11 février 2013

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

Le sentiment de Culpabilité, la meilleure et la pire des choses

Béatrice BRAUN

Par ce titre volontairement provocateur, je souhaite mettre en avant ce que la Psychanalyse peut nous dire sur le sentiment de culpabilité. Je précise, comme je l’ai déjà fait précédemment que toute théorie psychanalytique n’est qu’une aide à penser, à réélaborer en permanence en fonction des patients que nous prenons en charge. En ce sens, ce que j’exposerai ici n’a aucune prétention à une Vérité Psychanalytique universelle.

Si le sentiment de Culpabilité, et surtout le sentiment Inconscient de Culpabilité, intéresse depuis Freud la Psychanalyse, il ne peut qu’être étroitement lié à la notion de faute, de pêché, tel qu’appréhendée dans notre culture judéo-chrétienne.

Première interrogation commune à Freud et aux religions : d’où vient le mal, ou plus exactement la conscience du mal, le sentiment de culpabilité ?

-La bible nous parle d’un péché originel, qui serait un acte de désobéissance vis-à-vis du Dieu Tout Puissant : Il n’est pas inintéressant de souligner que la pomme, goutée par Adam et Eve sur incitation du serpent, est un fruit défendu car issu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. De fait, après avoir croqué la pomme, Adam et Eve virent qu’ils étaient nus, se cachèrent derrière des feuilles de vigne, et furent chassés du Paradis terrestre par un Dieu courroucé avec toutes les conséquences qui en ont découlé : obligation de travailler, enfantement dans la douleur…sentiments divers et surtout, déferlement sur la nature humaine de passions destructrices dont l’apogée est le meurtre d’Abel par un Caïn jaloux, avec la culpabilité qui en découla : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn » nous dit Victor Hugo.

-Freud, dans Totem et Tabou (1912-13) s’est posé lui aussi la question de l’origine de la conscience morale, laquelle ne va pas sans l’accès au sentiment de culpabilité ; il émet l’hypothèse audacieuse suivante : la civilisation serait issue d’un meurtre originaire, celui, perpétré par ses fils, du père de la horde primitive, tyran jaloux et féroce qui dominait la horde, accaparait les femmes et chassait les fils dès qu’ils atteignaient la puberté. Ce crime, une fois la haine des fils assouvie, et une fois surmontée les motions de rivalité jalouse entre les frères et sœurs de la horde, aurait donné naissance à un fort sentiment de culpabilité engendrant « les 2 tabous fondamentaux du Totémisme qui devaient se confondre avec les 2 désirs réprimés du complexe d’Œdipe », soit tuer le père et conquérir la mère, tabous particulièrement actifs chez les peuples primitifs. Même si cette hypothèse freudienne a été vivement contestée, il n’en reste pas moins que l’idée mythique d’un originaire, et d’un meurtre, est présente là aussi, donnant aux générations futures le sentiment d’une faute, marquant de son sceau la nature humaine et réclamant réparation.

Continuons avec les histoires de la bible, et plus particulièrement de l’ancien testament, dont la double Torah me semble elle aussi tirer substance. Elles nous racontent l’alliance mille fois tentée par Dieu, père tout puissant, ordonnateur de tout et justicier universel, avec son peuple, qui, sans arrêt déroge et rompt l’alliance. On comprend que les notions de pêché et de rédemption, de pardon et d’expiation jalonnent cette histoire, toujours actuelle selon la religion juive. Il y a donc un pardon et de nouveaux départs possibles, mais la vision de l’homme y est plutôt pessimiste ; rappelons que Freud, qui s’est toujours dit juif athée a été élevé dans ce bain-là. Mais pour lui la religion, dont il est loin de se désintéresser, est une illusion, une série de dogmes préfabriqués qui se transmet de génération en génération, imposés aux fils par les pères, et dispensant ainsi l’homme d’une pensée personnelle sur les mystères de la vie et de la mort, du bien et du mal etc… Pour lui la religion avec ses rites et ses croyances est une d’abord une sorte de névrose collective : « l’adoption de la névrose universelle dispense l’homme de croyance et de piété de la tâche de former une névrose personnelle ». (Soulignons au passage que cela promeut la névrose individuelle au rang de création). Ainsi pour lui névrose et religion se présentent comme 2 réponses de même type, l’une individuelle, l’autre collective, à la question torturante à laquelle la psyché est soumise par le conflit entre la revendication pulsionnelle et la nécessité de s’opposer à la puissance destructive de celle-ci. Ainsi l’une comme l’autre procèdent du conflit psychique.

