Imprimer

14 mai 2018

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

Pourquoi la guerre ?

Enjeux culturels et transformations psychiques

Par Thierry Schmeltz, psychanalyste

ARGUMENT : La violence est présente dans l’histoire des hommes depuis des temps immémoriaux. Le travail d’élaboration de la psychanalyse a convaincu Freud d’une idée difficile à admettre : la destructivité est présente chez tout être humain et ne s’éteint jamais. Mais elle peut se transformer.

La psychanalyse peut-elle agir sur les affects de haine ? A-t-elle le pouvoir d’infléchir les tendances agressives des hommes ? Peut-elle intervenir dans le processus civilisateur ?

Quelques exemples tirés de l’actualité illustreront ces questions.

La guerre est un sujet sur lequel il y aurait beaucoup de choses à dire, non pas tant sur la guerre en soi, la guerre en tant que telle, que sur ce qu’elle signifie. Ce thème pourrait d’ailleurs faire, à lui seul, l’objet d’un séminaire au long cours pour tenter de caractériser et comprendre les processus en jeu dans ce phénomène, au-delà de sa dimension événementielle.

Ce dont je vais vous parler aujourd’hui ne sera sans doute pour vous rien d’autre que ce que vous savez déjà, clairement ou confusément, mais ce que je me propose de faire, c’est d’essayer d’organiser toute une série d’éléments que nous connaissons ou que nous pressentons.

Pourquoi la guerre ? Premier point de repérage : à l’heure de la mondialisation et du temps réel (aujourd’hui, nous savons immédiatement ce qu’il se passe à l’autre bout du monde), cette question nous plonge de fait au cœur d’une actualité tristement quotidienne. Pas un jour sans qu’il se passe quelque chose sur un front ou sur un autre. À vrai dire, cette question n’a jamais cessé d’être d’actualité, aujourd’hui comme hier, puisqu’il faut bien reconnaître qu’elle s’est inscrite dans le temps long d’une histoire qui est celle de l’humanité. Depuis la nuit des temps, en effet, les communautés d’hommes se font la guerre, s’entretuent et se déchirent. La guerre semble même apparaitre comme une nécessité quasi naturelle pour répondre aux besoins de l’homme de projeter sa destructivité intrinsèque.

Pensons aux récits mythologiques de la Création ! Ils ont en commun de décrire des épopées assez fascinantes qui sont toutes traversées par des luttes impitoyables, des querelles brutales, des combats sans merci et des crimes à foison. Dans le champ des représentations, je pense à certaines œuvres de Rubens, de Goya ou encore de Gustave Doré qui ont remarquablement illustré la perception qu’ils avaient de la cruauté et de la violence des divinités primordiales, ces Titans qui n’hésitaient pas à massacrer leurs descendances pour défendre leurs monopoles et assurer leur hégémonie (Ouranos, Cronos, Zeus).

On a tous en tête le célèbre et non moins terrifiant tableau « Saturne dévorant son enfant » de F. Goya, sans doute inspiré de Rubens (musée du Prado à Madrid) ou les illustrations par Gustave Doré de L’enfer, dans la « Divine Comédie » de Dante, ou encore la spectaculaire scène d’émasculation d’Ouranos par Cronos, imaginée par Giorgio Vasari (Palazzo Vecchio à Florence).

Si nous regardons maintenant un livre d’histoire, que voyons-nous ? Eh bien, si l’on fait une petite recension des choses que l’on découvre au fil des pages, on trouve une série interminable de batailles, de conflits, d’homicides, de guerres (qu’elles soient civiles, transcommunautaires ou internationales), de conquêtes, de victoires et de défaites, d’invasions, d’épurations ethniques, de massacres, de tortures, de déportations, de persécutions de masse, de génocides, de destructions, d’exterminations, de complots, d’attentats, de sacrifices meurtriers, etc. Bref, vous voyez que le vocabulaire guerrier ne manque pas pour désigner autant de crimes contre l’humanité, autant d’outrages à la civilisation, autant d’effondrements des valeurs de culture.

Ceci étant, il faut tout de suite noter que ces crimes contre l’humanité émanent de l’humain, et que ces atteintes à la civilisation procèdent de la civilisation elle-même.

Voilà une façon de dire qu’à côté du processus qui va dans le sens du progrès de culture coexiste un autre processus qui lui est antagoniste.

Je reviendrai tout à l’heure sur cet aspect des choses.

Prenons pour le moment un second point de repérage qui ne concerne plus le temps historique mais le temps actuel : en préparant ma conférence de ce soir, j’ai procédé à une petite recherche pour découvrir qu’il y a aujourd’hui dans le monde 197 États qui sont officiellement reconnus par les Nations Unies.

Sur cet ensemble, avez-vous une idée du nombre de pays qui sont actuellement engagés dans un conflit sur leur sol ou au dehors ?

Selon le dernier rapport du Global Peace Index (2016) réalisé par l’Institute for Economics and Peace, seuls 10 d’entre eux vivent en paix totale, c’est-à-dire à l’abri de tout conflit intérieur ou extérieur à leurs frontières ! (Botswana, Chili, Costa Rica, Japon, Maurice, Panama, Qatar, Suisse, Uruguay, et Vietnam).

