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6 mai 2013

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 Le moment symbolique dans l'approche lacanienne de la répétition

Par Marie-Helène BERJON, psychanalyste

 

 

 

Introduction

 

   Si j’ai choisi de revenir aujourd’hui sur le phénomène de la répétition en psychanalyse, qui a déjà été évoqué, c’est d’une part, parce qu’elle a fait et fait encore problème aux psychanalystes dans leur pratique, d’autre part, pour tenter de rendre compte du moment symbolique de l’approche lacanienne de ce concept.

 

   Je rappelle tout d’abord que c’est son hypothèse de l’existence de l’inconscient qui a amené Freud à fonder la psychanalyse.

 

   Encore faut-il préciser que l’inconscient freudien n’a rien à voir avec les formes d’inconscient qui l’ont précédé car Freud, par l’emploi d’un substantif notamment (Das Unbewusste) l’a défini comme un lieu psychique à part entière, fonctionnant selon d’autres principes que la conscience ; c’est même un lieu inconnu de la conscience, une Autre scène, constituée à partir d’un refoulement initial (le refoulement primaire).  

 

   Et il a élaboré une technique spécifique pour explorer l’inconscient des sujets qui venaient le consulter en raison d’une souffrance psychique, en abandonnant progressivement les méthodes utilisées par les médecins de son époque (catharsis, hypnose et suggestion).

 

   Sa méthode de l’association libre, visait en effet à dégager sa pratique et sa doctrine de tout caractère divinatoire et à libérer la parole des sujets sans avoir besoin d’un sommeil artificiel pour retrouver les faits passés ayant provoqué leur entrée dans la névrose.

 

   Cependant, il s’aperçut rapidement que malgré cette nouvelle technique, la remémoration de son histoire par le sujet atteignait vite, dans les cures, une limite qui empêchait l’accès au matériel infantile ; à la place, intervenait un processus inconscient qui amenait les sujets à répéter dans leur vie actuelle, des séquences douloureuses de leur passé : « Nous pouvons dire qu’ici le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire en actes ».

 

   Ce phénomène qu’il a désigné du terme de contrainte de répétition, Wiederholungzwang en allemand, révèle que quelque chose revient sans cesse et insiste, le plus souvent à son insu, dans l’histoire du sujet ; que cela le déborde donc, apportant même parfois des catastrophes dans sa vie (accidents, maladies, échecs amoureux, blocages et impasses de toutes sortes).

 

   Freud constatait encore que dans la cure : «plus larésistance sera grande, plus la mise en actes (la répétition) se substituera au souvenir » et ce particulièrement lorsque le transfert devient hostile ou excessif…

 

« …l’on finit par comprendre, concluait-il, que c’est là sa manière de se souvenir. » (Remémoration, répétition et perlaboration, 1914, In La technique psychanalytique, Puf, p. 109)

 

   Repérée au départ comme un simple point de butée dans la technique, la répétition allait représenter peu à peu un véritable casse-tête pour le fondateur de la psychanalyse car elle contredisait sa théorie initiale de la domination du principe de plaisir sur le cours des processus psychiques (Le principe de plaisir est une tendance restitutive qui vise à l’équilibre, dans l’appareil psychique, entre plaisir et déplaisir).

 

    C’est la prise en compte des différentes formes clinique de la répétition qui l’a finalement obligé dans les années 1920 à remanier sa première théorie des pulsions en faisant l’hypothèse, d’un au-delà du principe de plaisir, tendance répétitive, celle-ci, qu’il nomma pulsion de mort, et opposa à la pulsion de vie.

 

   De même, il a été contraint de remanier sa première représentation topique de l’appareil psychique (Inconscient, Préconscient, Conscient), qui, trop cloisonnée, ne permettait pas de rendre compte des circulations d’énergie qui prévalent dans l’appareil psychique humain et que traduisent mieux les trois instances qu’il y distingua alors : le ça, le moi et le surmoi.

 

   On désigne ce remaniement théorique comme le tournant des années 20 et on le voit, la répétition a posé au fondateur de la psychanalyse des questions cruciales et l’a amené à faire retour sur la question du traumatisme psychique mais d’une tout autre façon que par sa théorie initiale de la séduction, qu’il avait d’ailleurs abandonnée au profit de la prise en compte du fantasme.

 

   Lacan, a repris et renouvelé l’élaboration freudienne de la répétition, qu’il a même définie, en 1964, dans son séminaire, comme l’un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse qui fait nœud avec les trois autres car elle représente à la fois :

 

 

 

   Comme le titre de cette intervention l’indique, j’ai choisi de me centrer, ce soir, sur la première période de son élaboration dont je tenterai de rendre compte dans la première partie de mon exposé.

 

     Lacan a utilisé une œuvre littéraire à l’appui de sa démonstration, comme Freud l’avait souvent fait avant lui.

 

   Je vous proposerai donc de suivre, en deuxième partie, l’analyse brillante et complexe qu’il a développée d’une des histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe : La lettre volée.

 

  1. Le moment symbolique de l’élaboration lacanienne

 

A- Elaboration initiale, le registre imaginaire.

 

   Avant d’évoquer ce moment symbolique, il faut le mettre en perspective avec l’évolution antérieure de l’élaboration lacanienne dans le champ de la psychanalyse, laquelle a débuté dans les années trente par sa thèse de psychiatrie, où il analysait un cas de paranoïa d’autopunition, puis par le stade du miroir en 1936 et un article de 1938 sur « La famille » destiné à l’Encyclopédie Française, qui a été réédité en 1984 sous le titre « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu ».

 

 

   L’entrée de Lacan dans la psychanalyse était donc centrée sur le registre imaginaire, registre de la constitution de l’image du corps, des identifications aliénantes aux autres et, en conséquence, des sentiments ou affects.

 

B. Les dix premières années du séminaire.

 

   Lacan a débuté son séminaire en 1951 et l’a ouvert en 1953 à un public plus large, (alors essentiellement composé de psychiatres), dans le cadre de l’hôpital Sainte-Anne, haut lieu de la psychiatrie à Paris.

 

   Il insistait, dans son enseignement, sur la nécessité d’un « retour à Freud » et il y a développé un commentaire très documenté des textes freudiens, qu’il lisait en allemand, en les articulant sans cesse à l’expérience de la psychanalyse.

 

   Dès cette période, notamment en 1953 dans son article :«Fonction et champ de la parole et du langage», il a mis l’accent sur le fait que la psychanalyse est une expérience de parole, ce qui, pour paraitre évident, n’en nécessitait pas moins d’avoir à revenir au champ du langage et au signifiant.

 

   Il voulait ainsi alerter les psychanalystes sur la tentation qui se présente à eux d’abandonner le fondement de la parole…en des domaines où son usage est plus que jamais indispensable. » (In Ecrits, p. 243)

 

 

    Sa démarche, dans la décade 1953-1963, a consisté non seulement à prendre en compte cette structure mais surtout à élaborer un mode d’approche et d’intervention psychanalytiques qui soient en cohérence avec la caractéristique langagière de l’inconscient. 

 

   Sa thèse consistait, en effet, à souligner que c’est le propre de la névrose que d’imaginariser le pacte œdipien pour ne pas avoir à renoncer à la jouissance, aussi un maniement de la psychanalyse accentuant essentiellement le registre imaginaire est-il homogène avec la névrose.

