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La fibromyalgie

11 décembre 2017

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

Dans une précédente conférence (décembre 2014), j’avais longuement parlé du corps en souffrance et de ce que pouvait en dire la Psychanalyse, me référant essentiellement au travail à l’IPSO (Institut Psychosomatique de Paris). J’avais lors de mon intervention expliqué que le terme Psycho-somatique s’applique à toutes les maladies, même gravissimes, tant les interactions sont nombreuses entre ce qui se passe dans le corps et ce qui se passe (ou ne peut pas se passer) dans la tête.

Ne peut pas se passer car dans les maladies somatiques graves, on trouve souvent une désorganisation de la pensée, une démentalisation qu’il convient de ne pas boucher trop vite par des interprétations hâtives. J’avais longuement évoqué l’exemple de Mars, de Fritz Horn, cet homme qui dit de lui «je suis  jeune, riche et cultivé, mais malheureux, névrosé et seul » et qui finira par mourir d’un lymphome après avoir tenté, avec une lucidité et un courage étonnants, de trouver un chemin vers le sens. Ses dernières paroles « je meurs en état de guerre totale » sont un constat terrible de la lutte entre pulsion de vie et pulsion de mort dans ces occurrences psycho-somatiques graves.

Moins grave bien qu’handicapante est, bien sûr la fibromyalgie, qui fait partie de ces maladies nouvelles dont notre époque est friande comme l’hyperactivité chez l’enfant, le burn out dont il sera question…J’essaierai à partir de présenter l’ exemple clinique d’une prise en charge par un psychanalyste.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je souhaite dire 2 mots de ces maladies nouvelles (hyperactivité, burn out etc…) et souligner la tendance actuelle, qui consiste à évincer le sujet, à le transformer en une maladie répertoriée, dans une apparence d’objectivation, comme si l’être humain n’était pas une personne entière. Le sujet ne « parlerait plus », il aurait juste besoin d’un traitement médicamenteux approprié ciblant l’organe malade ou le cerveau, voire d’électrostimulations quand il s’agit de celui-ci.

Pourtant, il y a 2500 ans, Hypocrate disait « il est plus important de connaitre la personne souffrant d’une maladie que de connaitre la maladie dont est atteinte la personne ».

Pour lui, comme pour la Psychanalyse, une personne « ça parle » (MP Koch)

J’évoquerai d’abord ce qui se passe en psychiatrie, avec le DSM (diagnostic and statistical manual of mental disorder) : c’est une méthode de classement qui existe depuis plus de 60 ans aux USA et qui s’est introduite progressivement en France avec pour objectif affiché de permettre de discuter entre spécialistes, de faire des statistiques au moyen de repères qui se voudraient a-théoriques (auparavant la psychanalyse avait une grande place). Très contesté ; collectif stop DSM.

Les DSM I (1952) et II (1968) restaient assez sobres, proches des critères de la psychanalyse (névroses, psychoses, perversions). L’être humain restait un être partagé, complexe, entre désirs et défenses, dans une dynamique psychique mobilisable autant que faire se peut (d’où le terme de psychodynamique). Ce n’est pas en soi cette nécessité de classer qui est contestable (cf CIM10 de l’OMS ou CFTMEA en pédopsychiatrie française)

A partir du DSM III en 1980, les choses se gâtent. On devient obsédé, non plus par le patient, le sens de ses symptômes mais par l’établissement de critères précis permettant d’établir des syndromes, de porter un diagnostic plutôt qu’un autre (sous prétexte qu’avant un patient pouvait être diagnostiqué différemment selon qu’il habitait à Londres ou à New York). Premier problème : les lobies pharmaceutiques sont d’autant plus concernés qu’ils sont parmi les gros financeurs du projet, car tout ceci doit déboucher sur des traitements médicamenteux codés : la névrose obsessionnelle se transforme en TOC et justifie la mise du patient sous paroxétine etc.. ; Comme il y a de plus en plus de procès de médecins en Amérique, ceci fait également l’affaire des instances judiciaires car tout semble devenu clair . Mais le glissement est grave : les résidents de certains quartiers de New York constatent « avant on parlait de nos rêves, maintenant on parle de nos diagnostics ». Le besoin de statistiques précises envahit peu à peu la France ; l’accréditation des hôpitaux en dépend et on a tendance à tirer les choses vers le « maladies graves » qui permettent d’avoir plus de sous.

