Le corps, quand il souffre.

Maladies somatiques, hypocondrie, hystérie
 

15 décembre 2014

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

Ancien médecin généraliste, intéressé depuis le début de mes études par ce qui se joue à l’interface entre le corps et le psychisme, j’ai tout naturellement fait une psychanalyse personnelle, et fréquenté pendant plusieurs années l’IPSO (Institut de Psychosomatique de Paris) avant d’entreprendre une formation pour devenir Psychanalyste.

Je me propose de définir la psychosomatique, et pour cela de commencer par un scoop : « nous sommes tous des psychosomatiques ». En effet qui de nous n’a jamais ressenti dans son corps, quelque chose de ce qui se passe dans son psychisme, du rire, des larmes, des maux de ventre en période de concours etc…Pour Joyce Mac Dougall, Psychosomatique désigne toute forme de rapport entre Soma et Psyché, pas seulement au travers de pathologies. Freud lui-même a été clair sur les rapports étroits entre le corps et l’esprit en définissant la pulsion comme une sorte de trait d’union entre les 2, de concept limite : pour lui la pulsion est «l’ exigence du travail imposé au Psychisme du fait de son lien avec le corporel » autrement dit tout part d’une source qui est une excitation (au sens large) corporelle, il y a un objet à atteindre dans un but qui est de diminuer la tension qui règne à cette source, de diminuer la tension d’excitation. En quelque sorte la pulsion lie l’excitation en la vectorisant, ce qui permet à des représentations d’advenir. C’est ainsi que Freud fait remonter la naissance du psychisme aux moments où le bébé ressent la faim, le besoin, physiologique au départ, du sein ou du biberon ; Comme ça ne vient pas tout de suite, que ça manque, il est bien obligé de mettre en place quelque chose pour supporter l’attente, ce qu’il fait peu à peu sous forme d’une image pleine d’espoir de ce sein qui va arriver. C’est ce que Freud appelle la réalisation hallucinatoire du désir et on y lit déjà la trace de la pulsion. Bien sûr des cris d’appel vers la mère accompagnent cette hallucination. C’est un rappel important car dans cet exposé il va être question d’excitation et de pulsion. (Voir Smadja p.30 Freud et les maladies organiques)

Le terme de Psychosomatique, dans les études de médecine, est réservé à des maladies pour lesquelles la preuve de leur lien avec les émotions, le stress etc…a été dûment établie par les moyens médicaux traditionnels (étude en double aveugle etc…) ; ce sont par exemple l’asthme, anciennement l’ulcère à l’estomac… selon cette approche médicale, les évènements psychiques sont considérés comme des facteurs étiologiques entrant dans le déterminisme d’une maladie somatique. Ainsi parlera-t-on de personnalités à risque (hyper actifs surmenés pouvant faire brusquement un infarctus mortel par ex)

Les pionniers de la Psychosomatique, comme Groddeck (livre du ça : 1921) ont fait une extension prodigieuse de ce terme : pour lui toute maladie a une signification symbolique, souvent dans le domaine du sexuel (ex : un goitre=un désir de grossesse). Il a le mérite toutefois d’être le premier qui a pensé à aborder les problèmes somatiques avec une écoute psychanalytique, un peu particulière, il faut bien le dire. Citons aussi Alexander aux USA ‘revoir) et Valabrega en France (« phantasme, mythe, corps et sens »).

A l’Institut de Psychosomatique, il s’agit d’impliquer des Psychanalystes dans la prise en charge d’atteintes somatiques variées, qu’il s’agisse d’atteintes fonctionnelles, ou, le plus souvent, de maladies pour la plupart graves (cancers, Sclérose en plaques, Rectocolite hémorragique etc…) et de mettre en lumière les processus de somatisation : ceux-ci, issus d’une approche psychanalytique, sont à distinguer de la notion de maladie psychosomatique, laquelle relève d’une approche médicale. Les Psychosomaticiens de l’IPSO partent du fonctionnement psychique du malade pour essayer de comprendre, entre autres, les conditions dans lesquelles a pu se développer une maladie somatique. Le cadre d’investigation est celui du repérage des investissements transférentiels et contre transférentiels procédant de la relation analytique.