Mais Freud va plus loin en qualifiant également, la religion de Psychose collective, sorte de réponse, sous un angle plus maternel, au sentiment de détresse infantile, d’impuissance, de dés aide (hilflosigkeit) lié à la longue période de dépendance, physique et psychologique, auquel est soumis le petit d’homme. : Ainsi en va-t-il de la croyance en l’au-delà, sorte de délire collectif, faisant suite au jugement dernier, représentation qui a grandement inspiré nos artistes : nous avons tous en mémoire ces tympans d’édifices religieux ou autres œuvres d’art où un Christ triomphant sépare les élus, attendus au Paradis, et les damnés, voués à l’Enfer… (Bien souvent, du reste, les représentations de l’enfer avec tous ces diablotins facétieux qui usent de 1000 tours pour accueillir les damnés, les tirant par les cheveux, les poursuivant avec leurs fourches pour les pousser dans les flammes, sont plus amusantes que les représentations du sage Paradis peuplé d’élus bien rangés… Jérôme Bosch, avec son jardin des délices fait exception. Certains patients nous parlent du diable, personnage de leur éducation, et ils en font souvent mention avec « une jouissance par eux même ignorée », tant ce personnage inquiète mais aussi fascine)…..Diable d’un côté, Dieu de l’autre, ceci rappelle un peu les histoires de sorcières et de fées de notre enfance. Le petit homme, à une certaine étape, nous dit Freud, tend à scinder le monde en une partie plaisante et une partie déplaisante ; cette répartition se fait par une introjection de la partie des objets du monde qui est source de plaisir, le bon, le pur, et par la projection au dehors de ce qui est source de déplaisirs, le mal, le mauvais (Freud parle à cette étape de « moi plaisir purifié »). Par tout ceci Freud aura à cœur de montrer ce que les religions peuvent avoir de commun avec l’infantile.

Phylogénèse, histoire de ce qui est transmis au travers de l’évolution de la race humaine et ontogénèse, histoire de l’évolution individuelle de l’individu, de l’enfance à l’âge adulte, se superposeraient.

Mais sans entrer dans les détails, il me semble qu’en matière de religion de nombreux courants interprétatifs ont vu le jour, parmi lesquels certes  un courant fondamentaliste où l’observation de rituels prétendument prescrits par Dieu a une valeur d’absolu et de garantie…Serait pêcheur celui qui remettrait en cause au nom d’une pensée propre ou de choix propres (voir le herem prononcé contre Spinoza le 27 juillet 1656, l’excluant totalement de sa communauté, et interdisant aux membres de sa famille de garder des contacts avec lui, le film Kadosch, ou l’excommunication auxquels étaient exposées, il y a une quarantaine d’années les divorcés qu’elle qu’en soit la raison !). Un autre courant biblique me semble plus pragmatique, jugeant coupable celui qui, individuellement ou collectivement, commet un acte ayant des conséquences fâcheuses pour lui-même et pour d’autres. Ainsi acteur/acte/conséquences sont indissolubles.

Dans le nouveau testament, Jésus va plus loin et prend une position ferme ; ainsi dira-t-il de la femme adultère « que celui qui est sans pêché lui jette la 1ère pierre » et la préférera-t-il, de par les capacités d’amour dont elle fait preuve, aux pharisiens qui, certes observent les rituels, mais dont les pensées et les actes sont pleins d’hypocrisie…Nous voyons donc que ce qui se passe à l’intérieur de l’être humain est pris en compte….Malheureusement l’église en a fait une chose horrible, à laquelle les Psychanalystes sont tous les jours confrontés, cette notion de pêché « par pensées, par paroles, par action et par omission », comme si la pensée, le sentiment etc…Et même l’omission avaient la même valeur que l’acte lui-même.

Ceci nous amène directement au sentiment de culpabilité.

