7 janvier 2019

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

"Tomber amoureux (se) au risque d’en tomber fou ou folle ?"

Par Brigitte Martinez-Tartois, psychanalyste

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INTRODUCTION

 

Mon premier titre était : « l’amour fou à en tomber folle !? ». Point d’exclamation. Point d’interrogation.

Puis je l’ai changé pour : « tomber amoureux(se) au risque d’en tomber fou ou folle !? »

Danièle Lévy a mis le doigt sur le trait identificatoire pris sur le vif du corps de l’autre dans la rencontre. Anne Bazin a développé l’amour véritable particulièrement dans l’amour de transfert. Béatrice Braun a insisté sur l’aspect des re-trouvailles .

Je souhaite quant à moi vous parler des risques de la passion amoureuse du fait du féminin mélancolique.

Tout au long de mon exposé quand je parlerai de la passion au féminin, ce n’est pas du tout parce que les hommes sont épargnés « des délices et des tourments » de celle-ci (expression empruntée à Marcianne Blévis dans son livre du même titre sur la jalousie) c’est parce qu’il s’agit du féminin qui est pris et épris dans la passion : le féminin chez l’homme et le féminin chez la femme du fait de la bisexualité psychique dans les deux sexes. C’est le féminin qui en constitue le noyau mélancolique.

(Pour preuve le lapsus d’un homme qui me dit au cours d’une séance suite à une rupture amoureuse qui le brise : « elle m’a tombé » condensant dans cette expression (au lieu de dire : « elle m’a laissé tomber ») la fin brutale de la relation à sa propre chute, son effondrement corps et âme, comme s’il se retrouvait tombé en morceaux dans la folie passionnelle.)

Flaubert, lui-même, avec sa fameuse Madame Bovary, disait : « Madame Bovary c’est moi ! ». Il s’identifiait là à son personnage féminin. (classé et casé à cet égard dans la catégorie femme de province, femme de médecin de l’époque.)

La question mérite donc d’être abordée ainsi, et j’en fais l’hypothèse, à savoir que chez l’homme comme chez la femme, c’est le féminin qui présente un risque mélancolique.

Dans mon exposé je précise d’emblée que c’est plus particulièrement au féminin mélancolique chez la femme que je m’intéresserai et je m’en excuse auprès des hommes ici présents ce soir. Certes, la passion chez l’homme a au moins un trait commun avec celle de la femme : son féminin mélancolique donc, mais je n’ai pas travaillé sur d’autres aspects qui lui sont spécifiques. Je ne me permettrai donc pas d’en parler ce soir sauf par des évocations implicites que vous ferez peut-être par vous-mêmes.

Cette approche peut surprendre à notre époque où la mode est de parler de genre. Je vais donc m’en expliquer en tentant de montrer que l’on peut s’autoriser à parler d’un risque du côté du féminin mélancolique concernant la passion, sans pour autant gommer la différence des sexes.

Une précision encore : lorsque je parle de Mélancolie, je ne fais pas référence à son sens littéraire et romantique, mais au sens que Freud lui donne dans sa Métapsychogie en différenciant le Deuil de la Mélancolie. Je vais y revenir.

Je vous parlerai donc des principaux risques de la passion amoureuse chez la femme quant à

  • la dimension de souffrance
  • la dimension de perte du point de vue narcissique
  • Et la dimension mélancolique

Je vais essayer de ne pas jargonner sauf avec ces trois mots-là : narcissique, masochique et mélancolique sur lesquels je reviendrai et je commencerai donc par cette phrase toute simple que tout un chacun comprendra :

« Il est clair que dès que l’on aime …les ennuis commencent… »

Et bien plus ici qu’en amour, puisque la passion rassemble deux extrêmes en un : l’Idéal et la mort, comme dans un … oxymore. Présence immanente de la mort dans l’amour. Douleur d’aimer ! Souvenons-nous de Roméo et Juliette qui trouvent l’amour et la mort par le coup de foudre entre deux maisons ennemies : les Capulet et les Montaigu ! Situation d’emblée impossible et donc parfaite pour un scenario de la passion.

