24 novembre 2014

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

Quand la psychanalyse rencontre le corps…

Argument : L’œuvre freudienne s’élabore à partir du corps pulsionnel et de l’organisation de la vie psychique qui lui est intimement liée. Nous tenterons de dégager ce que la psychanalyse doit au corps, notamment au corps hystérique, et comment elle permet de penser le corps (souffrant et jouissant) sous l’effet des processus inconscients.

INTRODUCTION :

D’abord, je voudrais remercier Géraldine Roux, et, à travers elle, l’Institut Rachi dont elle assure la direction, de continuer à nous accorder sa confiance depuis maintenant plusieurs années.

Merci à vous aussi de vous être déplacés en si grand nombre. Par votre présence, je mesure la charge qui m’incombe, et vais essayer de m’acquitter de ma mission du mieux qu’il me sera possible.

Pour commencer, permettez-moi de vous faire une confidence.

Quand nous nous sommes réunis entre collègues pour réfléchir au projet de ce séminaire, nous nous sommes rapidement aperçus que le foisonnement des idées qui émergeaient rendait la question du corps quasi inépuisable. Au fil de nos discussions, il a fallu faire des choix, chacun cherchant à préciser une proposition dont l’argument s’élaborait progressivement à partir d’un titre provisoire. A mon tour, je présente les quelques idées qui se sont rassemblées dans mon esprit ainsi que le titre qui me vient, comme pour tracer, disons, une ligne de perspective et m’aider à penser.

Je propose : « Quand la psychanalyse rencontre le corps ». Aussitôt, une collègue éminente intervient et interroge : « Mais pourrait-elle ne pas le rencontrer ? » Effet immédiat. Tel le choc issu d’une interprétation bien sentie qui vient tout à coup éclairer un point aveugle, l’intervention de la collègue m’amenait à penser que non seulement la psychanalyse est née du corps, mais qu’elle est aussi un mouvement du corps. C’est en tous cas ce que je vais tenter de vous montrer. Autant dire qu’à partir de là, le titre provisoire de ma proposition prenait aussitôt un caractère définitif.

Je vais donc vous embarquer dans le trajet qui a été le mien, en essayant d’aborder la question juste par un bord, en me situant dans la lignée de Freud, et notamment à partir de ses premiers travaux.

Donc, quand la psychanalyse rencontre le corps

D’emblée, j’ai mis le signifiant corps en italique parce qu’il appelle une évidence incontournable ; cette évidence c’est que le réel du corps échappe à toute catégorisation absolue. On ne peut pas dire ce qu’est le corps pas plus qu’on ne saurait dire ce qu’est la vie. Du corps, on ne peut en saisir quelque chose qu’à partir et au travers des systèmes de représentations dont chacun dispose. Ce « quelque chose » là est toujours relatif, partiel, parcellaire, donc lacunaire. Cependant, ne pas pouvoir dire ce qu’est le corps n’empêche pas de le penser selon un point de référence ; là, en l’occurrence, il s’agira du référent psychanalytique.

Disons que si la psychanalyse s’est bâtie sur une norme biologique du corps, tout en cherchant à dépasser le dualisme philosophique de l’âme et du corps, alors, de quel corps parle t-on ?

Ce corps appartient-il à une catégorie ontologique spécifique ? Comment les composantes du corps peuvent-elles engager la dimension de l’être et comment peuvent-elles rendre compte du sentiment d’exister ? Comment le corps se construit-il dans le rapport à l’altérité et comment se présente t-il comme lieu d’inscription de la subjectivité ?

Autrement dit, comment penser le corps à partir de la question de l’intériorité, c’est-à-dire au-delà de sa matérialité objective ?

Notons d’abord que la définition commune du corps repose sur une conception philosophique classique qui sépare le corps et l’esprit. D’ailleurs, on entend toujours cette distinction dans des expressions courantes telles que : « se donner corps et âme », « un esprit sain dans un corps sain », « avoir l’âme chevillée au corps » ou bien encore « être sain de corps et d’esprit ». Le langage courant fonctionne donc non seulement sur un clivage, une disjonction du corps et de l’âme, mais aussi sur une différence de valeur. Tout se passe comme s’il fallait maintenir une frontière qualitative entre, d’un côté, une conception triviale du corps, et, d’un autre, une idéalisation du fonctionnement supérieur de la vie mentale.

