8 novembre 2017

Communication présentée dans le cadre du séminaire "Trauma-traumatisme : penser l'impensable"

 

Le concept de trauma dans l’œuvre freudienne[1]

 

(1ère partie)

 

Thierry SCHMELTZ

 

Psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris

 

 

La notion de trauma est présente dans l’œuvre freudienne avant même l’avènement de la psychanalyse. Elle va connaître une évolution constante dans la théorie et dans la pratique psychanalytique et va s’imposer comme un concept central. Les remaniements de la théorie du trauma vont nourrir au fil du temps des controverses importantes qui ont parfois conduit Freud à des ruptures marquantes, notamment avec O. Rank, et S. Ferenczi.

 

De nos jours, le trauma est régulièrement présenté comme un phénomène psychique négatif en tant qu’il est réputé à l’origine d’une désorganisation de la personnalité du sujet. Mais, comme toujours chez Freud, il ne faut pas négliger d’explorer les mécanismes psychiques selon leur double valence potentielle, c’est-à-dire sous l’angle de leur réversibilité relative. En effet, l’œuvre freudienne soutient l’idée que la dynamique psychique est, au moins en partie, le résultat défensif d’un jeu de forces contradictoires où l’éruption symptomatique est souvent le prix subjectif pour maintenir un équilibre sinon stable du moins vivant.

 

Aussi le trauma n’échappe-t-il pas à ce principe, et l’investigation du concept ouvre la perspective tantôt d’une désorganisation tantôt d’un réaménagement possible de la configuration psychique.

 

Il pourrait paraitre déplacé voire scandaleux de distinguer des « traumas négatifs » et des « traumas positifs », mais à bien y regarder, ce pourrait être pourtant la thèse première de Freud. Par exemple, si l’on considère le concept de pulsion, pierre angulaire de la théorie psychanalytique, on pourrait dire qu’il représente une crise traumatique qui non seulement oblige le psychisme à générer des mécanismes de transformation, mais qui se présente d’abord comme la cause génératrice du psychisme lui-même : « Les excitations pulsionnelles, qui ont leur origine à l’intérieur de l’organisme, ne peuvent être liquidées par ce mécanisme [action de fuite]. Elles soumettent donc le système nerveux à des exigences beaucoup plus élevées [que les excitations externes], elles l’incitent à des activités compliquées, engrenées les unes dans les autres (…) ; elles le forcent avant tout à renoncer à son intention idéale de tenir à l’écart l’excitation (…). Nous pouvons donc bien conclure que ce sont elles, les pulsions, et non pas les excitations externes, qui sont les véritables moteurs des progrès qui ont porté le système nerveux, avec toutes ses potentialités illimitées, au degré actuel de son développement. » (Cf. Pulsions et destins des pulsions (1915), Métapsychologie, Folio, p. 16).

 

En poussant cet exemple au bout de sa conséquence, on pourrait dire qu’il n’y a pas de vie psychique sans trauma inaugural ; autrement dit, le trauma se présente comme incitateur de la vie psychique dont il est en même temps consubstantiel.

 

Du reste, au plan étymologique, on retrouve cette valence du trauma. En effet l’adjectif « traumatique » (qui est la première occurrence de la langue française, 1549) vient d’un emprunt au latin traumaticus qui signifie littéralement « efficace contre les blessures » ; la locution latine étant elle-même empruntée au grec tardif traumatikos qui spécifie « ce qui est bon pour les blessures ». Le terme grec est un dérivé de trôma qui désigne à la fois la « blessure » et le « dommage », c’est-à-dire rassemblant à la fois l’impact et sa conséquence. (Cf. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française)

 

En français, le terme « traumatique », dont le sens salvateur est sorti d’usage, a connu plusieurs déclinaisons : traumatologie (1834), traumatisme (1855), trauma (1876), traumatiser (1896), traumatisant(e) (1910), etc.

 

Dans l’œuvre de Freud, on ne rencontre que le terme « trauma » du fait que la langue allemande ne dispose pas de mot spécifique pour désigner le traumatisme. Dans les éditions françaises, ce sont des choix de traductions qui, en essayant de rester au plus près de la pensée freudienne, proposent tantôt trauma tantôt traumatisme pour différencier le choc de ses effets sur l’organisme.