 

  1. Le contexte théorique du recours à La Lettre volée.

 

  1. Première occurrence : Le séminaire II. (16/03 au 26/4/55).

 

   C’est dans le cours de son séminaire de 1954-55, que Lacan eut recours pour la première fois à la nouvelle d’Edgar Poe.

 

   S’il avait choisi de centrer son enseignement de cette année-là sur « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », c’est pour souligner que le tournant freudien des années 1920 avait représenté une véritable révolution copernicienne.

 

   En effet, Freud y mettait en cause rien de moins que l’équivalence entre le moi et la conscience, équivalence établie depuis toujours, notamment par la philosophie.

 

   Non seulement son expérience l’avait conduit à formuler que le moi n’est qu’en partie conscient mais elle lui montrait également que le moi n’est qu’une illusion fondamentale du vécu de l’homme.

 

   De plus, la pratique de la psychanalyse lui avait permis de découvrir l’existence d’un conflit fondamental dans le psychisme humain et d’établir que le sujet de l’inconscient n’est pas le moi.

 

   Le tournant des années 20 visait donc à recentrer la psychanalyse sur le vif de sa découverte initiale de l’inconscient.

 

   Or, en 1953, force était de constater que les psychanalystes des générations suivantes avaient pris appui sur ces textes « révolutionnaires » pour rabattre, au contraire, le, savoir psychanalytique du côté d’une psychologie du moi et d’un maniement imaginaire de la cure, refoulant ainsi le message freudien fondamental.   

 

   Lacan cherchait donc à analyser l’énigme d’un tel retour en arrière mais, surtout, à revenir à la nécessité dans laquelle s’était trouvé Freud d’introduire le concept de pulsion de mort.

 

   On le sait en effet, le tournant de 1920 avait divisé la communauté analytique, un certain nombre de psychanalystes ayant refusé et certains refusant encore, la pulsion de mort.

 

   Et il introduisit la nouvelle d’Edgar Poe, justement au moment de son séminaire où il formulait cette question de « comment concevoir la pulsion de mort dans son rapport avec le symbolique, soit avec cette parole qui est dans le sujet sans être la parole du sujet » (p.202).

 

  1. Deuxième occurrence : Les Ecrits, en 1966.

 

   Ce n’est évidemment pas un hasard si Lacan a choisi de reprendre son commentaire de la nouvelle, dans ses Ecrits.        

 

   Il avait rédigé son article en 1956, pour le publier en 57 dans la revue « La Psychanalyse », revue de la « Société Française de Psychanalyse » fondée après la scission de 1953 avec la Société Psychanalytique de Paris.

 

   Cet article, réédité dans Les Ecrits et intitulé « le séminaire sur La Lettre volée », est d’une fort belle écriture, d’une extrême complexité et peut être lu à deux niveaux, me semble-t-il :

 

 

   Il en faisait, en somme, une métaphore de la psychanalyse et de la formation du psychanalyste, ce qu’il avait d’ailleurs laissé entendre dans son séminaire, en 1955, où il l’avait présentée comme une « nouvelle absolument sensationnelle, qu’on pourrait même considérer comme fondamentale pour un psychanalyste (p.211).

 

   C’était montrer l’importance particulière qu’il accordait à cette œuvre et qu’il soulignait encore dans l’ouverture du recueil des Ecrits.

 

   Évoquant, en effet, le nouveau lecteur pour lequel on lui avait demandé de publier ses Ecrits, il indiquait : « Nous lui ménageons (au lecteur, donc) un palier dans notre style, en donnant à La Lettre volée le privilège d’ouvrir leur suite, en dépit de la diachronie de celle-ci. » (In Ecrits, p.9).

 

  1. Répétition et Lettre volée

 

   Dès la première phrase de ce séminaire sur la Lettre volée, Lacan affirme :

 

   «Notre recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de répétition(Wiederholungzwang) prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance de la chaîne signifiante.»(In Écrits p.11)

 

   Arrêtons-nous sur ces termes.

 

   On remarquera, tout d’abord que Lacan y utilise le terme d’automatisme de répétition, terme destiné à souligner que le retour du même qu’on peut observer dans la répétition, fonctionne, à l’insu du sujet, comme un automatisme.

 

   Puis, viennent deux questions :

 

   Qu’est-ce que le signifiant et qu’entend-on par l’insistance de la chaîne signifiante ?

 

  1. Le signifiantnous ramène à Ferdinand de Saussure, qui dans son Cours de linguistique générale, publié en 1916, a introduit une révolution dans son domaine.

 

   Il considérait désormais la langue en tant que système et distinguait les concepts fondamentaux :

 

 

   Le signe     =         s   le signifié  

 

linguistique            S   le Signifiant    

 

rapport que Lacan a inversé pour y accentuer la suprématie du Signifiant :                   S

 

                                     s

 

 

arbre mais de l’image acoustique de ce son que l’on peut avoir en tête en se récitant une poésie, par exemple.

 

   Signifiants et signifiés constituent deux ordres radicalement distincts, séparés par une barre (celle du rapport) qui traduit l’impossibilité d’une correspondance entre un mot et la chose qu’il désigne et qui fait que, de par son inscription dans le langage, le sujet parlant ne peut qu’ignorer ce qu’il dit vraiment : qu’on pense ainsi à l’exemple cité par Freud dans son article sur le Fétichisme (1927), d’un patient qui avait pour fétiche un certain brillant sur le nez, or, nous dit Freud, « élevé dans une nurserie anglaise avant de venir en Allemagne, il avait presque totalement oublié sa langue maternelle »… l’homophonie jouait donc pour lui sur la proposition allemande « Glanz auf die Nase »: en allemand, en effet, Glanz signifie l’éclat, le brillant, alors qu’en anglais glance désigne un regard qui en allemand se dit Blick).

 

   «Le « brillant sur le nez », conclut Freud, était, donc en fait, un « regard sur le nez ».

 

   Au passage, on voit combien le fondateur de la psychanalyse était déjà sensible à ces questions linguistiques, bien que n’ayant apparemment pas connu les thèses de Saussure, dont il était contemporain.

 

   Le signifiant a pour structure d’être articulé, ce qui suppose une double condition :

 

 

chaîne parlée qui révèle un glissement incessant du signifié sous le signifiant et que Lacan a appelée « chaîne signifiante» en la schématisant ainsi.

 

     Enfin, le signifiant est un élément du discours qu’on repère aussi bien au niveau du conscient que de l’inconscient ; « il représente un sujet pour un autre signifiant», dira Lacan, et il le détermine tout à la fois.

 

  1. Dès lors, on comprendra mieux ce que veut dire l’insistance de la chaîne signifiante,car tous ces signifiants qui s’associent et se répètent en dehors de tout contrôle du moi, peuvent à l’évidence se révéler tout à fait contraignants pour le sujet humain, sous la forme de retours d’expressions, de simples mots ou injures, de séquences phonétiques, de concaténations syllabiques ou de lettres qui scandent la vie du sujet, tout en changeant éventuellement de sens à chaque occurrence ; qui insistent donc en dehors de toute signification définie : que l’on pense, par exemple, à la répétition insistante de la lettre V majuscule (ou chiffre romain V) dans l’analyse de l’Homme aux loups, Sergueï Pankejeff, un des cinq cas cliniques publiés par Freud, lettre qui pouvait renvoyer tour à tour à la cinquième heure de l’après-midi, à l’heure de la scène primitive et à la position du coït qu’il y avait observé entre ses parents, à la lettre W qui se prononce V en allemand et qui symbolisa pour lui la castration, dans un rêve où l’on arrachait les ailes d’une guêpe (qui se dit Wespe, en allemand), mais encore au signifiant Wolf, (Loup en allemand)… le V, renversé, figurant en outre, les oreilles dressées des loups dans le rêve qui a contribué à la célébrité de ce patient de la psychanalyse.  

