Conférence - Débat

 

Chantal LECHARTIER-ATLAN

Psychanalyste, Vice-Présidente de la Société Psychanalytique de Paris.

La fratrie : cocon ou noeud de vipères ?

Amour, haine, rivalités, identifications

 

le samedi 21 novembre 2015 à 10 H

Accueil 09 h 45, début de la conférence à 10 h précises

 

Hôtel du Petit Louvre - TROYES

(Angle des rues Linard-Gonthier et Boucherat)

Inscription préalable requise, modalités : voir en bas de page 

 

Argument :

La relation fraternelle est un sujet "orphelin" dans la théorie psychanalytique. Pourquoi la fratrie est-elle à la fois si absente et si présente dans la théorie freudienne ? Si le complexe d'Oedipe est le grand organisateur de notre vie psychique, peut-on parler d'un "complexe fraternel", et quelles sont ses articulations avec l'Oedipe ? Quel rôle joue la fratrie (ou l'absence de fratrie) dans l'organisation psychique inconsciente propre à chacun ? Comment s'articulent ces interactions dans la vie familiale ? Plusieurs exemples cliniques illustreront mon propos.

Dans une deuxième partie, je vous inviterai à réfléchir à la place du fraternel dans la constitution du lien social : "Liberté Egalité Fraternité" peut-on lire sur les frontons de nos édifices publics.

Chantal Lechartier-Atlan  est membre titulaire formateur et Vice-présidente de la SPP, Directrice adjointe de la Revue Française de Psychanalyse, ancienne coordinatrice du Centre Jean Favreau.

 

Atelier clinique :

Un groupe clinique se réunira le samedi 21 après-midi, au Petit Louvre. Il s'adresse à des personnes ayant une pratique clinique. Les personnes intéressées doivent contacter Thierry Schmeltz,   Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

Références bibliographiques :

-        - Lechartier-Atlan C. (1997), Un traumatisme si banal : la jalousie fraternelle précoce, Revue Française de Psychanalyse, t. LXI, n°1, Paris, PUF.

- Lechartier-Atlan C. (2008), Frères et soeurs, RFP, t. LXXII, n°2, Paris, PUF.

- Kaës R. (1993), Le complexe fraternel, Paris, Dunod.

- Freud S. (1908), Les théories sexuelles infantiles, in La vie sexuelle, Paris, PUF.

- Freud S. (1909), Analyse d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF.

- Freud S. (1915), Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, Paris, PUF.

- Freud S. (1919), "Un enfant est battu" : contribution à la connaissance de la génèse des persversions sexuelles, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.

- Freud S. (1922), Sur quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.

- Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF.

 

 

Texte de la conférence :

 

La fratrie : cocon ou nœud de vipères ?

Conférence de Chantal Lechartier-Atlan,

Psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris.

Troyes - 21 novembre 2015

Introduction 

 

Scène de la vie ordinaire dans une famille ordinaire : les enfants, adultes, dinent chez leurs parents, atmosphère agréable, échanges fluides : arrive le dessert, la formidable tarte aux pommes de maman. La mère coupe les parts dans un silence religieux et tendu sous l’œil attentif des enfants et l’œil goguenard du père qui connaît la suite : « sa part est plus grosse que la mienne… ce bout de pomme fait partie de mon morceau… pourquoi c’est toujours lui qui a la plus grosse » ? Un peu coupable par définition, la mère se justifie, les parts sont parfaitement égales, je vous connais, j’ai fait très attention… elle finit par rire : à votre âge, c’est pas bientôt fini, vous voulez que j’aille chercher mon pèse lettres ? De toutes façons, conclut le père moqueur, je vous ai toujours dit que la justice n’est pas de ce monde.

Empreinte durable que celle de la fratrie !

 

L’ombre du complexe d’Œdipe

C‘est un sujet peu abordé en tant que tel. Pourtant, il me semble tout à fait central dans l’élaboration de la pensée de Freud qui n’en a jamais fait un complexe, c’est à dire « un ensemble organisé de représentations et de souvenirs à forte valeur affective, partiellement ou totalement inconscients » qui ramène des situations nouvelles à des situations infantiles.  Cette définition s’applique bien à ce qui se passe dans la famille dont je viens de parler.

Mais qui dit complexe pense immédiatement complexe d’œdipe, le complexe nodal de la théorie psychanalytique. Freud évoque souvent le lien fraternel[1] au fil de son œuvre. Pourquoi ne lui a-t-il jamais donné le statut d’un complexe clairement articulé au complexe d’œdipe comme il le fait par exemple pour le complexe de castration ? Je vois plusieurs réponses possibles à la question.

- Sur le plan de la pensée psychanalytique, l’importance accordée à l’aspect structurant du complexe d’œdipe met l’accent sur le père qui sépare l’enfant de la mère et laisse dans l’ombre l’origine, le début de la vie psychique et le lien primaire à la mère.

