Conférence - Débat

James GAMMILL
Psychanalyste, ancien membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP)
Membre honoraire de l’Association psychanalytique internationale (IPA)

Identifications à l’œuvre
dans le travail avec l'enfant et les parents
Cas d’un enfant de 3 ans      

James Gammill a publié récemment un ouvrage intitulé « La position dépressive au service de la vie », Paris, Editions In Press, 2007. Ce livre succède à celui publié en 1998, intitulé « A partir de Mélanie Klein », Lyon, Editions Césura.

le 2 Octobre 2009 à 19 heures 45

au Centre Universitaire Hôtel Dieu le Comte
Place du Préau   -   Troyes

A partir d’une supervision chez M. Klein du cas d’un jeune garçon,
James Gammill nous invite à aborder la question des interventions et interprétations
exploratoires lors des premières séances.
Venu à Londres au début des années cinquante, il commence une analyse avec Paula Heimann et reçoit, dans le cadre de supervisions et séminaires, l’enseignement direct de Mélanie Klein.
Il a notamment l’occasion de
travailler avec Wilfred R. Bion, Hanna Segal, Esther Bick et quelques autres analystes bien connus de l’école anglaise.
Après un retour de quelques années aux Etats-Unis, il s’établit en France à partir de 1966, où il participe
généreusement à l’enseignement de la pensée et de la pratique kleiniennes.
Cela à travers l’invitation d’analystes
prestigieux (entre autres Frances Tustin, Martha Harris, Donald Meltzer) dans le cadre du GERPEN (Groupe d’Etudes et de Recherches sur l’Enfant et le Nourrisson) dont il fut l’un des principaux fondateurs.


Texte de la conférence, enrichi par James Gammill 

INTROJECTION ET PROJECTION RESPIRATOIRES,
Cinquante ans d’élaboration liés à la pensée de Melanie Klein.


James Gammill

            Un Demi siècle s’est écoulé depuis que j’ai terminé, en 1959, la supervision avec Melanie Klein un an avant sa mort qui a eu lieu en septembre 1960. J’ai commenté cette expérience dans le chapitre 1 de mon livre A partir de Melanie Klein.

            L’œuvre de Melanie Klein est complexe et demande une lecture attentive de tous ses articles, y compris les derniers qui se trouvent dans Le transfert et autres écrits et Envie et gratitude et autres essais, notamment « Les racines infantiles du monde adulte » (1959), « Se sentir seul » (1963), « Sur la santé mentale » (1960), « Réflexions sur l’Orestie » (1963). Ces articles résument son œuvre et mettent l’accent sur le besoin de rechercher l’équilibre entre les différents points de vue au sens de Bion. Je souhaite évoquer ce qu’elle m’a dit en revenant de ses vacances d’été 1958 : elle avait lu Le Temps retrouvé de Proust qu’elle qualifiait ainsi : « a staggering work of genius » (une œuvre de génie si impressionnante qu’elle vous secoue profondément).
 

            Je vous donne les passages qu’elle m’avait indiqués sur ce dernier tome de l’œuvre de Proust :

            « … je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je fournirai le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits… »

            Et aussi : « La reconnaissance en soi-même par le lecteur de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci… » mais c’est à l’auteur « … à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : regardez vous-mêmes si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre »
            « …je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi, comme quelque chose de précieux et de fragile qui m’eut été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles elle était destiné et qui n’étaient pas les miennes »
            et que le bonheur lié à son œuvre venait « … d’un élargissement de [son] esprit… »

            en complétant « j’aurais voulu léguer celle-ci à ceux que j’aurais pu enrichir de mon trésor ».
 

            J’ajoute des citations qui vont dans le sens de ses propres concepts théoriques en indiquant l’importance « …de représenter certaines personnes non pas au dehors mais au-dedans de nous où leurs moindres actes peuvent amener des troubles mortels ».

            Enfin « Si l’idée de la mort dans ce temps là m’avait…assombri, l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance, j’étais déjà mort bien des fois ».

            Le sevrage suscite un certain vécu de la mort du sein (Segal, Approche psychanalytique de L’esthétique, 1955 ; Meltzer, Le processus psychanalytique, 1967).

Melanie Klein appréciait un passage de Colette que je lui avais communiqué (La Chatte, Livre de Poche, p.151) : « Elle [sa mère] écoutait son fils avec douceur, sachant que certaines causes fructifient en effets imprévus et qu’un homme est obligé, au long de sa vie, de naître plusieurs fois, sans autre secours que le hasard, les confusions, les erreurs… » (souligné par moi).
 

            J’ai eu le sentiment que Melanie Klein suggérait un certain lien entre l’attitude de Proust à l’égard de son œuvre et sa propre attitude à elle par rapport à la sienne. Sur le plan théorique, on peut entrevoir des interactions entre le monde extérieur  et le monde intérieur, ou encore des éditions successives de la position dépressive, comme le suggèrent, à mon avis, ces citations de Proust.
 

            Ma propre lecture du premier tome de A la recherche du temps perdu m’amène à d’autres liens avec certains sentiments de Swann : les souffrances nouvelles…venaient d’entrer dans son âme comme des hordes d’envahisseurs » évocation d’un aspect de la position schizo-paranoïde, en contraste avec « ces plus anciens plus autochtones (selon moi, enracinés dans la terre psychique) habitants de son âme, [qui] employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur », évocation de la réparation aidée par les bons objets intérieurs en lien avec une certaine élaboration de la position dépressive.
 

