SEMINAIRE "NOUVELLES APPROCHES PSYCHANALYTIQUES"  INSTITUT UNIVERSITAIRE RACHI

Lundi 22 mai 2023

 

"Internet, et la jouissance dans tout ça ?"

Marie-Pierre Simon- KOCH,

Psychologue/Psychanalyste

 

La bonne nouvelle se nomme: www, qui veut dire world wide web. Toute la planète partage désormais une même adresse. Web, c’est le tissu, la toile d’araignée. Comment se fait-on prendre dans la toile? Par la jouissance, évidemment! On n’a peut-être jamais été aussi loin dans la multiplication des échanges et donc dans la jouissance. Danièle Levy, qui n’a pas pu être avec nous ce soir, et qui a échangé avec moi pour préparer cette conférence m’a dit: "la jouissance, ça saisit le corps".

Comment parler de la jouissance liée à ce monde connecté? C’est la question que je me suis posée, bien que je ne sois pas très active sur l’utilisation d’internet. Je vous propose quand même de citer trois invariants spécifiques à ces modes de jouissance accessibles sur internet: hors sujet, hors refoulement, hors limite. Ces questions font suite aux conférences de mes collègues qui ont eu lieu cette année sur ce sujet.

Pourquoi hors sujet? On a l’habitude pour parler d’une époque, de relever certains traits qui la caractérisent en citant les événements historiques, l’avancée des progrès scientifiques, les modes d’expression artistique qui expriment des modes de pensée nouveaux, et bien sûr en ce qui nous concerne, les modes de jouissances, autant ceux qui sont partagés, que ceux qui sont interdits, marqués par le refoulement. On peut alors dire que le numérique vient satisfaire un mode de pensée qui est spécifique à notre époque, au même titre que la machine au XIX° est venue répondre au désir de remplacer la force humaine ou animale par une force mécanique.

Ce qui est nouveau avec internet c’est le lien, dans ce qu’il propose comme rapport à l’autre. Avec internet, le lien à l’autre fait un grand pas vers la jouissance de la liberté. On est aujourd’hui essentiellement vectorisés par cette jouissance. Ce désir de liberté est en rupture avec les sociétés traditionnelles, essentiellement dans ce que notre époque refuse ce qui serait imposé par la tradition, sans être évalué, objectivé. Nous traversons aussi « une crise de l’autorité », nous ne supportons plus d’être commandés par un autre, nous ne reconnaissons plus la hiérarchie des places, un ordre qui s’imposerait à nous tous.

Nous voulons choisir.

La question du choix amène le sujet à se centrer sur le moi. C’est essentiellement le moi qui veut choisir, qui veut décider ce qui est bon pour moi. Le choix, c’est donc une affaire d’amour entre moi et l’objet choisi pour satisfaire la jouissance du moi, et cette jouissance, comme nous l’a dit Freud dans son article de 1914, c’est une jouissance narcissique. Le moi est pris comme objet d’amour.

Il se trouve que dans cet article, Freud analyse les spécificités de cette jouissance centrée sur le moi. Il en parle aussi dans un autre article de 1921 « Psychologie des foules et analyse du moi » pour nous dire que le moi n’est qu’une façade, une façade qui s’efface assez facilement dès qu’il y a des mouvements de foule et qui laisse la place aux déchainements pulsionnels de toutes sortes, les plus barbares parfois. Le moi, nous dit Lacan, c’est le lieu des a priori, de l’aliénation, des jugements, de la concurrence et de l’agressivité dans la relation duelle. Et c’est aussi et avant tout, un grand réservoir de libido. On peut rappeler ici que Freud précise ce qu’il entend par libido « tout ce que nous résumons sous le nom d’amour: amour des poètes, amour sexuel, amour de soi, amour parental, attachement à des objets concrets, des idées abstraites ».