Avec le DSM IV (1994) on assiste à une inflation de maladies (297) d’autant que de leur diagnostic dépend des remboursements par les compagnies d’assurance aux USA, par la sécurité sociale, l’admission à la MDPH etc…. Mais une rigueur apparente cache un vide phénoménal, dans un climat sécuritaire (risque 0). Collectif stop DSM. Les pathologies se mutiplient ; ainsi, depuis que le syndrome d’Asperger entre dans la catégorie troubles du spectre autistique, le nombre de patients est multiplié par 40 (accès à des services particuliers) alorsqu’Allen Frances, un des initiateurs du DSM IV pensait que se serait par 3 ou 4. En 1980 on enlève l’homosexualité des « troubles sexuels des comportements », on guérit des millions de malades ; en 1994 on ajoute dans la pathologie la « dysphorie prémenstruelle » des millions de patientes deviennent tout à coup malades mentales.

Certains diagnostics dans le DSM 5 sont à la limite du loufoque, ainsi celui de « dysruptive mood dysregulation discorder » correspond à plus de trois grosses colères par semaine pendant au moins un an. Les troubles cognitifs mineurs sont répertoriés comme maladie tant est grande la hantise de passer à côté d’une maladie d’Alzeimer (pour laquelle il n’y a aucun traitement qui a fait se preuves) et dans l’espoir d’une prévention.

On voit donc que la souffrance psychique devient trouble du comportement, objectivable, mesurable, traitable par médicament ou, pire peut-être, par stimulations électrique. L’homme n’a plus le droit de souffrir, d’être accompagné sans être malade pour autant (cf réunion des CMPP et déléguée à la famille : MDPH si plus de 6 mois de soins en CMPP)

L’historien américain Christopher Lane « comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions »

Tout ceci pour vous faire toucher du doigt la façon dont on prône plus que jamais l’insu au profit de traitements médicamenteux dont on ne sait pas encore très bien l’impact, surtout sur des cerveaux en construction. Médicaments parfois utiles mais abus et sur-abus (cf dépression épée de Damoclès si on n’a pas mis de sens sur ce qui l’a déclenchée).

Dans ces mauvaises nouvelles, une bonne nouvelle : il y a une trentaine d’années certains disaient que la Psychanalyse disparaitrait quand les neurosciences auraient mieux cartographié anatomiquement le cerveau, analysé la physiologie du système nerveux. Or c’est l’inverse qui semble se profiler ; rappelons que Freud, était avant tout un scientifique (il s’intéressait au début de sa carrière à la neurophysiologie et l’anatomie du cerveau ; c’était un chercheur : testicules de l’anguille, cerveau de la lamproie ; le premier à avoir publié sur l’IMC, un des premiers sur l’encéphalopathie infantile, et bien sûr il s’est beaucoup intéressé à la cocaïne). Ceci explique qu’après sa découverte, avec Breuer, de l’hystérie (qui n’existe plus dans le DSM) et l’invention de la psychanalyse, il aurait tant aimé prouver par les sciences sa raison d’être. Or, nous dit Pierre Marie Lledo, directeur du département de neurosciences à l’institut Pasteur, nous assistons grâce aux progrès techniques (magnéto-encéphalographie, tomographie par émission de positons=petscann) à un énorme bond , inimaginable jusque là dans le destin de l’humanité, et, je le cite « Freud se serait sans nul doute passionné pour ces engins qui offrent aux chercheurs le privilège fou de visionner les processus mentaux jusque dans les synapses ». Les différents éléments qu’il donne tendent à prouver que la pensée consomme à elle seule une très large quantité de l’énergie du cerveau , et, qu’il s’agit le plus souvent d’une pensée immergée, non sue, que nous appelons, nous, l’inconscient. Ceci marche aussi dans l’autre sens : les études sur la plasticité cérébrale montrent que notre cerveau est en constant remaniement, que les innombrables synapses qui relient les neurones ont la capacité de se faire et se défaire à l’infini, et que la pensée et sa stimulation y jouent un rôle majeur (tout comme l’émotion esthétique, musicale, artistique, nous dit Jean Pierre Changeux)

Tout ça pour se poser la question : les médicaments ne jouent ils pas un peu le rôle d’un éléphant dans un magasin de porcelaine dans cette mécanique si complexe ? . Et surtout, la psychanalyse qui fait qu’on pense sa vie ne retrouve-t-elle pas ses lettres de noblesse face aux pathologies ?