            Certaines personnes, y compris dans son groupe, le groupe kleinien, critiquent l’idéalisation, dans ses notes autobiographiques, de son frère Emmanuel en tant que génie. Celui-ci avait appris le grec ancien et l’avait transmis à sa sœur. Œdipe représente l’esprit de recherche selon Bion. « Klein » en allemand signifie « petit », en grec « kleinos » signifie « glorieux, illustre ». Il me semble que le travail de deuil du frère en tant que génie a donné à Melanie Klein le soubassement des identifications sur les deux versants projectif et introjectif pour encourager la création de sa propre œuvre de génie.
 

            Je pense que vous connaissez les deux premiers chapitres de La psychanalyse des enfants (1932) où Melanie Klein précise sa technique de la psychanalyse des tout jeunes enfants. Elle y indique l’assise théorique de cette technique. A cette période, le jeu avec des petits jouets et le jeu dramatique fournissent une grande partie du matériel analytique. Je rappelle que le jeu dramatique peut faire appel, selon moi, soit à Antonin Artaud, soit au théâtre grec . Dans le premier cas, l’identification projective est à l’œuvre et l’enfant se vide d’une partie de lui-même qu’il met dans l’autre. Dans le second cas, il est metteur en scène d’un drame qu’il joue et fait jouer à l’extérieur pour pouvoir mieux l’élaborer. C’est plutôt ce second aspect que recouvre le jeu de rôle.

            Play analysis – La technique psychanalytique du jeu (1955) est un terme trop limitatif car Melanie Klein indique en fait toute la gamme de communication dont l’enfant est capable, non seulement le jeu avec les petits jouets et le jeu dramatique mais aussi la parole spontanée, le récit des rêves et des événements de sa vie quotidienne, ses souvenirs, ses dessins, ses productions avec papiers, colle, ficelle, pâte à modeler… Elle notait avec beaucoup d’intérêt toutes les manifestations d’affect, expression du visage, posture et mouvements des parties du corps (voir le cas de Félix dans « Contribution à l’étude de la psychogénèse des tics », 1925, Essais de psychanalyse chap.IV). Dans ses formulations écrites sur la technique, curieusement, elle ne relie pas cette attitude avec ce qu’elle avait écrit en 1936 dans « Le Sevrage » (traduction française : Tribune psychanalytique n°2-2000). Cet article mettait l’accent sur la qualité d’attention et d’observation, liée à la patience, et associée au désir maternel de comprendre son enfant qui lui-même manifestait son désir de comprendre sa mère, ses parents.

            Ces qualités de père et de mère sont soulignées dans L’Amour et la Haine (1957, trad. Française 1968). Je la cite : « le bébé peut jouir de la présence de sa mère de tellement de manières. Souvent, il aura un petit jeu avec son sein après la tétée, il prendra plaisir en voyant sa mère le regarder (souligné par moi), lui sourire, jouer avec lui et lui parler bien avant qu’il comprenne le sens des mots. Il apprendra à connaître et aimer sa voix, et les chansons qu’elle lui adresse resteront un souvenir agréable et stimulant dans son inconscient ».

            Dans « Les racines infantiles du monde adulte », écrit pendant la période de ma supervision (1957-1959), elle note : « le nourrisson n’attend pas seulement d’être nourri par sa mère : il désire être aimé et compris. Dans les stades les plus précoces, la mère exprime son amour et sa compréhension par la façon dont elle s’occupe du bébé… Le sentiment d’être compris qu’éprouve le nourrisson sous-tend la première relation fondamentale ». Et dans l’article « Se sentir seul » écrit à la même époque, elle indique que les identifications introjectives et projectives normales et en interaction « …continuent à développer la capacité de comprendre et le sentiment d’être compris » (souligné par moi).

            Quand on relie ces phrases à son article « Les origines du transfert » (1952), il devient évident, à mon avis, que l’attitude et la technique de l’analyste aident à réactiver un transfert de base, positif, et que ces aspects de transfert positif aident à supporter le transfert négatif. L’analyse du transfert négatif, qui reflète une observation attentive et une compréhension de la nature et du contenu des angoisses de l’enfant aide à renforcer le transfert de base positif à l’égard de l’analyste et de l’analyse. Or Melanie Klein nous met en garde contre un abord éducatif et rassurant, en soulignant que l’attitude et la technique psychanalytique doivent indiquer, ainsi que l’écrit Freud dans La technique psychanalytique (1919) « un sérieux intérêt » ainsi qu’une « sympathie compréhensive » implicites.
 

            Je reviens à La psychanalyse des enfants (p33) pour la question de l’interprétation : « J’estime que l’interprétation peut et doit commencer dès que l’enfant m’a laissé entrevoir ses complexes soit par ses jeux, ses dessins ou ses fantasmes, soit par l’ensemble de son comportement… Dans l’analyse des enfants, le transfert s’établit en effet dès le début et l’analyste peut en constater souvent le caractère positif. Mais si l’enfant se montre timide, angoissé ou seulement un peu méfiant, ce comportement trahit un transfert négatif, et il devient encore plus urgent d’interpréter le plus tôt possible, car l’interprétation atténue le transfert négatif… » A mon avis, ce travail sur le transfert négatif augmente le transfert de base positif (se sentir compris).
 