- Sur le plan de l’histoire de la psychanalyse, Freud s’affirme clairement comme le « père » de la psychanalyse et tient à cette place. Nous connaissons les conflits qui l’opposèrent à Adler et Jung (et plus tard à Rank et Ferenczi) pour ne parler que des principaux. Rappelons que Jones, le fils dévoué, le biographe, sitôt la rupture avec Jung en 1911, fonde le Comité, « sorte de garde rapprochée », une famille de fidèles autour de Freud. Celui-ci lui écrit : « Je sais qu’il y a quelque chose d’enfantin dans cette idée mais vivre et mourir me deviendraient plus facile si je savais qu’une telle association existe pour veiller sur mon œuvre[2] ». Autrement dit, des fils, des héritiers, pas des frères ou des égaux.

- Sur le plan de « l’héritage », notre propre « complexe paternel » à l’égard de Freud nous a peut-être poussés à tout ramener à l’œdipe comme si la relation verticale aux parents devait occuper tout l’espace psychique. Peut-être avons-nous hérité à notre insu d’expériences des temps héroïques de la psychanalyse, où des parents, Freud et Mélanie Klein, par exemple, n’hésitèrent pas à analyser leurs propres enfants, scellant ainsi la dimension verticale de la psychanalyse au détriment des relations horizontales ? Enfin, l’écoute de l’analyste, marquée par l’asymétrie de la situation analytique, le pousserait-il à privilégier le transfert parental et à négliger les dimensions fraternelles ? On peut également imaginer que l’analyse du fraternel chez l’analyste n’ait pas été suffisamment poussée. Nous connaissons pourtant bien ces affrontements, rivalités et scissions au sein des sociétés d’analyse et entre elles. Nous savons également ce qu’est un « frère ou une sœur de divan » avec sa charge d’ambivalence.

J’aborderai le complexe fraternel en m’appuyant sur des exemples cliniques tirés de l’analyse d’adultes. Nous verrons les résurgences du lien fraternel primitif tout au long de la vie sous ses divers aspects, narcissiques, identificatoires et objectaux. Nous verrons également la place du fraternel dans les fantasmes originaires qui structurent la vie psychique de chacun. Enfin, nous étendrons la question du fraternel aux liens sociaux à travers les grands textes sociologiques de Freud.

 

En octobre 1897, Freud écrit à Fliess : « Tout me fait croire que la naissance d’un frère (Julius) d’un an plus jeune que moi avait suscité en moi de méchants souhaits et une véritable jalousie enfantine et que sa mort (survenue quelques mois plus tard) avait laissé en moi le germe d’un remords »[3] De « méchants souhaits » chez un enfant d’un an, « le germe du remords », de la culpabilité chez le même à 18 mois ?

Un peu plus tard, dans L’interprétation des rêves, ce texte qui marque l’invention de la psychanalyse, il revient aux frères et sœurs à propos des rêves typiques de mort d’un être cher[4]. Sur plusieurs pages, il décrit le climat de la chambre des enfants : « Rappelons-nous ce que sont les relations entre frères et sœurs. Je ne sais pourquoi nous admettons d’avance qu’elles doivent être affectueuses ; nous connaissons tous des frères ennemis et nous avons souvent constaté que l’inimitié était apparue pendant l’enfance et durait depuis toujours. Mais bien des adultes qui aujourd’hui aiment tendrement leurs frères et sœurs ont vécu avec eux sur un pied de guerre continuel. Le plus âgé a maltraité le plus jeune, l’a calomnié, lui a pris ses jouets. Le plus jeune rempli d’une rage impuissante a envié et redouté son aîné (…) Les parents disent que les enfants ne s’entendent pas et ils ne savent pas pourquoi. Il n’est pourtant pas difficile de voir (…) que l’enfant, même bon, est absolument égoïste. Il sent intensément ses besoins et lutte sans ménagement pour les satisfaire ». Signe des temps où il écrit, Freud se lance dans une longue consolation de tous ceux qui pourraient se reprocher des rêves aussi affreux : « Notre inconscient ne connaît pas la morale adulte et civilisée, pour l’enfant, la mort signifie seulement être parti, ne plus déranger le survivant ». Mais dans une note, il insiste sur l’importance « déterminante » pour la vie psychique des morts réelles survenues dans la fratrie. Nombre de nos analysants arrivent au divan notamment pour cette raison.

Dans les pages suivantes, comme par association, Freud examine les rêves de mort du parent du même sexe, le rival, et évoque, pour la 1° fois dans son œuvre, l’histoire d’Œdipe. Ces rêves qui réussissent à contourner la censure du rêve suscitent néanmoins douleur et angoisse. J’ajoute : culpabilité, le « germe d’un remords » écrivait Freud.