Et la fibromyalgie dans tout ça ?

Tout à l’heure j’ai parlé des maladies somatiques. En est-elle une ? C’est ce qu’affirment les tenants de son organicité. Il me semble que par contre la MDPH la reconnait rarement comme telle. Pour certains psy , il s’agit de la forme moderne de l’hystérie. Je redéfinis donc ce terme qui ne fait plus du tout partie du DSM : La conversion hystérique n’a rien d’organique, elle défie les lois de l’anatomie ; par contre c’est un symptôme pleinement porteur de sens qui témoigne d’un retour du refoulé qui s’inscrit dans le registre conflictuel névrotique classique (défense contre désir) ; elle porte la trace tant du désir que de la défense et nous place directement en face des contenus de l’inconscient refoulé, bien que de façon déguisée puisque le symptôme est un compromis et non une manifestation linéaire. Je reprendrai l’exemple d’Elisabeth von R (études sur l’hystérie) Cette jeune hongroise du nom d’Ilona Weiss souffrait depuis 2 ans de douleurs dans les jambes et de troubles inclassables de la marche, lesquels étaient apparus pour la première fois lorsqu’elle s’occupait de son père malade. Peu après la mort du père, ce fut la sœur de la patiente qui mourut. Peu à peu, grâce au procédé par pression utilisé à ce moment-là par Freud, la jeune fille a un souvenir qui remonte ; celui d’un jeune homme dont elle était tombée amoureuse quand son père était malade, ce qui occasionna un conflit entre ce désir amoureux et l’obligation dans laquelle elle se trouvait de soigner un père gravement atteint, conflit qui éveilla la douleur aux jambes ; elle renonça finalement à son amour. Puis E. a un autre insight et se rappelle son premier épisode de conversion ; elle surprend Freud en lui disant qu’elle sait maintenant pourquoi les douleurs partaient toujours d’un point déterminé de la cuisse où elles étaient particulièrement violentes. C’était l’endroit où chaque matin son père posait sa jambe très enflée pour qu’elle refasse son bandage. Les douleurs s’améliorent grandement. Plus tard, voici qu’au cours d’une séance elle entend la voix de son beau-frère qui l’appelle à l’extérieur de la pièce ; elle demande alors à Freud de pouvoir sortir lui répondre. De retour à nouveau elle ressent une douleur particulièrement violente. L’arrivée du beau frère rappela à la patiente qu’en fait les douleurs étaient apparues à la mort de sa sœur ; une pensée inavouable lui avait alors traversé l’esprit : « puisque ma sœur est morte mon beau-frère est maintenant disponible pour moi », idée qui heurtait sa conscience et qui faisait suite à d’autres épisodes où la patiente avait eu l’occasion d’apprécier son beau-frère et d’envier secrètement sa sœur. L’effet de cette prise de conscience entraina, dans un premier temps des manifestations de douleur morale intense et un rejet de Freud à qui la patiente en voulut terriblement d’avoir mis à jour son secret, puis une guérison définitive…2 ans plus tard elle dansait sans problème.

Le propre des manifestations hystériques c’est qu’elles sont bruyantes, et surtout qu’elles changent au cours des années quand elles sont reconnues : hystériques de Charcot en opisthotonos (cf Blanche Wittmann dans le bureau de Freud), spasmophilie de mes premières années de médecine. Fibromyalgie ?

« Médicalement » qu’est la fibromyalgie : c’est un syndrome qui associe des douleurs, de la fatigue et de l’insomnie. Pour en faire le diagnostic actuellement on comptabilise le nombre de zones douloureuses WPI (0 à 19), et par ailleurs on établit une échelle de sévérité qui comprend la fatigue (entre 0 et 3), les troubles du sommeil (0-3), les troubles cognitifs (0-3), les symtôme somatiques(0-3). Total maximal 31.