Sur ces 10 pays, aucun pays européen !

10 sur 197, ça veut dire que 95% des pays dans le monde sont engagés politiquement, militairement ou matériellement dans des conflits armés sur leur propre territoire ou en terre étrangère. Cela veut dire encore que la guerre n’est pas un épiphénomène, mais qu’elle est l’expression d’un processus quasi global et permanent, et dont l’ampleur peut à juste titre nous inquiéter.

Je ne sais pas si vous l’aviez entendu, mais lors de ses vœux de nouvel an, le Secrétaire général des Nations-Unies, Antonio Guterres, n’a pas tenu le discours diplomatique habituel, mais il a lancé un véritable cri d’alerte en évoquant la prolifération continue et l’extension constante des conflits dans le monde.

Bien entendu, chaque conflit, chaque guerre a ses propres ressorts et ses propres déterminants, et procède de la culture, mais je voudrais surtout montrer que ce qui les caractérise puise en grande partie à la même source, aux mêmes fondements pulsionnels de ce qui constitue l’humain, de ce qui constitue chacun et chacune d’entre nous.

Je propose d’aborder cette question à partir de Freud, essentiellement autour du texte Actuelles sur la guerre et la mort, paru en 1915, donc juste après le déclenchement de la première guerre mondiale, et de quelques éléments tirés de sa correspondance. Du reste, je trouve que la correspondance de Freud est une somme immense, une mine considérable qui n’a pas qu’une valeur documentaire, mais qu’elle est en soi une véritable œuvre scientifique d’une très grande richesse. Je trouve qu’on ne lit pas assez la correspondance de Freud.

Soulignons d’abord que l’expérience de la guerre n’est pas étrangère à Freud, loin s’en faut. Il était adolescent au moment de la guerre franco-prussienne de 1870 (qui au passage nous a coûté l’Alsace et la Moselle) ; il a connu et vécu la Grande guerre de 14-18, certes à l’arrière (il avait autour de 60 ans), mais où trois de ses fils ont été mobilisés ; et (à la suite de l’Anschluss auquel il ne voulait pas croire) il a dû fuir le nazisme en s’exilant à Londres où il s’est éteint 3 semaines après la déclaration de guerre de l’Angleterre et de la France à l’Allemagne qui venait d’entrer en Pologne. Ce sera le début de la seconde guerre mondiale.

Pour autant, sans être un va-t-en-guerre, Freud n’était pas ce qu’on pourrait appeler un pacifiste militant ou revendiqué. Peu avant que n’éclate la guerre de 14-18, il se montre plutôt favorable à la position de l’Empire austro-hongrois soutenu par l’Allemagne contre la Serbie. D’une manière assez surprenante, il semble même animé d’une certaine ferveur patriotique et d’un enthousiasme nationaliste assez insoupçonné. C’est dans ce contexte qu’il écrit à K. Abraham : « C’est peut-être la première fois depuis trente ans que j’ai le sentiment d’être autrichien et que je veux bien donner encore une chance à ce Reich dont il n’y a pas beaucoup à espérer. Le moral est partout excellent. L’effet libérateur de l’acte courageux, le ferme soutien de l’Allemagne y sont pour beaucoup. » [Cf. Lettre du 26 juillet 1914, in Correspondance Sigmund Freud – Karl Abraham, 1907-1926, Gallimard, 1969, p. 190]

Deux jours plus tard, le 28 juillet 1914, la guerre est officiellement déclarée à la Serbie. Aux débuts des hostilités, Freud qui s’était convaincu de la supériorité de l’Empire, pensait et espérait que la guerre allait être gagnée sans grandes difficultés, sans grands dommages, et en quelques semaines. Comme nous le savons, l’histoire allait bientôt le démentir tant sur la durée que sur l’aboutissement. Car, par le jeu des alliances, ce conflit balkanique est rapidement précipité dans la première guerre mondiale qui fera plus de 18 millions de morts dont presque la moitié (8 millions) de victimes civiles. L’exaltation première de Freud s’estompe alors très vite, et c’est dans un moment de dépit et de profond désarroi qu’il va chercher à analyser la désillusion que la guerre suscite, et la transformation du rapport que l’Homme entretient avec la mort. (Actuelles sur la guerre et la mort et autres textes, 1915, PUF, collection Quadrige, 2012)

Dans ce texte, Freud constate que la guerre apparait comme un moment exemplaire de désillusion et de confusion pour l’esprit humain. Il voit que les intellectuels sont partagés, et que la science abandonne son impartialité pour se mettre au service des efforts de guerre. En même temps, il fait mine de s’étonner que les nations et les peuples les plus civilisés n’aient pas trouvé d’autres moyens, moins barbares et moins destructeurs, pour régler leurs dissensions et résoudre leurs conflits d’intérêt.

En effet, la guerre fait des ravages, elle dévaste tout sur son passage, et ne se laisse arrêter par aucun obstacle, quel qu’en soit le prix. Ce faisant, elle détruit tous les liens de la communauté de culture en divisant les peuples et les individus, et en les assignant à une communauté de haine où les amis d’hier se retournent désormais les uns contre les autres, sans ménagement, parfois sans scrupule (Cf. guerre de l’ex Yougoslavie en 1991, après la chute du communisme et la montée des nationalismes, qui dura plus de 10 ans et a vu l’éclatement de la république fédérale des Balkans, avec des scènes de grande atrocité entre les populations qui avaient réussi à vivre jusque-là dans un voisinage relativement pacifié).