Historiquement, l’âme a longtemps prévalu sur le corps. Autrefois, on brûlait les corps pour sauver les âmes au prétexte qu’on pensait que le corps en était le corrupteur. Mais, de quelle corruption fallait-il à ce point préserver l’âme ? Tout le monde le sait, mais chacun fait comme s’il ne le savait pas. Du sexuel, bien sûr !

Sur ce point, le philosophe Ruwen Ogien, qui vient de publier un essai remarquable intitulé Philosopher ou faire l’amour (2014), reprend bien cette question où il critique la tendance pesante qui vise à glorifier l’activité de l’esprit pour mieux dénigrer la sexualité ; sexualité qui est renvoyée du coté de l’animalité du corps. Corps et sexualité ont partie liée. Ainsi, refouler le corps revient à refouler la sexualité.

En paraphrasant Napoléon, Freud affirmait que « le destin c’est l’anatomie ». A notre tour, on pourrait paraphraser Freud en postulant que le destin c’est le corps ! Je pointe cela car, qu’on le veuille ou non, on n’échappe pas complètement à l’expérience phénoménologique du corps. En effet, c’est par le corps que l’individu s’inscrit dans la matérialité du monde et c’est par le corps qu’il rencontre autrui. Le corps est ce par quoi s’incarne notre existence et se fonde notre humanité. Le corps est ce qui nous fait être un être de relation. De la naissance à la mort, le corps est toujours là, indépassable ; et force est de constater qu’il est une donnée constitutive de tout un chacun. Nous pouvons parfois l’oublier, mais nous ne pouvons pas nous en affranchir totalement, sauf dans l’expérience ultime et irrémédiable de la mort. A ce sujet, je vous recommande le très beau et très surprenant livre de Daniel Pennac qui s’appelle Journal d’un corps (2012), dans lequel le narrateur a consacré une grande partie de son existence à faire le récit de son corps et des rapports qu’il entretient avec l’esprit. A travers ce livre, on voit bien que s’il est le marqueur de la finitude et de la précarité de la condition humaine, le corps est aussi le lieu d’une expérience sensible et d’une vie intérieure qui le construit et le transforme. Le corps est ainsi le siège de notre conscience, conscience d’exister, et de notre subjectivité. Autrement dit, le corps est à la fois objet matériel et l’objet que nous sommes ; nous avons un corps et nous sommes ce corps, mais nous ne sommes pas que ce corps, nous sommes encore autre chose.

Nous sommes autre chose parce que l’individu ne peut pas se réduire à sa matérialité, à sa réalité corporelle, à la fonctionnalité de ses organes ou à ses déterminations génétiques. C’est parce qu’il est à la fois tout cela, et en même temps autre chose, que le corps reste un objet de malentendu.

Alors, entre des représentations de corps-objet et des conceptions de corps-sujet, comment penser le corps en tenant compte de sa réalité biologique sans l’y réduire ?

Quand il a été interné à l’hôpital psychiatrique de Rodez, Antonin Artaud a passé l’essentiel de son temps à écrire sur des cahiers d’écoliers. Il en a écrit des centaines dont une grande partie a été publiée. Dans l’un d’entre eux, il écrit : « Je me demande ce qui est moi. Non pas moi au milieu du corps, car je sais que c’est moi qui suis dans ce corps et non un autre, et qu’il n’y a pas d’autre moi que le corps, ni dans mon corps, mais en quoi peut consister ce moi qui se sent ce qu’on appelle être, être un être parce que j’ai un corps ? » (Cahiers de Rodez, cité par Michela Marzano, in Philosophie du corps, Que sais-je ?, PUF, 2007)

Freud ne parle pas du corps, du corps en soi. Mais, dès le début de sa carrière, il cherche à comprendre la nature des liens entre la vie organique et la vie d’âme. Au fil de ses recherches, Freud va démontrer l’existence d’affinités intimes et réciproques entre la vie somatique et la vie psychique ; affinités qu’il rapporte en fin de compte à la vie tout entière, à la vie tout court. Alors, je dirais que si la vie humaine, c’est le mariage de la vie de l’âme et de la vie du corps, encore faut-il pouvoir distinguer ce qui appartient à chacun et comprendre la nature de ce subtil contrat de mariage. Nous allons y revenir.