Pour parler de Fibromyalgie, il faut une WPI 7 au moins et une échelle de sévérité au moins à 5   ou WPI entre 3 et 6 et échelle de sévérité à 9.

Hypothèses étiologiques diverses et non concordantes : Il y aurait une hypersensibilité à la douleur avec abaissement du seuil douloureux par perturbation de l’activité de certains neuromédiateurs, déséquilibre ostéo articulaire, intoxications métalliques amalgames dentaires, cause virale, anomalie immunitaire, altération du système endocrinien ou hormonal, , altération de la flore intestinale. Des causes psychologiques de déclanchement sont reconnues : stress, burn out, perfectionnisme etc…

Le traitement est pauvre : antalgiques diverses, courir les centres anti—douleur, les cabinets de médecins, kiné, ostéopathes, être en arrêt de maladie, essayer de se faire reconnaitre comme relevant de la MDPH etc…

Géraldine nous a demandé de davantage montrer comment nous travaillons, nous, psychanalystes. Je vais vous parler assez longuement d’une patiente reçue par un psychanalyste. Ne prendre aucune note. Ce que je vais dire n’est nullement comment traiter une patiente atteinte de fibromyalgie en général. Il s’agit de la rencontre d’un analyste avec cette personne là, dans leur singularité à tous 2. L’analyse parle toujours d’une rencontre, qui se fait ou non…Là nul catalogue, nul protocole, on suit par petites touches ce qui se passe, on écrit l’histoire à 2, sans savoir quelle en sera l’issue, on se laisse surprendre. La dernière fois Marie Pierre a insisté sur le fait que le symptôme est un mode d’expression d’un désir inconscient, non su, irrationnel, et des forces qui s’y opposent. Avec une autre personne présentant des signes de ressemblance ça ne se passera pas du tout de la même façon !! Le psychanalyste s’ajuste différemment d’un patient à l’autre (M.Gauchet : « l’ajustement est ce qui nous permet de donner une version accommodée aux circonstances »)

Je parlerai de l’exemple de Mme L, rapporté par un collègue, qui en a beaucoup discuté avec moi.

Quand elle vient voir un psychanalyste, cette patiente a été diagnostiquée fibromyalgique après avoir arrêté depuis très longtemps toute activité professionnelle du fait du handicap que ça lui cause, depuis une vingtaine d’années. Sont retrouvés un nombre impressionnant de consultations tous azimuts, de « preuves » diagnostiques, de traitements : kinésithérapie, ostéopathie, médecines parallèles, médicaments, tous s’étant révélés inefficaces au moins partiellement, après avoir soulevé de grands espoirs ; Mme L ; attend intensément une guérison qui viendrait d’ailleurs, tout en la jugeant impossible : non elle ne peut être guérie. La maladie constitue l’essentiel de ses investissements.

Nous pouvons, pense le collègue, nous poser la question d’une maladie somatique, ou alors, plus que d’hystérie, parler là d’hypocondrie : dans cette pathologie Il s’agit d’une plainte interminable et angoissante concernant un organe ou une fonction ; le patient court de médecin en médecin à la recherche de celui qui, enfin, pourra le sortir d’affaire sans jamais le trouver ; il y a un hyper investissement des soins et des soignants tout en ne se sentant jamais soigné (on est loin de la belle indifférence de l’hystérie bien que l’organicité soit, là aussi, absente). Parfois ça va très loin (opérations inutiles ; fait qu’on ne croit pas ces patients le jour où ils présentent une authentique symptomatologie organique potentiellement mortelle etc…). L’hypocondrie peut ressembler à une sorte de paranoia (projections de l’angoisse sur l’organe ou la partie du corps « malade », vécue comme extérieure au sujet, et persécutrice) ou encore elle présente des proximité avec la mélancolie (attaque haineuse de l’autre introjecté, l’organe en souffrance étant son substitut). Toujours est-il qu’il s’agit d’un délire, petit , moyen ou grand concernant le corps.