En réalité, la guerre ruine surtout l’illusion d’un développement culturel qui, en temps de paix, promulgue ses normes morales pour faire croire au triomphe du bien sur le mal ; ce mal qui surgit comme venant de nulle part, et apparait soudain au grand jour dans toute sa virulence. Cela fait penser à ce que Hannah Arendt, après la seconde guerre mondiale, décrira sous la notion de « banalité du mal » (1963) au décours du procès d’Adolf Eichmann (criminel de guerre nazi, responsable de l’organisation de la solution finale) à Jérusalem (1961). Plus récemment, Daniel Zagury (psychiatre, expert auprès des tribunaux) qui vient de publier un livre, intitulé : La barbarie des hommes ordinaires (2018, Editions de l’Observatoire) reprend cette notion de « banalité du mal » à propos des violences criminelles qui ont été fortement médiatisées ces dernières années.

Pour Freud, la banalité du mal c’est d’abord et avant tout une banalité psychique. La tendance au mal, au mauvais, est dit-il présente en chacun de nous, nous hommes et femmes ordinaires. Et contrairement aux récentes déclarations, quelque peu tonitruantes de Donald Trump qualifiant Bachar el-Assad d’animal monstrueux, Freud, Arendt et Zagury, chacun en leur temps et à leur manière, disent que les monstres n’existent pas, et que l’inhumain n’est pas extérieur à l’humain.

Cette position rejoint encore celle de Primo Levi (que Laurence Kahn cite dans son dernier livre : Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, 2018, PUF) dans son commentaire du journal autobiographique de Rudolf Höss, commandant des camps d’Auschwitz-Birkenau, (à ne pas confondre avec Rudolf Hess, bras droit d’Hitler). Primo Levi écrit ceci : « son auteur n’est ni un sadique sanguinaire ni un fanatique plein de haine, mais un homme vide, un idiot tranquille et empressé, qui s’efforce d’accomplir avec le plus de soin possible les initiatives bestiales qu’on lui confie, et qui semble trouver dans cette obéissance le total assouvissement de ses doutes et de ses inquiétudes. » [Monument à Auschwitz, in L’Asymétrie et la vie, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 27]

Dans son roman, La mort est mon métier (1952), Robert Merle s’appuie sur les entretiens psychologiques de Rudolf Höss lors du procès de Nuremberg. Dans la préface, on peut lire : « Il y a eu sous le nazisme des centaines, des milliers de Rudolf Lang [c’est le nom que Robert Merle a donné à son personnage], moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs mérites portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir : et c’est en cela justement qu’il est monstrueux. »

Qu’il s’agisse de Robert Merle, de Primo Levi, d’Hannah Arendt ou de Daniel Zagury, chacun va constater qu’il existe un processus commun chez ceux qui commettent ou participent à des actes barbares ou immoraux.

Ce qui est commun c’est l’abolition de la capacité à penser, c.-à-d. la mise en suspens du jugement critique quant à sa responsabilité et son engagement personnels. Au fond, ces « hommes ordinaires » semblent agir de manière quasi automatique, animés d’une conviction inébranlable et faisant preuve d’une redoutable efficacité, sans qu’un processus auto-réflexif soit sollicité (ou sans qu’un tel processus – si tant est qu’il advienne - puisse produire des effets de changement). Ce constat se rapproche d’une thèse essentielle de Freud sur laquelle je vais revenir.

Mais d’abord, Freud nous rappelle que « l’histoire des origines de l’humanité est remplie par le meurtre ». De cette hypothèse mythologique, il fait découler la conséquence que non seulement « nous descendons tous d’une lignée infiniment longue de meurtriers », mais que « nous sommes donc nous-mêmes, (…) comme les hommes originaires, une bande d’assassins. » [Notre rapport à la mort, in Actuelles sur la guerre et la mort et autres textes, PUF, collection Quadrige, 2012, p. 22 & 28]

Voilà qui nous met tout de suite dans l’ambiance !

Alors, qu’est-ce qui fait que le haut niveau d’acquisition morale et culturelle auquel l’homme civilisé a accédé en temps de paix puisse se dissoudre avec autant de facilité quand le monde se dérègle en laissant le champ libre à l’expression de ses pulsions les plus primaires, en particulier les plus haineuses ?

Il y a peu de temps, quand Gérard Rabinovitch est venu ici même nous parler de la question de la haine, il avait pointé avec raison que la révolution des Lumières avait eu au moins un défaut, celui de dénier la notion de mal, notion renvoyée du côté de l’irrationnel et des superstitions. Il avait cité Rousseau et sa critique de l’aliénation de l’homme qui, selon lui, est fondamentalement bon par nature, mais perverti ou corrompu par les influences de l’environnement social.