Laplanche et Pontalis soulignent le fait que ce terme est employé en Psychanalyse de façon très large

Il pourrait s’agir d’un état affectif adapté à un acte que nous aurions pu commettre et aux conséquences qui en ont résulté (acteur/acte/conséquence) ; nous ne pouvons que souligner les bienfaits d’un tel sentiment de culpabilité, devenu là, pour le coup, la meilleure des choses, engageant une réflexion sur soi, un désir de réparation, un engagement personnel à tirer des leçons à un niveau individuel, et entrainant la naissance de la Société civilisée à un niveau collectif etc…En effet, pour que la civilisation existe, l’homme doit, tout en y trouvant suffisamment de satisfaction, renoncer à un certain nombre de pulsions, car Freud pense que par nature, il serait fourbe et menteur, tueur de ses rivaux, violeur des femmes qui lui plaisent etc…Il faut donc une instance (Surmoi, qui ne sera théorisé par Freud que 10 ans plus tard, analogon de la conscience morale) qui permette l’intériorisation par l’individu, des interdits et contraintes exigés par l’accès à la culture. On est bien loin du mythe du bon sauvage !

Revenons à l’ontogenèse, qui concerne le processus de développement individuel de l’enfant vers l’âge adulte, ce qui intéresse de plus près la Psychanalyse, laquelle s’est particulièrement attachée à comprendre dans leur complexité 2 phénomènes : le sentiment de culpabilité conscient mais dont le coupable ne sait pas où est le crime ou se reproche des choses en apparence absurde; et le sentiment de culpabilité inconscient, qui se traduit par ses effets : symptômes divers, manifestations somatiques, phobies, ratages, échecs, conduites délinquantes, répétition sans fin des mêmes attitudes dont le sujet sait pourtant à quel point elles lui sont préjudiciables etc…

Son propre sentiment de Culpabilité, Freud l’avait découvert laborieusement au cours de son auto-analyse, commencée après la mort de son père, et se déroulant dans une atmosphère particulièrement difficile, où prenaient de l’ampleur certains symptômes dont il souffrait auparavant : somatisations, passages de périodes d’intense abattement où il n’était plus capables de rien à des périodes où il se sentait si bien qu’il n’avait plus nul besoin d’écrire ou de travailler ; heureusement ces phases « bipolaires » alternaient avec des moments plus productifs où, au travers de l’analyse de ses rêves et symptômes, Freud a pu découvrir son intense attachement pour Amalia, sa jeune et belle maman dont il était le préféré, son ambivalence par rapport à Jakob, son vieux père qui venait de mourir : était-ce des vœux de mort inconscients à son égard qui l’avaient tué ? De même Freud a pu prendre conscience du conflit qui l’avait agité au moment de la mort de son petit frère de 7 mois, Julius alors que lui-même avait 18 mois, et surtout au moment de la naissance de sa sœur Anna, lors de ses 2 ans ½ : sa jalousie risquait-elle de la faire mourir, comme il pensait confusément qu’elle avait pu faire mourir le petit Julius ?

Ainsi relira-t-il le sentiment de culpabilité au complexe d’Œdipe qui comporte ces éléments : désir de tuer le père et de séduire la mère pour le petit garçon, crainte de représailles de la part du père sous forme de réalisation de la menace de castration, rivalité fraternelle, désirs, haine et craintes d’une violence extrême chez l’enfant, dans un 2ème temps refoulés dans l’Inconscient, ce qui constitue l’amnésie infantile. Mais chez le petit Sigismund Freud, comme chez un certain nombre de patients, la situation se complexifie du fait des évènements et de leur poids traumatique ; ainsi, contrairement à ce qui se passe pour le petit Hans (Herbert Graf), dont l’hostilité à l’égard du père et la crainte de représailles, soit l’angoisse de castration, se manifeste par une phobie intense des chevaux, mais dont le père restera bien vivant et aimé autant que détesté, chez Freud, la mort du petit frère jalousé entrainera une sorte de collage entre la réalité et le fantasme : ce que le petit Sigismund a espéré s’est réalisé, confirmant pour l’enfant le pouvoir de vie et de mort inhérent à ses pensées. On comprend que la naissance d’Anna, réactualisant les sentiments éprouvés à l’égard de Julius ait été particulièrement angoissante pour Sigismund.