 

   Les signifiants déterminants pour le sujet, ceux qui insistent donc particulièrement et que Lacan appellera ultérieurement les signifiants maîtres, en les écrivant S 1, viennent de l’Autre (avec un grand A) et soulignent la particularité du rapport du sujet humain, du fait de sa dépendance initiale extrême, aux signifiants de l’Autre.

 

   Ce grand Autre, ne désignant pas une ou même des personnes mais plutôt une instance psychique, au-delà des partenaires imaginaires. Il ne fait pas partie de la cohorte des semblables (que l’on désigne comme petits autres pour faire la distinction).

 

     Le grand Autre, est un lieu où se marque la division du sujet et où Lacan situe ce qui, étant antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins, il est donc équivalent à l’inconscient.

 

   On retrouve bien, là, cette parole qui est dans le sujet sans être du sujet évoquée en 1955 et on voit ainsi s’élaborer progressivement, les formulations lacaniennes de cette décennie :

 

   « L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient. Ainsi disparaît le paradoxe que présente la notion de l’inconscient, si on la rapporte à une réalité individuelle.» (Fonction et Champ, In Ecrits p. 258).

 

   Il ne faut donc pas concevoir l’inconscient comme caché tout au fond du sujet mais bien comme transindividuel et, plus précisément comme discours de l’Autre, au double sens introduit par le génitif : c’est en effet de l’Autre qu’il s’agit dans la parole du sujet, mais c’est aussi à partir de cet Autre qu’il peut parler et désirer.

 

   « Si j’ai dit que l’inconscient est le discours de l’Autre, avec un grand A, c’est pour indiquer l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir, au désir de reconnaissance.» (L’instance de la lettre… In Ecrits, p. 524).

 

   « L’inconscient, c’est le désir de l’Autre »

 

   Et enfin, « Le sujet reçoit de l’Autre son message sous forme inversée » qui renvoie au schéma L. auquel nous reviendrons à propos de la Lettre volée.

 

   Ce schéma, qu’il a élaboré dans son séminaire pour situer les quatre places dont, pour lui, la parole se soutient, à savoir.

 

   S, le sujet de l’inconscient ; petit a : le moi ; petit a’ : le petit autre, le semblable, celui qui est en position d’objet ; A, le grand Autre, lieu des signifiants.

 

   Dans la parole, le sujet s’adresse à l’autre, son semblable, mais sa parole vise, au-delà, un grand Autre inconnu qu’il place et reconnaît dans cette position absolue de garantir la certitude de ce qu’il engage par sa parole et son message lui revient de ce grand Autre, sous forme inversée.

 

   Commentant ce schéma dans le séminaire sur Les psychoses (leçon du 7 décembre 1955, p.62), Lacan indiquait : « Dans la vraie parole, l’Autre, c’est ce devant quoi vous vous faites reconnaître. Mais c’est à la condition qu’il soit d’abord reconnu.»

 

   Ainsi en va-t-il dans ce que Lacan désignait à ce moment-là comme la parole fondatrice, ou encore la parole pleine, celle qui prévaut dans l’analyse : « Quand un sujet dit à un autre tu es mon maître ou tu es ma femme, ça passe par A et par a et ça vient ensuite au sujet sous une forme inversée, en l’intronisant, du coup, dans la position d’époux ou de disciple. »

 

   Lacan référait donc le concept de répétition à l’ordre symbolique, soulignant que le registre imaginaire est surdéterminé par le symbolique : «L’enseignement de ce séminaire, ajoutait-il, est fait pour soutenir que les incidences imaginaires, loin de représenter l’essentiel de notre expérience, n’en livrent rien que d’inconsistant, sauf à être rapportées à la chaîne symbolique qui les lie et les oriente.» (Idem, p.11)   

 

   Et d’enfoncer le clou, un peu plus loin, en ajoutant:

 

   «Mais nous posons que c’est la loi propre à cette chaîne (signifiante) qui régit les effets psychanalytiques déterminants pour le sujet, précisant de l’accent qui y convient que ces effets suivent si fidèlement le déplacement du signifiant (Entstellung)que les facteurs imaginaires, malgré leur inertie, n’y font figure que d’ombres et de reflets.»

 

   Cependant, il fallait montrer que ces effets n’existent pas seulement dans l’expérience de la psychanalyse et c’est pourquoi Lacan poursuit : « nous avons pensé à illustrer pour vous aujourd’hui la vérité qui se dégage du moment de la pensée freudienne que nous étudions…en vous démontrant dans unehistoire la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours du signifiant! »

 

   En effet, dans le déroulement de la nouvelle d’Edgar Poe, toutes les actions, drames et passions des différents personnages vont être déterminés par la circulation d’une lettre, missive qui y intervient comme pur signifiant puisqu’à aucun moment son contenu ne sera révélé.

 

   Lacan se proposait donc de démontrer, grâce à la nouvelle d’E. A. Poe, que c’est le signifiant qui détermine les sujets, sans égard pour leur caractère ni leur sexe, et qui les amène à répéter les mêmes impasses symptomatiques avec une insistance qu’on pourrait dire diabolique.

 

    En précisant que cette insistance de la chaîne signifiante est corrélative de la place excentriquedu sujet de l’inconscient :

 

   En effet, ce dernier, bien que déterminé par la liaison des signifiants, est extérieur à leur chaîne, se situant dans leurs intervalles, et ne pouvant être rattaché à aucun d’entre eux en particulier, sauf à être identifié à un signifiant quelconque, auquel cas il disparaît sous ce signifiant. (enfant, égoïste…juif) et c’est alors ce qui peut faire symptôme.

 

            Sujet             Sujet           Sujet

 

                 |                     |                   |                 |

 

     Sà     S’ à       S’’à      S’’’…

 

   Mais venons-en à la Lettre volée.

 

II- L’analyse de la nouvelle

 

A- Le choix littéraire

 

  1. Sur le principe

 

   Par le choix de cette œuvre, Lacan prolongeait, une tradition freudienne d’illustration des thèses psychanalytiques par des références à la littérature, à commencer par la tragédie grecque, bien sûr, avec l’œuvre de Sophocle Œdipe-Roi, puis le théâtre shakespearien (Hamlet, Le marchand de Venise, Macbeth…) mais aussi avec tant d’écrivains (Goethe, Heine, Schiller, Dostoïevski, Hoffmann, Ibsen, Jensen, Thomas Mann, Romain Rolland, Schnitzler, Zweig) la liste est trop longue pour que l’on puisse être exhaustif.

 

   Cela montre la grande culture littéraire du fondateur de la psychanalyse qui, grand lecteur, se désigne lui-même dans l’un de ses rêves (celui sur la monographie botanique) comme un Bücherwurm, littéralement « ver de livre » qu’on peut traduire par le terme « rat de bibliothèque » où par celui moins péjoratif de « dévoreur de livres ».