En opposition totale avec cette idée, la psychanalyse a mis à découvert cette chose, difficile à accepter, que l’homme est animé par un certain archaïsme pulsionnel, c’est-à-dire par des pulsions primitives. Je cite Freud : « L’essence la plus profonde de l’homme consiste en motions pulsionnelles qui, de nature élémentaire, sont de même espèce chez tous les hommes et ont pour but la satisfaction de certains besoins originels. Ces motions pulsionnelles ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Nous les classons comme telles, elles et leurs manifestations, en fonction de leur relation aux besoins et aux exigences de la communauté humaine. Il est admis que toutes les motions qui sont prohibées par la société comme étant mauvaises (…) se trouvent au nombre de ces motions primitives. » (Ibid., p. 10)

Cela étant posé, nous pouvons nous demander ce que deviennent ces motions pulsionnelles primitives et ce qu’il en est de leur possible évolution. Au risque de faire un grand raccourci, disons qu’elles vont suivre un long et lent cheminement au cours du processus de maturation de l’appareil psychique.

Ainsi, certaines pulsions vont être progressivement réprimées, refoulées ou inhibées quant à leurs visées, d’autres vont être dérivées vers des buts ou des domaines différents ; certaines peuvent également changer d’objet de satisfaction, se retourner sur le moi propre, ou encore donner lieu à ce que nous appelons des formations réactionnelles qui transforment le contenu pulsionnel en son contraire. Bien entendu, la clinique psychanalytique est bien plus complexe. Mais retenons ces grandes variations de l’économie psychique, et voyons comment s’opèrent ces principaux changements.

Disons que pour penser ces transformations, il nous faut considérer une donnée essentielle de la psychanalyse que nous rangeons sous l’expression « ambivalence de sentiments ». En effet, les motions pulsionnelles sont presque toujours composées d’un couple d’affects opposés, qui travaillent ensemble comme un champ de force. Le plus immédiatement disponible à l’expérience subjective de chacun est le couple amour/haine.

On peut ainsi aimer et haïr avec la même passion, la même fougue, les mêmes déchaînements, la même « folie », et il n’est pas rare que ces deux affects s’adressent à la même personne, de manière concomitante ou décalée dans le temps. On pourrait encore évoquer d’autres couples d’opposés qui trouveraient aussi des résonances intimes dans les expériences de vie de chacun tels que : égoïsme vs altruisme, cruauté vs pitié, brutalité vs sollicitude, jalousie vs complaisance, avidité vs générosité, etc. Je laisse à chacun le loisir de repérer ses propres mouvements affectifs intérieurs qui parfois sèment le trouble dans certains types de relations.

Ainsi, comme Freud le soulignait, on ne peut pas dire de quelqu’un qu’il soit tout à fait bon ou tout à fait mauvais, car son caractère et sa personnalité ne se forgent et ne s’affirment qu’en fonction de la prévalence, à un moment donné et selon le contexte, d’un affect sur l’autre au sein du couple pulsionnel (ça marche toujours ensemble). Nous sommes tous porteurs de cette ambivalence qui peut être plus ou moins marquée en fonction de certaines circonstances particulières.

Donc, vous comprenez que l’humain part avec un sérieux handicap au regard de la civilisation, et qu’il doit accomplir un véritable travail pour « humaniser » ses pulsions s’il veut devenir un être social, c’est-à-dire capable de nouer des liens d’altérité et de construire des relations bienveillantes.

Alors, comment le versant, disons négatif ou « mauvais », des pulsions peut-il se transformer chez un sujet afin d’être davantage conforme aux attendus d’un collectif humain, d’un groupe constitué, d’une société organisée, c’est à dire d’une communauté de culture ?

Répondre à cette question implique que nous posions tout de suite une première affirmation : la pacification pulsionnelle ne se décrète pas ; elle est (ou pas) le résultat d’un processus de remaniement ou de remodelage complexe qui s’appuie à la fois sur un facteur externe, à savoir un impératif éthique avec des prescriptions morales, autrement dit le facteur culturel et son bras armé, l’éducation, qui en accompagne l’apprentissage à partir du langage ; et un facteur interne qui repose finalement sur une chose a priori assez simple, mais à vrai dire assez alambiquée, puisqu’il s’agit du besoin d’amour élémentaire de l’homme. Pour l’anecdote, je me souviens d’une expression assez évocatrice de Daniel Sibony, psychanalyste contemporain, qui disait : « La vie est une maladie mortelle, mais l’amour reste une maladie incurable ! » Cette formule dit assez bien, je crois, la complexité de la chose.

À propos du remaniement pulsionnel, Freud prend l’exemple des pulsions égoïstes, lesquelles sont à la racine du fonctionnement de tout être humain : il a découvert qu’elles peuvent se muer en « pulsions sociales » dès lors que l’égoïsme primaire trouve à se nouer à la composante érotique du lien, c.-à-d. à l’amour, autrement dit à la pulsion sexuelle.

Être aimé est alors ressenti très tôt par le petit d’homme comme un bénéfice inestimable, une plus-value de l’existence humaine, un gain notoire qui permet de renoncer à d’autres satisfactions plus ou moins autocentrées. Cet amour, non seulement on veut le garder, le retrouver, mais on a surtout peur de le perdre.