Là le collègue pense à l’hypocondrie du fait du caractère ancien, fixé, envahissant des troubles, dans une recherche permanente d’un traitement jamais trouvé…En tous cas, à minima on peut penser à un investissement hypocondriaque par la patiente de sa maladie.

En désespoir de cause, Mme L. est adressée par un des médecins qui s’en occupe à un psychanalyste ; on ne sait jamais…Celui-ci lui propose de la recevoir deux fois par semaine en face à face. Mais bien vite cette patiente lui apparait d’une timidité et d’une inhibition si extrêmes et d’une angoisse si grande à se dévoiler, aussi peu que ce soit, sous le regard qui semble peut-être légèrement la persécuter de son analyste, que celui-ci décide de l’allonger. Déjà là on voit qu’on cherche pour un patient donné la meilleure façon de travailler avec lui ; certaines personnes ont absolument besoin du regard de leur analyste ; pour Mme L, c’est le contraire ; par contre allonger un patient ne correspond pas forcément à un projet d’analyse.

Assez vite l’analyste est frappé, par le contenu minimaliste des séances, la pauvreté de ses représentations limitées, outre la description de ses ressentis corporels, à son soucis pour sa fille en difficulté sur le plan de ses investissements professionnels. Ceci pourrait ressembler à ce que les psychosomaticiens appellent « pensée opératoire », c’est une pensée factuelle, sans déplacement, asymbolique celle-ci pouvant témoigner d’une dépression essentielle (sans lien avec des représentations, une simple baisse de l’élan vital). S’agit-il de ceci chez cette patiente ? Ceci pourrait être en faveur de l’organicité des troubles de la patiente. Mais surtout ce qui frappe l’analyste, c’est le mode tout à fait inhabituel de ses interventions et de leurs réceptions: ce qui semble compter ce n’est pas tant ce qu’il dit (en parlant beaucoup, et se le reprochant un peu) que le timbre et la musicalité de sa voix ; il se surprend au bout de quelques temps à penser qu’il est en train de bercer une toute petite fille ; ce qu’il lui dit ressemble du reste à ce qu’une mère raconte à un bébé : il ne fait pas de liens, n’interprète pas, mais prend acte de la réalité de son ressenti douloureux (« oui, c’est dur d’avoir mal comme ça tout le temps ! ») tout en ne se privant pas de nommer ses éprouvés quand, d’aventure, ils affleurent : (« ça met en colère quand on dépense tant d’argent sans jamais être soulagée ! ») colère, sentiment d’impuissance, de tromperie, DECEPTION …Oui ce qui semble dominer c’est bien la déception chez cette patiente, que ce soit à l’égard de ses proches ou des médecins…Les affects sont bien là, tapis derrière le mutisme apparent.

Après plusieurs mois passés de la sorte, peu à peu, Mme L. pourra repenser aux circonstances d’apparition de ses symptômes : conflit important avec une voisine vraisemblablement paranoïaque pour une histoire de terrain mitoyen. Les propos de cette personne sont allés loin, jusqu’à des menaces de mort. Mais au bout du compte, ce qui semble avoir surtout déçu Mme L. c’est la passivité de son jeune mari, qui n’a rien fait pour la protéger et la défendre ; elle s’est alors sentie très mal, a commencé à souffrir, à désinvestir affectivement son couple ; elle s’est bien vite montrée incapable d’aller au travail (dans l’entreprise de travaux publiques dont le mari est directeur) et sa maladie est devenue la composante majeure de la vie de cette jeune femme ; elle est pourtant devenue mère d’une fille dont elle s’est occupé tant bien que mal. S’agissait-il de projeter sa déception massive et son agressivité irreprésentable sur les médecins et soignants ? On notera que la maladie lui permettait d’échapper tant à la sexualité conjugale qu’à un emploi où elle aurait pu seconder son mari ; son agressivité à son égard, comme en arrière fond à l’égard des figures parentales, ne pouvait sans doute s’exprimer qu’ainsi. Mais pour l’heure, toute interprétation de ce genre aurait été tout à fait prématurée. Ce qui prend les devants de la scène c’est la douleur, et encore la douleur.