            En ce qui concerne le jeu dramatique, cela ne doit jamais être dans le but d’une gratification : « le jeu pour le jeu », mais au service de la compréhension et de l’interprétation qui l’accompagne. Si cela déraille dans un agir agressif et/ou sexuel souvent excité, l’analyste doit y mettre fin, en expliquant sa décision et en interprétant dans la mesure du possible ce qui était à l’œuvre dans l’acting. L’analyste doit aussi considérer la possibilité d’une contribution d’un contre-transfert non résolu chez lui-même. Donc en suivant Melanie Klein, je ne suis pas d’accord avec certains analystes kleiniens qui déconseillent le jeu dramatique comme étant essentiellement un « acting ».
 

            Il est important de souligner là que la traduction française de La Psychanalyse des enfants est erronée chaque fois que le mot « triompher » est utilisé par rapport au sens qu’y met Melanie Klein dans sa théorie. A titre d’exemple « triompher sur l’angoisse » au lieu de « résoudre l’angoisse », « triompher sur le refoulement » au lieu de « diminuer le refoulement ». C’est tout à fait contraire à l’esprit de Melanie Klein qui considérait que la notion de triomphe fait partie de la défense maniaque.
 

            Les idées de Melanie Klein sur la technique et la compréhension du matériel ne sont pas restées figées à celles de 1932, même si l’essentiel en reste juste. En ce qui concerne la théorie, elle avait déjà introduit la notion d’expulsion (1930 puis 1935) comme mécanisme plus primitif  que la projection, repris et développé par Bion en concept d’évacuation corporelle et/ou psychique. Elle a introduit la notion d’identification projective tantôt positive, tantôt hostile, et tantôt psychotique en 1946, identification projective qui a été beaucoup élaborée au cours des années 1950 par Rosenfeld, Bion, Segal. Mais l’aspect positif de l’identification projective a reçu peu d’attention. J’ai essayé de mettre tous les aspects en perspective dans mes écrits (voir mon article sur l’écoute et l’écran du rêve dans A partir de Melanie Klein).

            Le jeune garçon que je vais évoquer avait souvent besoin de jeter des objets par la fenêtre dans une cour en impasse qui se trouvait derrière la salle de thérapie. Souvent le matériel précédent aidait à comprendre le sens de cet acte, et l’interprétation mettait fin à la tendance [Gerpen 2004]. M.Klein insistait sur le fait que chaque fois qu’on doit limiter les choses agies, dans la mesure du possible, on interprète ce qui est à l’œuvre. Si l’on ne comprend pas, on peut dire :  « on n’a pas le droit de faire cela. Mais je me demande ce qui te pousse à le faire », ceci afin de créer un espace d’interrogation, de réflexion qui peut aider le surgissement des fantasmes sous-jacents aux actes.
 

            En ce qui concerne Paul, je pouvais voir clairement dans le matériel, à certains moments, qu’il visait, dans la rue, une personne représentant le père, plus précisément le pénis du père dans la rue-vagin de la mère, ou un enfant-bébé à l’intérieur de la rue-utérus-mère ou encore le bébé dans les bras de la mère. Or Mrs Klein m’a aidé à comprendre que dans le matériel, Paul expulsait quelquefois (son mot à elle) ou évacuait (mot de Bion) une expérience émotionnelle pénible, voire intolérable et qu’à d’autres moments, il expulsait une partie de lui-même qui souffrait ou qu’il jugeait comme mauvaise donc seulement bonne à jeter, rejeter. Demander « qu’est ce qui pourrait te pousser à faire cela ? » renvoie au fait que Mrs Klein pensait que le moi précoce était souvent poussé à faire certaines choses plutôt que de pouvoir penser, puis décider.

            En recommandant vivement que chaque enfant ait son tiroir à lui pour ses jouets, crayons, papier, pâte à modeler, ciseaux arrondis au bout…, Mrs Klein soulignait qu’il avait le droit d’attaquer, voire abîmer ses affaires à lui. L’observation et l’interprétation permettent de suivre cela. Or en 1957-59, elle soulignait le besoin de protéger les choses en commun : le parquet, le mobilier qui devait être simple et robuste, les rideaux, le tableau noir, les murs… en insistant auprès de l’enfant sur le fait qu’on n’a pas le droit d’abîmer les choses dont les autres, comme lui, ont aussi besoin pour faire le travail ensemble. Mais évidemment cela ne peut pas être absolu. Les signes de dégradation ou les dessins tracés avec des feutres sur les murs par lui ou d’autres enfants compliquent beaucoup le vécu d’un enfant donné. Evidemment, si cela arrive, nous souhaitons aider l’enfant à exprimer ses réactions et ses fantasmes et nous les interprétons dans la mesure du possible.
 

            Melanie Klein recommandait de ne jamais exploiter ce qu’on savait des parents et de rester sur le matériel présenté par l’enfant. Dans une séance du mercredi, séance du milieu de la semaine analytique à cinq séances, première sans la présence de la mère, Paul a pu calmement me montrer une suite de choses dans un jeu avec ses jouets. A un moment, il a entrechoqué deux voitures. Mrs Klein m’a demandé :

- pourquoi n’avez-vous pas interprété la scène primitive ?

Je lui ai répondu :

-         c’était une seule fois, il n’y avait pas d’angoisse associée, et à mon avis, par        rapport au transfert, il voulait me montrer un panorama de ce qu’il vivait dans le présent et le passé.

C’est ce que j’appellerai plus tard un transfert/contre-transfert d’écoute et d’attention-observation par rapport au matériel à l’œuvre.

Elle n’a rien dit mais je crois qu’elle a eu un signe de tête positif.