Toutefois, pour significative que soit la capacité de l’homme à « domestiquer » et « socialiser » ses grandes tendances pulsionnelles, il n’en reste pas moins, et c’est la deuxième affirmation freudienne, qu’une part non négligeable des pulsions d’origine demeure inchangée. Et c’est là où je veux attirer votre attention parce qu’il s’agit d’un point de bascule essentiel pour notre réflexion.

Si l’on reprend notre exemple, disons que le remaniement d’une pulsion égoïste en pulsion sociale n’en annule pas pour autant les composantes primitives. Il y a un reste, il y a toujours un reste, il y aura toujours un reste. Mais il est vrai que le rapport entre la part pulsionnelle transformée et celle demeurée inchangée est extrêmement variable d’un individu à un autre, d’une organisation psychique à une autre. De ce point de vue, le travail analytique s’offre comme une possibilité sans égale pour aider à la transformation de l’économie subjective, c.-à-d. pour envisager une nouvelle conjugaison psychique entre le versant agressif de la pulsion et sa part investie de libido.

Ce que je veux vous faire entendre, bien que ce soit déjà une évidence, c’est que les acquisitions culturelles, progressivement constituées, ne sont pas immuables. Elles ne forment pas en soi un rempart permanent et définitif pour protéger les hommes de leurs inclinations envieuses, de leurs ambitions de puissance, de la démesure de leurs désirs, de leur violence ou de leur haine. Ce serait encore une autre façon de le dire que d’affirmer que les enjeux psychiques prévalent toujours sur les enjeux culturels bien qu’ils en procèdent. L’histoire et l’actualité ne cessent de nous le démontrer.

En effet, la guerre est bien cette situation anthropologique particulière quasi permanente qui récuse l’illusion d’une paix acquise pour toujours dans le monde civilisé. En réalité, la guerre agit comme une sorte de révélateur qui montre que les développements psychiques individuels possèdent une particularité à nul autre pareil. Je cite Freud : « tout stade antérieur de développement [se maintient] à côté du stade ultérieur né de lui ; la succession implique une coexistence [et non le remplacement du stade précédent par le suivant, c’est moi qui souligne], bien que toute la série des transformations découle des mêmes matériaux. L’état psychique initial peut bien, des années durant, ne pas se manifester ; il n’en subsiste pas moins, tant et si bien qu’il peut un jour redevenir la forme d’expression des forces psychiques, voire la forme unique, comme si tous les développements ultérieurs avaient été annulés, [défaits], ramenés en arrière. » (Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 22)

Autrement dit, la guerre vient dissoudre une grande partie des sédiments moraux que le travail de culture avait déposés en chacun, réveillant ainsi l’homme des origines, le primitif, le sauvage qui sommeille au plus profond de chacun de nous.

Cette idée (qui n’est pas nouvelle chez Freud) est centrale pour une théorie du fonctionnement mental puisqu’elle met en perspective deux éléments essentiels :

« Au commencement était l’acte » nous dit Freud (qui reprend un vers du Faust de Goethe) dans les dernières lignes de son essai Totem et tabou, paru en 1913. C’est ainsi qu’il veut souligner la dimension fondatrice d’un acte de meurtre, et pas n’importe lequel, celui du Père primordial par ses fils. Selon cette mythologie, c’est l’éveil d’une conscience de culpabilité qui devient constitutive de la psyché au plan individuel, et qui forme la racine de la civilisation et du droit au plan collectif. On pourrait ainsi dire que l’homme commence avec le crime, la culpabilité et la loi, ou plutôt que le processus d’hominisation procède du crime, de la culpabilité et de la loi. Lorsqu’il étudie, dans Totem et tabou, les correspondances entre la vie psychique du sauvage, de l’homme des origines, et la vie psychique du névrosé, Freud conclut par cette constatation : « Chez les deux, sauvages comme névrosés, les démarcations tranchées entre penser et faire (…) ne sont pas présentes. Toutefois le névrosé est avant tout inhibé dans l’agir, chez lui la pensée est le plein substitut de l’acte. Le primitif est non inhibé, la pensée se transpose tout simplement en acte, l’acte est pour lui en quelque sorte plutôt un substitut de la pensée. » (in OCF, tome XI, p. 382)Ainsi donc, « les états primitifs peuvent toujours être réinstaurés, (…) le psychique primitif est impérissable », nous dit Freud (Ibid., p. 22), soulignant encore par là que l’inconscient est intemporel. Aussi, la guerre apparaît-elle comme cette occasion qui réinstaure en acte les « états primitifs » de l’âme, par définition « incapables de passer » (Cf. AGM, PUF, p. 15).En d’autres termes, le mouvement qui va dans le sens du progrès psychique ne peut se soutenir, comme nous l’avons vu, qu’à la faveur de fortes incitations de l’environnement, elles-mêmes soutenues par certaines dispositions affectives. Mais il doit encore lutter sans cesse contre la tendance à la régression qui cherche à retrouver les états antérieurs de la vie psychique.