PHILOSOPHIE DU CORPS :

Je vous propose de faire un léger pas de coté pour repérer comment les représentations du corps se sont modifiées au cours de l’histoire des idées et de la pensée. Je vais aller vite en disant simplement que l’évolution de la perception du corps, à la fois en tant qu’expérience sensible et en tant que représentation s’est inscrite dans les variations occidentales des discours philosophiques, mais également psychologiques et littéraires, notamment à partir du siècle des Lumières.

En effet, jusqu’au XVIIIè, seule l’âme compte ; le corps n’en est que l’accessoire encombrant, l’habitacle éphémère, l’enveloppe protectrice, certains parlent de carcan. Les cinq sens sont envisagés comme un système d’alerte, une sorte de dispositif sentinelle du corps. La pratique de la méditation, en particulier chez les mystiques du XVIIè, avait conduit à une radicale démarcation de la conscience et du sensible ; l’âme au dedans et les sens au dehors. L’âme ne pouvait être purifiée qu’à condition d’être déliée du corps.

C’est avec Diderot et les Encyclopédistes (Voltaire, Rousseau, Montesquieu…) que va s’opérer un premier renversement de perspective. L’idée d’un « sixième sens » se fait jour en tant qu’il intègre toutes les perceptions du corps et qu’il fonde in fine la dimension du sentiment de soi. Le soi est désormais détaché de la notion d’âme, considérée trop métaphysique, pour incorporer pleinement une part de sensible, une part de corps. La sensibilité devient en quelque sorte porte-parole des perceptions à partir desquelles le sujet se construit. Ainsi est posée d’une manière nouvelle la question de l’intériorité et des rapports qu’elle entretient entre corps et esprit.

Notons qu’à ce moment-là, le mouvement littéraire s’empare de la question des sens, des émotions et des passions pour construire l’espace d’une nouvelle « jouissance de soi ». Ecouter son corps, identifier ce que l’on éprouve, comprendre ce que l’on ressent, relève d’une nouvelle façon d’exister tout autant qu’une manière de se connaître mieux. La valorisation de cette activité d’introspection va peu à peu réhabiliter le corps. Non seulement ce mouvement renouvelle l’interrogation sur l’existence, mais il installe pour la première fois la présence corporelle au fondement même de la subjectivité.

L’expérience vécue, les sensations, les éprouvés corporels, les émotions, la place du souvenir, et plus tard le statut du rêve deviennent des domaines d’investigation qui accordent une importance nouvelle à l’intériorité et à l’intimité psychique. C’est dans cette ouverture que s’installe peu à peu la possibilité de penser la question de la singularité et de l’identité individuelle.

Dans le même temps, de nombreux domaines d’études se font jour et les progrès de la médecine accompagnent la recherche d’un nouveau vocabulaire pour penser différemment les affections du corps. La psychiatrie se met à interroger autrement la question de la folie ; folie qui commence à se définir comme une autre façon de ressentir et d’éprouver.

Le professeur Charcot, grand neurologue français du XIXè, qui a été pour Freud un maître et un inspirateur, est l’un des premiers à avoir souligné l’importance du souvenir traumatique dans l’hystérie, c’est-à-dire à rapprocher la question de l’intériorité d’un événement appartenant à l’histoire de l’individu. Par exemple, en 1882, il rapporte le cas d’un maréchal-ferrant qui, après une brûlure au bras, avait gardé une contracture non seulement incompréhensible, mais qui ne se résorbait pas. Charcot avait alors expliqué ce cas en parlant d’un symptôme d’hystérie traumatique qui organisait ce qu’il appelait une « paralysie psychique ». Dans cette formule, on voit le rapprochement et l’articulation de deux lignées, une lignée motrice et une lignée psychologique. J’ai pris cet exemple pour montrer par ailleurs que l’hystérie ne concerne pas que les femmes.