 

 

Historiquement, c’est en s’intéressant aux mécanismes hystériques que Freud s’est interrogé sur les « circonstances traumatiques occasionnantes » de cette névrose. Comment se forme-t-elle ? Quelle en est la condition ? Quelles en sont les causes déterminantes ? Freud cherche à comprendre la nature du phénomène qui la provoque ?

 

A l’époque, tous les travaux concernaient les conséquences d’événements extérieurs subis passivement par l’individu (accidents de train ou de la voie publique, situation de guerre, sensation de mort imminente, etc.) On parlait alors de névrose traumatique.

 

A la suite des travaux de Charcot, et au décours de son séjour à la Salpêtrière, Freud s’est déjà convaincu qu’il existe un lien de cause à effet dans l’apparition des symptômes, et qu’un « facteur accidentel » agit à la manière d’un « agent provocateur » pour déclencher des symptômes hystériques plus ou moins durables, qui tous engagent le corps, à la fois le corps sensible et le corps moteur. (Cf. Communication préliminaire, 1893, OCF II, p. 23 ; EH, p. 1)

 

À la faveur de ses observations cliniques, Freud établit une corrélation entre la nature du symptôme hystérique et le trauma occasionnant qui prend une valeur psychique. Mais, si cette corrélation peut être directe (en lien avec un événement objectif) ou symbolique, elle est souvent plus obscure et inaccessible à une compréhension immédiate, d’autant que le trauma n’est pas capable à lui seul de déclencher le phénomène hystérique.

 

Pour Freud, la pathogénie de l’hystérie se rapproche des névroses traumatiques au sens où le facteur déclenchant peut avoir un caractère somatique (ébranlement de l’organisme provoquant un surcroît d’excitation), mais aussi et surtout psychique, en l’occurrence une émotion dont l’intensité et le caractère inattendu (jeu de la force et de la temporalité) constituent l’objet traumatique. Ce trauma fonctionne comme un « corps étranger » pour le psychisme qui ne peut plus alors répondre au principe de constance (selon le modèle de stabilité de Fechner).

 

Freud remarque que « très souvent, ce sont des événements qui sont survenus dans l’enfance qui ont provoqué, au cours de toutes les années suivantes, un phénomène pathologique plus ou moins grave. » (Cf. Communication préliminaire, OCF II, p. 24, EH, p. 2)

 

Autrement dit, tout affect particulièrement pénible ou douloureux (effroi, angoisse, honte, perte affective, impression de mort imminente) est susceptible de constituer un trauma, mais la constitution d’un trauma n’induit pas systématiquement une conséquence traumatique, laquelle va surtout dépendre de la sensibilité, de la personnalité et de l’histoire du sujet.

 

Freud précise sa pensée : « Nous devons plutôt affirmer que le trauma psychique – ou plus précisément le souvenir qu’on en a – agit à la manière d’un corps étranger, lequel doit avoir valeur, bien longtemps après son intrusion, d’un agent exerçant son action dans le présent, et nous en voyons la preuve dans un phénomène des plus remarquables qui confère en même temps à nos découvertes un intérêt pratique significatif. Nous découvrîmes en effet, au début à notre plus grande surprise, que chacun des symptômes hystériques disparaissait aussitôt et sans retour quand on avait réussi à amener en pleine lumière le souvenir de l’épisode occasionnant, et par là même à réveiller aussi l’affect l’accompagnant, et quand ensuite le malade dépeignait l’épisode de la manière la plus détaillée possible et mettait des mots sur l’affect. Une remémoration sans affect est presque toujours totalement sans effet ; le procès psychique qui s’était déroulé à l’origine doit être répété de manière aussi vivante que possible, amené au statum nascendi, et ensuite « exprimé verbalement ». S’il s’agit de manifestations de stimulation, surviennent alors – encore une fois avec une pleine intensité : convulsions, névralgies, hallucinations, pour ensuite disparaître à jamais. Défauts fonctionnels, paralysies et anesthésies disparaissent de la même manière, naturellement sans qu’on puisse discerner chez eux une augmentation momentanée. (…) Nous sommes bien autorisés à conclure de ces observations que l’épisode occasionnant continue à agir d’une quelconque manière des années après, non pas indirectement par la médiation d’une chaîne de maillons intermédiaires causaux, mais immédiatement en tant que cause déclenchante, tout comme par exemple une douleur psychique remémorée dans la conscience vigile provoque encore à une époque ultérieure la sécrétion de larmes : l’hystérique souffre pour la plus grande part de réminiscences. » (CP, OCF II, pp. 27-28 ; EH, pp. 4-5)

 

Autrement dit, non seulement le souvenir fonctionne de la même manière que l’élément déclenchant, mais il devient lui-même la principale circonstance occasionnante des phénomènes hystériques, tandis que, pour sa part, la cause originelle du trauma a disparu.