Les ennuis commencent, certes …Mais de quels ennuis s’agit-il ?

 

  • 1) Tout d’abord : la souffrance 

La dimension forte de la passion c’est bien sûr le sens de pâtir, d’éprouver de la douleur morale, de la souffrance. Pour la religion, la passion désigne le supplice subi par les martyrs, et avec une majuscule La Passion du Christ pour le rachat de l’humanité.

Puis elle a désigné la souffrance torturante provoquée par l’amour.

Si nous venons à la femme, elle a pour contrainte dans l’amour, d’être aimée et d’être aimée en retour. D’autant que depuis son lien à sa mère, elle joue son va-tout dans la demande d’amour et attend d’en être aimée en réciprocité. Depuis toujours la femme espère et attend d’être aimée : Pénélope le retour d’Ulysse en tissant et retissant sans relâche, les femmes dont Janine Altounian parle dans l’ Intraduisible, cousant de la dentelle, ou cette jeune femme qui a une passion pour le poète John Keats dans le film Bright Star noyant son chagrin dans de magnifiques travaux de broderie, Camille Claudel sculptant ou Madame Bovary attendant un événement extraordinaire et un prince charmant qui l’enlève de son train-train provincial monotone à en mourir… Ces femmes ne renoncent pas à l’impossible d’une plénitude leurrante. Cet impossible les tient. Elles y tiennent. Elles l’ont éprouvée en trop ou en trop peu lors du lien maternel et elles en ont la nostalgie, l’empreinte bien ancrée en elles.

Cette nécessité de réciprocité peut amener la femme à se constituer comme objet d’amour pour l’autre. Pour elle, trop peu de « je t’aime moi non plus ! ».

Elle dira plutôt : « je t’aime. Fais de moi ce que tu veux ! »

Lorsqu’elle se donne , elle s’abandonne à l’autre. En ancien français l’expression, mettre à bandon voulait dire : mettre au pouvoir de.

Alors, jusqu’où ira-t-elle ? Jusqu’à ce que tombent quelles frontières ? Jusqu’à l’assujettissement et la disparition de soi dans l’autre ?

Dans la rencontre du couple inconscient chacun se fait objet l’un pour l’autre. On peut même se demander où est la prise de l’autre voire l’emprise sur l’autre, et la possible ou pas possible déprise de l’autre, voire la capacité de re-prise de soi. Car comment en effet se sortir de ce que Nasio appelle « la boucle masochique » : tourmenter l’autre pour obtenir son amour (je ferai ici un rappel de cette scène magnifique dans le film de Jean-Luc Godard le Mépris lors de laquelle Brigitte Bardot interroge à l’infini Michel Piccoli : « Est-ce que tu aimes mes chevilles ? Lui : « oui. Elle : « tu les aimes mes genoux aussi ? Lui : « aussi » et elle continue : « tu les trouves jolies mes fesses ? » Lui : oui, très. …etc… Jusqu’au : « Donc, tu m’aimes totalement ? » Lui : « oui, je t’aime totalement. » Vous connaissez cette réponse bien évidemment décevante et en décalage par rapport à un « je t’aime » qu’elle attendait), la boucle donc de tourmenter l’autre pour qu’il vous rassure sur le fait qu’il vous aime, d’être tourmentée en retour par l’autre et par la déception due à la méprise que contient sa réponse, de ressentir la peur de manquer et la peur de le perdre, et enfin de se tourmenter soi-même sans fin ? Avec le risque que cette boucle ne débouche in fine que sur du masochisme et de la mélancolie mêlés.