Mais même là le sentiment de culpabilité n’a pas que des aspects négatifs : un homme, MR T. avait vu mourir son petit frère de 1 an alors que lui-même en avait 2, mort qui avait laissé la jolie mère de ces 2 garçons endeuillée à vie ; puis, lors de sa puberté, moment où se revivifient les motions de l’enfance, son père, personnage brillant, admiré et cultivé, a fait une décompensation psychotique…Ce n’est que lors de son analyse, en revivant dans le transfert à des moments charnières des émotions intenses d’ordre œdipien vis-à-vis de son analyste que Mr T. a pu comprendre par le dedans l’intensité de son sentiment de culpabilité (se manifestant par un sentiment de non existence, comme identifié au petit garçon mort, et par des échecs successifs, tant personnels que professionnels, alors même qu’il s’agissait d’un homme fort intelligent et sympathique)…Mais aussi est devenu évident le fait que ce sentiment d’être un grand coupable, voire le plus grand coupable devant l’éternel le préservait du sentiment d’absurdité et de détresse sans appel qu’aurait pu engendrer cette mort précoce du frère et cette folie du père…Se sentir coupable, c’est garder une maitrise sur des évènements, leur donner, au moins provisoirement, un sens. On ne peut que noter la culpabilité qu’éprouvent les parents mettant au monde un enfant handicapé, culpabilité à ne pas trop vite contredire car une décompensation plus grave pourrait s’ensuivre ! Il se peut du reste que, dans un certain nombre de cas, pas tous malheureusement, la culpabilité dont disent avoir été affublés certains parents d’enfants autistes par des Psychanalystes incompétents soit en fait leur culpabilité à eux, projetée sur l’autre (j’ai moi-même des expériences de thérapies avec des mères d’enfants autistes : il me semble que la culpabilité ne manque jamais ; mieux vaut pouvoir en faire quelque chose)

Donc, nous le voyons, le sentiment de culpabilité peut être utile, de par son efficience civilisatrice, de par, également, sa capacité à donner un sens à l’absurdité de certains évènements de vie, permettant de moins les subir et donc d’éviter une régression au stade de dépendance extrême du tout petit, ne pouvant que hurler sa détresse quand l’existence devient trop difficile.

Mais voyons maintenant diverses occurrences où le sentiment de culpabilité est ptoblématique :

Parlons d’abord des cas où le sentiment de culpabilité semble bien présent :

C’est dans la névrose obsessionnelle (ou de contrainte) qu’il a d’abord été rencontré, sous la forme d’auto-reproches, d’idées obsédantes répréhensibles contre lesquelles le sujet lutte par tout un tas de manœuvres incluant des interdictions et de rituels conjuratoires (donner exemples)  ; il s’agit, dit Freud en 1907 de la caricature mi- comique mi- tragique d’une religion privée, tant l’angoisse qui saisit l’obsessionnel quand il n’accomplit pas ses rituels, lui semble comparable à l’angoisse qui saisit certains croyants quand ils n’accomplissent pas les rituels tels la messe du dimanche, ou ne respectent pas les interdits telle l’abstinence en matière de relations sexuelle avant le mariage ; dans les 2 cas il s’agirait de la crainte d’une punition provenant d’une figure paternelle un peu immatérielle toute puissante, à la fois aimée, crainte et haïe (conflit d’ambivalence, lutte entre l’amour consciemment éprouvé, et la haine refoulée dans l’inconscient et d’autant plus forte qu’elle est refoulée). Peut apparaitre chez l’obsessionnel une honte attachées à ces manœuvres et rituels dont le sujet se rend bien compte de l’absurdité : ainsi culpabilité et honte s’auto-entretiennent, envahissant et appauvrissant peu à peu le moi de l’obsessionnel jusqu’à l’inhiber massivement dans sa vie…Mais le sentiment de culpabilité massif et conscient cache un sentiment de culpabilité inconscient car en fait le sujet ignore la nature réelle des désirs en jeu, souvent sexuels et(ou) très agressifs ; ainsi le symptôme obsessionnel, compromis entre désir et défense, comprendrait symboliquement toujours une part du plaisir prohibé. Ex : par l’érotisation de la pensée, les doutes, la recherche incessante du mot juste, bref la masturbation intellectuelle qu’on lui connait, l’obsessionnel aurait la jouissance par ce symptôme lui-même, de ce contre quoi il lutte, à savoir le pulsionnel sexuel, masturbatoire.