 

Le souvenir en question n’a cependant pas un statut conscient au sens d’être directement remémoré. Au contraire, l’expérience vécue traumatique est totalement absente de la mémoire vigile du sujet ou n’y subsiste que d’une manière extrêmement sommaire.

 

A l’époque, ce n’est qu’avec le recours à l’hypnose selon la méthode cathartique que le souvenir peut être retrouvé dans toute l’intensité hallucinatoire (reviviscence) de son actualité évènementielle. Pour Freud, les souvenirs qui échappent à l’usure du temps et qui restent efficients en dehors de la conscience correspondent à des traumas qui n’ont pas été suffisamment « abréagis », c’est-à-dire dont la charge énergétique (émotionnelle ou affective) n’a pas pu être suffisamment liquidée en actes ou en paroles.

 

Dans sa « Communication préliminaire » (1893), véritable manifeste de la pathogénie du trauma, Freud centre exclusivement son intérêt sur la compréhension du mécanisme psychique de l’hystérie. À aucun moment, il n’aborde la question sexuelle dans la détermination du trauma bien qu’elle soit présente dans son esprit (Cf. correspondance avec W. Fliess) et qu’elle apparaisse rétrospectivement en filigrane dans le texte.

 

C’est à partir de sa pratique thérapeutique par l’hypnose (présentée comme hystérie artificielle, cf. plus tard le transfert comme névrose artificielle), et des travaux de P. Janet qu’il avait lus, que Freud s’est convaincu de l’existence d’une dissociation psychique qu’il a appelé « clivage de conscience ». Il postule ainsi des états de conscience particuliers, de l’espèce du rêve, qu’il nomme « états hypnoïdes » dont il attribuera l’expression à Joseph Breuer. Ces états présenteraient un contenu représentatif coupé des processus associatifs conscients (Cf. somnambulisme) et constitueraient le fondement et la condition même de l’hystérie.

 

Ceci étant, même en l’absence d’états hypnoïdes chez un sujet moins prédisposé à l’hystérie, un trauma d’une gravité majeure (comme dans la névrose traumatique) ou une sévère répression sexuelle peut provoquer une dissociation de la conscience telle que ce clivage « constituerait le mécanisme de l’hystérie psychiquement acquise. » (CP, OCF II, p. 33 ; EH, p. 9). Il faut noter à ce stade que pour Freud, l’hystérie navigue entre facteurs prédisposants, c’est-à-dire hérités de la constitution, et facteurs accidentels issus du vécu de l’expérience.

 

À la fin de la Communication préliminaire, Freud théorise sa conception : « Il existe dans l’hystérie des groupes de représentations apparus dans des états hypnoïdes, groupes qui sont exclus de la circulation associative avec les autres groupes [de la conscience], mais capables de s’associer entre eux, constituant un rudiment plus ou moins hautement organisé d’une conscience seconde, d’une condition seconde. Un symptôme hystérique durable correspond alors à une intrusion de cet état second dans l’innervation corporelle habituellement dominée par la conscience normale, mais un accès hystérique témoigne d’une organisation plus élevée de cet état second et signifie, s’il est apparu récemment, un moment où cette conscience hypnoïde s’est emparée de toute l’existence du malade, témoignant donc d’une hystérie aiguë ; (…) Pendant l’accès, la domination sur l’ensemble de l’innervation corporelle est passée à la conscience hypnoïde. La conscience normale, comme le montrent des expériences bien connues, n’est pas toujours totalement refoulée alors ; elle peut même percevoir les phénomènes moteurs de l’accès, tandis que les processus psychiques de celui-ci échappent à sa connaissance. Le déroulement typique d’une grave hystérie est, on le sait, le suivant : tout d’abord un contenu représentatif se forme dans des états hypnoïdes, puis, lorsqu’il a suffisamment augmenté, s’empare pendant une période d’ « hystérie aiguë » de l’innervation corporelle et de l’existence du malade, crée des symptômes durables et des accès, et ensuite – à part quelques restes –, guérit totalement. Si la personne normale peut recouvrer sa domination, ce qui a survécu de ce contenu de représentation hypnoïde fait retour dans des accès hystériques et remet momentanément la personne dans des états semblables qui sont eux-mêmes de nouveau influençables et réceptifs aux traumas. Il s’établit ensuite fréquemment une sorte d’équilibre entre les groupes psychiques qui sont réunis dans la même personne ; accès et vie normale marchent côte à côte sans s’influencer mutuellement. » (CP, OCF II, pp. 36-37 ; EH, pp. 11-12)