Je vais parler d’hystérie, de maladies somatiques et d’hypocondrie. Il y a des tas de choses dont je ne parlerai pas (ex : troubles du comportement alimentaire). Freud, nous le savons, a eu à cœur de différencier des sortes de lieux psychiques (analogues aux lieux de la neurologie, en espérant que la science, un jour, pourrait leur donner une réalité organique), des topiques. Dans la première topique, il propose une répartition des lieux psychiques entre le conscient, l’inconscient et le préconscient. Mon objectif est de donner une idée de ce qui semble se jouer différemment entre ces 3 instances, selon qu’on a affaire à un patient hystérique, en décompensation somatique ou hypocondriaque ; et en conséquence, ce pourquoi l’analyste est sollicité de façons diverses selon qu’il s’agit de l’une ou l’autre de ces occurrences. Je ne serai volontairement pas exhaustive ; gardons en mémoire que toute théorie est une aide à penser,( une aide à s’extraire d’une position de collage à l’autre en introduisant un interface, sorte de bouclier de Persée, à la fois miroir et protection pour le thérapeute comme pour le patient) et non une Vérité qui aurait un caractère d’absolu.

Rappelons tout d’abord ce qui se passe dans l’hystérie de conversion.

L’Hystérie

La conversion hystérique, exempte d’organicité, défiant les lois de l’anatomie, est un symptôme pleinement porteur de sens qui témoigne d’un retour du refoulé symptomatique qui s’inscrit dans le registre conflictuel névrotique classique (défense contre désir) ; elle porte la trace tant du désir que de la défense et nous place directement face aux contenus de l’inconscient refoulé, bien que de façon déguisée puisque le symptôme est un compromis et non une manifestation linéaire. La « belle indifférence » de l’hystérique par rapport au symptôme s’explique bien par le fait que ce n’est pas tant lui qui inquiète que ce dont il est le témoin. En effet l’hystérique semble davantage préoccupé par les pensées relatives à ses symptômes, douloureux entre autres, que par les symptômes eux même, ce qui donne à penser que l’histoire et le passé sont bien là, présents et refoulés. Enfin le symptôme hystérique est visible, voire très exubérant car il s’adresse aux autres (dans ce sens il est mouvant : exemples : Blanche Wittmann la « reine des hystériques » et les grandes hystériques du temps de Charcot, en opisthotonos comme dans le tableau d’André Brouillet, les crises de tétanie d’il y a 30 ans).

Je reprendrai l’exemple d’Elisabeth von R (études sur l’hystérie) Cette jeune hongroise du nom d’Ilona Weiss souffrait depuis 2 ans de douleurs dans les jambes et de troubles inclassables de la marche, lesquels étaient apparus pour la première fois lorsqu’elle s’occupait de son père malade. Peu après la mort du père, ce fut la sœur de la patiente qui mourut. Peu à peu, grâce au procédé par pression utilisé à ce moment-là par Freud (l’analyste appuie sur le front de la patiente qui doit dire instantanément ce qui lui vient à l’esprit), la jeune fille a un souvenir qui remonte ; celui d’un jeune homme dont elle était tombé amoureuse quand son père était malade, ce qui occasionna un conflit entre ce désir amoureux et l’obligation dans laquelle elle se trouvait de soigner un père gravement atteint, conflit qui réveilla la douleur aux jambes ; elle renonça finalement à son amour. Puis E. a un autre insight et se rappelle son premier épisode de conversion ; elle surprend Freud en lui disant qu’elle sait maintenant pourquoi les douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse où elles étaient particulièrement violentes. C’était l’endroit où chaque matin son père posait sa jambe très enflée pour qu’elle refasse son bandage. Les douleurs s’améliorent grandement. Plus tard, voici qu’au cours d’une séance elle entend la voix de son beau-frère qui l’appelle à l’extérieur de la pièce ; elle demande alors à Freud de pouvoir sortir lui répondre. De retour à nouveau elle ressent une douleur particulièrement violente. L’arrivée du beau frère rappela à la patiente qu’en fait les douleurs étaient apparues à la mort de sa sœur ; une pensée inavouable lui avait alors traversé l’esprit : « puisque ma sœur est morte mon beau-frère est maintenant disponible pour moi », idée qui heurtait sa conscience et qui faisait suite à d’autres épisodes où la patiente avait eu l’occasion d’apprécier son beau-frère et d’envier secrètement sa sœur. L’effet de cette prise de conscience entraina, dans un premier temps des manifestations de douleur morale intense et un rejet de Freud à qui la patiente en voulut terriblement d’avoir mis à jour son secret, puis une guérison définitive….2 ans plus tard elle dansait sans problème.

