, Le Dahlia noir, de James Ellroy qui s’inspire d’un fait réel.
[6]  Cette formule qui nous vient de Porphyre (233-304) a souvent été citée par des auteurs latins et reprise par saint Augustin dans ses Confessions. Freud, pour sa part, s’y réfère dans plusieurs textes : Malaise dans la culture, « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse », et dans le cas Dora. Cf. note p. 211, à propos de cette citation dans les Trois Essais.
[7]  et non « plaisir scopique » comme le propose la traduction : Freud emploie ici le terme courant Schaulust, qui n’a rien de savant.