 

On perçoit bien que sous les aspects de cette « conscience seconde » apparaissent les éléments précurseurs de ce qui va constituer plus tard l’Inconscient. Il est remarquable que ce texte de 1893, texte pré-analytique, contienne déjà les ferments d’une théorie du fonctionnement psychique qui va se déployer en système à partir de l’avènement psychanalytique.

 

C’est trois ans plus tard, en 1896, que Freud passe du terme psychoanalyse à celui de psychanalyse qu’il forge pour la première fois dans le texte Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense. La naissance de la psychanalyse confirme alors l’abandon de la méthode cathartique sous hypnose et de la suggestion. C’est aussi dans ce texte que le terme d’inconscient est régulièrement utilisé pour montrer que le psychisme n’est pas réductible à la conscience, et qu’il existe des groupes psychiques séparés qui ont leur propre contenu et leur propre activité. Ceci étant, l’inconscient n’est pas encore évoqué comme lieu psychique spécifique, mais vient plutôt qualifier des phénomènes ou des formations psychiques soustraits à la conscience à la suite d’une opération de clivage.

 

Freud envisage ce clivage de conscience comme le résultat d’un processus défensif qui permet de refouler une représentation inconciliable ou une pensée insupportable pour le moi du malade ; représentation et pensée qui ont en commun d’avoir un contenu érotique. En effet, au fil de ses investigations cliniques, et à la surprise générale, Freud en vient alors à affirmer que « les symptômes hystériques ne peuvent être compris que s’ils sont rapportés à des traumas psychiques de nature sexuelle » ; et il précise que ces expériences traumatiques ont été vécues passivement « en des temps présexuels ». Il réaffirme alors que « ce ne sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir, après que l’individu est entré dans la maturité sexuelle » (Cf. Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense, 1896, OCF III, p. 125 ; NPP, p. 63).

 

Dans un article de la même année (1896), écrit directement en français, Freud précise clairement la nature du souvenir traumatique : « C’est bien un souvenir qui se rapporte à la vie sexuelle, mais qui offre deux caractères de la dernière importance. L’événement duquel le sujet a gardé le souvenir inconscient est une expérience précoce de rapports sexuels avec irritation véritable des parties génitales, suite d’abus sexuel pratiqué par une autre personne, et la période de la vie qui renferme cet événement funeste est la première jeunesse, les années jusqu’à l’âge de huit à dix ans, avant que l’enfant soit arrivé à la maturité sexuelle. Expérience de passivité sexuelle avant la puberté : telle est donc l’étiologie spécifique de l’hystérie. » (L’hérédité et l’étiologie des névroses, 1896, OCF III, p. 116 ; NPP, p. 55)

 

Dans cette période où se constitue la psychanalyse, les traumas d’enfant étaient réputés formés par des atteintes externes, notamment des abus sexuels supposés réels, commis par des adultes ou d’autres enfants plus âgés. La question de la masturbation active, si fréquemment associée à l’hystérie, était elle-même perçue comme la conséquence de l’expérience d’abus sexuel ou de la séduction venant d’un adulte.