Si nous n’acceptons plus l’autorité d’un autre auquel on devrait se soumettre, si le principe d’égalité entre tous les individus gouverne largement nos sociétés, on peut se demander si ce principe est une source de jouissance, qui serait de l’ordre d’un fantasme propre à notre époque?

En sciences physiques, l’indifférenciation se mesure par l’entropie. L’entropie mesure aussi l’état de désordre d’un système. Ceci peut nous amener à réfléchir.

Nous préférons obéir à des règles qui s’appliquent à tous de façon indifférenciée, c’est ce que permet le numérique. Pourquoi serait-on ainsi hors sujet? Tout simplement parce que la singularité du sujet a disparu. De la même façon, certains nous disent que notre système économique, social et politique est organisé essentiellement autour d’un champ règlementaire. Les processus, les protocoles nous dictent ce que nous devons faire, et peut-être parfois aussi ce que nous devons penser, tous de la même façon. Cette logique de la conformité est présente dans le monde du travail, de l’école, quand on entend dire par exemple « ne réfléchissez pas, appliquez les consignes ». Un autre exemple de la place des applications internet comme fonctionnant hors sujet, c’est cet article récemment paru dans le Monde qui nous dit que les sociétés cotées en bourse qui progressent le plus vite sont celles qui proposent à leurs clients un accès par des plateformes, ce qui est très apprécié, car nous dit-on « on n’a plus besoin de parler à quelqu’un ». Et il suffit d’appliquer les règles.

Eviter de se parler, c’est souvent ce que l’on constate quand on va dans des équipes où comme on le dit aujourd’hui, l’ambiance est dégradée, où chacun se replie sur sa tâche, se concentre sur son problème.

Faire appliquer les règles. Cette logique normative, omniprésente, accompagne les modes de régulation des systèmes. Grâce au numérique, les systèmes se parlent! Et on a souvent une confiance totale dans les systèmes qui, pense-t-on, ont un niveau de sécurité sans comparaison avec les risques de défaillances humaines. Enfin, jusqu’à ce que vous fassiez l’objet d’une cyber attaque. Et là, la fragilité du système nous plonge dans l’angoisse des scénarios catastrophes, dont on a une petite idée par les séries et les films que produit le cinéma, et qui pourraient, à tout instant, ne pas être que du cinéma…

Cette logique normative se traduit aussi par les techniques de thérapie qui proposent d’adapter les comportements à la norme, de vous aider à gérer vos émotions, celle qui consiste aussi à vous proposer la formation qui permet de produire les compétences requises pour réagir à telle ou telle situation. Cette représentation du fonctionnement psychique s’apparente à celle de la régulation des systèmes.

Il y a une jouissance attachée à cette logique normative qui vise à produire des individus conformes et obéissants. En tant que sujet, il reste en dehors, il n’est ni responsable ni coupable, il n’est plus qu’un maillon dans la chaine. La transparence vise t- elle une jouissance? Serait-ce un mode de jouissance hors castration?

Ceci nous amène à aborder la particularité des jeux vidéo, des réseaux sociaux, que l’on peut parfois qualifier de jouissance hors refoulement.

Une particularité du virtuel dans ces jeux, est de nous proposer en quelques clics, de jouer un match de foot, d’élaborer des stratégies, d’être pris dans des scènes de guerre, tout en restant dans son fauteuil. Mais les réseaux sociaux, comme mode de discussions et d’échanges, n’apportent pas que des réflexions intéressantes, un enrichissement de la pensée. Ils peuvent, bien plus facilement, partager des représentations paranoïaques, un renforcement de l’angoisse, la diffusion de commentaires privés, de détails intimes, de calomnies et de vengeance, une mise à nu offerte à un large public, que l’on nomme maintenant harcèlement. Ils peuvent aussi déclencher un passage à l’acte, parfois même des tentatives de suicides chez des jeunes adolescents. Ils participent ainsi à ce que nous avons désigné sous le terme de jouissance hors refoulement.