Cette conscience de culpabilité a sa source dans certains processus psychologiques précoces, mais est constamment ravivée lors de la tentation : ainsi, Ernst Lanzer, alias l’homme aux rats, dont Freud publie le cas en 1909, est un jeune juriste de 29 ans, intelligent mais dans une inhibition massive, tant intellectuelle qu’affective, et dans des peurs multiples : peur irraisonnée qu’il arrive quelque chose à son père, pourtant mort depuis quelques années, ou à la dame aimée, crainte d’être saisi de l’impulsion de se trancher la gorge, interdits absurdes et paralysants, obsession de voir des femmes nues, qu’il associera à des souvenirs d’enfance, vers 6-7 ans, «époque où une jolie gouvernante le prenait dans son lit et se laissait caresser par lui »… manœuvres compliquées (autour du remboursement des 3 couronnes 80 pour l’envoi du lorgnon) … Et surtout, tout a commencé quand un capitaine cruel a raconté en riant le supplice des rats, récit qu’Ernst fera à Freud avec « l’horreur d’une jouissance par lui-même ignorée » tant il a une peur/désir obsédante que ce supplice soit infligé à son père ou à sa dame. Le lendemain, le même capitaine lui remet un paquet contenant un lorgnon dont le règlement de l’envoi postal était à rembourser à un certain David : 2 idées : ne rembourse pas sinon ça arrivera, et au contraire « tu rembourseras au lieutenant David » sinon ça arrivera, ce qui a donné lieu à une invraisemblable errance; de là son contact avec Freud qui le prend en analyse ; celle ci progressant fera mettra petit à petit à jour les conflits sous-jacents : conflit triangulaire entre lui-même, son père et la dame, vu sous l’angle de la relation œdipienne au père, conflit amour/haine, les 2 étant en butte à une lutte impitoyable sur fond d’érotisme anal, le tout dans une angoisse de culpabilité massive. Petit à petit, en analysant les actes compulsifs les uns après les autres, Freud aidera le patient à prendre conscience de sa haine refoulée dans l’inconscient et montrera que des symptômes en apparences ridicules ont un sens : par exemple, Ernst décrit la compulsion qui l’a saisi d’enlever une pierre du chemin ou doit passer la dame, pour aussitôt la remettre, acte hautement symbolique par lequel le jeune homme montre les doutes qu’il éprouve quant ’à l’amour de la dame : par amour il ôte la pierre pour ne pas qu’elle se blesse, par haine, il remet en place l’obstacle qui pourrait faire que la dame se blesse (annulation rétroactive). Familiarisé avec sa haine, et pouvant l’accepter, grâce à la confiance qu’il éprouve envers son analyste (qu’il ne se prive pas d’agresser également), Ernst ne sera plus obligé de recourir à tout un tas de mécanismes délétères justifiés des rationalisations oiseuses.

Autres exemple où la culpabilité semble omniprésente, et là de façon beaucoup plus destructrice : la mélancolie, cette maladie qui se traduit par des épisodes de dépression profonde ; la culpabilité est massive, extrêmement angoissante, pour tout et n’importe quoi, en disproportion complète avec les actes imputés, et le mélancolique se montre d’une invraisemblable cruauté vis-à-vis de lui-même pouvant aller jusqu’au suicide tant « ce malheureux individu que je suis ne mérite pas de vivre » ; le tout s’accompagne de manifestations physiques. Brigitte Culioli, l’an dernier, nous avait déjà parlé du soleil noir de la mélancolie et de son lien avec la pulsion de mort. Dans les formes bipolaires, cet état fait parfois place à un état maniaque, où désinhibition, absence totale d’angoisses et de sentiment de culpabilité, sentiment d’élation et de toute puissance sont au rendez-vous. Bien sûr, ces 2 états, l’un comme l’autre, sont sub délirants, comme si il n’y avait plus le moindre rapport entre l’acteur, ses pensées ou sentiments, ses actes, leurs conséquences etc…