 

Toujours sur la voie de la matérialité objectivable du trauma sexuel pour tenter de saisir le mécanisme psychique de l’hystérie, Freud développe sa pensée : « Peut-on comprendre qu’une telle expérience sexuelle précoce, subie par un individu, duquel le sexe est à peine différencié, devienne la source d’une anomalie psychique persistante comme l’hystérie ? Et comment s’accorderait une telle supposition avec nos idées actuelles sur le mécanisme psychique de cette névrose ? On peut donner une réponse satisfaisante à la première question : C’est justement parce que le sujet est infantile que l’irritation sexuelle précoce produit nul ou peu d’effet à sa date, mais la trace psychique en est conservée. Plus tard, quand à la puberté se sera développée la réactivité des organes sexuels à un niveau presque incommensurable avec l’état infantile, il arrive d’une manière ou d’une autre que cette trace psychique inconsciente se réveille. Grâce au changement dû à la puberté le souvenir déploiera une puissance qui a fait totalement défaut à l’événement lui-même ; le souvenir agira comme s’il était un événement actuel. Il y a pour ainsi dire action posthume d’un traumatisme sexuel. » (L’hérédité et l’étiologie des névroses, 1896, OCF III, p. 118 ; NPP, p. 57)

 

Ainsi, plus que le trauma lui-même, c’est la trace mnésique du trauma, véritable point de fixation, qui, réinvestie par l’énergie psychique post-pubertaire, constitue la source d’où les chaînes associatives de représentations s’enracinent pour se ramifier ensuite et contribuer à la formation des symptômes névrotiques. Avec la théorisation de l’hystérie, Freud développe non seulement une structure fondamentale de la causalité psychique, mais également une théorie du trauma sexuel en deux temps, c’est à dire dont les effets se produisent dans une temporalité d’après-coup qui tient compte du développement biologique de la sexualité.

 

Le « cas Emma » est sans doute l’exemple clinique qui, à l’époque des Etudes sur l’hystérie, illustre le mieux la perspective temporelle du processus traumatique et la fonction défensive du refoulement. Cette observation montre bien l’intrication de deux scènes distantes temporellement dont la plus tardive (scène post-pubertaire qu’Emma désigne consciemment comme à l’origine de son symptôme l’empêchant d’entrer seule dans une boutique) donne sens à la première scène pré-pubertaire refoulée. Freud conclut cette observation en disant : « Partout il se trouve qu’un souvenir refoulé n’est devenu un trauma qu’après-coup. La cause de cet état de choses est l’arrivée retardée de la puberté par rapport au reste du développement de l’individu. » (Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), La naissance de la psychanalyse, pp. 364-366 ; Projet d’une psychologie, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, pp. 657-660)

 

En faisant du souvenir d’une expérience sexuelle précoce la cause spécifique de l’hystérie, Freud récuse ainsi la théorie héréditaire de Charcot. Toutefois, cette récusation repose encore sur une théorie essentiellement neurophysiologique selon le modèle des circuits neuronaux.

 

On pourrait dire que lorsque des expériences ultérieures viennent réactiver la trace mnésique du trauma, cela témoigne d’abord d’un échec de la défense, c’est-à-dire de la faillite du refoulement. Mais sur un plan dynamique, et selon le cas, on peut se demander s’il s’agit véritablement d’un échec de la défense dans une répétition mortifère sans reprise possible, ou s’il s’agit au contraire d’un assouplissement de la défense à la faveur d’un psychisme plus développé et mieux structuré, et qui offre de nouvelles aptitudes d’élaboration du trauma « par petites quantités » dans des conditions psychiques devenues plus favorables.

 

Malgré ses efforts de compréhension et de théorisation, Freud va rencontrer de multiples échecs thérapeutiques qui l’amènent progressivement à douter sérieusement de ses postulats théoriques. Il en vient ainsi à remettre en cause la réalité des agressions sexuelles précoces dont il faisait jusque-là l’acte fondateur du trauma. Il va faire part de sa désillusion à son ami et mentor W. Fliess dans une lettre où il avoue ne plus croire à sa « neurotica ». Freud soupçonne alors l’importance que pourrait revêtir ce qu’il appelle la « fiction investie d’affect » (c’est-à-dire le fantasme), à côté voire en lieu et place de la réalité désormais douteuse de la séduction systématique de l’enfant par l’adulte. Il s’agit là d’un saut théorique fondamental car le trauma n’est plus conçu à partir d’un événement de la réalité extérieure, mais à partir du vécu de la réalité psychique, laissant ainsi pensé que l’inconscient n’est constitué d’aucun indice de réalité, mais exclusivement de fantasmes. (Cf. lettre 69 [139] du 21 septembre 1897, La naissance de la psychanalyse, pp. 190-193 ; [pp. 334-337])

 