On comprend alors que le fonctionnement mental s’organise à partir de deux courants contradictoires, qui agissent comme deux forces opposées, un courant progrédient qui va dans le sens d’un développement sophistiqué toujours plus grand, s’élevant vers des niveaux de symbolisation de plus en plus complexes, et un courant régrédient qui cherche au contraire à satisfaire aussi rapidement que possible les exigences pulsionnelles inconscientes sur le mode d’une décharge énergétique. Ce mécanisme régressif, nous l’éprouvons tous. Nous en faisons chaque nuit l’expérience. Je veux parler du rêve, où la régression psychique qu’il autorise, par la levée temporaire des refoulements, exonère les demandes pulsionnelles, notamment les plus primaires, de toute restriction et de toute contrainte morale.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que dans le rêve, la pulsion n’a plus à se mettre au pas de la norme morale. Car, dans le rêve, tout est possible. Pour le sujet qui rêve, l’expérience onirique est en quelque sorte une expérience de dédommagement qui vient donner au désir la satisfaction que la vie extérieure lui refuse.

Ce qui est intéressant à noter, c’est que ce qui se passe dans le rêve est transitoire et inoffensif. Transitoire parce qu’au réveil le Moi se conforme à nouveau au « code éthique » qu’il avait temporairement abandonné, et inoffensif puisque le rêveur, sous l’emprise de l’état de sommeil, peut à ce moment-là satisfaire ses désirs au travers de la seule activité qui lui soit permise, c’est-à-dire l’activité hallucinatoire, et non l’action en acte. Ça fait toute la différence. Par conséquent, le primitif, l’infantile, on le retrouve dans la mise en images du rêve.

Ceci étant, le processus de régression psychique n’est pas cantonné au seul travail du rêve. Il peut être également provoqué par d’autres contingences de la vie. Les influences de la guerre comptent bien entendu parmi ces forces régressives majeures où la levée de la pression culturelle, à l’instar de la levée du refoulement au plan psychique, donne l’occasion à l’individu de satisfaire ses pulsions réfrénées, mais cette fois, en actes bel et bien réels et concrets.

Selon l’expression de Laurence Kahn, « la réalité de la guerre est la réalité psychique mise en acte ». On ne saurait mieux dire.

Et non seulement la régression peut être induite par certaines circonstances de la vie, mais ces circonstances vont elles-mêmes opérer comme de nouvelles et puissantes sources d’excitation qui vont d’autant plus solliciter le processus régressif (Cf. les moments de panique dans un mouvement de foule, par exemple).

Au fond, ce qu’il me parait important de retenir ici, c’est que la pulsion n’a pas d’emblée vocation à tendre vers le progrès, mais plutôt vers le retour au même, à l’identique, et en premier lieu vers le retour de l’organisme à un état antérieur de moindre tension.

J’en arrive au dernier point que je voudrais évoquer avec vous. Cela concerne cet autre symptôme dont je vous parlais tout à l’heure ; à savoir l’oblitération du jugement, c.-à-d. l’absence de discernement de l’individu quant à sa nouvelle position subjective dans un contexte qui se modifie. Cette position n’est ébranlée par aucun raisonnement logique ni aucun argument critique. Même quand il participe à des actes odieux, violents, d’une cruauté sans nom, sous l’étendard d’une idéologie tenant lieu d’idéal, le sujet reste convaincu d’occuper une place juste et légitime qui ne souffre aucune possibilité de remise en cause. Et il ne s’agit pas là d’un cas de bêtise ou de pauvreté intellectuelle. Depuis longtemps, les philosophes avaient remarqué ce que la psychanalyse est venue confirmer plus tard, à savoir que l’intelligence, la volonté, la pensée raisonnable et rationnelle s’effacent ou n’ont que peu de poids devant les intérêts affectifs du sujet.

Dans une lettre adressée à Frederik van Eeden, psychiatre et écrivain néerlandais, Freud est très explicite : « Des rêves et des actes manqués de l’homme sain, comme des symptômes du névrosé, la psychanalyse a conclu que les impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité n’ont disparu chez aucun individu, mais qu’elles continuent au contraire à exister, quoique refoulées, dans l’inconscient […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité. Elle nous a encore enseigné que notre intellect est une chose faible et dépendante, jouet et instrument de nos penchants pulsionnels et de nos affects, et que nous sommes amenés nécessairement à nous conduire en esprit perspicace ou stupide selon ce que nous commandent nos positions (affectives, c’est moi qui précise) comme nos résistances internes. » [Lettre du 28 décembre 1914, in OCF, tome XIII, p. 125, et Schur M., La mort dans la vie de Freud, 1975, Gallimard, p. 352]

Malgré la clairvoyance de ce constat plutôt amer, Freud continue de s’interroger sur les raisons qui font que les peuples se détestent et se haïssent en permanence, y compris en temps de paix. Il nous met sur une piste dès le premier essai métapsychologique qu’il publie tout de suite après Actuelles sur la guerre et la mort.