 

   Mais, comme le rappelle d’ailleurs Lacan, Freud requérait aussi une telle qualification littéraire pour la formation des analystes. Il disait en effet, que «…les poètes et romanciers sont de précieux alliés et leur témoignage doit être estimé très haut…Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science » (Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, article de 1907 c/o Gallimard, p.127).

 

   Lacan reprenait donc à son compte cette tradition freudienne mais il faut souligner l’importance qu’il a accordée lui-même à la littérature, dans sa pensée comme dans ses séminaires, ainsi que le plaisir qu’il prenait à la citer et à la commenter (qu’on pense à Marguerite Duras, Joyce, Claudel, Gide, notamment)

 

   Considérant en outre, que « la vérité a une structure de fiction » il en déduisait qu’une fable est aussi propre qu’une autre histoire à mettre en lumière que c’est l’ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant.»

 

   On verra, en effet, me semble-t-il, combien la nouvelle de Poe est proche d’un cas clinique.

 

  1. Quant à l’œuvre et à son auteur.

       Edgar Allan Poe est né à Boston le 19 janvier 1809 et il est mort, à quarante ans.

       Son histoire a été marquée très tôt par les morts successives de ses parents.

       Recueilli par les Allan, une famille bourgeoise de Richmond en Virginie, il eut également à faire face au décès de sa mère adoptive à l’âge de 20 ans et aux vifs désaccords qui l’opposèrent à son père qui se refusa toujours à l’adopter officiellement et ne le soutint jamais sur le plan financier.

       Sans doute son fort caractère l’avait-il amené à des renvois répétés des établissements scolaires qu’il fréquenta.

       Sans doute son intransigeance d’écrivain voulant vivre de sa seule plume, le contraignit-elle, le plus souvent, à une quasi indigence alors même que ses écrits l’avaient rapidement rendu célèbre.

       Sans doute son impatience et son instabilité l’ont-elles condamné à l’errance. Sans doute son mariage avec sa jeune cousine, encore mineure et son alcoolisme ont-ils contribué à sa légende sulfureuse de poète maudit.

         De fait, il a souvent défrayé la chronique et suscité les mouvements les plus extrêmes dans la société américaine.

       Il faut néanmoins souligner son « génie littéraire » particulier : en effet, devenu célèbre pour ses nouvelles, il est considéré comme l’inventeur du roman policier, mais aussi de la science-fiction et de la littérature fantastique. 

 

     Son influence ultérieure a été très grande, aux Usa et dans le monde entier, en littérature mais aussi pour le cinéma, la musique et même les sciences. On le verra, ses nouvelles ont un indéniable caractère visuel qui peut faire évoquer la dramaturgie théâtrale tout autant que cinématographique.

 

   C’est en France que son œuvre a été tout d’abord reconnue et défendue, notamment par trois auteurs illustres : Baudelaire, Mallarmé et Valéry, pour lesquels elle a vraisemblablement joué un rôle initiatique déterminant.

 

   B- La lettre volée

 

   La lettre volée, publiée en 1845 et traduite en français par Charles Baudelaire en 1856, dans le recueil des Histoires extraordinaires, est l’une des plus célèbres nouvelles d’Edgar Poe.

 

   Elle correspond à une dimension parodique fréquente dans son œuvre et on y trouve, en effet, de curieuses analogies avec l’intrigue des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, ouvrage publié juste un an auparavant. (On peut notamment faire le parallèle entre La lettre et les ferrets de la Reine).

 

   Elle est la dernière et la plus courte nouvelle d’une trilogie, constituée par Le double assassinat de la rue Morgue et Le Mystère de Marie Roget, affaires criminelles brillamment résolues par Dupin, génial détective amateur qui évoque Sherlock Holmes, personnage ultérieurement créé par Conan Doyle (en 1887).

 

  1. Résumé de l’intrigue

 

   Rappelons-en l’intrigue et la façon dont elle nous est initialement rapportée :

 

   Le narrateur, dont on peut penser qu’il représente en partie Poe lui-même, introduit d’abord le récit dont je vous lis les premières phrases : « J’étais à Paris en 18… Après une sombre et orageuse soirée d’automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d’une pipe d’écume de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d’étude, rue Dunot, n°33, au troisième, faubourg Saint-Germain…quand la porte de notre appartement s’ouvrit et donna passage à notre vieille connaissance, à M.G…, le préfet de police.»

 

   M.G, est venu pour demander l’opinion de Dupin, relativement à une affaire qui lui a causé une masse d’embarras, précise-t-il

 

   Et commence alors un deuxième récit, celui de l’affaire, relatée par le préfet de police.

 

   « Un certain document, de la plus haute importance, a été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est l’individu qui l’a volé car on l’a vu s’en emparer, et on est sûr qu’il l’a toujours en sa possession car il lui confère un certain pouvoir, dans un certain lieu où ce pouvoir est d’une valeur inappréciable, c’est-à-dire qu’il mettrait en question l’honneur et la sécurité d’une personne du plus haut rang, s’il était divulgué… »

 

   Tant de précautions oratoires et d’ellipses dans le discours du préfet, ont de quoi nous surprendre : elles sont sans doute destinées à ménager le suspense mais aussi à révéler l’importance de l’affaire qui, si elle n’est pas criminelle, s’annonce néanmoins comme une puissante énigme policière, mettant en cause des personnages du plus haut rang.

 

   En fait, les deux récits qui sont, ici, mis en perspective puisqu’il y a un récit dans le récit, celui du préfet de police dans celui du narrateur, introduisent à la nouvelle mais ne nous permettent pas encore d’y comprendre grand-chose comme Dupin  le fait d’ailleurs remarquer en déclarant : « je continue à ne rien y comprendre ».

 

   Comme nous, donc !

 

   Pressé par les remarques et questions des deux hommes, le préfet de police finit par se mettre à table pour de bon et dévoile enfin précisément les détails et enjeux de l’affaire, en décrivant une scène qui lui a été relatée par la personne du plus haut rang à qui a été volé le document et qui, poussée au désespoir, a chargé le préfet de le récupérer.

 

a) Cette première scène se passe dans le boudoir royal.

 

   La reine qui s’y trouve seule, reçoit une lettre adressée par un certain Duc de S…

 

   Pendant qu’elle la lit, elle est interrompue par l’entrée du roi à qui elle désirait la cacher ; elle se trouble donc et pose la lettre en la retournant pour en dissimuler le contenu au regard de son époux.       Cependant, le ministre D. qui entre au même moment, perçoit immédiatement l’émoi de la dame, de son œil de lynx, en comprend le motif et détournant l’attention du roi, il s’empare de la lettre, en lui substituant une lettre semblable, sous le regard médusé de la reine qui ne peut rien tenter pour l’en empêcher.