Les maladies somatiques et l’IPSO

Dans les années 60, un groupe de Psychanalystes, jeunes à l’époque (Pierre Marty, Michel de M’Uzan, Christian David et parfois Michel Fain, ou Michel Soulé) se réunissait toutes les semaines pour parler longuement, en s’attachant au mot à mot des séances, du travail analytique qu’ils tentaient de mener à bien avec des patient(e)s atteint(e)s de maladies. Ce travail a été rapporté dans un ouvrage commun « l’investigation psychosomatique » (1962). Ils en ont dégagé quelques constatations intéressantes, notamment sur la nécessité de prendre en considération, plus que les contenus, l’économie psychique de ces patients ou au moins de certains d’entre eux.

1. Ainsi on pouvait schématiquement penser que devant un afflux d’excitations, 3 voies princeps de devenir étaient possibles :

-La voie longue de l’élaboration Psychique, permettant justement à l’excitation d’acquérir une réelle qualité de pulsion et au conflit psychique de se pressentir et de se perlaborer.

-La voie de la décharge par la motricité : se mettre en mouvement : jogging, courses cyclistes etc…méthodes employées par beaucoup quand ils sont excités ; c’est quelque chose qui a son importance si ça ne constitue pas la seule voie de recours ; sinon ça a quelque chose à voir avec les procédés auto-calmants qui se mettent en place chez le tout petit en lieu et place des autoérotismes, lesquels sont en lien avec le plaisir et l’autonomie, alors que dans les procédés auto-calmants, il ne s’agit que de se défendre de toutes ses forces contre des afflux d’excitation. Par exemple, certains enfants vont se balancer indéfiniment d’avant en arrière…

Ces procédés auto-calmants peuvent aller plus tard jusqu’aux sports de l’extrême, où il ne s’agit plus de prendre un minimum de plaisir Gérard Szwec a écrit un livre « les galériens volontaires » montrant la valeur auto-calmante de certaines performances sportives) 

La décharge peut également se faire dans le comportement : s’alcooliser, se droguer, multiplier des conquêtes toutes aussi insatisfaisantes les unes que les autres, se droguer au travail etc. …

-La voie somatique où le corps est le réceptacle brut de l’excitation, sans passer par la voie de la « théâtralisation »  psychique. Le corps est alors coupé de toute représentation psychique et soumis au poids quantitatif des excitations. Ce serait le domaine des maladies Psychosomatiques (graves).

2. Nos 3 ou 4 collègues, réfléchissant autour de leurs patients atteints de maladies somatiques graves, se mettent à décrire plusieurs choses :

-La prédominance dans un certain nombre de cas d’une pensée opératoire qui est une pensée centrée sur le réel de la vie sans que semble exister une conflictualité interne et sans qu’on puisse pressentir des contenus significatifs devenus inconscients par refoulement, mais pouvant faire retour sous une forme symbolique (symptômes, rêves etc…)

-Liée à cette pensée opératoire, ce qu’ils appellent « la reduplication projective » cad l’autre est comme moi, ce que je vois chez l’autre c’est ce que je vois chez moi. Il n’y a qu’une façon d’être, de se considérer soi-même et de considérer les autres. La réalité est unique, vraie, tangible. Un chat est un chat, un point c’est tout. La réalité psychique qui fait qu’on est tous des sujets différents n’existe pas. (Racamier : si l’on est ce que l’on est on est mort !)

-La dépression essentielle qui est une dépression sans objet, une baisse pure et simple du tonus vital, dépourvu des fantasmes culpabilisés et parfois bruyants du déprimé névrotique ou des idées de déréliction du mélancolique. Ces sujets ne semblent pas rêver, ni rêveries diurnes, ni fantasmes, ni rêves de la nuit. La vie, comme leurs symptômes, est banale, banalisée ; ils n’ont pas la pêche, c’est tout ! Bion insiste sur la nécessité de rêver sa vie ; il parle du dreaming qui est une façon de transformer les impressions brutes (éléments béta) en éléments alpha porteurs de représentations pouvant être si besoin refoulées. Ce dreaming est indispensable, nous dit-il, à la bonne santé. Nul dreaming dans les cas qui nous occupent.