La passion est donc douleur de bout en bout ! Mais douleur et manque dont on ne peut pas se passer. Car dans la passion il y a overdose certes, mais overdose de manque ! C’est le manque qui lie les amants du couple inconscient de la passion. Dans « Destins du plaisir » Piera Aulagnier montre qu’il y a glissement du registre du désir au registre du besoin, comme pour une drogue : « le plaisir est devenu un besoin » , un « besoin de plaisir » dont le sujet ne peut plus se passer (« je ne peux plus me passer de toi ») et ce besoin s’est fixé exclusivement sur un objet. Elle insiste bien sur le fait que la différence entre la passion et l’amour n’est pas une question de quantité, d’excès, mais de prévalence que prend très vite la souffrance sur le plaisir, souffrance que lui impose l’autre de par son refus ou son absence. Cet autre porte donc en lui la promesse du plus haut plaisir (Eros) comme de la plus grande souffrance qui peut aller jusqu’au risque de mort sur soi-même ou sur l’autre (Thanatos l’emportant alors) : deux risques qui ont au final pour résultat la mort du sujet qui aime en vain, aliéné(e) qu’il ou elle est à son « inducteur de passion » comme le nomme Piera Aulagnier.

On croyait donc avoir rencontré sa moitié : « tu es ma moitié » et on rencontre en fait du manque dont on devient totalement addict ! Et totalement addict corporellement, c’est-à-dire que c’est le corps de l’autre vivant qui vient à manquer.

C’est ce que dit le : « je t’ai dans la peau ! ». Il s’agit du corps et de l’aspect charnel du lien. Nous revenons ici à l’investissement narcissique de la douleur physique, semblable à la douleur du nourrisson à qui le sein de la mère lui est ôté alors même qu’il n’en est pas encore sevré.

Toutes les expressions passionnelles amoureuses de type addictif ramènent de fait au plaisir d’avant le sevrage du lien maternel.

Mais alors y a-t-il des possibles dégagements de cette terrible souffrance qu’est la passion ?

Paul-Laurent Assoun parle de « réparations par le manque » et voit la passion amoureuse comme une suite de tentatives de re-jouer pour en triompher par des stratégies plus ou moins inconscientes, des scènes qui ne sont pas sans rappeler celles de la séparation originaire d’avec la mère de la toute petite enfance.

Benno Rosenberg fait d’un certain masochisme « le gardien de la vie ». C’est par le masochisme érogène primaire que le tout petit être humain peut supporter la détresse. Pour faire très vite, Il différencie le masochisme mortifère sans objet (anobjectal) tendant à exclure toute excitation en la faisant régresser à de l’inorganique, du masochisme gardien de la vie qui lui est objectal, et défend la thèse selon laquelle le masochisme rend l’angoisse et l’excitation suscitée par l’objet supportables, et est « le meilleur rempart contre la destructivité ». La menace est donc de désintrication pulsionnelle et le masochisme ici ce qui fait liaison entre la pulsion de mort et la pulsion de vie.

Si on est amoureux, il faut pouvoir accepter et supporter une certaine dose de douleur et de manque ! Certes !

 

  • 2) Un autre « ennui » est le risque de perte totale, corps et âme : l’aspect narcissique.

Dès que l’on aime, on commence à avoir peur : peur que l’autre ne nous quitte, peur que l’autre ne nous manque, peur que l’autre ne nous aime pas en retour. Ca va tout de suite commencer à manquer, ou plutôt ça va re-commencer à manquer. D’où la plus forte déclaration d’amour qui soit avec le fameux :

« Tu me manques ! ».

Mais que risque-t-on de perdre au juste ?

Lors de la rencontre il y a ravissement (Cf le ravissement de Lov S Stein de Marguerite Duras) et triomphe à la fois : ravissement dans le sens de capture à soi-même, de rapt, et aussi de triomphe sur toute castration et sur toute séparation, avec l’espoir enfin d’un comblement qui annihilerait tout manque existant depuis qu’on a perdu le lien à l’objet premier : la mère.