Un homme maniacodépressif et traité comme tel, dans les périodes mélancoliques se sentait le plus nul des nuls dans son boulot, imaginait à chaque instant avoir fait une erreur impardonnable qui, bientôt, allait devenir évidente pour tous et entrainer une rétorsion terrible à son égard ; qu’il soit pourtant apprécié par ses supérieurs et tout à fait apte à exercer avec brio des responsabilités importantes ne changeait rien à l’affaire…Cet état survenait régulièrement depuis l’enfance ; ainsi se souvenait-il de la fois où, un jour de nouvel an, il avait fait éclater un pétard ; effrayé il l’avait jeté derrière lui, s’était enfui, et s’était senti peu après tenaillé par l’idée qu’il avait mis le feu à la ville, qu’il y aurait de nombreux morts, que sa culpabilité serait établie, idée qui l’a obsédé des jours et des nuits, bien qu’aucun incendie ne soit signalé nulle part…Par ailleurs cet homme ne se sentait éprouver aucun sentiment négatif vis-à-vis des autres ; lui seul était en apparence l’objet de ses attaques haineuses…Au bout de quelques années d’analyse il a fait le rêve suivant : dans ce rêve il rencontrait au tribunal un juge qui le mettait en demeure de rembourser les 2 millions d’euros qu’il avait volés à une dame, plus 1 million d’intérêts ; il s’est alors mis à crier, très angoissé : « ce n’est pas possible, l’affaire date de 1963 ; il devrait y avoir prescription ». Il s’est réveillé, rassuré par le fait qu’il devait s’agir d’un rêve puisque l’euro n’existait pas en 1963. Dans ses associations, concernant cette date étonnamment précise, il s’est souvenu que c’est précisément cette année-là que sa sœur de 4 ans (lui-même en avait 7) avait dû être hospitalisée pour une méningite virale, ce qui avait mis la mère dans des angoisses épouvantables ; A partir de là il a pu reconnaitre sa jalousie infantile jusque-là niée car ignorée vis-à-vis de ses puinés, et la culpabilité éprouvée dans l’enfance à l’idée de sa responsabilité dans la maladie de sa sœur ; ce rêve a pu être rattaché à son épisode mélancolique récent, survenu peu après un petit fait au travail : son supérieur hiérarchiques avait chaleureusement félicité un de ses collègues devant lui, ce qui avait réactivé à son insu sa jalousie infantile. Dès lors la culpabilité mélancolique a pu commencer à apparaitre comme une sorte de joker, avancé en lieu et place d’un réel sentiment de culpabilité, au risque d’être infiniment plus nocive…Etre coupable de tout, c’est n’être coupable de rien de précis, mais au bout du compte beaucoup plus angoissant que de se reconnaitre coupable de sentiments tout simplement humains, qui laissent bien vivants tout le monde, soit même et l’autre quels que soient les sentiments négatifs éprouvés à son égard.

Prenons maintenant le cas où le sentiment de culpabilité n’est pas ressenti, mais est actif

-Hystérie : on parle de la belle indifférence de l’hystérique, tout du moins dans l’hystérie de conversion où la patiente, car il s’agit souvent de femmes, présente des symptômes très démonstratifs qui ne semblent au fond guère la gêner. Ainsi en est-il de ‘Elisabeth Von R (Ilona Weiss) traitée par Freud en 1892/1893 ; elle souffrait depuis 2 ans de violentes douleurs dans les jambes et de troubles inclassables de la marche, troubles apparus pour la 1ère fois alors qu’elle s’occupait de son père malade. Peu après la mort du père, mourut la sœur de la patiente. Dans un 1er temps il n’y eut rien à faire pour que la patiente fasse un lien entre les symptômes et leur cause déclenchante. Puis, avec le procédé de l’époque par pression/suggestion, lui vint le souvenir d’un jeune homme dont elle était tombé amoureuse peu avant la mort de son père, amour auquel elle avait renoncé en raison de la gravité de l’état du père ; E. se souvient alors que c’est à ce moment-là que ce sont déclenchées les douleurs, puis, nous dit Freud « la malade me surprit en m’annonçant qu’elle savait maintenant pour quelles raisons les douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse droite et y étaient les plus violentes. C’était justement l’endroit où chaque matin son père posait sa jambe très enflée lorsqu’elle changeait le bandage. A la suite de cela l’état de la patiente s’améliora. Mais il fallut une 3ème phase pour aboutir à une guérison complète, grace à un incident fortuit : lors d’une séance E. demanda à sortir car elle avait entendu la voix de son beau-frère qui l’appelait à l’extérieur de la pièce. De retour dans la séance, voilà qu’elle ressent à nouveau de violentes douleurs dans les jambes. Sur l’insistance de F. elle raconte alors que ses douleurs remontent en fait à la mort de sa sœur ; en entrant dans la chambre où sa sœur venait de mourir, une pensée inavouable lui avait traversé l’esprit : puisque ma sœur est morte mon beau-frère est libre et je pourrais maintenant l’épouser ! mais l’amour pour son beau-frère heurtait sa conscience morale, c’est pourquoi elle avait refoulé cette idée intolérable. C’est ainsi que se produisit le mécanisme de conversion « elle s’était créé des douleurs par une conversion réussie du psychique en somatique ». L’effet fut une guérison définitive que Freud put constater un an plus tard en la voyant danser lors d’un bal. Ceci n’empêcha pas la jeune femme d’en vouloir terriblement à Freud d’avoir mis au jour son secret.