3. Mais bien sûr, différentes occurrences sont possibles :

-Une régression somatique peut arriver chez un sujet névrosé, bien mentalisé mais qui, au décours d’une série d’évènements, sentimentaux, professionnels ou autres, surtout ceux impliquant une perte, va devenir très angoissé, se sentir débordé, modifier son comportement, ce qui sera surtout remarqué par son entourage, puis tomber malade. L’évènement aura généré, là, un état traumatique, réactivant des blessures narcissiques anciennes, et sidérant le fonctionnement psychique. Il s’agira le plus souvent de somatisations ne mettant pas en jeu le pronostic vital, survenant dans une sphère souvent identique d’une fois à l’autre , apparaissant et disparaissant assez brusquement, surtout si cet état de dé-mentalisation dure peu et si le sujet retrouve rapidement la voie d’une élaboration psychique, utilisant la maladie comme état transitionnel ou transactionnel d’alerte, comme palier de fixation. Très souvent la maladie calme excitations et angoisse, grâce à l’éviction du conflit psychique qui l’a fait naitre. On pense ici aussi aux catastrophes de grande ampleur, guerres, génocides, accidents graves, dont on ne voit pas comment ils ne pourraient pas désorganiser.

- Ailleurs, nous observerons quelque chose de beaucoup plus sérieux, une véritable déliaison psychosomatique : là où chez les patients précédents régnaient la tension et l’excitation, ici règne le calme psychique, la vie opératoire, la concrétude ; le transfert se construit sur le mode d’une relation médicale classique ; le sujet cherche des recettes, ou alors se contente de liens causalistes (« j’ai eu un cancer de la gorge parce qu’on m’a empêché de parler ». Point) ; sa vie fantasmatique au-delà de ces liens de cause à effet l’intéresse peu, voire pas du tout. Pierre Marty appelait cet état « névrose de comportement »…Quand survient un évènement à portée traumatique, il y a décompensation à bas bruit, dans le silence d’une déliaison progressive, marquée par l’effacement de toute expressivité d’ordre mental, une déperdition libidinale massive, et un sur investissement du factuel, du perceptif. Le tout a un but très ancien : supprimer l’angoisse, qui semble avoir très tôt constitué une menace intolérable, pour des raisons historiques, liées aux relations précoces du sujet avec son entourage. Nous sommes dans l’hyper normalité (Bergeret). Ces sujets seraient particulièrement exposés à de très graves somatisations. Cf le très beau récit de Fritz Zorn dans « Mars »

Donc, en résumé, l’absence de mentalisation peut être liée, soit à une rupture temporaire de la capacité à mentaliser, à gérer les afflux d’excitations suite à des évènements internes ou externes, traumatiques trop intenses, cette désorganisation pouvant conduire à une régression somatique, à partir de laquelle le sujet pourra se réorganiser, soit à une mauvaise organisation mentale voire une inorganisation beaucoup plus structurelle, rendant la personnalité beaucoup plus fragile et passible de somatisations graves..

4. Revenons à nos lascars : que peut apporter un psychanalyste à ces sujets dé mentalisés, qui tôt ou tard posent cette question : « Comment fait-on ? » Question qui répond au besoin de se débarrasser, par les voies les plus courtes et les plus rapides, de ce qui est vécu comme une tension interne menaçante. Tout l’art du Psychanalyste, nous dit Claude Smadja, sera « de transformer l’urgence de cette question, et sa forme agie, en un espace de jeu partagé, au sein duquel le patient est invité à s’identifier au plaisir de son fonctionnement mental, selon le modèle de son analyste ». Il s’agirait d’essayer de prêter au patient un peu de ses propres capacités de mentalisation…Sans excès pour que celui-ci ne subisse pas la blessure narcissique d’être emmené par l’autre dans un monde trop différent du sien. Du thérapeute est exigée la prudence dans la façon de montrer sa différence à un sujet pris dans le modèle de la re-duplication projective.

Il semble que ce soit le préconscient, lieu d’un va et vient souple entre inconscient et conscient, qui semble défaillant dans le cadre des maladies somatiques. Le but du traitement Psy serait alors, non pas en premier lieu d’amener à ce que des contenus inconscients refoulés puissent devenir conscients, encore moins de plaquer des interprétations de sens qui seraient alors induites par le thérapeute (comme : « pas étonnant que quelqu’un qu’on a empêché de parler toute sa vie fasse un cancer de la gorge »), mais d’aider à ce que le préconscient, cette zone intermédiaire, quasi-inexistante dans le cas de certains patients, puisse prendre un peu d’épaisseur.… Ceci rejoint, à mon avis, tout à fait ce que proposent Bion et ses successeurs comme Thomas Ogden pour qui le but de certaines cures est justement de permettre le dreaming à l’aide de la rêverie, du parler-rêver du penser-rêver de l’analyste en séance.