 

   Le narrateur nous relate alors la description faite par le préfet de police, des investigations multiples et des grandes manœuvres dignes du plus grand burlesque, qui ont été déployées depuis au domicile du ministre pour retrouver l’introuvable lettre. « Pendant trois mois, conclut-il, il ne s’est pas passé une nuit dont je n’aie employé la plus grande partie à fouiller, en personne, l’hôtel D… Mon honneur y est intéressé, et, pour vous confier un grand secret, la récompense est énorme. Aussi je n’ai abandonné les recherches que lorsque j’ai été pleinement convaincu que le voleur était encore plus fin que moi. »

 

   Ainsi, le récit nous permet-il de comprendre que le préfet de police est particulièrement intéressé à la résolution de l’énigme et qu’il n’est pas seulement venu consulter Dupin mais, solliciter implicitement, son intervention, en désespoir de cause, après des mois d’infructueuses recherches. Et ce dernier se joue d’ailleurs de l’urgence dans laquelle se trouve le préfet de police, tout en lui demandant incidemment le signalement exact de la lettre.  

 

   Cela nous introduit à une deuxième visite du préfet de police, un mois plus tard. Nos protagonistes se retrouvent dans le même lieu et le préfet, mis sur le grill des railleries de Dupin, finit par accepter de le payer une somme conséquente pourvu qu’il lui sauve la mise… « Je donnerais vraiment cinquante mille francs à quiconque me tirerait d’affaire…», capitule-t-il.

 

   Alors Dupin, reprend le narrateur « ouvrant un pupitre, en tira une lettre et la donna au préfet. Notre fonctionnaire l’agrippa dans une parfaite agonie de joie, l’ouvrit d’une main tremblante, jeta un coup d’œil sur son contenu, puis, attrapant précipitamment la porte, se rua sans plus de cérémonie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononcé une syllabe depuis le moment où Dupin l’avait prié de remplir un mandat. »

 

   Etonnante entrevue qui se termine par un coup de théâtre mais qui nous laisse, cependant, le narrateur et nous, sur notre faim car le mystère reste entier de savoir par quelle magie Dupin a bien pu récupérer la lettre volée.

 

   Une fois le préfet parti, Dupin accepte d’éclairer son ami (et notre lanterne) de quelques explications…lesquelles vont nous introduire à la deuxième scène de l’affaire.

 

     Il faut noter cependant, que les quelques explications en question sont assez longues, un peu trop explicatives, justement et surtout, essentiellement centrées sur la « méthode Dupin » qui y développe un discours certes brillant et d’apparence savante mais qui en fait tant que cela finit par nous apparaître comme de la poudre aux yeux, comme le constate Lacan. Nous y reviendrons.

 

b)La deuxième scène qu’il finit tout de même par relater, s’est

 

passée au domicile du ministre D. où Dupin, s’est rendu à deux reprises, durant le mois entre les deux visites du préfet, d’abord pour repérer la lettre, en dissimulant son regard derrière des lunettes vertes pour voir sans être vu inspectant les différentes parties de la maison (aîtres), puis pour s’en saisir (grâce à un subterfuge destiné à divertir l’attention du ministre) et la remplacer à son tour par une contrefaçon.

 

  1. Le premier commentaire de Lacan

 

Lacan va introduire son commentaire de la nouvelle par deux remarques :

 

  1. La première où il indique qu’il faut distinguer le drame lui-même de la narration qui en est faite et des conditions de cette narration.

 

   C’est, en effet, la narration et elle seule, qui par son commentaire, permet au lecteur de comprendre ce qui s’est passé dans les deux scènes de l’affaire.

 

   Sans ce commentaire il n’y aurait pas de mise en scène possible « rien du drame, nous dit Lacan, ne pourrait apparaitre, ni à la prise de vue, ni à la prise de sons, sans l’éclairage à jour frisant que la narration donne à chaque scène… ».

 

   Ici, on doit souligner la qualité littéraire des termes choisis par Lacan, ainsi que le fait qu’ils situent la scène dans un registre à l’évidence cinématographique.

 

  1. Dans sa deuxième remarque, il souligne que l’action est semblable dans les deux scènes car non seulement tout s’y joue sur le regard mais encore ce jeu des regards croisés permet de définir ce qu’il appelle un module intersubjectif qui structure les deux scènes de la nouvelle selon trois temps qui ordonnent trois regards, supportés par trois sujets, lesquels seront incarnés par des personnes différentes à chaque scène.

 

   C’est en se référant à la notion de temps logique que Lacan va alors détailler le jeu des permutations.

 

   Cette notion, qu’il a définie dans son article de 1945: « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. » où, partant de la résolution d’un problème de logique, il spécifiait trois temps :

 

 

   Ces formes de temporalité logique dont il précisait qu’elles trouvent leur application dans la pratique psychanalytique car elles permettent de situer la genèse du « je » dans son rapport au collectif.

 

   Ici, donc les deux scènes et actions de la nouvelle, répondent à la fois à ces trois temps logique par lesquels la décision va se conclure dans le moment d’un regard qui en suppose deux autres et assigne trois places aux sujets.

 

 

   Lacan conclut ce passage dense de son commentaire, de façon humoristique, comme si non seulement il ne boudait ni son plaisir ni le nôtre mais voulait encore souligner les ressorts ludiques de l’affaire.

 

   Ainsi qualifie-t-il le complexe intersubjectif qu’il vient de définir, du terme de « politique de l’autruiche », néologisme savoureux qui combine les mots autruche et autrui pour souligner que des trois partenaires et selon la technique légendairement attribuée à l’autruche pour se mettre à l’abri des dangers, le premier ayant la tête dans le sable, le deuxième se croirait ainsi protégé et, du coup, se laisserait plumer le derrière par le troisième.

 

   La lettre volée serait-elle simplement une comédie, un vaudeville mettant en scène une dupinerie généralisée ?

 

  1. Le deuxième commentaire de Lacan

 

   Mais Lacan nous arrête tout de suite, de deux nouvelles remarques :

 

 

   N’est-il pas surprenant, en effet, que cette histoire nous soit contée comme une énigme policière, alors que ladite énigme fonctionne totalement à l’envers puisque nous connaissons d’emblée la nature du délit, sa victime, son auteur et même son mobile…

 

   Pourtant, il semble bien intentionnel de la part de l’auteur de nous livrer la solution de l’énigme par avance.

 

   Etrange procédé, en effet, que celui utilisé par Poe, mais remarquons que Lacan procède exactement de la même façon dans sa démonstration concernant la répétition.

 

   Son développement, comme dans la nouvelle, consiste à expliciter comment « ça » agit, la répétition, c’est-à-dire la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours du signifiant, ce qu’il nous a annoncé dès le départ.

 

   Il va donc maintenant s’agir de démontrer ce présupposé affirmé dès la première phrase.

 

   Lacanprécise que la pluralité des sujets ne peut être une objection pour tous ceux qui connaissent sa formule : « L’inconscient, c’est le discours de l’Autre ».

 

   Il s’agira donc simplement de montrer comment les sujets vont se relayer dans leur déplacement au cours de la répétition intersubjective qui se déploie sur les deux scènes.  

 

   Oui, mais…Au lieu de passer à la démonstration que nous attendons, voilà que Lacan multiplie les questions sans vraiment s’y attarder d’ailleurs…et en réaffirmant pour finir, « la vraisemblance si parfaite du récit, qu’on peut dire que la vérité y révèle son ordonnance de fiction.» (p.17)

 

   Il faut donc nous arrêter là car ce n’est jamais de façon gratuite que Lacan procède de cette manière.