Pour la femme, le choix d’objet inconscient au moment de la rencontre amoureuse est plutôt sur le versant narcissique. Cela veut dire que ce qui compte, ce sont moins les qualités de l’objet aimé que l’aspect réfléchissant narcissiquement qu’il nous renvoie (« Miroir, mon beau Miroir, dis-moi qui est la plus belle… pour aller danser ! »). Avec par conséquent, le risque majeur que s’il y a perte, elle puisse entraîner la perte d’Amour total, c’est-à-dire, pour la femme, la perte de son Moi bien plus encore que la perte de l’objet, car il y a eu une fusion-confusion narcissisante avec l’objet. Ce qu’elle perd lorsqu’elle perd l’objet aimé, c’est aussi elle-même. Elle se perd. (d’où le titre d’un livre d’ Annie Ernaux sur sa passion amoureuse : «  Se Perdre »).

Car c’est par l’abandon d’elle-même qu’elle s’est donnée : euphorie narcissique et oblativité dans le même mouvement, les pulsions de mort et de disparition étant au cœur, c’est le cas de le dire ! de la rencontre amoureuse et sexuelle pour la femme.

La perte de l’objet peut se transformer en perte du Moi, nous venons de le dire. C’est pourquoi, pour la femme l’acte sexuel : « ça ne va pas sans dire ! ». Elle risque si elle se donne, d’éprouver déréalisation et perte de ses frontières corporelles et psychiques, voire disparition d’elle-même comme le dit bien l’expression « petite mort ». C’est pourquoi elle ne supporte pas le silence. Elle a besoin que son féminin soit parlé et nommé pour ne pas s’y perdre toute.

Sachant que pour elle, le féminin s’établit sur le mode d’être ( Winnicott le dit bien en faisant la différence entre le « she is » pour la femme, alors que pour l’homme la relation à l’objet est sur le mode du faire « he does »), une femme n’ayant pas de pénis à perdre, c’est tout entière, corps et âme, qu’elle risque de se perdre. La perte de l’aimé au-dehors peut entraîner de l’hémorragie, du vidage qui se fait au-dedans du psychisme. La femme aimante se vide au profit de l’objet aimé qui absorbe dans une sorte de mouvement paradoxal où elle est gonflée d’amour au point d’être sur un petit nuage en même temps qu’elle se vide au profit de l’objet aimé qui prend toute la place à l’intérieur.

En cas de rupture, c’est véritablement une perte totale de son identité de femme qui peut se produire, suivi d’un effondrement, car elle peut se trouver mise au pied du mur de la défusion, de la séparation et de toutes les différences, elle qui avait cru trouver ou re-trouver l’objet d’une complétude, en réalité leurrante.

Que de déception pour elle et quel risque côté narcissique ! D’où cette phrase de Nasio ( p. 225) à propos de la perte  : « ce que j’ai perdu avant tout, c’est l’amour de moi-même que l’autre rendait possible ».

Risque d’effondrement donc qui n’est pas sans rappeler la détresse du tout petit être humain d’avant le sevrage d’avec sa mère ! Ce creux, « Creux de mère » comme l’appelle si justement et si poétiquement Domique Guyomard dans son livre « l’Effet-mère ». Elle y insiste sur la difficulté pour une fille d’arracher son altérité de la mêmeté de sa mère et de trouver une différenciation d’elle-même comme autre, sorte de copié(e-collé(e) conforme qui doit pourtant trouver coûte que coûte son identité propre, en se séparant de la proximité confondante de sa mère. C’est cet écart à faire qui lui donne le vertige et la met au bord de l’abîme sur un versant mélancolique au risque de la ravager tout entière. Nous allons y revenir.

Si elle ne parvient pourtant pas à transformer le lien maternel en une relation à l’objet mère, elle peut rester sous l’emprise de la toute-puissance du lien non séparé et non différencié d’avant le sevrage, avec toute sa force pulsionnelle et passionnelle. « Cet effet-mère (en deux mots c’est moi qui précise) ne peut être structurant que d’être éphémère.(en un mot) » dixit D. Guyomard et la mémoire du lien restera gravée sur le mode d’une perte.