Ne pas injecter de l’extérieur un sens ne dispense pas l’analyste de se poser des questions telles que « que s’est-il passé pour que les capacités de mentalisation de ce patient ne se développent pas, l’empêchant de se subjectiver ? Ou alors qu’est ce qui a provoqué cette brusque « dé-mentalisation », cette désobjectalisation, une perte de capacités auparavant là : le rôle du traumatique et de ce qu’il impose de dé-narcissisation est ici majeur.

D’autres auteurs ne voient pas les choses tout à fait comme cela :

-Ainsi Pour Jean Paul Valabrega, la somatisation a un sens, à l’instar du symptôme hystérique, mais constituerait une sorte de barrière du corps à déconstruire pour accéder au phantasme sous-jacent, lequel surgit au lieu même d’où il était chassé; la maladie aurait donc un sens symbolique (conversion psychosomatique). Je pense que ça peut aider, notamment dans des affections somatiques relativement bénignes.

-Pour Joyce Mac Dougall, dans les maladies somatiques comme dans l’hystérie, le sens est là mais à chercher ailleurs que dans des représentations ; ainsi est-elle plutôt sensible à ce que l’atteinte corporelle vient signifier autour d’affects inexistants ou perdus, qui cherchent à se soustraire à leur reconnaissance subjective et à leur mise en relation avec une chaine représentative (tant ils sont pressentis comme possiblement dangereux, et éventuellement porteurs d’une potentialité psychotisante) : la régression au corps se fait alors, lequel se substitue en quelque sorte à ce qui ne peut être endossé par la Psyché. Le corps et la maladie qui l’habite deviennent alors langage en soi, mais un langage qui porte la trace d’un temps antérieur à la possible mise en mots, un temps archaïque où se constitue la trame narcissique et identitaire. Ceci amène Joyce McDougall à parler d’ « hystérie archaïque », ou « hystérisation archaïque », et de fantasmes primitifs refoulés : l’un d’eux, considéré par l’auteure comme universel est le fantasme d’ « un corps pour deux » avec l’objet primaire : à défaut de pouvoir le dépasser grâce à un étayage suffisamment bon et adéquat, l’hystérisation pourrait être comprise comme un mouvement défensif, portant l’empreinte du pulsionnel prégénital, contre des terreurs primitives de disparition et de perte de limites dans ce corps à corps entre la mère et l’infans pris dans un registre homosexuel primaire. Elle indique les ratés de la différenciation et des identifications primaires.

Ainsi, du point de vue clinique, Joyce n’a cessé de s’interroger sur la façon dont un analyste peut tenter d’entendre le hors discours de la désorganisation somatique, qui serait un signal adressé à l’Objet transférentiel, de  façon à ce que, avec le patient, il parte peu à peu à la recherche d’affects anciens, qui n’ont jamais pu se vivre ou qui ont été perdus par désorganisation traumatique. La parenté avec Winnicott est évidente.

Je pense personnellement que c’est important d’avoir plusieurs modèles à sa disposition.

Nous avons un très bel exemple de maladie dans un contexte de dépression essentielle dans ce récit « Mars » de Fritz Zorn, récit écrit alors qu’il est déjà très malade et en psychothérapie, et où il affirme que son cancer est psychosomatique, lié à une éducation cancérigène et même une éducation à mort. Son récit est poignant et a quelque chose de traumatisant pour le lecteur, en abyme avec la noirceur de l’auteur.

Mars est un jeune bourgeois, issu de parents fortunés, vivant dans une des régions les plus riches de la Suisse, la Rive dorée, au bord du lac de Zurich. Ses parents sont riches mais il ne faut surtout pas le montrer, poliment condescendants à l’égard des « braves gens » que sont les personnes moins fortunées, et surtout dans la famille règne un maitre mot : harmonie ; il ne doit pas y avoir de désaccord, de conflits ; tous doivent penser de la même façon ; le bien et le mal sont définis sans nuance ni prise en compte du circonstanciel ; tout ce qui pourrait exiger plus de nuances, la religion, la sexualité, la politique, tout cela est qualifié de « compliqué » et donc on n’en parle pas. Zorn, en conséquence est un bon élève modèle, mais aussi un bon garçon qui sait plaire à tout le monde. Quand il termine ses études et rentre à l’université, une décompensation a lieu ; le no man’s land de son enfance fait place à une dépression qui a les caractéristiques d’une dépression essentielle. Personne ne s’en doute car il est plutôt aimé de ses pairs ; il est disponible, toujours prêt à délaisser ses études dès qu’il est sollicité, à aller boire un café quand l’occasion se présente. Par contre ce bon garçon n’a aucun vrai ami et aucune sexualité, mais il élude la question de ce vide affectif en se disant que, certes, l’amour est important, mais qu’il existe bien d’autres choses importantes dans la vie ; il apparait même comme plutôt gai et souriant, d’humeur particulièrement stable, doué sur le plan littéraire et capable d’écrire des pièces de théâtre pour des marionnettes ou alors jouées par ses camarades…Il devient beau et fort, plus à l’aise en sport. Mais derrière cette apparente normalité, ce « faux self », ce « comme si » Zorn n’éprouvait jamais de joie, toujours cette même sensation de solitude, de vague à l’âme… « Je suis jeune, riche et cultivé, dit-il, et je suis malheureux, névrosé et seul » ou alors « plus ça va bien, plus ça va mal »