La suite du travail lui fera dépeindre une enfant et une adolescente d’une timidité majeure, et son analyste comprendra son incapacité à montrer, y compris à elle-même, la moindre parcelle d’agressivité lorsque, dans une séance, apparaitra un souvenir important. Elle a 6 ans ; le père vient chercher les enfants en leur disant : « venez ! Vous allez voir de quoi est capable votre mère ! » Et le voilà qui les entraine à la cuisine où la mère tourne en rond en gémissant et en essayant de se scarifier avec un couteau. La violence de ce récit et le caractère surréaliste de la scène surprend l’analyste…Inouï est ce simulacre de suicide de cette mère égarée ; tout aussi inouï est cette violence que le père fait, tant à sa femme, qu’à ses enfants qu’il rend spectateurs d’un scénario dont la morbidité n’échappe à personne. Dès lors pourra se retrouver la trace d’une mère, mal mariée, déprimée depuis toujours, ayant fait des enfants « parce que ça se fait », une mère contre investissant sa dépression par une rigidité caractérielle et une façon d’imposer à ses enfants une vision normative de la vie à laquelle il convient de ne déroger en aucune façon…D’autant que deux membres de la famille ayant vécu hors des normes sont, l’un décédé, l’autre gravement malade ! Et contrecarrer cette mère fragile en développant une pensée propre équivaudrait à la tuer ; en effet la mort et le risque qu’elle représente deviennent omniprésents dans les associations, devenues plus fluides, de la patiente…

Dans le même temps, le transfert négatif commence à s’élaborer : elle ne veut plus venir car ici elle dit du mal des autres, ce qu’elle ne supporte pas ; après une séance où elle ose émettre des interrogations sur l’ éventuel « charlatanisme » de son analyste, elle attrapera une grippe qui la clouera au lit pour la séance suivante et reviendra ensuite un peu méfiante mais se disant « beaucoup moins douloureuse et mieux moralement ces temps derniers », ce qui donnera l’occasion à l’analyste de valoriser l’émergence et l’expression de ses doutes et de ses pensées propres, négatives en particulier, dans les séances, et de lui montrer le transfert maternel : craint-elle de le rendre malade avec ses critiques comme elle craint de blesser sa mère, si elle lui pose des questions sur sa petite enfance et remet en question certaines choses ? Jusque-là, le simple fait de penser du mal de sa mère et de son mari était déjà acte de malveillance selon elle, qui préférait chercher « en elle » comment « bouger », et non chez les autres ! En elle ? Contre une partie d’elle où l’autre est hébergé ? Freud insiste beaucoup sur la nécessité qu’émerge le transfert négatif. Tant que l’analyste est vu comme une bonne personne, les choses se passent certes gentiment ; le patient profite de l’étayage ainsi offert ; mais c’est quand les éléments négatifs apparaissent sur la scène analytique, qu’on peut vraiment saisir, par analogie, ce qui fait souffrir le patient dans la vie.

Elément nouveau, des rêves apparaissent, où elle se dispute avec d’autres, ses frères et sœurs en particulier (ce dont elle n’a aucun souvenir), et surtout des rêves répétitifs où, au terme de scénarios variés, elle éprouve une douleur de plus en plus violente dans les jambes jusqu’à ne plus pouvoir bouger du tout.

Nous le voyons, quelque chose commence à prendre sens ; les éléments hystériques sont maintenant bien présents, Mme L. se posera alors elle même la question de l’hypocondrie, et l’analyste pourra alors, avec elle, analyser la solution hypocondriaque trouvée jusque-là sous une double valence : une valence projective, comme venant donner un point de fixation à toutes formes d’angoisses, sorte de joker, en particulier face aux angoisses déclenchées par ses ressentis, agressifs surtout, mais aussi une tentative de garder un objet d’investissement, d’investigation…S’intéresser à sa douleur, faire des recherches concernant cette compagne encombrante c’était déjà s’intéresser à quelque chose, elle qui pensait ne s’intéresser à rien, contrairement à ses amies ou relations qu’elle s’autorise maintenant à envier. Là aussi quand envie et jalousie débarquent ce n’est pas mauvais signe ! Des éléments de l’histoire de sa toute petite enfance : anorexie du tout petit, stagnation pondérale majeure chez ce 4ème bébé non désiré, ayant nécessité une hospitalisation, permettront de mieux se représenter la dépression de la mère, débordée et insatisfaite, et sa difficulté à accepter ses deux derniers enfants, elle-même et une sœur, qui elle aussi a très difficilement poussé.