A un autre moment, elle m’a dit qu’elle était contente que j’aie lu attentivement son livre en y réfléchissant au lieu de plaquer ses interprétations sur mon patient, que ce soit à partir de son livre ou de la supervision. En fait ma réponse était dans l’esprit de ce qu’elle avait écrit (p.36 de La psychanalyse des enfants) et repris dans le chapitre X de mon livre A partir de Melanie Klein.


Le cas de Paul par rapport à l’introjection et la projection respiratoires.

            On a tendance à ne pas accorder suffisamment d’attention à l’introjection respiratoire dans notre travail clinique et notre élaboration théorique. La tendance est en effet de considérer la respiration seulement d’un point de vue physiologique, sauf en ce qui concerne l’odorat : prendre en soi de bonnes odeurs, ou être obligé par les circonstances à prendre en soi les mauvaises odeurs. Or, avec la césure de la naissance, la respiration – inspiration et expiration – est essentielle pour la vie et peut s’associer à l’acte de boire du lait, pousser les fèces, écouter, crier voire tousser. La respiration peut donc avoir un aspect d’association aux autres liens sensoriels. Ainsi, selon le vécu, des aspects d’introjection et de projection entrent dans le registre de la respiration.

            Pour illustrer ce aspect associatif, je me tournerai vers la littérature. Tout d’abord, je reprendrai quelques lignes d’un conte de Flaubert Un cœur simple que j’ai assez longuement commenté dans mon livre La position dépressive au service de la vie (p71-74). Félicité, qui a été domestique, et a subi de nombreuses pertes douloureuses à travers sa longue vie, a dans sa vieillesse pour principal compagnon un perroquet, mort et ensuite empaillé sur sa demande. Elle est sur le point de mourir d’une pneumonie. La nouvelle se termine ainsi :  « Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité, elle avança les narines en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du cœur ralentirent… et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir dans les cieux entr’ouverts un perroquet gigantesque planant au-dessus de sa tête ». Selon ma lecture psychanalytique de ce texte, le perroquet symbolisait et condensait tous ses objets d’amour à travers toute sa vie, objets dont elle a pu successivement faire le travail de deuil. Tous ses objets d’amour sont liés et reliés de façon significative : ils s’associent dans sa pensée, chargée d’affects et de sentiments plus évolués qui restent vivants et vivaces. Avec un dernier mouvement de projection et (ré)-introjection respiratoire et visuelle, mais relié à l’oralité (ses lèvres souriaient), Félicité peut mourir heureuse.

            De même, le cri poussé à la naissance est synonyme de vie et de respiration. Je reprends à ce sujet les deux vers 420-421 de Œdipe Roi de Sophocle, ouvrant le chapitre II de mon livre A partir de Melanie Klein :

            « Où tes cris n’iront-ils pas demandé asile ?

            Quel (Mont) Cithéron ne les répercutera en harmonie (symphonos) ? »

            Il faut se rappeler que « symphonos » contient plusieurs niveaux de sens : qui résonne ensemble, qui fait écho à ; qui unit sa voix ou ses accords ; qui s’accorde avec, proportionnel, harmonieux. En termes analytiques, nous avons un mélange d’une part d’aspects narcissiques et de relation d’objet, d’autre part économiques (comme le mot « proportionnel » si important dans la réponse maternelle à la communication de son bébé). Dans ce contexte, le chœur évoque le Cithéron, comme un berceau ou mieux la nourrice, la mère. En outre, « cithara » signifie la cithare, sorte de luth ou de lyre, et son pluriel signifie le « thorax » (le sein).

« Asile » ne m’apparaît pas adéquat pour indiquer la densité du mot grec « limen » : (1) port pour s’abriter de la tempête, endroit pour mettre à ; (2) refuge, retraite, asile ; (3) réceptacle.

Il y a une tendance à réduire Œdipe au grec ancien Oidipus en anglais Oedipus à la traduction « pied enflé ». Or parmi les sens multiples de « pous » le Dictionnaire Bailly indique : son cri lancé de toute la force de ses poumons. Donc, à ce niveau Œdipe aurait le sens d’un cri enflé, troublé, connoté d’une détresse corporo-psychique primitive – un cri primitif poussé hors de l’enfant à la recherche d’un objet contenant- symphonos. Notre mot « symphonie » tire son origine de ce mot grec.

Ma lecture, notamment de ces deux lignes, en grec ancien à l’Université a préparé ma compréhension d’un texte fondamental dans l’œuvre de W.R.Bion. Il s’agit de Aux sources de l’expérience, où il introduit les notions de contenance et de transformation.
 

            Enfin, je citerai un fragment extrait de « Le Partage de midi » de Paul Claudel, vu classiquement par la psychanalyse comme un drame Oedipien  avec un surmoi catholique.

            Mesa (le personnage masculin) s’adresse à Ysé (le personnage féminin) :

            « Ainsi donc
            Je vous ai saisie ! Et je tiens votre corps même entre mes bras et vous ne faites point de résistance, et j’entends dans mes entrailles votre cœur qui bat !
            Il est vrai que vous n’êtes qu’une femme, et moi je ne suis qu’un homme et voici que je suis comme un affamé qui ne peut retenir ses larmes à la vue de la nourriture !
            Ô colonne, ô puissance de ma bien-aimée ! Qu’il est injuste que je vous ai rencontrée !
            Comment est-ce qu’il faut vous appeler ? Une mère, parce que vous êtes bonne à avoir.
            Et une sœur, et je tiens votre bras rond et féminin entre mes doigts,

            Et une proie, et la fumée de votre vie me monte à la tête par le nez, et je frémis de vous sentir la plus faible comme un gibier qui plie et que l’on tient par la nuque ! ».