Une fois ses études terminées, il donne des cours d’espagnol et s’installe dans un superbe appartement, mais la joie et le sentiment d’habiter son corps et sa vie sont de plus en plus absents au rendez-vous. Il peut passer des heures à répéter en espagnol : « solitude, tristesse ». Quand son cancer est découvert, il n’est nullement assommé par cette terrible nouvelle. Pour lui son cancer est apparu naturellement, la maladie mentale qui a conditionné son existence ne fait que déborder dans le corporel, et, nous dit-il, le cancer est la meilleure idée qu’il ait jamais eue car enfin, tout d’un coup, il s’aperçoit qu’il n’est plus déprimé mais malheureux, et prend enfin conscience de la haine cachée derrière la fausseté de sa vie, ce qui sera l’objet d’une psychothérapie et du récit beau et tragique. Ce qui est très émouvant, c’est qu’on le sent en fin de vie très angoissé, terrifié, triste de tout ce gâchis, mais au moins vivant, plus que jamais !

Je voudrais dire un mot de la pulsion de mort ; à l’IPSO, les avis sont divers : ainsi Pierre Marty n’y croyait pas, mais il pensait simplement en terme de mouvements d’organisation et de désorganisation, avec éventuellement des points de fixation, sur une ligne qui est celle du cours de la vie (les mouvements individuels de vie ou de mort). Par contre d’autres (Smadja), à l’instar du Freud d’après 1920, pensent très fort très fort les somatisations en terme de rupture de l’ intrication entre pulsions de vie et de mort, intrication nécessaire pour que tout aille bien ; suite à du traumatique il y a désintrication, ce qui laisse libre cours à la destructivité de la pulsion de mort ; celle-ci attaque du même coup, la vie psychique (la pensée opératoire est une sorte de mort psychique) et le corps en créant une maladie grave. Mars termine son récit, très peu de temps avant sa mort, par cette phrase terrible et magnifique « je suis en état de guerre totale », ce qui donne à penser à cette pulsion de mort non liée et qu’il a essayé désespérément de lier à Eros, à l’aide de son thérapeute et de l’écriture de son livre.

Mais heureusement, dans bon nombre de cas, la maladie, surtout si un travail psychique survient à temps (mais bien sûr, on n’est pas tout puissants) peut permettre un travail de réorganisation psychique considérable. Elément très important : nombre de personnes, comme Mars, vont beaucoup mieux qu’avant quand elles tombent gravement malades : elles sont alors bien obligées de réinvestir leur corps, nié peu ou prou jusque-là, et de retrouver avec les soignants et thérapeutes quelque chose d’une bienfaisante régression. Celle-ci, je pense, leur permet d’acquérir une capacité à ouvrir des horizons nouveaux dans le domaine de la subjectivation et de l’autonomie. Ainsi une patiente qui présentait un cancer gravissime, a pu se rendre compte de la façon dont la relation avec son partenaire du moment l’avait complètement déstructurée, la remettant en lien avec quelque chose qui, chez ce partenaire, ressemblait à une folie maternelle qui n’avait pas pu se penser jusque-là.

L’hypocondrie

Il s’agit là d’une plainte interminable et angoissante concernant un organe ou une fonction ; le patient court de médecin en médecin à la recherche de celui qui, enfin, pourra le sortir d’affaire sans jamais le trouver ; il y a un hyper investissement des soins et des soignants tout en ne se sentant jamais soigné (on est loin de la belle indifférence de l’hystérie bien que l’organicité soit, là aussi, absente). Parfois ça va très loin (opérations inutiles ; fait qu’on ne croit pas ces patients le jour où ils présentent une authentique symptomatologie organique potentiellement mortelle etc…).