Le travail s’arrêtera assez vite (deux ans et demi) devant un rapport bien modifié avec sa douleur dont la patiente peut maintenant penser qu’elle prenait une place excessive, et dont elle ne parle plus que pour dire qu’elle a bien diminué…Un rêve inaugurera l’étape de terminaison : Mme L. erre dans un grand aéroport, sur lequel donnent plusieurs portes vers des destinations; elle ouvre une porte, puis l’autre et peut voir qu’un avion va partir pour Hollywood, haut lieu du cinéma, un autre vers la Côte d’Azur etc…Elle reste indécise malgré son désir car il y a beaucoup de monde et elle a peur de déranger ; elle voudrait trouver la porte de sortie mais ne sait pas vraiment comment la trouver ; il faudrait d’abord qu’elle récupère son sac ….Les associations qui viendront autour de ce rêve en partie transférentiel (comment sortir de son travail analytique, où elle se sent, dit-elle, osciller entre le vide et le trop plein) conforteront patient et analyste sur les retrouvailles avec des désirs et des investissements possibles, les freins à leur réalisation se révélant d’ordre névrotique. 

Une fois « accroché » le registre névrotique a pu commencer à s’élaborer ; l’analyste aurait souhaité que le travail puisse s’approfondir encore un peu, mais la patiente a fait valoir sa satisfaction devant sa « guérison » et son désir de profiter des acquis et d’utiliser son temps autrement qu’en venant sur le divan ; une rencontre fortuite, près de deux ans plus tard a permis à l’analyste, par les quelques mots échangés, de constater qu’effectivement la vie de Mme R. avait évolué et qu’elle était loin du repli narcissique initial.

Quelques commentaires…

Qu’en est-il de l’attitude «  maternelle  berçante » des débuts ; déjà, dans l’analyse, un analyste homme peut tout à fait être dans un transfert maternel. Ensuite, il a été surpris, accroché par cet éprouvé et son intensité. Quand il y a comme cela quelque chose qui saisit, surprend, il y a matière à s’interroger. S’agissait-il, par le rythme et la mélodie de la voix, de constituer une enveloppe par excitante, et (ou) par le contenu des interventions teinté d’une amplification légèrement dramatisante, de donner corps et droit d’existence aux ressentis et perceptions de Mme L ?peut-être en partie, afin de permettre à un excès d’excitations chez la patiente de se transformer en tendresse ; en tous cas il est apparu à postériori que ce fut un préalable indispensable à tout travail symbolisant pour cette patiente. Pourquoi ? On peut sans peine imaginer que la pathologie dépressive maternelle a pu priver le bébé de bercements tranquilles, la laissant se débrouiller seule avec ses perceptions massives et affolantes, qu’elles viennent du dehors ou du dedans. On sait également à quel point un traumatisme, tel que la tentative de suicide maternelle si violemment dénoncée par le père, a pu geler les capacités de mentalisation d’une fillette de 7 ans, ouvrant la voie régressive vers l’état de détresse d’un tout petit…

Mais peut-être, et c’est l’hypothèse que nous avons essayé de construire avec l’analyste cité, le passage de l’hypocondrie à l’hystérie nécessite qu’un objet soit là, dans une fonction particulière, qui tient de la « mère bionienne » (expliquer) , mais pas seulement. Premier point, plusieurs auteurs insistent sur la nécessité de ne pas trop vite invalider le travail propre à l’hypocondrie par une recherche de sens (Il pourrait être tentant pour le thérapeute de trop vite chercher, voire d’induire quelque chose de ce côté-là), mais d’écouter tout le temps nécessaire ce « langage d’organe » au niveau régressif où il se situe. 