 

   Il cherche souvent ainsi à nous mettre en garde et à nous empêcher de comprendre et de conclure trop vite…ce qui risquerait de nous faire passer à côté de la complexité, ici des arcanes du texte de Poe, tout comme l’analyste passe souvent à côté, lorsqu’il veut trop vite comprendre le texte énoncé par l’analysant.

 

   Alors quoi ? Que nous dit Lacan, au bout de ses digressions ?

 

   Il nous arrête sur les deux dialogues qui relatent les deux scènes de l’affaire et qui tissent un nouveau drame complémentaire du premier, qui était un drame sans parole, on l’a vu, alors que « c’est sur les propriétés du discours que joue l’intérêt de ce second drame » (p.18)

 

   Le dialogue et le discours, voilà qui intéresse la psychanalyse au premier chef et c’est là, à mon sens, qu’il faut situer le passage du commentaire lacanien du premier au deuxième niveau de lecture, qui utilise la nouvelle comme une métaphore de la psychanalyse.

 

   En effet, à partir de là, sa référence à la psychanalyse va devenir bien plus explicite et insistante.

 

   Tout d’abord, il souligne une différence essentielle entre les deux dialogues qui nous relatent chacune des deux scènes de l’affaire car, ils prennent une valeur opposée dans l’usage qui y est fait de la parole.

 

  1. Le premier dialogue, entre le Préfet de police et Dupin, se passe comme « celui d’un sourd avec un qui entend », et il peut donc donner l’impression de ne fonctionner que dans un seul sens car le préfet n’entend pas, au sens qu’il ne veut pas entendre, le commentaire plein de signification que lui adresse Dupin.

 

   On peut penser que cela ressemble assez aux premiers moments du dialogue psychanalytique, l’ironie en moins, quand le patient, parlant sans s’entendre, vient rencontrer le psychanalyste, lequel l’entend « au-delà » des mots qu’il énonce.

 

 

   Ici, le préfet, dérouté par les remarques de Dupin, ne semble pouvoir se dégager du compte rendu fidèle qu’il pense devoir lui faire et la vraisemblance de ce premier dialogue joue donc sur la garantie de l’exactitude, dont on verra d’ailleurs le pendant dans les méthodes d’investigations « scientifiques » pour retrouver la lettre.

 

   Là encore, on percevra un parallèle possible avec la position fréquente de l'analysant, en début de cure notamment, lorsqu’il cherche à obtenir des informations « réelles » sur son enfance auprès de ses proches, plutôt que d’élaborer son histoire par lui-même…

 

   Lacan a d’ailleurs abordé cette question fondamentale dans son article de 53 « Fonction et champ… » où il soulignait qu’en psychanalyse, il ne s’agit pas de faire la biographie détaillée du sujet mais de rétablir la « vérité » des évènements de son histoire…et cela impose une distinction entre vérité et exactitude, justement.

 

   Il a pris à ce sujet, l’exemple de l’interprétation inexacte faite par Freud dans le cas de « l’Homme aux rats » : Ernst Lanzer.

 

   En effet, Freud s’était aperçu que l’important n’est pas qu’une interprétation soit exacte et face aux symptômes particuliers de cet homme, il soutint que l’interdiction qui pesait sur lui concernant son choix d’objet amoureux, provenait du père. Or, cette interdiction avait été concrètement formulée par la mère du sujet, ce que Freud n’ignorait pas mais il choisit tout de même de marquer un écart par rapport à l’exactitude des faits, pour souligner ce qui avait opéré comme vérité pour ce sujet singulier.

 

   En psychanalyse, il ne s’agit donc pas de rétablir une biographie complète et exacte mais bien de cerner la position du sujet à l’endroit de sa vérité.

 

   Mais revenons à la Lettre volée.

 

   Lacan, souligne dans ce deuxième commentaire, que le récit de l’affaire nous est relaté sous un triple filtre subjectif puisque, tel un assemblage de poupées russes, il combine la narration du Watson local, ami de Dupin, le récit du préfet et le rapport initial fait par la Reine elle-même.

 

   Or, ce procédé utilisé par l’auteur, ne peut être fortuit et cela nous confirme, souligne Lacan, que le message qui nous est ainsi transmis appartient bien à la dimension du langage.

 

   Néanmoins, il s’agit, là, d’un niveau de langage particulier que l’on observe essentiellement dans le règne animal, notamment chez les abeilles, et qui relève de la fonction imaginaire.

 

   Bien sûr, une telle forme de communication non verbale n’est pas totalement absente chez l’homme, ce que l’on peut saisir dans la communion qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes dans la haine ou dans l’amour envers un même objet. (Il faut relever, ici, une référence implicite à l’article freudien de 1923 « Psychologie des foules et analyse du moi », le troisième des articles du tournant de 1920.)

 

   En effet, ajoute Lacan, dans une telle forme de communication, la rencontre n’est alors possible que par rapport à un seul objet sur lequel les personnes fondent leur idéal commun ou au contraire, leur refus…ici c’est le ministre D. qui fait les frais de la rencontre entre la Reine et le Préfet…et l’on verra dans le dénouement final que Dupin est aussi de ce côté-là.

 

   Or, si ce mode de communication existe bien chez les humains, il ne suffit pas à rendre compte de la complexité du langage proprement symbolique, donc spécifiquement humain, car il y manque une dimension essentielle, celle de l’altérité absolue.

 

   Ce registre se situe à la fondation de l’intersubjectivité, là où le sujet se trouve confronté au grand Autre.

 

  1. Cette dimension n’apparait qu’à partir du second dialogue de la nouvelle, le dialogue de Dupin avec son ami, où l’on passe bien du champ de l’exactitude au registre de la vérité du sujet.

 

   Ainsi, faut-il expliquer pourquoi et à qui Dupin cherche à en mettre plein la vue avec toutes ses références littéraires ou scientifiques et son apparence d’omniscience ? De quel désir de reconnaissance, s’agit-il, là et qui vise-t-il ?

 

   N’entend-on pas mieux, du coup, la phrase de Lacan déjà citée « Si j’ai dit que l’inconscient est le discours de l’Autre, avec un grand A, c’est pour indiquer l’au-delà où se noue la reconnaissance du désir, au désir de reconnaissance.» (L’instance de la lettre… In Ecrits, p. 524).

 

   Lacan a évoqué dans son introduction au séminaire, le jeu enfantin dont Dupin illustre sa méthode : ce jeu de pair et impair qui s’appuie sur l’identification imaginaire à l’adversaire, forme de rapport à l’autre purement duel que l’on trouve dans la projection et qui traduit l’impasse dans laquelle se trouve le sujet d’être sans recours à l’égard du grand Autre.

 

   Et il illustre cette détresse proprement humaine (dénommée en psychanalyse par le terme d’Hilflösigkeit), de l’une des blagues juives citées dans l’ouvrage freudien de 1905 sur « Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient » : « Pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas à Cracovie pour que je crois que tu vas à Lemberg, alors qu’en réalité c’est à Cracovie que tu vas ? »

 

   On perçoit, ici, la complexité paradoxale de la position du sujet au regard de l’Autre absolu, comme Lacan l’appelait encore à ce moment-là.

 

   Mais il y a plus, car Dupin, et Poe à travers les dires de son personnage, semblent agir de la même façon en faisant mine de mettre cartes sur table tout en ne faisant au contraire que les brouiller davantage, tel un prestidigitateur qui nous égare en renouvelant son procédé sous nos yeux sans que nous n’y voyions goutte.