Si Freud avait reconnu assez tôt les avatars de la vie sexuelle comme facteurs essentiels dans l’étiologie de l’angoisse et des névroses, il faut dire que, jusqu’en 1897, il semblait partager l’opinion commune d’une certaine « innocence sexuelle » de l’enfance. C’est à partir du renoncement à sa théorie de la séduction, et à la faveur de son auto-analyse qui le met sur la voie du complexe d’Œdipe, qu’il se persuade de l’existence d’une vie sexuelle de l’enfant indépendante de toute stimulation extérieure. Cette conception extensive de la sexualité, qui intègre désormais l’expérience sexuelle infantile, devient une fonction du corps plus large, qui tend au plaisir, et qui n’est plus dominée par l’activité des organes génitaux ni limitée à la fonction de reproduction.

 

Dans son Dictionnaire freudien, Claude Le Guen fait remarquer qu’en dehors d’une courte note de bas de page, la question du trauma n’apparaît nulle part dans L’interprétation des rêves (1900), comme si, déjà intégré à la théorie des névroses dans son rapport à la sexualité, le trauma était encore en attente de trouver sa place véritable dans une théorie générale du fonctionnement psychique, ou comme si la théorie du trauma avait jusque-là servi de défense contre la connaissance de l’Œdipe.

 

Dans un texte de 1906, juste après la publication de ses Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud reprend le fil de ses élaborations qui l’ont conduit à une modification de sa théorie : « Sans prendre en compte ces traumas sexuels du temps de l’enfance, on ne pouvait ni élucider les symptômes – trouver compréhensible leur détermination – ni prévenir leur retour. Ainsi, la significativité incomparable des expériences vécues sexuelles pour l’étiologie des psychonévroses semblait établie de manière indubitable, et ce fait est même resté jusqu’à aujourd’hui l’un des piliers de la théorie. Si l’on présente ainsi cette théorie selon laquelle la cause de la névrose hystérique de toute une vie réside dans les expériences vécues sexuelles du premier temps de l’enfance, le plus souvent anodine en soi, elle ne manquera pas de paraître plutôt déconcertante. Mais si l’on prend en considération l’évolution historique de la doctrine, si l’on reporte le contenu principal de celle-ci dans la thèse selon laquelle l’hystérie est l’expression d’un comportement particulier de la fonction sexuelle de l’individu, et que ce comportement est déjà déterminé de façon décisive par les premières influences et expériences vécues agissant dans l’enfance, nous nous trouvons certes appauvris d’un paradoxe, mais enrichis d’un motif pour accorder toute notre attention aux post-effets éminemment significatifs, et jusqu’à présent gravement négligés, des impressions d’enfance. » (Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses, 1906, OCF VI, p. 311 ; RIP I, pp. 115-116)

 

Les corrections apportées à la théorie des psychonévroses ont pris acte non seulement de la dimension fantasmatique en lieu et place du caractère accidentel de l’expérience sexuelle réellement vécue, mais aussi des formes variées que prend la constitution sexuelle de l’enfant à partir des différentes sources pulsionnelles de l’organisme. Autrement dit, en postulant des facteurs constitutionnels à la place des influences accidentelles, Freud a remplacé sa conception des traumas sexuels infantiles par une nouvelle théorie de l’infantilisme de la sexualité, et ce faisant a substitué dans les mécanismes de défense le refoulement à l’abréaction. (Cf. chapitre II des Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) qui porte précisément sur la sexualité infantile)

 

Pour Freud, « ce qui importait, ce n’était donc pas ce qu’un individu avait connu dans son enfance en fait d’excitations sexuelles, c’était avant tout sa réaction face à ces expériences vécues : savoir s’il avait ou non répondu à ces impressions par le « refoulement ». (Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses, 1906, OCF VI, p. 315 ; RIP I, p. 119)

 

Désormais saisi dans une conception qui intègre la vie fantasmatique, l’histoire infantile et les fixations aux divers stades libidinaux, le trauma change de nature mais reste inscrit dans un processus temporel qui confirme son effet d’après-coup à l’origine de la névrose : Un fantasme de l’époque infantile, du fait de son refoulement, constituerait un point de fixation et le temps premier d’un trauma non encore efficient ; le réinvestissement libidinal à la période pubertaire de sa trace mnésique ouvrirait le deuxième temps du trauma, ; et le déclenchement de son efficience traumatique serait à l’origine d’un conflit psychique qui trouverait dans le recours symptomatique une solution de compromis  entre les revendications libidinales et la tendance au retour du refoulé. Bien entendu, cette formulation reste très schématique, car il s’agit en réalité de tenir compte de la complexité et de la pluralité de facteurs étiologiques qui prennent appui les uns sur les autres en s’additionnant pour former un tableau psychonévrotique.