Dans cet essai, Pulsions et destins des pulsions (1915), Freud affirme que la question de la haine ne répond pas d’emblée à la logique de la psychosexualité, mais qu’elle relève d’abord du principe d’autoconservation, c.-à-d. qu’elle émane du stade le plus archaïque, le plus ancien du début de la vie. Pour le moi des tout premiers temps, à savoir celui du narcissisme primaire absolu, l’extérieur, l’objet apparaissent comme identiques. Et dans la mesure où ils sont vécus indistinctement comme sources de déplaisir, ils sont de ce fait haïs. Je cite Freud : « Le moi hait, déteste, poursuit avec l’intention de détruire tous les objets qui sont pour lui sources de sensations de déplaisir, qu’ils signifient une frustration de la satisfaction sexuelle ou de la satisfaction des besoins de conservation. On peut même soutenir que les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation. » (in Métapsychologie, Folio, p. 40)

Un peu plus loin, Freud ajoute que « la haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations. » (Ibid., p. 42)

On voit à quel point, au tout début de la vie psychique, le moi entre en contact avec le monde sur un mode paranoïaque. Avant d’être investi libidinalement, l’objet est d’abord attaqué ou rejeté en tant qu’il constitue une menace pour le moi. La haine est donc à entendre comme un affect défensif, de première intention, pour la sauvegarde existentielle de l’être. On pourrait dire que la haine, et par extension le mal, est un facteur de maintien de la cohésion narcissique du sujet. Ce processus défensif fondamental qui repose à l’origine sur un système de sensation, régi par le principe de plaisir, n’est pas encore intégré à un système de pensée.

Alors, je pose la question (que nous aurons peut-être envie de discuter) : L’abolition de la pensée chez le sujet mature n’est-elle pas à concevoir comme la forme régressive majeure où la vie psychique vient trouver refuge en fonction de circonstances particulières qui menacent le narcissisme voire la vie elle-même ?

Vous vous souvenez que pour Hannah Arendt, l’inhumain se loge en chacun de nous. C’est cela la « banalité du mal ». Pour Freud, le pulsionnel primitif reste tapi au fond de l’Inconscient. On pourrait dire qu’il est repoussé dans l’enfer du Tartare, comme à l’époque des Titans, et qu’il y est maintenu peu ou prou par les ordonnances culturelles.

Mais au fond, je crois que le vrai danger, ce n’est pas le mal en soi, mais plutôt sa projection inconsciente. Car lorsqu’il est projeté, le mal change de camp, le mal c’est désormais l’autre, et si j’élimine l’autre, j’élimine le mal. Penser ainsi vaincre le mal, en détruisant l’autre supposé l’incarner, apporte un bénéfice psychique supplémentaire par l’élimination de toute culpabilité, puisque les actions les plus destructives sont alors investies comme des actions prophylactiques et purificatrices (Cf. les positions xénophobes comme posture politique de l’extrême-droite).

Dans un régime totalitaire, ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus ignobles ne sont pas si différents de ceux qui pensent en être incapables. J’ai encore en tête le témoignage terrifiant de tranquillité de Khieu Samphân, dans le film de Roshane Saïdnattar, L’important c’est de rester vivant, à propos du génocide cambodgien dans le milieu des années 70 qui verra disparaître 20% de la population. Khieu Samphân, homme intelligent, cultivé, instruit, qui est venu faire ses études supérieures à Paris où il a soutenu une thèse en sciences économiques, était le principal théoricien du pouvoir Khmer Rouge sous le régime génocidaire de Pol Pot. Dans son témoignage, il semblait sincèrement convaincu d’avoir servi une cause juste, libératrice pour un monde meilleur. C’est la force de cette conviction qui est terrifiante.

Pendant la seconde guerre mondiale, les SS étaient persuadés que le « juif » était l’ennemi de l’Allemagne, et que s’il n’était pas détruit, c’est l’Allemagne qui serait anéantie. Ce faisant, la Shoah est sans doute la forme la plus achevée et la plus accomplie du Mal dans l’histoire de l’humanité. Le plus frappant est de constater que le sadisme et la cruauté n’apparaissent pas au premier plan, mais semblent s’estomper derrière l’exigence d’efficacité et de rendement, et se ranger derrière le souci d’ordre et de propreté dans le processus d’extermination.

Au procès d’Eichmann, Hannah Arendt n’a pas rencontré le monstre qu’a priori elle pouvait s’attendre à voir. Elle n’a découvert qu’un « fonctionnaire médiocre » qui ne s’était jamais posé la question de la responsabilité de ses actes, simplement parce qu’il obéissait mécaniquement aux ordres et qu’il s’était arrêté de penser.

Alors, que peut la psychanalyse ?

Nous voyons que le défi que pose la question de la guerre à la psychanalyse concerne finalement les modalités de traitement des forces pulsionnelles.

En fait, il s’agirait de savoir comment soutenir ou favoriser les processus de transformation des pulsions, et jusqu’où des changements peuvent intervenir dans la dynamique pulsionnelle. Ou bien comment faire en sorte que l’activité pulsionnelle ne perde rien de sa vigueur, mais qu’elle puisse rester du côté de la vie en répondant à des buts moins destructeurs pour aller dans le sens d’un progrès de civilisation, dans le sens de la construction de liens humains, du partage et de la défense de certaines valeurs éthiques et sociales, d’une contribution à l’évolution des règles culturelles et à la fabrication d’idéaux. Vaste programme, n’est-ce pas ?