Freud parle de « langage d’organe »au sujet de cette pathologie qui cherche sa place entre hystérie et somatisation…D’une certaine façon on peut rapprocher l’hypocondrie de la paranoïa (projections de l’angoisse sur l’organe ou la partie du corps « malade », vécue comme extérieure au sujet, et persécutrice), mais aussi de la mélancolie (attaque haineuse de l’autre introjecté, l’organe en souffrance étant son substitut) ; est-elle du côté de la psychose ou de la névrose ? On s’accorde maintenant à envisager l’hypocondrie sous un angle transnosographique, ici élément d’une psychonévrose, là symptôme d’une authentique psychose…Mais qu’elle intervienne dans l’une ou l’autre de ces structures, l’hypocondrie peut, à mon avis, garder, de façon autonome, la qualité d’un délire concernant le corps, petit, moyen ou grand selon les cas.

Freud, dans un premier temps, celui de la première théorie de l’angoisse, rangeait l’hypocondrie dans la catégorie des névroses actuelles, au côté de la névrose d’angoisse et de la neurasthénie : il rapportait ces névroses actuelles à un excès d’excitations générateur d’angoisse qui, ne trouvant pas à se décharger se transformeraient directement en éléments corporels, sans passer par le circuit long d’une quelconque psychisation. Peut-être que cette définition s’appliquerait aujourd’hui plus aux somatisations qu’à l’hypocondrie

(Puis, avec l’introduction du narcissisme en 1914 et la découverte d’une libido du Moi, au côté des pulsions d’autoconservation, l’hypocondrie s’expliquerait, selon Freud, par une surcharge en libido du Moi narcissique entrainant une stase et un excès de tensions se traduisant par des sensations pénibles et douloureuses dans l’organe choisi, à fort potentiel d’érogénéité mais trop excité, et de ce fait douloureux.)[1]

Nous l’avons un peu vu, chez le patient somatique, il y a sous-investissement de la douleur, ce qui suppose une rupture entre le corps et ses représentations dans le psychisme ; chez lui, l’angoisse hypocondriaque est absente, ce qui montre l’utilité d’un peu d’hypocondrie. Par contre l’hypocondrie avec son lot d’angoisse peut être pensée comme un investissement insuffisant du déplaisir lié au délai d’attente et à l’hallucination de la satisfaction (carence en masochisme primaire. 1924) ; ceci amène l’hypocondriaque à sur investir la douleur et les affects qui l’accompagnent. L’activité symbolique et représentative, qui ne peut exister sans investissement du déplaisir d’attente (cf réalisation hallucinatoire du désir) manque, ce qui entraine quelque chose d’un peu délirant concernant l’organe douloureux, qui devient l’étranger à abattre.

Pourquoi cette impossibilité à investir l’attente et à supporter un tant soit peu le manque ? Pour beaucoup d’auteurs l’hypocondrie constitue un mode de défense de dernière ligne contre des risques majeurs (désorganisation psychotique ou somatique). Mais d’un certain côté, l’organicité n’existe pas, et donc l’hypocondrie peut être considérée comme une sorte de chance d’échapper à plus grave. L’angoisse qui la caractérise deviendrait alors le signal d’alarme d’une menace dans la sphère narcissique impliquant le corps, d’une menace de désorganisation que l’hypocondrie essaie d’endiguer.

Comme le soulignent Marília Aisenstein et Alain Gibeault, ceci permet d’envisager cette affection sous un angle processuel et de proposer l’hypothèse d’un « travail de l’hypocondrie », comme on parle du « travail du rêve ». Marilia donne l’exemple d’une femme, Cassandra, atteinte d’un cancer foudroyant après avoir des années durant, consulté pour d’obscures douleurs de la région mammaire et se pose la question : « est-il loisible d’imaginer que cette Cassandra eût pu éviter la maladie si elle s’était vu offrir un lieu où parler de ses seins, de son cancer imaginaire, de sa féminité, de sa maternité…L’hypocondrie aurait pu dans son cas jouer transitoirement le rôle d’un signal d’alarme d’un danger dans la sphère narcissique concernant le corps, signal d’alarme qui aurait mérité une prise en compte objectale pour qu’un travail psychique advienne ».