Pour sa part, Freud va reprendre cette question à bras le corps et l’explorer méthodiquement jusqu’à concevoir une théorie générale du fonctionnement psychique. Soulignons que Freud est imprégnée non seulement des idées de ses contemporains mais aussi des considérations d’Aristote (De l’âme) pour qui l’opposition fondamentale n’est pas tant celle de l’âme et du corps que celle de l’animé et de l’inanimé. On pourrait dire qu’Aristote sépare la palpitation et la chaleur du corps vivant de l’inertie et la froideur du cadavre. Pour lui, l’âme est la forme, le principe même de l’être dont le corps est la matière animée. Forme et matière sont indissociables, l’âme et le corps sont consubstantiels et n’existent donc pas l’un sans l’autre.

L’ELABORATION FREUDIENNE :

J’en viens maintenant au travail et aux avancées proposées par Freud.

Dans les premiers temps de ses investigations scientifiques, Freud se spécialise dans le domaine des neuropathies (cf. sa Contribution sur la conception des aphasies, 1891). L’énigme des symptômes hystériques le stimule ; il veut en percer le mystère et rendre intelligible le fonctionnement des névroses. Les névroses, à l’époque, représentent une catégorie nosographique qui rassemblent la plupart des maladies nerveuses. Ces maladies sont dites « nerveuses » parce qu’elles sont associées à un dysfonctionnement du système nerveux (neurasthénie, névrose d’angoisse, névrose traumatique, hystérie, hystérie d’angoisse, névrose de contrainte, etc.).

En 1888, c’est à dire à une période qui précède la naissance de la psychanalyse, Freud va rédiger un article pour le Dictionnaire médical de Villaret (1888-1891). C’est un article qui porte sur le cerveau, principalement sur l’anatomie du cerveau. Mais l’enjeu est clair : Freud cherche à distinguer un concept purement physiologique et un concept psychique. Il s’agit pour lui d’en comprendre la relation mais aussi de sortir d’un modèle de compréhension physicaliste qui rabattait jusqu’à lors le champ de la psychologie sur la physiologie du cortex.

Dans sa contribution, Freud définit le cerveau comme un organe dans lequel des excitations sensitives sont transformées en impulsions de mouvements. En décrivant cette fonction de transformation motrice qui s’inscrit dans une causalité quasi mécanique (type action-réaction), Freud ajoute que, parallèlement à l’état d’excitation de certaines aires cérébrales, peuvent se produire des états de conscience particuliers. Et c’est cela qui nous intéresse car, si l’apparition d’un état de conscience implique nécessairement une excitation cérébrale, l’inverse n’est pas vérifié. Autrement dit, certaines activations corticales peuvent à certains moments et dans certaines circonstances n’entraîner aucun changement de l’état de conscience considéré. Par conséquent, Freud montre que la relation entre le stimulus physiologique et la réaction psychique n’est ni systématique ni linéaire ; qu’elle est réglée sur le mode d’une discontinuité dont il ignore encore les lois. D’ailleurs, en ces temps de recherche et de tâtonnement, Freud utilise les termes « conscience » et « psychique » un peu comme des équivalents.

Ce qui est remarquable, rétrospectivement, c’est de considérer l’acuité avec laquelle Freud postule un rapport de connexion entre l’activité cérébrale et l’activité mentale ; de surcroît, il a le pressentiment d’un jeu de liaisons entre des groupes psychiques différents, qui se traduisent en terme de franchissement ou non du seuil de conscience. L’accent est ainsi mis sur ce qui distingue activité organique et activité psychique. Chacune de ces activités semble avoir son propre régime de fonctionnement.

Ce qui intéresse Freud, c’est non seulement de comprendre comment et pourquoi une connexion a lieu de la chaîne cérébrale à la chaîne psychique, mais aussi pourquoi et comment une complication peut se manifester et rendre inaccessible un élément psychique à la conscience. C’est un pas extrêmement décisif. On est en 1888, mais on voit déjà poindre les prémisses de concepts majeurs qui seront, quelques années plus tard, au fondement même de la psychanalyse (en particulier refoulement et inconscient). Ceci étant, la démarche de Freud reste encore ambiguë, car son désir de convaincre la communauté scientifique de l’époque et de faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences naturelles, l’amène à définir les états psychiques avec les mots de la physiologie. Ceci est assez frappant dans un manuscrit de 1895, intitulé Esquisse d’une psychologie scientifique, où Freud donne une description neurophysiologique des processus psychiques, en particulier des processus hystériques. Il explique que les phénomènes symptomatiques sont liés à une modification de l’activité neuronale ; ce faisant, il parle des voies de conduction nerveuse, des frayages synaptiques, des barrières de contact et des quantités d’énergie mobilisées par les excitations dans le cerveau.