 

  1. Fin de l’analyse de la répétition

 

   C’est en se recentrant sur la lettre elle-même et sur son statut particulier dans la nouvelle que Lacan va dégager la fin de son analyse concernant la répétition.

 

   Il est bien étrange, que les policiers ne l’aient trouvée nulle part, cette lettre alors que le champ de leurs investigations la contenait forcément puisque Dupin a fini par l’y trouver.

 

   Or, nous dit Lacan, il est évident qu’elle a de bien singuliers rapports avec le lieu car c’est en tant que signifiant que la lettre dérobée tire son rapport singulier au lieu où elle est cachée. Mais c’est qu’il s’agit de la caractéristique fondamentale du signifiant et du symbolique qui est de matérialiser la mort, ce que l’on peut expliciter par la formule « le mot tue la chose » et qu’ illustre très bien le jeu du Fort-Da, dans lequel Freud avait observé que l’accent était mis par l’enfant sur le premier temps, celui répétant le moment du départ de sa mère, soit sur la répétition d’une perte, que Lacan a ensuite analysé comme perte structurale du rapport direct à la chose.

 

   C’est là, en effet, la racine du symbolique où l’absence est évoquée dans la présence (et réciproquement) car, à partir du moment où il parle (ici un couple de phonèmes opposés « ô » et « a » suffit), le sujet renonce à la chose, notamment la mère, comme premier objet de désir.

 

   Si les policiers ne trouvent pas la lettre, ce n’est donc pas en raison d’une imbécillité professionnelle spécifique comme Dupin prend plaisir à le laisser entendre en se conformant ainsi à l’un des canons du vaudeville, mais bien en raison d’une obstruction subjective qui les empêche de percevoir que ce qui est caché n’est jamais que ce qui manque à sa place.

 

   De plus, ils ne peuvent reconnaître la lettre volée car elle ne répond plus au signalement qui leur en a été fait, en raison des déguisements et retournements opérés par le Ministre (elle se présente désormais sur l’envers, est marquée d’un sceau différent apposé sur un cachet d’une autre couleur ; l’adresse, rédigée d’une écriture féminine, est celle du Ministre).

 

   Il faut, là encore percevoir la portée clinique de cette observation car si le sujet, comme le Préfet de police, n’entend pas ce qu’il dit, ne voulant rien voir, ni savoir des signifiants qui le déterminent, c’est probablement de ne pouvoir les reconnaître en raison des retournements métonymiques et déguisements métaphoriques que le refoulement leur a fait subir.

 

   D’ailleurs, cela correspond bien à la place qu’occupe le Préfet, dans la deuxième scène, place tenue par le Roi dans la première : celle du regard qui ne voit rien.

 

   Cette place, rapportée au schéma L. est celle du sujet de la parole, le parlêtre comme l’a aussi nommé Lacan qui, comme on l’a vu, du fait même de son inscription dans le langage, ne peut qu’ignorer ce qu’il dit.

 

   Si l’on en vient maintenant à la deuxième place, celle occupée par la Reine dans la première scène, il faut souligner que le message délivré par la lettre, elle l’a déjà reçu et que c’est sans doute ce qui fait son embarras car qu’elle qu’en soit l’objet, lettre d’amour ou de conspiration, la simple détention de  cette lettre à l’insu du Roi, son époux et suzerain, la fait entrer dans la clandestinité.

 

   Aussi l’offense à la majesté vient-elle se doubler de la plus haute trahison et c’est pourquoi la divulgation de ladite lettre mettrait en jeu rien de moins que son honneur.

 

   Dès lors, la propriété de cette lettre n’est pas moins contestable à sa destinataire qu’à n’importe qui d’autre puisque rien la concernant ne peut rentrer dans l’ordre tant que celui aux prérogatives duquel elle attente n’ait eu à en juger…

 

   Deux conséquences doivent alors nous apparaître :

        D’une part, son vol de la lettre conduit le Ministre à occuper,

 

   Ainsi, « à tomber en possession de la lettre –admirable ambiguïté du langage – c’est son sens qui le possède et qui va l’engourdir au point de le faire tomber dans l’inaction.

 

   Lacan va suivre cette métamorphose du Ministre, pris au piège de la situation imaginaire dans laquelle le place la détention de la lettre : c’est que le seul pouvoir que lui confère la lettre serait son usage mais que s’il s’en servait, il serait exposé au malheur d’être « celui par qui le scandale arrive ».

 

     Toujours est-il qu’il ne parvient pas à décider que faire de cette lettre, d’autant moins que le pouvoir qu’il en tire ne tient pas à la lettre elle-même mais à la position qu’elle lui confère, celle d’un maître absolu, position imaginaire s’il en est et que personne n’est en mesure d’assumer.

 

   Cependant, il n’est pas absolument fou, ajoute Lacan, et il se comporte donc comme un névrosé moyen, c’est-à-dire qu’à force de ne pas en faire usage, il en vient à oublier la lettre.

 

   « Mais la lettre, elle, pas plus que l’inconscient du névrosé, ne l’oublie » (p.34) tant et si bien qu’elle le transforme de plus en plus à l’image de la Reine.

 

   Or, les traits de cette transformation sont notés sous une forme assez caractéristique pour qu’on puisse les rapprocher valablement du retour du refoulé.

 

 

propos ont cerné des traits de la virilité, dégage, lorsque qu’il apparaît à Dupin, l’odor di femina la plus singulière. » (p.35)

 

   Et d’ailleurs, n’a-t-il pas écrit sa propre adresse sur la lettre, d’une écriture féminine très fine ?

 

   Narcissisme et féminité sont ainsi inscrits et associé sur le corps même de la lettre comme sur celui du ministre et si l’on peut penser qu’il s’agit là aussi de stratagèmes pour donner le change à Dupin, il y va, en dernière instance, de l’effet même de l’inconscient, « au sens précis où nous enseignons que l’inconscient, c’est que l’homme soit habité par le signifiant » conclut Lacan. (p.35)

 

   Nous avons donc observé un deuxième retournement de situation, où l’on peut dire que la comédie vire au drame des effets du détournement de la lettre.

 

   Il faut ajouter que Lacan critique, dans son commentaire, la traduction faite par Baudelaire du titre de la nouvelle : « The purloined letter ».

 

   En effet, dit-il, le terme de lettre volée qu’il a utilisé, introduit une ambiguïté qui pourrait faire oublier que c’est bien la lettre qui est le sujet véritable du conte, qu’elle n’est donc pas un simple objet qu’on peut voler mais qu’elle a au contraire un trajet qui lui est propre, qu’elle se déplace en raison de son incidence de signifiant.

 

   Il s’agit d’une lettre dont le trajet a été prolongé (purloined) ce qu’on pourra traduire au mieux par le terme de lettre en souffrance.

 

Conclusion paradoxale

 

   Voilà donc, « simple and odd », simple et bizarre, comme Dupin l’annonce dès le début,la singularité de la lettre, qui, dans la nouvelle d’Edgar Poe, se déplace comme le fait le signifiant, en raison d’un fonctionnement alternant en son principe qui exige qu’il quitte sa place, tout en y revenant de façon circulaire.