Alors, je reviens encore une fois à Freud pour qui le traitement psychanalytique était une sorte de « post-éducation » (Cf. XXVIIIème conférence d’introduction à la psychanalyse, La thérapeutique psychanalytique, 1917). Sans doute voulait-il souligner par cette curieuse expression que l’expérience analytique instruit l’individu en tant qu’elle lui permet de ressentir et de découvrir progressivement des éléments de son monde interne jusqu’à lors méconnus, et surtout, d’essayer d’en faire quelque chose. La psychanalyse est en quelque sorte une aventure, une aventure de reconnaissance de ce qui habite et anime chacun et chacune d’entre nous, la plupart du temps à notre insu. Reconnaître par exemple que nous sommes traversés et agités par plusieurs espèces de pulsions, archaïques et sexuelles, et par des désirs et des fantasmes qui, en quelque sorte, nous instituent en tant qu’ennemis de la morale et de la culture, mais le plus souvent en imagination plutôt qu’en acte.

Si la psychanalyse est une aventure de reconnaissance, elle est aussi et surtout une épreuve de vérité. Et c’est bien cette vérité pulsionnelle, subjective et singulière, saisie par le transfert dans un registre imaginaire et fantasmatique qu’il faut pouvoir prendre en compte pour élaborer la conflictualité psychique et soutenir ainsi le travail de symbolisation, c’est-à-dire pour gagner peu à peu du terrain sur l’Inconscient.

Ceci dit, il y aura toujours une limite à la capacité de l’humain à discipliner totalement ses pulsions les plus basiques. Danièle Epstein, psychanalyste que nous recevions il y a quelques mois dans le cadre d’APAT à propos des dérives de l’adolescence vers le djihadisme, le résumait à sa manière en disant qu’il y a toujours une part de nous qui reste inconnue et inconnaissable parce qu’elle n’a pas été « civilisée par les signifiants ».

Cette part scandaleuse de la destructivité au cœur de la psyché humaine n’est pas facile à accepter. À l’époque de la première guerre mondiale, certains correspondants de Freud avaient de la peine à reconnaitre la réalité d’une cruauté pulsionnelle primaire. Parmi eux, le célèbre neuropsychiatre et psychanalyste américain, James Jackson Putnam, avait soutenu l’hypothèse idéaliste d’une pulsion de « progrès éthique ». Selon lui, cette pulsion bienfaisante faisait partie des prédispositions civilisatrices innées de l’homme. Freud, qui a montré en quoi la bonté naturelle est un leurre, lui avait répondu (Cf. lettre du 8 juillet 1915) que les tendances éthiques de l’humanité sont un acquis de l’histoire humaine, c.-à-d. une possession héritée et transmise de génération en génération. Il ajoutait que les progrès de civilisation ne peuvent venir qu’à partir des mécanismes psychiques de transformation pulsionnelle tels que la sublimation ; c’est-à-dire par le jeu d’une dérivation des forces de la pulsion (sexuelle) vers des investissements (psychiquement apparentés) d’activités socialement valorisées (déplacement du but initial et de l’objet) en lien avec la dimension narcissique du moi.

Autrement dit, plus l’individu est en capacité de se familiariser avec ses contenus et ses mouvements intérieurs, plus il est susceptible de prendre conscience de la conflictualité interne qui organise son fonctionnement psychique, et souvent le fait souffrir ; et plus il se montre disposé à élaborer ses antagonismes intrapsychiques dans un cadre analytique, plus le travail de remaniement du matériel inconscient favorise la transformation de son économie pulsionnelle et civilise sa vie psychique.

D’une certaine manière, on pourrait dire que la psychanalyse a une fonction de conciliation psychique, et c’est là à mes yeux sa grande force et son principal intérêt, car en permettant au sujet d’accepter ce qu’il considère comme « mauvais » en lui, et de le transformer, la cure analytique diminue la souffrance narcissique et le recours massif aux défenses projectives.

Par l’intégration progressive des pulsions du moi et par le travail de liaison ou de sublimation du sexuel infantile égoïste et sauvage, la psychanalyse participe du travail de culture, là où le recours à la violence ou à la guerre porte au contraire la marque d’une conflictualité non élaborée, non reconnue, clivée du reste de la subjectivité, et susceptible de transposer la haine individuelle en psychose de masse (c’est peut-être ainsi que l’on pourrait mieux comprendre le processus idéologique nazi dans la Shoah).

Pour conclure quand même sur une note un peu plus joyeuse, disons qu’en travaillant à faire triompher le sens sur la force la psychanalyse participe, au cas par cas, à un véritable processus créateur, civilisateur et pacificateur, même si cela prend généralement un temps certain, parce qu’en fin de compte on se dit que ça en vaut la peine.

Si je devais résumer mon exposé, je serais tenté de dire que le mal est une trace du chaos originel, une tendance générale inscrite dans les couches les plus profondes de l’inconscient, et qui vient signifier que rien de ce qui est n’a de sens ni de but, et ne relève d’aucun ordre. Il constitue ainsi une force pure, une puissance de destruction totale.

Alors, pourquoi la guerre ?

Eh bien précisément parce que l’homme est soumis à la dynamique de l’Inconscient, et que le mal en est sa caractéristique la plus préhistorique et la plus irréductible.

Voilà l’essentiel de ce que je voulais vous faire partager. J’ai été sans doute plus long que prévu, et vous remercie d’autant plus de votre attention. Je pense que nous pouvons maintenant nous donner du temps pour discuter ensemble. Merci.