Ainsi commence donc le premier lien de la femme : par la fusion dûe à la porosité des frontières d’avec sa mère, puis par une déception fondatrice dûe au nécessaire sevrage et enfin par une perte, perte nécessaire du lien maternel qui permet de constituer de la relation à l’objet, et donc aux futurs objets de la rencontre.

L’angoisse de la femme est donc de perdre l’objet aimé parce que c’est par amour qu’elle s’ouvre et se donne si je fais référence à des travaux comme « le Refus du Féminin » de Jacqueline Schaeffer p. 38 : « Elle ( la femme en général) ne peut se donner pleinement sans amour. C’est pourquoi elle est plus exposée à la perte d’amour qu’à la perte de son sexe. ». C’est bien la perte de l’amour qui menace la femme. La menace de perte d’objet se concentre chez le garçon sur un objet précis : son pénis. Chez la petite fille, c’est plus diffus : la menace est imprécise et floue autour de la peur de perdre l’amour de la mère, d’avoir été séduite et de se retrouver abandonnée. La perte d’amour est au fond la castration pour la femme.

Alors bien sûr à notre époque de libération sexuelle depuis 68, tout cela peut paraître très ringard !

Mais que nous dit la clinique toujours actuelle ? Si ce n’est que l’angoisse des femmes est toujours d’être séduites puis abandonnées, et particulièrement lorsqu’elles font de mauvaises rencontres avec un partenaire qu’elles vont devoir à leurs frais, démasquer éventuellement sous des traits pervers.

Elles peuvent alors se re-trouver re-prises dans les tempêtes de ce qu’Annie Franck, d’après un conte de Jules Superviel ( L’enfant de la haute mer) nomme : « la haute enfance » en écho à la « haute mer ».

Et qu’espérer alors ? Si ce n’est que tout pourra se re-jouer au mieux dans un lien transférentiel pour se dégager de cette emprise passionnelle si ancienne grâce à un autre type de relation d’amour, objectal celui-ci : l’amour-médecin comme celui de Zoé pour Norbert dans la Gradiva de Freud ou bien aussi l’amour de transfert…

 

  • 3) La dimension du fémininin mélancolique :
  • a) Ce qui ronge la femme mélancolique c’est d’abord l’Idéal : l’Idéal versant mortifère !

Après quelque temps de mariage avec son médecin de mari, elle devint « difficile et capricieuse ». Madame Bovary se commandait des petits plats, mais ne les touchait pas. Elle buvait du vinaigre pour se faire maigrir. Elle pleurait et ne s’intéressait à rien. A des périodes d’exaltation succédaient des moments d’abattement et de torpeur. Pourtant, elle estimait mériter plus haute existence et se jugeait plus séduisante que certaines duchesses alentours. Son mari l’emmena consulter un confrère qui jugea qu’elle souffrait d’une maladie nerveuse et devait changer d’air. Ils déménagèrent dans un petit bourg près de Rouen…On connait la suite…Elle va s’endetter dangereusement, négliger l’éducation de sa fille et être abandonnée par deux de ses amants, : Rodolphe et Léon, sa toute-puissance narcissique et mélancolique la menant à l’abîme et au suicide. « La folie la prenait. (…) Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne ».

C’est un effet d’hémorragie interne, de vidage qui l’atteint à l’intérieur de son Moi et l’amène inexorablement à son effondrement psychique et physique.

Jean-Marie Barnaud, poète, écrit sur ce thème : « la mélancolie fore loin à l’intérieur, elle fait son travail de taupe, il faudra que j’en meure ».