Mais soyons justes, et disons que, dans la seconde partie de l’Esquisse qui concerne la psychopathologie de l’hystérie, Freud utilise un vocabulaire qui préfigure déjà l’épistémologie psychanalytique. Il décrit en effet la formation de symbole, l’affect de plaisir/déplaisir, les processus de liaisons, la défense hystérique du moi par le refoulement, en évoquant la nature sexuelle des représentations. Les principaux ingrédients de la théorie psychanalytique sont déjà là.

A vrai dire, avec l’Esquisse, Freud prend un virage déterminant. Certes, ce manuscrit constitue selon l’affirmation même de Freud (cf. lettre 63 du 27 avril 1895 dans sa correspondance avec Fliess) une « psychologie à l’usage du neurologue ». Mais, quand on situe cette contribution dans l’histoire de la pensée freudienne, on constate que c’est surtout un texte de rupture  et un texte de transition; rupture avec le modèle énergétique neurophysiologique qui ne sera plus utilisé que dans le registre essentiellement métaphorique, et transition vers une métapsychologie (psychologie des profondeurs) qui cherche à rendre compte de l’organisation interne et des principes de fonctionnement d’un appareil psychique complexe au sein duquel la conscience ne représente qu’un aspect partiel (cf. chp VII de L’interprétation des rêves, 1900). Nous ne sommes plus là uniquement du côté de la force et des quantités d’énergie, Freud nous fait basculer du côté des pulsions, des images, des représentations, des rêves, des fantasmes et des affects qui ouvrent sur la significativité des symptômes et sur le sens du fonctionnement psychique. Il s’agit véritablement là d’un nouveau point de départ épistémologique où se renouvelle la théorie du traumatisme, et où s’élabore celle du refoulement, de l’après-coup, et de l’inconscient.

POUR UNE METAPSYCHOLOGIE DU CORPS :

Nous l’avons dit, c’est le message énigmatique de l’hystérie qui amène Freud à revisiter le thème du corps, à construire un nouveau modèle corporel, même s’il n’a jamais parlé du corps en tant que tel. Freud voit dans le corps de l’hystérique l’expression d’une maladie par représentation ; représentation d’un traumatisme passé dont la nature sexuelle est à l’origine d’un clivage de la conscience. La symptomatologie hystérique devient ainsi le symbole de la tension interne, du conflit au sein même du psychisme entre la conscience et l’idée refoulée. Il est peut-être utile de rappeler ici que ce qui fait la spécificité des symptômes hystériques, c’est non seulement qu’ils apparaissent en dehors de toute lésion, en dehors de toute atteinte organique, mais qu’ils ne répondent pas davantage aux structures anatomiques du système nerveux.

A côté de l’hystérie, il y a aussi la clinique de l’hypocondrie qui, en tant que valorisation pathologique anxieuse d’un ressenti corporel, échappe comme l’hystérie à la logique organique. Ainsi, dès la fin du XIXè, ce ne sont plus deux objets philosophiques (l’âme et le corps) mais deux objets cliniques, la conversion hystérique et la plainte hypocondriaque, qui imposent l’idée d’une organicité distincte de l’anatomie objective.

C’est bien l’hystérie et l’hypocondrie qui ouvrent la question de la symbolisation inconsciente du corps à travers la significativité du symptôme. Si « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », nous pourrions reprendre à notre compte cette maxime pascalienne en affirmant que le symptôme dit quelque chose du corps que l’anatomie du corps ignore. Le symptôme réinvente ainsi une physiologie singulière qui brouille les cartes anatomiques classiques du corps. Nous n’avons plus simplement affaire à un « sac d’organes » plus ou moins organisés, mais à un corps qui est animé par une vie pulsionnelle intense qui en transforme le statut. Et c’est cette vie pulsionnelle, qui part du corps et qui y fait retour, qui permet au sujet de construire son image. C’est d’ailleurs le sens même de la pulsion, qui est définie comme un concept charnière entre la force du somatique et l’exigence d’être représentée psychiquement pour être connue du sujet et lui donner un statut d’être pensant.