On y voit, outre l’aspect projection/introjection respiratoire, le mélange, la co-existence des différents niveaux libidinaux (aspects du texte soulignés par moi) déjà si bien mis en évidence avec le cas de Félix et dont l’inestimable valeur a été soulignée par Dominique Arnoux dans son livre Mélanie Klein.
 

Or les travaux de Frances Tustin sur l’autisme indiquent encore une autre dimension dans les relations précoces mère – bébé. A ce sujet, dans ma conférence à Caen en 2005, j’ai noté dans ma lecture de son œuvre, qu’elle évoque la notion de « flowing over into oneness », difficilement traduisible en français, peut-être l’écoulement de l’un(e) dans l’autre pour devenir un seul être, une « unicité ». Ceci est à relier au vécu sensoriel dans la bouche du mélange de lait écoulé du sein maternel avec la salive écoulée de la bouche du bébé. On a tendance à oublier qu’on avale ce mélange et non le lait seul. La nourriture pas suffisamment irriguée de salive devient plus ou moins indigeste à travers toute la vie. Tustin montre que le débordement de l’un dans l’autre peut provoquer des défenses autistiques. Dans l’analogie que je fais, le bébé peut vivre agréablement la respiration maternelle comme une brise à mélanger doucement avec sa propre respiration, un « flowing over into oneness » respiratoire. Mais à d’autres moments, il peut se sentir suffoqué par une attitude maternelle dysrythmique ou envahissante (réelle ou projetée) associée dans son esprit à sa propre respiration.
 

Je tiens à souligner l’importance cruciale de l’article « Weaning » (Le sevrage) écrit par Melanie Klein en 1936. Au cours des séminaires avec elle (1955-1959) que nous suivions Martha Harris et moi-même et de nos supervisions individuelles, Mrs Klein y faisait maintes fois références. Pour moi, la connaissance de cet article est fondamentale pour avoir une vue d’ensemble sur sa personnalité et son œuvre entière (même s’il s’agissait ou justement parce qu’il s’agissait d’une conférence pour un grand public). Elle y note l’intojection : « …l’activité mentale par laquelle dans son phantasme le bébé prend à l’intérieur de lui-même tout ce qu’il perçoit du monde extérieur ». Après avoir évoqué la relation de projection et d’introjection avec le sein, vécu tantôt comme bon et tantôt comme mauvais, elle écrit : « non seulement la bouche, mais à certains degrés le corps tout entier, avec toutes ses modalités sensorielles, accomplit ce processus de « taking in » (prendre en soi) par exemple l’enfant « breathes in » (aspire, respire) et incorpore par ses yeux, ses oreilles, aussi à travers le toucher, etc… Le monde objectal de l’enfant au cours des deux ou trois premiers mois de sa vie pourrait être décrit comme étant soit gratifiant, soit hostile ou persécutant. Vers cet âge, il commence à voir sa mère et d’autres personnes autour de lui en tant que « whole people » (personnes entières), sa perception réelle d’elle… arrivant peu à peu alors qu’il relie son visage qui le regarde aux mains qui le caressent et au sein qui le satisfait… »(souligné par moi). On y voit une intuition à l’importance du rassemblement des liens sensoriels, que Bion soulignera avec la notion de « commun sense ». Dans presque tous ses écrits, Melanie Klein s’intéresse à la constitution de l’objet total, plutôt en relation avec l’élaboration de la position dépressive. C’est aussi ce que Anna Segal précise dans les chapitres sur la position schizo-paranoïde et la position dépressive dans Introduction à l’œuvre de Melanie Klein.
 

Un détour par le musée de Cluny à Paris pour illustrer les liens entre sensorialité et position dépressive. Dans son commentaire sur « La Dame à la Licorne », Jean-Patrice Boudet écrit : « Depuis les années vingt, les historiens ont reconnu dans les cinq premières tapisseries une allégorie des cinq sens… ». Or dans ses réflexions sur la sixième tapisserie « une allégorie du cœur », Boudet évoque aussi Ezio Ornate et son « interprétation du mot « DESIR »… en fait [aussi pour lui] un synonyme de « regret » ou d’ « apaisement », dans un contexte de contrition lié à la disparition de l’être aimé ». Boudet lui-même évoque la contrition pour expliquer la présence des larmes d’or sur le pavillon de « A mon seul désir ».

S’il en est ainsi, j’y verrai un certain lien avec un aspect central de la position dépressive.
 

            J’ai été amené à constater l’importance de l’introjection respiratoire dans la fin des années 1950, au cours de l’analyse d’un garçon âgé d’un peu moins de trois ans. Je vous donne quelques éléments de son histoire, raconté par sa mère, suivi d’un choix de matériel de séances avec lui. J’évoque peu le travail interprétatif ce qui demanderait un autre article.
 

            Paul est l’enfant unique de parents d’un bon niveau professionnel. La mère n’a pas travaillé au cours de sa première année. Elle a arrêté le nourrissage au sein à 4 mois et ½  à cause d’une fatigue importante, probablement liée à une dépression plutôt névrotique. Le passage au biberon a été difficile pour Paul et pour sa mère. Désemparée, elle l’a beaucoup confié à sa propre mère censée être plus efficace, et aussi à une domestique. Paul acceptait mal la nourriture solide, avait une réaction phobique à l’introduction de nourritures nouvelles et son appétit semblait diminué. D’autre part, il était plutôt précoce sur les plans de la motricité et du langage. Hyperactif, il courait partout. Après une chute qui l’avait beaucoup angoissé et pour laquelle il avait beaucoup pleuré, il a commencé un bégaiement. Pour cette raison, à laquelle s’ajoute une énurésie, il a été reçu par une consultante-analyste qui a recommandé une analyse.