C’est aussi ce qui se passe dans le rêve, le sujet est immobile, absent à lui-même, là aussi le refoulement est levé, et le sujet vit des émotions, des images qui lui donnent un accès direct à l’inconscient, ce lieu psychique de vérité du sujet qui ne connait pas le refoulement, l’interdit ni même le principe de contradiction nous dit Freud. Sauf que ces images diffusées par internet ne sont pas les siennes, elles ne sont pas un accès à la vérité sur lui-même, à son désir.

Ces images sont produites, organisées, vectorisées, par qui? Par quoi? On ne sait pas très bien mais elles participent à l’économie de la jouissance et l’on sait que ça rapporte beaucoup d’argent !

Ces sociétés qui produisent ces images font en sorte que l’on passe de plus en plus de temps sur les écrans puisqu’ils sont financés par les publicités qui s’intéressent aux nombres de vues, de like.

Une autre spécificité de ces modes d’accès internet aux images, hors refoulement, c’est une jouissance de l’excès.

L’excès des sensations, de la transgression, l’excès de la toute-puissance sur l’objet. Cette jouissance de l’excès, elle est hors limite. Elle nous affranchit du temps et de l’espace. Elle a ce grand pouvoir créatif. Le numérique nous ouvre ainsi un immense pouvoir de créativité. La création d’espaces virtuels qui sont opératoires. Effectivement, on fait de la gestion depuis son ordinateur chez soi en télétravail. Plus besoin de faire deux heures de transport matin et soir pour faire son travail. On s’envoie des mails, des sms, des documents partout dans le monde, en instantané, internet est un formidable échange de savoir. Qui ne va pas régulièrement sur Wikipédia? Et les services en ligne, quand ça marche, on ne peut pas trouver mieux. Vous consultez un site et vous êtes livrés !

Une petite difficulté quand même dans tout cela, ces fortes jouissances, finalement, pourquoi pas, puisque chacun peut disposer de ses jouissances dans la mesure où il ne vient pas gêner celles des autres, c’est la loi. Mais ces jouissances de l’excès, elles ont une particularité, elles sont addictives. Addictives, cela veut dire que l’on devient dépendant. Dépendant de l’objet, du jeu avec un effet d’aliénation, c’est à dire que petit à petit, pour certains, leur vie va tourner autour de cet objet. Et puis l’addiction, c’est aussi un effet de seuil, c’est à dire que ce n’est jamais assez, il en faut toujours plus. Ce que Lacan désigne par l’objet petit a, le plus de jouir, aurait-il trouvé sa concrétisation dans le smart phone?

Cette époque internet, on en est au début, mais certains nous en prédisent déjà la fin. D’abord avec l’énorme consommation d’énergie de tous ces objets connectés, la menace de cette société transparente qui pourrait facilement aboutir à la surveillance totale et la fragilité du système livré régulièrement aux cyber attaques où à tout moment, à quelque endroit sur la planète quelques personnes peuvent prendre les commandes du système.

Pour conclure, revenons à Lacan et à ses écrits, en 1953 dont l’un s’intitule « la psychanalyse, le champ de la parole et du langage ». On pourrait dire aussi que la psychanalyse, c’est le champ du désir et de la jouissance.

Le désir du psychanalyste, c’est sûrement déjà de faire parler le sujet, puisque c’est dans la parole du sujet que va se révéler ses désirs cachés, mais aussi ses failles, ses illusions, ses fantasmes, ses modes de répétition et son manque radical. On peut souhaiter que cette démarche, à partir du manque, amène le sujet à désirer prendre part au jeu social, ce je social avec ses jouissances, celles de son époque, mais aussi ses tourments. Puisse le sujet, celui de la jouissance pris dans le pacte de la parole, garder cette humanité qui parfois vient à manquer, quand le sujet disparaît.

Pour finir, je dirais comme la chanson « je vous souhaite tout le bonheur du monde et que quelqu’un vous tende la main ».

Je vous remercie.