Second point, je suis personnellement particulièrement sensible à la position de Pierre Fédida ; selon lui, la cause de la mise en échec de la pratique médicale par la plainte de l’hypocondriaque est généralement la suivante :

 C’est parce qu’elle est incapable de répondre à la demande de cette plainte qui s’adresse avant tout, souvent sur un mode homosexuel, au corps du médecin, en tant que celui-ci est porteur de l’espoir de recevoir l’angoisse de décomposition du malade et de refléter par des signes l’intégrité des organes [1].

Plus loin, Pierre Fédida désigne ainsi le corps du thérapeute :  

Miroir réceptacle du corps douloureux et angoissant (du patient) afin, dans le meilleur des cas, de produire des conditions de transformations métaphoriques de l’organe (j’ajoute : ou de la fonction) au moyen d’une néo-érogénéisation transférentielle du corps tout entier[2].

Cet accent mis sur le corps de l’analyste comme matrice de transformation intracorporelle de l’organe source de douleurs et d’angoisse nous a semblé éclairer tout à fait ce que l’analyste a ressenti pendant les longs premiers mois du début avec cette patiente, c’est bien un corps à corps presque « pour de vrai » entre une mère berçante et un tout petit lové au creux de ses bras !

Continuons avec Fedida, qui voit la plainte hypocondriaque ainsi :

Un  rêve ne pouvant se faire, une sorte de rêve insomniaque…. Le patient hypocondriaque s’adresse au corps de l’analyste à la fois comme si ce corps pouvait recevoir les reflets produits par la plainte somatique, conserver ces reflets comme des traces d’inscription, et comme si ce corps pouvait en même temps reconstituer un rêve en un sommeil mettant le patient à l’abri de ses tourments[3].

Ceci nous renvoie au moment où la patiente s’est mise à rêver (on sait que les hypocondriaques ne rêvent pas). Ce moment marque de façon très claire, un passage vers un registre névrotique. Particulièrement intéressants de par leur caractère de transition entre deux registres, sont les rêves où apparait la plainte hypocondriaque ; y est à l’œuvre la fonction de décharge, mais aussi de liaison et d’intégration du rêve ; en effet, on peut parler là d’ « hypocondrie du rêve » du fait de la majoration, jusqu’à une échelle gigantesque des sensations et perceptions corporelles de l’état de veille : dans ses rêves la patiente va jusqu’à ne plus pouvoir bouger du tout, ce qui est encore un pas de plus par rapport à ses ressentis diurnes déjà impressionnants. D’autre part on peut parler aussi de rêve typique d’inhibition névrotique (comme rester cloué sur place, embourbé, dans l’impossibilité d’avancer etc…).

En conclusion

Une phrase de la patiente, sans qu’elle puisse en dire davantage, nous a surpris, sans que nous-même puissions en penser davantage à ce moment-là. « Je crois que je ne connaitrai mon corps que quand je serai guérie », phrase surprenante dans la bouche d’une personne envahie par l’omniprésence d’une plainte corporelle…De fait, dans la série des rapports compliqués entre Psyché et Soma, le langage d’organe de l’hypocondrie, qu’on pourrait même qualifier de cri d’organe de par son caractère bruyant et la prévalence de la force sur le sens, semble masquer un corps méconnu, non intégré psychiquement, dépourvu d’érogénéité dans son ensemble et dans la sphère génitale . Nous avons largement examiné le caractère défensif de l’hypocondrie comme dernier rempart contre une décomposition psychique ou somatique. Prêter une attention toute particulière aux surprises, et surtout à celles qui impliquent fortement le corps de l’analyste, parait ouvrir une voie vers une compréhension du type de transfert du sujet atteint d’hypocondrie. …

Quand les mécanismes hypocondriaques, tout comme les mécanismes psychotiques, sont prédominants, l’analyste aura à cœur d’aider son patient à trouver une voie vers les mécanismes moins lourdement défensifs de la névrose, mécanismes que nous avons tous en notre possessions, puisque nous sommes tous des névrosés plus ou moins heureux !

 

[1] P. Fédida « L’hypocondriaque médecin », in Monographie de la RFP, PUF, 1995, p.118

[2] Ibid., p. 127

[3] Ibid. P.132