            J’ai aussi appris de la mère qu’il avait souvent des rhumes, amygdalites et bronchites, traités par son médecin qui avait beaucoup d’affection pour lui. Il s’agissait de son oncle. Paul était très attaché à sa mère, avec une composante Oedipienne sexuelle très à l’œuvre, fluctuant avec une attitude de régression petit bébé envers sa mère. Il avait de l’admiration pour son père, associée surtout aux activités réparatrices (bricolage) de celui-ci. Il n’aimait pas du tout voir ses parents ensemble.

            La préférence pour certains éléments du matériel offert aux enfants – tel que je l’ai décrit dans la première partie de la conférence – est souvent très intéressante. Bien que jouant avec les petits personnages, les cubes en bois, les petits animaux… il s’intéressait surtout à la boite d’amidon (pâte blanche destinée à coller ensemble des petits morceaux de papier, utilisée par les enfants en Grande Bretagne et aux Etats Unis dans les années 1920-1970), et au petit train en bois qui avait une locomotive, des wagons pour le fret et d’autres pour les passagers. Les wagons pouvaient être attachés ou détachés. A cette époque, à Londres, la pâte à amidon était dans une petite boîte ronde et blanche en carton ciré.
 

            Dans la première séance sans sa mère, sa première réaction a été :

-         le pauvre agneau laissé tout seul là-dedans !

Et à sa demande, j’ai enlevé le couvercle Il semblait soulagé que sa crainte ne soit pas confirmée. Il a reniflé la pâte en disant :

-         ça sent bon !  

Il a joué beaucoup avec les trains, en insistant sur le fait qu’ils émettaient beaucoup de fumée, signe de vie et de mouvement. Pour cela, il fallait des quantités inépuisables de charbon. Dans ses fantasmes, la fumée devait aussi sortir d’en bas, autour des roues. Ainsi, la fumée entourant le train était vécue comme nécessaire pour que celui-ci soit assez chaud et capable de grande vitesse. (Voir p 37 de mon livre La position dépressive au service de la vie).                          

Il avait besoin de coller des feuilles de papier ensemble, qu’ils marquaient avec des traits de crayon. Je devais aussi l’aider à construire des maisons avec des cubes de bois ou de carton – son père était architecte. Mais souvent, il considérait la maison comme « pas bonne » et à détruire. Donc, il la cassait et la jetait à la poubelle.

Assez vite, un espace s’est créé dans la boîte d’amidon, il y a mis un petit agneau :

-         pour y avoir chaud et plein de lait.

C’était sa première référence au lait. Il m’a donné l’ordre de garder l’agneau à l’intérieur de la boîte d’amidon pendant le week-end.
 

                        Ensuite, il y a eu une période de reprise du matériel autour du train. Il a introduit l’importance de la vapeur et d’une réserve très grande d’eau pour alimenter la locomotive en vapeur. Dans un premier temps, la fumée et la vapeur faisaient bon ménage pour faire marcher la locomotive qui pouvait ainsi tirer de plus en plus de wagons. Par la suite, une partie de la fumée était considérée comme mauvaise, puante, et abîmant le fonctionnement et la force de la locomotive.

                        Evidemment j’ai essayé de comprendre et interpréter ce matériel. Il avait encore besoin, à ce moment-là, de se tourner vers la boîte d’amidon comme si ma voix en sortait. En la reniflant, il dit sur un ton ravi :

-         elle sent si bon n’est-ce pas ?

En même temps qu’il respirait l’odeur, il faisait un bruit de baiser avec les lèvres comme s’il buvait ou mangeait. Il insistait :

-         ça va durer des années, des années – pour toujours !

C’était dit avec une attitude hypomaniaque qui indiquait que le lait était inépuisable.

                        La pâte à amidon était aussi utilisée comme peinture pour les voitures et les avions, censés les rendre beaux et résistants à la rouille. Elle était censée être bonne aussi pour des réparations mécaniques. Inquiet que la pâte à amidon ne s’épuise, il dit anxieux et triste :

-         je ne pense pas que cela peut durer longtemps !                                                                      

Puis sur un ton dictatorial, il exige que je lui fournisse très très vite une autre boîte, elle serait toujours à renouveler.

 

                        J’avais dû annuler deux séances à cause d’une grippe et à mon retour, il a insisté pour que je prenne toujours des autobus verts (vert comme couleur de la vie),

-         comme cela on n’est jamais malade parce que ça roule toujours !                                            

           Après une période où il s’est assuré que j’allais mieux, il a amené un fantasme persécutoire. Avec mon « souffle de rhume », j’avais endommagé ses jouets, j’avais une mauvaise haleine qui risquait de le rendre malade du fait de respirer mon air qui allait ensuite à l’intérieur de lui. Il a évoqué un ascenseur qui ne marchait plus : les gens pouvaient mourir là-dedans par manque de bon air. Ainsi, avec ma mort annoncée, il a exprimé une peur dépressive, mais il a insisté très vite :

-         Mais peu importe, j’aurai toujours Maman !                                       

            Il craignait aussi que la table entre nous, sur laquelle il bougeait les jouets et           dessinait, ne s’effondre. Et aussi que tout devait être mis sur une étagère très haute pour que l’eau sale d’une grande crue ne parvienne pas à nettoyer et à salir les jouets. Il exigeait alors qu’on les nettoie, qu’on les répare tout de suite. Réparation maniaque, avec un aspect obsessionnel ! Il estimait que c’était moi qui était responsable des dégâts et pas du tout lui.
 