-Phobie : nous avons évoqué plus haut la phobie des chevaux du petit Hans, analysé par son père, Max Graf, sous la direction de Freud, entre ses 3 et 5 ans. Il semble que la véritable cause de la phobie fut les souhaits de mort à l’égard de ce père aimé : ressentir une telle haine était inacceptable pour le conscient de l’enfant ; aussi ses pulsions agressives furent refoulées, et l’angoisse d’être chatré par le père, en mesure de rétorsion, fut déplacée sur la forme de la peur d’être mordu ou renversé par un cheval. Ce compromis symptomatique permit ainsi à l’enfant de conserver un amour conscient pour le père, et d’éviter de ressentir une haine intolérable envers lui, situation qui conduisait à une impasse qu’il ne pouvait résoudre. Ceci dit dans l’après coup de nombreux analystes ont relevé que Freud à ce moment-là, en 1906/1908, Freud n’avait pas pu relever les éléments d’Œdipe inversé, également présent dans les associations de l’enfant : attachement érotisé du fils pour son père, souhait de porter les bébés comme sa mère (naissance d’Anna quand il avait 3 ans1/2), agressivité envers elle pendant sa grossesse etc…

Freud, dans son article de 1916 « quelques types de caractère dégagés par le travail Psychanalytiques » décrit entre autres 2 types de personnes, (ce qui sera repris dans d’autres écrits, notamment le moi et le ça de 1924 :

-Ceux qui échouent du fait du succès, et il donne là plusieurs exemples de personnes, dont la vie devient catastrophique sur le plan psychique, justement quand elles ont accédé à ce qu’elles désiraient le plus au monde : ainsi en est-il d’un professeur d »enseignement supérieur, qui, après avoir nourri depuis des années le juste désir de devenir le successeur de son maitre, sombre dans une profonde mélancolie, irréductible, quand ce poste lui échoie ! « le travail analytique, nous dit Freud, nous montre aisément que ce sont les forces de la conscience morale qui interdisent à la personne de retirer de retirer d’une modification réelle heureuse le profit longtemps espéré. Mais c’est une tâche difficile d’apprendre à reconnaitre la nature et l’origine de ces tendances justicières et punitives que nous sommes souvent surpris de voir exister là où nous ne nous attendions pas à les trouver »

-Plus curieux encore le type suivant « Les criminel par conscience de culpabilité »… »le travail psychanalytique aboutit à ce résultat surprenant que de tels actes avaient été commis avant tout parce qu’ils étaient interdits et parce que leur accomplissement était, pour leur auteur, lié à un soulagement psychique. Il souffrait d’un oppressante conscience de culpabilité d’origine inconnue et après l’accomplissement du délit la pression était diminuée. La conscience de culpabilité était tout au moins, d’une façon ou d’une autre, localisée ». C’est un fait qui me semble très important pour ceux qui s’occupent de près ou de loin de jeunes « sub-délinquants » ; les croire sans culpabilité, se laisser prendre à leur réactions de prestance type « je suis le plus gros caïd de la bande » est parfois une erreur. Attention, dans ces cas-là la punition est d’autant plus nécessaire qu’elle est recherchée et soulage ; par contre on voit bien qu’il ne faudrait pas en rester là ! Idem Nietzsche dans un des discours de Zarathoustra « Du pâle criminel »

Ce sont toutes ces observations qui vont aboutir à ce que dans le Moi et le ça (1923/24), Freud élabore d’une façon plus fine, ce qui est présent dès le début de son œuvre, à savoir le conflit Psychique. Il s’interrogera sur les relations entre le ça, le Moi, et le Surmoi, notions nouvelles constituant la seconde topique :

-Le ça, qui est un terme repris à Groddeck, auteur qui souligne que nous sommes tous « vécus » par des forces inconnues et impossibles à maitriser (le livre du ça parait en 1923) ; ce serait une sorte de chaudron bouillonnant de passions et de pulsions, contenant entre autre une bonne partie de ce que le Moi a refoulé car jugé inacceptable.

-Le Moi, qui se distingue peu à peu du ça, était au départ considéré par Freud comme la partie consciente, raisonnable, chargée de représenter de façon cohérente l’influence du monde extérieur sur le ça et ses desseins, au moyen de la motilité (l’action), la censure et le refoulement…C’est avant tout un moi corporel, générateur de signaux, tel que l’angoisse (qui va conduire au refoulement)…Mais voilà que certaines résistances qui apparaissent par exemple dans la cure, certains blocages, sont œuvre du Moi sans que celui-ci ne sache vraiment ce qui se passe, permettant ainsi de conclure au caractère inconscient d’une partie du moi.