A l’opposé Félicité la domestique d’Un Cœur Simple, à qui il arrive toutes sortes de malheurs et de pertes, réussit là où Emma Bovary échoue. James Gammill fait une fine analyse psychanalytique de cette nouvelle de Flaubert écrite 20 ans après Madame Bovary. Félicité réussit toujours à transformer l’objet absent dont elle est endeuillée par un bon objet interne qu’elle garde vivant à l’intérieur. Dans sa vieillesse, elle prend pour principal compagnon, Loulou, un perroquet au front bleu qu’elle fera empailler après la mort accidentelle de celui-ci. Le perroquet symbolise à lui seul tous les objets d’amour dont elle a pu faire successivement le deuil. L’agonie de Félicité se termine ainsi :

« Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité, elle avança ses narines en la humant avec une sensualité mystique. » Elle peut mourir apaisée et heureuse à l’opposé des atroces souffrances d’Emma Bovary lors de son empoisonnement.

Madame Bovary est fixée dans la catégorie femme de province de cette époque qu’elle juge sans un avenir assez extraordinaire pour la satisfaire. Elle s’ennuie devant un ciel vide et va chuter dans l’abîme du soleil noir de la mélancolie.

Tandis que Félicité saura se nourrir du moindre apport libidinal des événements pourtant bien malheureux de sa vie.

Deux façons bien différentes de faire avec son Surmoi et de son Idéal du Moi !

  • b) Mais pourquoi dans la mélancolie se fait-on autant souffrir soi-même surtout si on est une femme ?

Freud nous éclaire par cette phrase sur la mélancolie : « l’ombre de l’objet tomba sur le moi. » Dans la Mélancolie, l’objet est donc conservé à l’intérieur comme mort.

Or, nous savons que c’est la première perte qui a laissé d’emblée à la fille une trace de douleur mélancoligène. Et c’est du côté de la fille que cela se passe parce qu’elle s’est trouvée prise, et parfois sous l’emprise, d’une fusion-confusion dans une identification narcissique à la « mêmeté » de sa mère, on l’a déjà dit. Alors toute rupture, toute disparition de l’objet aimé la ramènera inévitablement à cette première séparation à laquelle il lui a cependant fallu s’arracher.

Et comme il y a une tendance chez les femmes à retourner l’expression de l’agressivité contre elles-mêmes, elles sont plus susceptibles de la faire dévier de manière masochique contre elles-mêmes. La haine contre un objet aimé décevant, parce qu’absent ou abandonnant, risque alors de se transformer en haine contre elles-mêmes. Et elles vont se maltraiter, se faire souffrir, se faire des auto-reproches et s’auto-punir.

Mais qui punissent-elles donc ainsi au fond ? Qui cherchent-t-elles à atteindre et à attaquer ?

Autant Jacqueline Schaeffer dans son livre Le Refus du Féminin, que Julia Kristeva dans Soleil Noir ou Catherine Chabert dans Féminin Mélancolique, entre autres, défendent toutes cette idée de la nécessité d’un matricide à commettre, certes psychique, sur la mère archaïque qui sinon peut rester engloutissante, pour pouvoir se défaire de sa toute-puissance. C’est donc la mère nichée au fond d’elles-mêmes qu’elles cherchent inconsciemment à attaquer.

Sans cela, la femme à tendance mélancolique souffrant des affres de la passion peut-elle proposer autre chose que du « Refus du Féminin » et peut-elle se présenter autrement que comme le « continent noir » de Freud où règnent la Sphinge et les vilaines sorcières ?

Elle ne le pourra et elle cessera d’être mélancolique que si elle est capable d’accueillir l’étranger capable de l’aider à déloger la mère emprisonnée en elle et à remplir avec lui cette mission matricide. En lui donnant son consentement pour qu’il vienne, d’une certaine manière l’effracter, elle aura accès à la sexualité de son être-femme. Elle connaîtra ainsi ce que Julia Kristeva nomme ce « plus- de- mère », c’est-à-dire ce que sa mère avait déjà pu lui donner certes, mais aussi et surtout ce qu’elle n’avait jamais pu lui donner… la possibilité de faire ensemble un enfant.