                        Pendant un certain temps, il me met dans le rôle d’un bon père qui sait conduire la locomotive, réparer celle-ci et aussi les voitures, les camions, la maison, les meubles, etc…, un père en contact avec lui mais pas avec ma femme [bonne relation à son père dans un monde à deux mais pas à trois]. Melanie Klein m’a confié : “Abraham disait que chez les véritables névrosés, il y avait souvent une relation plutôt bonne avec chaque parent séparément, plutôt mauvaise avec le couple parental ».
 

                       Or, avant les vacances de Pâques, après quinze mois d’analyse, le matériel change. Sur un ton de colère il me dit :

-         tu sais bien ce qui m’est arrivé pendant les vacances de Noël, je n’ai plus eu de vapeur [son énergie s’est épuisée] et puis mon train électrique ne marchait plus. Les aiguilles de l’horloge n’ont pas tourné comme il faut, j’ai essayé de la réparer et je n’ai pas pu !

                        Il jouait avec de la pâte à modeler dans laquelle il mettait des allumettes, censées être des outils réparateurs, mais totalement inefficaces, puis il dramatisa la situation [il m’a montré sa détresse, sa dépression , son désarroi].

-         Maintenant ce sont les vacances de Pâques, enlève tes lunettes, je vais découper tes yeux, je vais écraser ta tête !

[Evidemment pour me punir de mon absence, de mes yeux qui ne le verraient pas, de ma tête qui ne penserait pas à lui].
 

            Dans la séance suivante Nobby (personnage d’un livre que lui lisait sa mère) se met en difficulté et Big Ears (Grandes Oreilles) n’est pas là juste quand Nobby a besoin de lui. Evidemment j’ai interprété sa déception, sa colère envers moi quand je ne suis pas là pour l’écouter.
 

Après les vacances, il a l’idée qu’un deuxième bébé-agneau s’est mis dans la petite maison rouge représentée par la boîte. Furieux, il attaque la boîte, jette les balles contre elle et lance dessus des « caca-bombes ». Il attaque avec ses poings le divan de la pièce :

-         cette pièce est trop pleine de vapeur trop chaude, ça va exploser !

                        Il attaque la boîte d’amidon. Il est dans la confusion. Il ne sait pas si le lait est bon ou mauvais, donc il ne doit pas boire mais alors au risque de mourir de faim !

                        Il ouvre le robinet pour essayer de nettoyer la boîte à amidon, or l’eau gicle partout y compris sur lui !

Dans une séance, il dit :

- le train pour le lait ne roule plus, pas de livraison de lait.

                        Il exprime la crainte d’entendre les bruits de respiration des parents la nuit ! Lui-même se sent la nuit essoufflé, dans une chambre froide. Il craint de mourir de froid. Puis il exprime l’espoir d’un bateau solide, mais il a peur que le bateau coule s’il est surchargé, qu’il n’y ait pas de vent si le bateau est à voiles, [manque de vent, manque de respiration, signe de vie].

- Un enfant avec la fièvre, le visage brûlant, c’est terrible quand il n’y a pas de brise.

Je dis :

-         La respiration de la mère première brise sur le visage du bébé, de toi-bébé !

-         Vous serez mort un jour Mr Gammill et tout brisé en morceaux et épuisé, n’est-ce pas [lien avec le transfert] ?
 

            Le lundi de la semaine suivante, il semblait soulagé et heureux de me retrouver vivant. Dans le transfert j’étais tantôt une bonne maman gaie, bien vivante, tantôt un père très gentil qui jouait avec lui, réparait ses jouets en lui montrant comment le faire, comment construire une maison.
 

            Dans les quinze jours suivants, tout a éclaté. Il imaginait la naissance d’un bébé-sœur, adorée par ses parents, en même temps que lui était rejeté comme mauvais. Ses attaques en fantasmes, verbalisés et agis avec l’eau représentaient le crachat, la mauvaise salive, l’urine brûlant ou noyant tout-contre les parents en coït, contre le bébé-sœur. Les attaques étaient impressionnantes, avec des sentiments de persécution attachés à moi dans le transfert et le besoin de fuir de la salle d’analyse pour aller dans le jardin avec les arbres, quelques plantes comme source de vie. Il y a trouvé une grosse pierre, nommée « sein ». Il le battait avec une petite barre de fer censée mettre « le sein » en morceaux.

            Calmé par mes interprétations, il est revenu dans la salle d’analyse, avec une meilleure image de moi, dans une certaine mesure maternelle mais surtout paternelle.

Dans la technique proposée par Melanie Klein à l’époque, on fournissait un petit plateau en métal avec des anses, une surface dotée d’un matériel isolant, et des allumettes. Celles-ci avaient représenté jusqu’à maintenant un objet partiel : pénis ou un objet total : personnage masculin. Il avait jusqu’à maintenant, soit froissé, soit déchiré en mille morceaux ses dessins et les avait jetés à la poubelle. Jusqu’à maintenant, Paul avait eu envie de prendre les allumettes et de les frotter mais il avait peur. Tout à coup la pensée de mes vacances revient. Avec la Clinique-analyse fermée, les sentiments de rage surgissent. Il s’aperçoit que la boîte d’amidon est vide et crie :

-         je vais la brûler, ça ne vaut rien, rien dedans !