 

Tel qu’il l’affirme dans le chapitre sur les aberrations sexuelles des « Trois essais », et dans la postface du « cas Dora » (Fragment d’une analyse d’hystérie), pour Freud « les symptômes constituent l’activité sexuelle des malades », et il précise : « Ce n’est pas seulement qu’une bonne partie de la symptomatologie hystérique provient directement des manifestations de l’état d’excitation sexuelle, ce n’est pas seulement qu’une série de zones érogènes, leurs propriétés infantiles étant renforcées, s’élève dans la névrose jusqu’à la significativité d’organes génitaux ; ce sont même les symptômes les plus compliqués qui se révèlent être les présentations, par conversion, de fantaisies ayant pour contenu une situation sexuelle. » On comprend alors que trauma et sexualité ont partie liée car, pour Freud, il est désormais indéniable que « la névrose ne traite que de la sexualité refoulée des malades », sexualité « circonscrite par la prédisposition infantile ». Voilà donc une manière de mettre « en évidence que c’est la composante sexuelle ne faisant jamais défaut dans l’expérience vécue traumatique qui a exercé l’action pathogène ». (Ibid., pp. 316-317 ; pp. 120-121)

 

Si pour une part, la conception de la constitution sexuelle de l’individu rapproche Freud de l’idée d’une prédisposition héréditaire où les processus sexuels à l’œuvre dans l’organisme déterminent la formation et l’utilisation de la libido sexuée, le déclenchement d’une névrose est en lien avec des perturbations de nature diverse (somatique et psychique) de ces processus sexuels. C’est aussi à ce stade qu’il fait une distinction plus nette entre les « névroses actuelles » qui sont la conséquence des effets somatiques des perturbations du métabolisme sexuel, et les « psychonévroses » qui s’originent et s’organisent sur les effets psychiques de ces perturbations (en lien avec un conflit infantile).

 

La théorie traumatique de la névrose (version première topique) donne clairement une dimension énergétique et économique du fonctionnement psychique. Ainsi, dans la deuxième série de ses Conférences d’introduction à la psychanalyse de 1916-1917, Freud apporte une définition de l’expérience traumatique : « Le terme « traumatique » n’a pas d’autre sens que ce sens économique. Nous qualifions ainsi une expérience vécue qui apporte à la vie psychique, en un court laps de temps, un surcroît de stimulus tellement fort que la liquidation ou l’élaboration de celui-ci selon une manière normale et habituelle échoue, d’où ne peuvent que résulter des perturbations durables dans le fonctionnement énergétique. (…) La névrose devrait être assimilée à une affection traumatique et naîtrait de l’incapacité à liquider une expérience vécue trop fortement marquée d’affect. » (Cf. La fixation au trauma, l’inconscient (1916-1917), Conférences d’introduction à la psychanalyse, OCF XIV, p. 285 ; Introduction à la psychanalyse, pp. 256-257)

 

L’augmentation rapide et intense du niveau d’excitation psychique est donc telle qu’à l’endroit du refoulement se crée un point de fixation libidinal susceptible d’être réinvesti ultérieurement à la faveur d’un vécu ou d’un événement accidentel.

 

L’introduction des fantasmes originaires dans le corpus psychanalytique va apporter une innovation importante aux origines archaïques de la névrose. Il s’agit d’un patrimoine fantasmatique instinctif, transmis phylogénétiquement (scène primitive, séduction, castration), qui constitue le noyau de l’Inconscient (désormais constitué en tant qu’instance psychique proprement dite) et qui contraint la vie et l’organisation psychique de l’individu.

 

Le cas de « L’homme aux loups » que Freud publie en 1918 est une illustration clinique remarquable des effets traumatiques des scènes originaires dans un vécu infantile. (Cf. A partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918, OCF XIII, pp. 5-118)

 

 

 

 



[1] Communication présentée le 8 novembre 2017 dans le cadre du séminaire « Trauma-traumatisme : penser l’impensable ».