Freud dit que la pulsion est une exigence de travail imposée à la psyché. On pourrait ajouter que la pulsion est une contrainte subjective à marquer la matière corporelle qui se sexualise.

Pourquoi ?

Parce que si la vie pulsionnelle met le sujet aux prises avec une nouvelle texture corporelle, une nouvelle cartographie psychique, cette corporéité passe par les effets de symbolisation (ou leur ratage) liés aux expériences de plaisir et de douleur. Ces expériences qui nourrissent et enrichissent la vie psychique impliquent non seulement un ancrage au corporel dès le début, mais également un lien à autrui. Ce lien passe par le langage et par toute une gamme d’expressions sensible, affective, relationnelle et pulsionnelle qui concernent le corps.

Quand on regarde les dessins et les sculptures de Rodin représentant Psyché (1895-1910 ?), on voit l’émergence d’un être farouche, hésitant et fragile, cherchant à capter le regard, cherchant à capter la psyché et le corps de l’autre. Psyché est comme en attente de l’autre pour, enfin, s’extraire du vase antique qui lui sert de chrysalide. Tel Psyché, la pulsion convoque l’altérité ; elle a besoin d’un objet pour se contenter. Elle ne peut pas se concevoir sans autrui, sans la corporéité libidinale de l’autre, sans la présence de cet autre qui s’offre comme objet de satisfaction (ou de frustration), et comme modèle identificatoire possible.

D’ailleurs, qu’est-ce qu’une psychanalyse ?

Vaste question. Pour ma part, je dirais que c’est un travail de relation, qui vise à reconsidérer dans la cure certains destins pulsionnels, à travers la réédition transférentielle des expériences bonnes et mauvaises de rencontre avec l’objet ; objet dont l’analyste, dont le corps de l’analyste peut fantasmatiquement prendre pour un temps la place ou le masque.

La pulsion incite donc l’appareil psychique à façonner le corps dès le début de la vie à partir des traces perceptives et sensorielles de l’expérience vécue. Toute une série de phénomènes participe à ce processus : les traces affectives, l’investissement érogène des orifices, le vécu hallucinatoire, l’activité fantasmatique… Bref, tout ce mouvement complexe répond à un travail de subjectivation orchestré dans et par la relation à l’autre. Pour le dire encore autrement, disons que le corps organique abrite un monde pulsionnel qui s’organise de l’intérieur à partir du monde pulsionnel de l’autre. Ainsi, le corps ne se construit, ne s’élabore fantasmatiquement que parce qu’il est d’abord affecté par l’objet, affecté par le corps de l’autre, et primitivement par le corps maternel.

C’est là que Freud a permis de penser autrement la corporéité, en reconnaissant l’importance des expériences libidinales les plus précoces, celles de la période infantile. D’une certaine manière, c’est Freud qui a découvert l’infantile en mettant en avant la psychosexualité de la vie infantile (ses mouvements, ses territoires, ses contenus et ses retentissements) et en la situant à la base même du psychisme. C’est dire à quel point l’activité infantile va retentir sur l’évolution ultérieure de tout un chacun.

Quand on parle de l’infantile, on parle de la sexualité infantile, et quand on parle de sexualité infantile, on parle des théories sexuelles infantiles que l’enfant élabore secrètement à partir d’une pulsion de savoir pour construire l’image de son corps.

Ces théories ont une particularité : il s’agit de « fausses théories » mais qui contiennent en même temps un « fragment de vérité ». Le désir de savoir de l’enfant déclenche en lui une intense activité de pensée qui vise, en fin de compte, à répondre à une seule question : « D’où viennent les enfants ? ».

De quoi témoigne cette question ?