            Il frotte l’allumette et la brûle. Son excitation maniaque tombe quand il voit une petite colonne de fumée noire monter vers son nez. Il crie, paniqué :

-         ça entre dans mon nez et ma gorge et mes poumons, les méchants lo-los ! Ce sont les lolos qui me brûlent dedans. C’est une dame qui m’étouffe ! Ces morceaux noirs sont là-dedans (il montre sa poitrine). Ils vont me tuer. Je suis déjà mort !

            J’ai interprété sa crainte par rapport aux seins de Maman Gammill qu’il avait brûlés, mis en morceaux et respirés, et sa panique que les seins ne le tuent, que moi à l’intérieur de ses poumons je le tue. Nous serions morts ensemble [aspect de fusion dans la mort].

             Il se calme et met une coupe d’eau sur les cendres encore chaudes. L’eau va les chauffer et les transformer en bonne vapeur, comme les inhalations prescrites par son médecin (son oncle). Il dit :

-         Cela fait du bon lait, ça fait vivre, revivre en moi dans ma poitrine, dans mon ventre.

Il tape sur sa poitrine et son ventre avec plaisir.
 

                        La notion des « lo-los qui brûlent » est arrivée dans l’analyse quelques mois auparavant. Paul s’était plaint de la douleur dans la gorge alors qu’il souffrait d’une amygdalite. A ma grande surprise, il m’a dit :

-         ce sont les lo-los qui brûlent ma gorge !

            Melanie Klein m’avait conseillé, au moment de mettre en place l’analyse, d’expliquer aux parents qu’il était important d’amener l’enfant aux séances, dans la mesure du possible, quand il était malade, évidemment pas trop malade ! Le temps d’une séance, bien accompagnée, est souvent possible alors qu’une journée à l’école ne l’est pas. Cela permet que l’enfant confie à l’analyste ses fantasmes sur le vécu corporel qui risquent d’être refoulés ou évacués quelques jours après. Outre les vécus persécutoires (Klein 1932), il y a souvent un vécu dépressif. Melanie Klein m’a dit :

-         quand le Moi ne peut pas élaborer psychiquement les angoisses dépressives, celles-ci passent souvent dans le corps, notamment dans les voies respiratoires, du nez jusqu’aux poumons, par exemple les bronchites.

L’interprétation de ce matériel eu comme effet une diminution de telles maladies chez Paul, ainsi que la fillette adoptée décrite dans le chapitre III de mon livre A partir de Melanie Klein.

                       Cette association de boire et de respirer est fréquente chez les bébés, et (re)vécus dans la psychanalyse des enfants plus âgés.

                       En lisant le livre récent de Jacqueline de Romilly Les roses de la solitude écrit dans sa vieillesse donc, j’ai été frappée par l’évocation de sa visite aux premiers contreforts du mont Olympe en Grèce. Elle écrit : « dans un bruissement d’eau, tout proche pour nous accueillir… un léger murmure montait de cette gorge et l’on avait le sentiment de respirer l’eau en même temps que l’air (souligné par moi)… je suppose que chacun connaît cette impression que l’on ressent lorsque le moment présent rejoint des souvenirs dont la réalité reste flottante, mais s’est en nous avec insistance » (souligné par moi). Elle rejoint les « memories in feelings » de Melanie Klein.

                       Ce bouquet de sensations qui fait revivre une expérience esthétique du passé et permet de penser l’expérience émotionnelle (Bion) est en contraste frappant avec le démantèlement (Meltzer) à l’œuvre chez les enfants autistes.
 

                       Je vous donne le revécu-souvenir d’une femme, dans son analyse avec moi, dans les années soixante. Enfant, à 2 ans et 4 mois elle a été atteinte de diphtérie et hospitalisée dans un service de pédiatrie. Dans un souvenir retrouvé grâce au transfert et aux rêves, elle est dans une tente à oxygène avec une difficulté pour respirer. Un jeune médecin très beau s’approche et la regarde à travers le plastique de la tente à oxygène. Elle avait eu l’impression de le prendre dans ses yeux, dans sa poitrine en le respirant, et ensuite dans sa bouche quand il lui avait offert une petite glace à la vanille, sa première nourriture à l’hôpital. Elle m’a dit : « j’ai pu m’endormir avec une si bonne image de lui en moi » (traduit de l’anglais). Plus tard dans son analyse, grâce aux « memories in feelings », elle a pu relier ce vécu, avec un re-vécu d’être nourrie au sein par sa mère. Elle se sentait inspirée par cette expérience, est devenue médecin pédiatre elle-même à l’âge adulte.
 

            J’espère que j’ai pu illustrer l’importance pour la vie psychique de l’introjection respiratoire en association avec d’autres modalités introjectives, et aussi de l’expiration au « service » de l’évacuation et de l’identification projective. Evidemment je n’en indique qu’une ébauche et souhaite vivement que d’autres-y compris vous-mêmes- puissiez lire et réfléchir sur les écrits psychanalytiques et développer à travers votre expérience clinique cet aspect de la vie psychique.
 

                       Comme ce qu’écrit, dans le livre déjà cité, Jacqueline de Romilly (p.148) : « …il faut que l’on sache laisser sa part aux autres, pour que chacun règne à son tour. Oui, c’est une belle loi générale, et je dirais, quant à moi, qu’elle nous entraîne comme une sorte de vaste respiration, c’est tantôt l’un et tantôt l’autre ; tantôt l’on aspire avidement l’air extérieur, tantôt on le rejette après s’en être nourri profondément. »