Que je sois claire : Ceci n’est bien sûr pas une proposition de modèle amoureux et sexuel idéal et unique à suivre, mais un chemin possible qui, tel celui qu’emprunte la Zoé de la Gradiva de Freud, peut conduire une femme à devenir la femme qui avance en laissant derrière elle, les traces mélancolisantes et passionnelles de son attachement à sa mère. (cf C. Chabert)

 

CONCLUSION

Voilà quelques réflexions et pensées que je voulais partager avec vous. J’arrive à la fin de cet exposé, mais juste avant de vous laisser la parole, ceci encore :

Peut-être vous dites-vous : « Autres temps, autres mœurs ! Nous n’en sommes plus à Madame Bovary, nous en sommes aux sites de rencontres, au débat sur le genre, aux affaires de « Balance ton porc et de Me too ! » et à la mode de la psychologie positive, dans le déni du négatif qui infiltre pourtant la vie relationnelle et psychique jusques et y compris dans le transfert parfois !

Alors justement venons-en au transfert : ce transport qui fait voyager, qui met en mouvement les instances psychiques, les pensées, les rêves et toutes les productions de l’inconscient pour aller où… jusqu’à bon port ? Espérons- le ou du moins jusqu’à des remaniements, des relances et des reprises qui permettent des déprises et des dénouements, à condition que ce même transfert ne devienne pas passionnel et que l’analyste ne soit pas, lui aussi comme la mère, un inducteur ou inductrice de passion sur son patient ou sa patiente par un excès de frustration ou bien un excès de séduction, et une relation abusivement a-symétrique.

Je terminerai donc par l’évocation de ce lieu, psychique s’il en est, du cabinet du psychanalyste, lieu de l’intime où la parole peut se déployer en pleine liberté, parfois pour la première fois, et s’adresser à un ou une autre pour une traversée aux escales régulières en dépit des aléas du quotidien, escales où la passion vient déposer sa charge pulsionnelle et peut petit à petit se transformer en amour, et en amour de la langue aussi, de sa beauté, car l’amour, comme le féminin, a partie liée avec la langue et la poésie.

Je vous remercie pour votre attention.

Ce 7 janvier 2019

Institut Rachi à Troyes.

Brigitte Martinez-Tartois

 

BIBLIOGRAPHIE ET OUVRAGES CITES :

Sous la direction de Jacques ANDRE, L’énigme du masochisme, PUF, 2000

Paul-Laurent ASSOUN, Le couple inconscient, Economica Anthropos, 2005

Piera AULAGNIER, Destins du plaisir, PUF, 1979

Patrick AVRANE, Les chagrins d’amour, Seuil, 2012

Jean-Marie BARNAUD, poèmes II, Cheyne , 2005

Marcianne BLEVIS, La jalousie, délices et tourments, Seuil, 2006

Catherine CHABERT, Féminin mélancolique, PUF, 2003

Christian DAVID, L’état amoureux, Payot, 1971

Anne DUFOURMANTELLE, En cas d’amour, Manuels Payot, 2009

Flaubert, Madame Bovary

Flaubert, Un cœur simple

Freud, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie

Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF

James GAMMILL, La position dépressive au service de la vie, In Press, 2007

Roland GORI, Logique des passions, Denoël, 2002

Dominique GUYOMARD, L’effet-mère, PUF, 2009

Anne JURANVILLE, La mélancolie et ses destins, In Press 2005

Julia KRISTEVA, Soleil noir, Gallimard, 1987

Julia KRISTEVA, Histoires d’amour, Denoël, 1983

J.D. NASIO, Le livre de la douleur et de l’amour, Payot et Rivages, 1996

Passion amoureuse, collectif, ed. Campagne première, 2013

Benno ROSENBERG, Masochisme mortifère et masochisme gardien de vie, Monographie de la RFP, PUF, 1991

Jacqueline SCHAEFFER, Le refus du féminin, PUF, 1997