Je dirais qu’elle témoigne de l’expression première chez l’enfant d’une angoisse existentielle profonde, angoisse quasi métaphysique, et qui, d’une certaine manière, rejoint l’interrogation des philosophes, mais non tant sur la question des origines et du commencement que sur celle de l’être et de l’identité. Question informulable qui va mobiliser l’enfant sur la scène de son théâtre intérieur, sur la scène de ses fantasmes, c’est à dire de ses théories sexuelles :

  1. Fantasme      de la « femme au pénis », théorie hermaphrodite de complétude et      de négation de trous dans le corps ; période de négation de la      différence des sexes.
  2. Théorie      cloacale de la naissance qui s’appuie sur l’idée d’un orifice unique et      sur le sentiment que l’enfant est un fragment du corps de la mère, et dont      l’enjeu vise le déni de la séparation, notamment le déni d’une séparation      des psychés.
  3. Conception      sadique du coït qui situe la sexualité dans un rapport violent de      domination du fort sur le faible. Ce fantasme ne détermine pas pour autant      les catégories du masculin et du féminin mais distingue les registres      actif et passif à partir desquels on peut penser la question de la      bisexualité psychique.

Sans entrer dans le détail, disons que la vie psychique s’organise et se structure selon les modalités et les avatars du développement de la sexualité infantile où corps et psyché sont étroitement intriqués (cf. couples somato-psychiques : excitation et pulsionnalité, sensorialité et fantasmatisation).

Prenons l’exemple du rêve pour mieux comprendre les rapports corps-psyché, cette fameuse connexion entre organique et psychique.

Le rêve est-il un processus corporel ?

A cet égard, Freud définit le rêve comme la manifestation psychique d’excitations somatiques durant le sommeil (cf. Introduction à la psychanalyse, p.72). Non seulement la dimension d’interface du rêve est posée, mais le processus onirique ne peut se concevoir qu’en tenant compte de la fonction physiologique qui en est sa condition d’émergence, c’est à dire le sommeil. Le rêve se déclenche en réaction à une excitation perturbant le sommeil (excitation de nature sensorielle, perceptive, ou cénesthésique). On voit bien que si le sommeil est la condition du rêve, le rêve lui-même protège le sommeil en tant que nécessité de la condition humaine. Car nous avons tous un besoin vital de dormir.

Protecteur du sommeil, le rêve est donc convoqué comme médiateur pour proposer une solution de compromis en vue de liquider l’excitation qui en est la source et la cause.

Comment comprendre la dynamique de ce processus ?

Prenons appui sur les rêves enfantins décrits par Freud. Ce sont des rêves qui ont cette particularité de ne subir aucune déformation, contrairement aux rêves bizarres des adultes : le contenu manifeste du rêve enfantin traduit de manière directe le désir sous-jacent. Le rêve enfantin est une réaction à une expérience vécue dans la journée et qui a laissé derrière elle une impression forte d’un regret ou d’un désir inassouvi. Cette expérience d’insatisfaction ou de frustration constitue la source où va puiser l’excitation pendant le sommeil. Le désir non réalisé dans la journée est donc l’incitateur du rêve. Non seulement le scénario du rêve reproduit alors l’expression du désir, mais, et c’est l’une de ses caractéristiques fondamentales, le travail du rêve présente le désir comme littéralement accompli au sein d’une l’expérience hallucinatoire. Cette expérience hallucinatoire via le rêve prend alors valeur d’équivalent psychique de l’expérience vécue. Autrement dit, à travers le rêve, l’expérience psychique de satisfaction est l’expérience vécue. Le désir ainsi réalisé annule l’excitation somatique. On comprend alors que la satisfaction pulsionnelle implique une modification corporelle. Nous voyons ainsi le double mouvement du fonctionnement de l’unité somato-psychique, ce jeu de liaisons réciproques dont je vous parlais tout à l’heure. Freud va reprendre ces éléments dans un texte tardif (Abrégé de psychanalyse suivi de Some Elementary Lessons in Pycho-Analysis, 1938), et les résumer dans des formules très concises. Je le cite : « Les phénomènes psychiques dépendent au plus haut point d’influences corporelles et ils exercent de leur coté les actions les plus fortes sur les processus somatiques. »