-Le Surmoi a pour fonction de surveiller le moi, de lui donner des ordres, de le menacer de châtiment, essentiellement de castration. Pour Freud, il s’origine dans l’identification aux parents et s’instaure au moment du déclin du complexe d’Œdipe. En effet depuis notre toute petite enfance, notre ça investit comme objets érotiques les figures parentales, d’autant plus influentes que le Moi est encore faible (les petits enfants sont de grands passionnés) ; ces objets doivent être ensuite abandonnés en tant qu’objets érotiques, mais sont remplacés par des identifications (cf issue du complexe d’Œdipe, simple, mais aussi double, complet, produisant des identifications masculines et féminines dans chacun des 2 sexes)…Si le Surmoi est donc « l’héritier du complexe d’Œdipe », il n’est pas à l’image du modèle réel des parents mais sa rigueur correspond à l’intensité de la lutte défensive contre les pulsions sexuelles et agressives de la période œdipienne (Un Surmoi féroce peut exister chez un enfant qui a reçu une éducation bienveillante, mais aussi chez un enfant qui n’a pas reçu de limites venant de l’extérieur) ; le Surmoi a également les liens les plus étendus avec l’acquis phylogénétique de l’individu, son héritage archaïque, qui imprègne le Surmoi des ascendants, en liaison avec le Complexe Paternel et les exigences civilisatrices. Freud dans le Moi et le ça mêle 2 instances qui seront ensuite différenciées : le Surmoi et l’idéal du Moi « auquel le Moi se mesure, à quoi il aspire, dont il s’efforce de satisfaire la revendication d’un perfectionnement toujours plus avancé »

Si Freud montre avec beaucoup de finesse ce combat entre le pauvre MOI qui doit servir 3 maitres à la fois et subir par conséquent la menace de 3 dangers provenant de la réalité extérieure, des exigences pulsionnelles du ça et des impératifs du Surmoi et de l’Idéal du moi, il nous faut insister sur l’aspect essentiellement inconscient de cette bataille intrapsychique; par exemple, chez un individu, plus l’agressivité est en apparence absente, plus elle œuvre dans les profondeurs. Ainsi insistera-t-il sur le sentiment de culpabilité inconscient qui ne se signale que par ses effets. En quelque sorte on sait où est la punition (dans l’angoisse, le symptôme, le malaise, voire le fait que certains individus réagissent aux avancées de leur travail analytique par une aggravation de leur souffrance, comme si ce qui prime n’était pas « la volonté de guérir, mais le besoin d’être malade ») mais on ne sait pas où est le crime. Sa recherche sera l’objet d’une bonne partie du travail analytique, afin qu’une fois un peu mieux connus, les adversaires se montrent un peu moins impitoyables.

Je signalerai juste au passage que pour d’autres auteurs le Surmoi est beaucoup plus précoces : Ferenczi insiste par exemple sur l’intériorisation de certains interdits liés à la phase de l’éducation sphinctérienne, et Mélanie Klein situe les premiers stades du Surmoi au moment où le petit passe de la position schizo-paranoïde à la position dépressive, soit vers 6 mois. Quant ’à Lacan, il conçoit plutôt le Surmoi comme l’inscription archaïque d’une image maternelle toute puissante, qui marque l’échec ou la limite du processus de symbolisation.*

En conclusion il me semble important d’insister sur le fait que pour la Psychanalyse le sentiment de culpabilité, qu’il soit conscient ou non, a très souvent rien à voir avec la culpabilité réelle, judiciaire par exemple. Une jeune femme, suivie dans un Psychodrame, s’est mise à aller mal et à rater ce qu’elle entreprenait ou désirait consciemment, quand, à 20 ans, elle a été obligée, à la demande d’une belle mère qui avait eu des révélations de la part de sa fille, la jeune ½ sœur de la patiente, de dire ce qu’elle avait elle-même subi, de l’âge de 5 ans à l’âge de 11 ans, de la part de leur père commun. Que la justice ait condamné ce père et reconnu les filles comme victimes n’a fait qu’aggraver les choses…C’est un long et difficile parcours en Psychodrame, entrepris à 43 ans, après l’échec de nombreux traitements psychanalytiques, qui lui permet peu à peu d’envisager de mieux vivre, tant la réalité psychique est conflictuelle et d’une complexité que je n’ai pu qu’effleurer dans cet exposé.