Dans un article paru dans « libres cahiers pour la Psychanalyse » je parle d’une femme empêchée depuis l’âge de 19 ans de travailler à cause d’une pathologie du système neuromusculaire mal identifiée pour laquelle elle a consulté et continue de consulter tous azimuths; elle a 42 ans quand elle vient me voir ; Il s’agit d’une femme très silencieuse et inhibée, que j’allonge, non pour faire une analyse, mais parce qu’elle me semble très mal supporter le face à face…Comme elle ne dit quasiment rien, je parle, de ses douleurs dans l’impossibilité dans laquelle elles la mettent de trouver quelqu’un qui la soulage, et au bout d’un certain temps je me rends compte que je suis, dans ma prosodie, une sorte de mère berçant son bébé dont elle sentirait de façon très forte la détresse…Ce passage par des ressentis corporels aussi précis survenus chez moi-même, l’analyste, m’a beaucoup surpris et j’avoue avoir été très éclairée quand j’ai lu ce que disait Pierre Fédida de l’hypocondrie. En effet, pour lui, si la pratique médicale échoue dans le cadre de l’hypocondrie, c’est « qu’elle est incapable de répondre à la demande de cette plainte qui s’adresse avant tout au corps du médecin, en tant que celui-ci est porteur de l’espoir de recevoir l’angoisse de décomposition du malade et de refléter par des signes l’intégrité des organes ». le corps de l’autre est impliqué dans ce passage comme une sorte de matrice transformationnelle. L’hypocondrie serait un langage d’un organe vers le corps de l’autre, dans une sorte de lien homosexuel primaire qui a manqué; ceci engage l’analyste à porter une attention tout à fait particulière à une forme de contre transfert qui peut s’exprimer dans des ressentis corporels. Dans la suite du travail avec ma patiente, des traumatismes en cascade ont pu être retrouvés pour les uns, construits pour d’autres, liés sans doute à des ressentis de bébé d’avant le stade du langage, au temps où le bébé est complètement livré à sa détresse s’il n’est pas secouru et peu à peu l’hypocondrie a pu devenir une hystérie bien tempérée, ce qui semble être l’objectif du travail d’hypocondrie ; les premiers rêves de ma patiente au bout de 2 ans de travail ont été des rêves d’immobilisation dans une boue visqueuse ou entre des plaques de béton empêchant la marche ; rêver ses difficultés de la marche lui a permis de beaucoup moins les ressentir, et en même temps ce genre de rêves est très fréquent chez des normo-névrosés et ouvrait le chemin à une poursuite du travail sur un mode beaucoup plus classique.

Je vous ai donc parlé de l’angoisse corporelle de l’hypocondriaque, à laquelle s’oppose le calme de la pathologie somatique dans sa phase « opératoire » dénuée de représentations, et la « belle indifférence » de l’hystérique face aux symptômes de conversion. Bien sûr, et tous le soulignent, la réalité est autrement plus complexe et moins tranchée. Mais chose essentielle, dans bien des cas de figure, même les plus graves, un travail psychique peut être envisagé. Cependant le soin psychique n’est pas tout puissant ; bien sûr la médecine est indispensable, et la mort une issue qui de toutes façons arrivera tôt ou tard pour chacun d’entre nous, précédé bien souvent par la maladie. Mais un travail de réorganisation psychique, sans être jamais la panacée, peut apporter un soulagement considérable. J’ai évoqué le fait, par exemple, que nombre de patients vont beaucoup mieux qu’avant quand ils tombent gravement malades et c’est une dynamique à comprendre et à soutenir en fonction de leur histoire et du lien que nous pouvons créer. Pour d’autres, le Psychanalyste aura la triste et pourtant pas si triste tâche de les aider à mourir, comme Mars, le moins mal possible, tantôt sereinement, tantôt « en état de guerre totale », guerre de la pulsion de vie qui essaie dans la violence de reprendre ses droits de liaison de la pulsion de mort. Je pense aussi à ces artistes au corps mutilé comme Frida Kahlo, qui ont pu transformer avec force et passion en œuvre d’art un corps tellement blessé. Pour l’OMS la définition de la santé est l’absence de maladie. La santé ne serait-elle pas plutôt cette adhésion forte et déterminée à la vie, ce mariage toujours précaire entre Eros et Thanatos ?

Pour terminer je pense tout à fait intéressant que la prochaine conférence (Christian Gallopin) porte sur l’érotique du soin, montrant que les soignants de grands malades ont eux aussi besoin d’être portés par des forces de vie.