Et voilà ce qui nous amène, avant de terminer, à nous demander de quelle nature est cette connexion entre l’organique et le psychique dont Freud parle au début de son œuvre. Car s’il est désormais convenu que le psychique ne saurait se réduire à l’organique, il ne peut pas davantage exister ou s’expliquer sans lui. Je reviens donc à l’article pré-analytique de Freud sur le cerveau (1888) lorsqu’il remarque que certaines stimulations cérébrales n’ont aucun effet sur l’état de conscience. Il se demande si ce défaut de connexion est lié à un changement d’état issu de la combinaison d’autres phénomènes cérébraux ou s’il s’agit d’autre chose. L’état des connaissances du moment ne lui permet pas de s’avancer davantage, mais il pressent qu’il est sur le chemin d’une découverte capitale. Ses recherches sur l’appareil psychique l’amène progressivement à disjoindre psychisme et conscience pour montrer l’existence de deux systèmes : un système conscient, un autre inconscient, et où existe un rapport d’influence de l’un sur l’autre. L’enjeu est de taille, car il s’agit de reconnaître le psychisme comme un espace complexe dont le champ de la conscience n’est qu’un aspect partiel.

Dans une note de bas de page de son article sur l’Inconscient (1915), Freud dit : « Nous nous réservons de mentionner dans un autre contexte un autre privilège important de l’Ics. » Vous avouerez que cette note nous laisse un peu perplexe.

De quoi veut-il parler ?

C’est dans sa correspondance avec Georg Groddeck, médecin allemand que l’on peut considérer comme un père fondateur de la psychosomatique, que Freud lève le voile sur cette note énigmatique. Dans une lettre datée du 5 juin 1917, Freud écrit : « Dans mon essai sur l’inconscient que vous mentionnez, vous trouvez une note en apparence insignifiante (…) Je vais vous révéler ce que cache cette note : l’affirmation que l’acte inconscient exerce sur les processus somatiques une action plastique intense que n’obtient jamais l’acte conscient. » Plus loin, il poursuit : « Le facteur psychique joue aussi un rôle d’une ampleur insoupçonnée dans la naissance des maladies organiques. »

Et là je fais une parenthèse pour vous renvoyer au très poignant et impressionnant texte de Fritz Zorn, qui s’intitule Mars (1977), et dans lequel l’auteur analyse avec une lucidité tragique les tabous et les inhibitions psychiques qui ont déclenché, selon lui, le cancer dont il va mourir à 32 ans.

Je reviens à Freud, toujours dans sa correspondance avec Groddeck, pour dire qu’il va faire un pas supplémentaire, et décisif pour la théorie psychanalytique, en situant l’inconscient à l’interface du soma et de la psyché. Il écrit : « L’Inconscient est certainement le véritable intermédiaire entre le somatique et le psychique, peut-être est-il le missing link [le chaînon manquant] tant cherché. »

En son temps, Descartes avait situé la glande pinéale au carrefour du corps et de l’âme, mais sans pouvoir indiquer comment l’âme pouvait agir sur elle. Avec Freud, qui fait de l’Inconscient l’articulation somato-psychique fondamentale, il devient désormais possible de penser et de donner sens aux conduites humaines les plus obscures.

POUR FINIR

Au début de mon intervention, je disais que la vie c’était le mariage de la vie d’âme et de la vie du corps, le mariage de psyché et de soma.

Mais, il y a une chose que je ne vous ai pas dite, parce que c’est presque un secret de famille, bien qu’il s’agisse d’un secret de famille que nous partageons tous ; c’est que le corps est un peu le cocu de l’histoire. En effet, Psyché a deux amants : Eros et Thanatos. Pour aller vite, Eros c’est un rassembleur charismatique, c’est le représentant des pulsions de vie, tandis que Thanatos est un séparateur impitoyable et inflexible qui représente la tendance à la destruction.

Alors, du fait de ses liaisons tumultueuses et conjuguées avec ces deux amants que tout oppose, ces deux amants pulsionnels aussi fougueux l’un que l’autre, Psyché a scellé avec le corps un pacte secret, un pacte issu de l’inconscient, qui va engager leur union solidaire pour le meilleur comme pour le pire.