 

   C’est bien là ce qui se passe dans l’automatisme de répétition, conclut Lacan, car si Freud nous a enseigné que le sujet suit la filière du symbolique, l’illustration que nous en donne la nouvelle est encore plus saisissante car ce n’est pas seulement un sujet mais les sujets qui, ici, pris dans leur intersubjectivité, modèlent leur être sur le moment qui les parcourt de la chaîne signifiante.

 

   Si ce que Freud a découvert a un sens, c’est bien de nous montrer, en effet, que « le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le caractère et le sexe. » (p.30)
   Bref, que tout ce qui est du donné psychologique suit le train du signifiant !

 

   Le conte de Poe nous montre parfaitement que les sujets se relaient à différentes places, en fonction de la détention de cette lettre. Il s’agit ici du symbole se déplaçant à l’état pur, auquel on ne peut pas toucher sans être aussitôt pris dans son jeu. On peut dire que quand les personnages s’emparent de cette lettre, quelque chose les prend et les entraîne qui domine de beaucoup leurs particularités individuelles.

 

   En d’autres termes, concluait Lacan dans son séminaire de 1955, à prendre cette histoire sous son jour exemplaire, pour chacun la lettre est son inconscient avec toutes ses conséquences, c’est-à-dire qu’à chaque moment du circuit symbolique que sa détention leur fait parcourir, chacun devient un autre homme. (p.231)

 

   Comment en trouver une image plus belle, commente-t-il en 1966, que celle que Poe forge lui-même pour nous faire comprendre l’exploit de Dupin, avec cet exemple du jeu de devinette portant sur les noms toponymiques d’une carte de géographie, où le plus propice à égarer un débutant sera la dénomination d’un pays tout entier qui s’étale en grosses lettres largement espacées ?

 

   Telle la lettre volée, comme un immense corps de femme, s’étale entre les jambages de la cheminée », conclut Lacan, nous révélant ainsi son statut de signifiant phallique, au principe même du manque (le symbolique c’est ce qui manque à sa place).

 

   Ainsi Dupin va-t-il pouvoir dépister la lettre, parce qu’il est le seul à ne pas négliger la finesse du poète, chez le Ministre et à pouvoir, du coup, imaginer l’expédient le plus ingénieux qu’il a trouvé qui consiste à ne pas même avoir essayé de cacher la lettre, tout en l’ayant retournée et déguisée.

 

   Mais alors, est-ce tout ? L’efficacité du symbolique s’arrête-t-elle là ? Et si tel était le cas, la dette symbolique serait-elle éteinte avec la restitution de la lettre à la Reine, interroge Lacan ?

 

   Ce concept de dette symbolique, il l’a élaboré pour rendre compte du fait que l’accès au monde du langage proprement humain ne va pas sans devoir être payé d’un certain prix, qu’il a désigné du terme de « castration symbolique ».

 

   En effet, comme on le comprendra aisément dans la nouvelle, pour que quelque chose de l’ordre de la lettre puisse advenir, il faut qu’il y ait eu un certain renoncement à la jouissance.

 

   Or, la restitution de la lettre à la Reine ne peut y suffire et deux épisodes nous le montrent assez, indique Lacan.

 

 

   Lacan établit un parallèle avec le paiement demandé par l’analyste, qui est le dépositaire de toutes les lettres volées qui restent, un certain temps du moins, en souffrance chez lui, dans le transfert.

 

   L’argent n’est-il pas, en effet, le meilleur moyen de neutraliser la responsabilité du transfert, en tant qu’il est le signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification ?

 

   Et je souligne, la concision presque allusive et la justesse clinique de cette remarque de Lacan car elle a sur le lecteur, me semble-t-il, l’effet sidérant d’une intervention symbolique, justement, dont la caractéristique est de situer l’objet à sa juste place.

 

 

   En effet, alors que tout était prêt à rentrer dans l’ordre, puisque la lettre était sur le point d’être restituée, voilà que notre génial détective ne peut s’empêcher de dédier au ministre des vers atroces, dans la contrefaçon qu’il substitueà la lettre, ce dont ne peut manquer de s’étonner même son fidèle ami le narrateur.

 

   Il faut donc considérer cet acte, d’autant plus que Dupin tente de s’en justifier en faisant montre d’un déchaînement passionnel qui renforce la surprise du lecteur.

 

   Et d’ailleurs Lacan n’a-t-il pas souligné dès le début de son commentaire, son étonnement devant « une certaine discordance du coté de Dupin, en précisant même ne pas l’avouer de bon gré… (p.17)

 

   Or, alors que le succès de l’action qui relève d’une tête si froide est assuré puisque Dupin tient déjà la lettre, juste après en avoir accompli l’identification décisive, il est néanmoins encore partie prenante de la triade intersubjective et, comme tel, il est dans la position médiane, celle qu’ont successivement occupée la Reine puis le Ministre.

 

   C’est ainsi que de la place où il est, Dupin ne peut se défendre d’éprouver une rage toute féminine à l’encontre du Ministre dont il donne soudain une représentation aussi surprenante qu’imaginaire comme « le vrai monstrum horrendum, un homme de génie sans principe. », alors qu’il nous avait décrit jusqu’alors avec beaucoup d’admiration cette alliance de poète inventif doublé d’un rigoureux mathématicien.

 

   Est-il, dès lors, surprenant que Dupin se déclare comme partisan de la Reine et qu’il révèle, alors seulement, connaître le Ministre, lequel lui a joué un « vilain tour » dont il lui a promis qu’il se souviendrait ?

 

   Car on retrouve bien ici, la cohérence du rabattement imaginaire opéré par la haine partagée par plusieurs sujets à l’égard d’un même objet.

 

   Ainsi les vers atroces que Dupin a écrits sur la contrefaçon substituée à la lettre pour ne pas éveiller l’attention du Ministre, révèlent-ils une volonté de vengeance pour le moins disproportionnée : « Un destin si funeste, S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste. »

 

   En effet, ces vers sont tirés d’une œuvre d’un certain Crébillon, tragédie française du 18e siècle qui met en scène une histoire de vengeance particulièrement sanglante entre deux frères de la mythologie grecque.

 

   Atrée, l’ainé, s’y venge de l’enlèvement de sa femme, Erope, par son frère Thyeste, en tuant la première puis en faisant boire au deuxième, le sang du fils adultérin né de leur union et qu’il avait pourtant élevé lui-même.

 

   Dernier retournement de situation et non le moindre !

 

   La comédie avait d’abord viré au drame, lequel prend maintenant, sous nos yeux de spectateurs effarés, un tournant carrément tragique et la lettre volée, nous ramène brutalement à la face médusante du signifiant qui adresse au sujet son message sous forme inversée.

 

      Avons-nous donc fini par déchiffrer l’énigme et la véritable stratégie de Dupin ?

 

   Sans doute, conclut Lacan, car « ce que veut dire « la lettre volée », voire « en souffrance », c’est qu’une lettre arrive toujours à destination.

 

   Deux dernières remarques, pour conclure cette conclusion :

 

 

   Cet optimisme affiché ne doit pas nous empêcher de nous arrimer, plus que jamais, au travail sur la lettre de la psychanalyse, pour en garder le vif de la découverte et le message libérateur, face à toutes les attaques dont elle est l’objet, dans un monde, où démarches-qualité, évaluation quantitative et autres formes de révérence à la garantie de l’exactitude, tentent d’occulter l’importance de la vérité de chaque destin particulier.