 

Un exemple clinique nous permettra de mieux saisir la façon dont une grossesse et/ou une naissance peuvent réveiller un conflit fraternel mal élaboré et menacer gravement l’établissement d’un lien heureux avec le bébé. Je reçois en consultation, au centre Jean Favreau, Manuel, un jeune homme qui vient d’avoir un fils, son premier enfant. Il ne comprend pas ce qui lui arrive, Il était si heureux d’avoir ce bébé ! Et rien ne va plus, il est terrifié par les fantasmes qui l’ont saisi depuis la naissance : il ne peut rester seul avec le bébé car il a peur de ne pouvoir s’empêcher de le jeter par la fenêtre : une phobie d’impulsion si forte qu’elle le paralyse dans toute sa vie. Certains jeunes pères n’ont d’autre solution que de fuir jeune accouchée et bébé.

Très vite, au cours de l’entretien surgit son frère jumeau et l’intensité de leur rivalité. Un souvenir lui revient : les jours de fête, le père donnait une bouteille d’Orangina au jumeau pour lui tout seul alors que le patient n’avait droit qu’à partager la sienne avec la petite sœur née peu de temps après les jumeaux ; le frère était chétif alors que le patient, costaud, n’hésitait pas à faire le coup de poing avec les copains, y compris pour le défendre, ce double qu’il ne pouvait attaquer.

La phobie d’impulsion de Manuel est complexe : le souvenir qui revient à mon patient est celui d’une fête et de la boisson qui va avec. Dans ce contexte, on ne peut manquer de penser au lait de la mère, qu’il ait eu ou non à partager son sein avec son jumeau puis avec la petite sœur. Devant ce nouveau bébé qu’il voit téter son épouse/mère, la confusion est totale et le patient, plutôt bien dans sa peau, inséré dans son travail, ne sait plus s’il affaire à son fils ou à son frère, à sa femme ou à sa mère. De plus, au moment où lui-même devient père, resurgit toute sa fureur contre son propre père trop exigeant vis à vis de lui, le jumeau le plus fort, donc le plus dangereux. Manuel est coincé entre la réactivation menaçante de ses mouvements pulsionnels les plus violents, les plus archaïques et l’idéal du moi transmis par ce père admiré qui le privilégiait secrètement et fut probablement le refuge qui lui permit de sortir de sa fureur jalouse envers la dyade mère/jumeau fragile. Autrement dit, l’irruption de l’infantile dans l’actuel. Et c’est bien cette confusion qui témoigne du violent retour du complexe fraternel refoulé sous la forme de ce symptôme invalidant qui risque de mettre en péril son équilibre de vie. Je l’ai revu une bonne analyse plus tard : tout va bien et il a pu avoir d’autres enfants.

 

  1. Le complexe fraternel: un complexe archaïque.

Le complexe fraternel s’inscrit dans une organisation intra psychique triangulaire : l’enfant, la mère et le frère (mot que j’utiliserai dans son sens générique puisque nous n’avons pas en français l’équivalent du neutre anglais, sibling « nourri au même sein »). Rappelons l’extrême prématurité et la totale dépendance du petit humain vis à vis de son entourage pour sa survie. Cette dépendance favorise la construction d’une imago[5] maternelle omnipotente. A ce niveau archaïque de l’organisation de la psyché, il est question de besoins, d’étayage, de vie et de mort. M. Klein et Lacan décrivent cette imago dans des appellations différentes mais le fond est le même : la mère (ou son substitut) est la source de tout, contient tout ce dont le bébé avide peut avoir besoin : le lait, les bébés, le pénis paternel. Elle est donc à la fois vitale pour l’enfant et en même temps, objet de sa haine, d’une envie destructrice d’autant plus redoutable que cette destruction serait celle de la source même de sa vie. Lacan comme MK, supposent chez le bébé une identification très précoce à la complétude de cette imago qui le protège contre les fantasmes archaïques de dislocation, de démembrement psychique, cf Winnicott. A ce stade, l’objet nourricier n’est pas encore distingué du moi à venir. C’est la fusion originelle, le règne de l’informe, de l’indistinction dedans/dehors que racontent tous les mythes d’origine. En 1938 Freud résume ce temps d’un mot lapidaire : « L’enfant aime bien exprimer la relation d’objet par l’identification…modèle sein, le sein est un morceau de moi, je suis le sein, plus tard seulement, je l’ai, c’est à dire je ne le suis pas.[6] »

Règne de l’informe, de l’indistinction, fusion, confusion… R. Kaës[7], LE psychanalyste post freudien du complexe fraternel, dans un article récent, donne une double définition de l’informe : « (c’est) l’énergie vitale et la violence » mais aussi « la confusion, la décomposition et la mort ».  Il l’illustre par un moment dans un groupe thérapeutique où la bouillie originaire se figure par un fantasme collectif d’une soupe où tous les éléments se mélangent, perdant ainsi leurs saveurs respectives. Certains participants/légumes sautent de la casserole pour éviter de se fondre dans la mixture, d’autres s’y plongent avec le bonheur d’y retrouver l’origine, mère et fratrie mêlés d’avant toute séparation. « L’imago de la mère-aux-frères-et-sœurs » dit-il.

« Ce qui m’intéresse, écrit Freud en 1915, c’est la séparation et l’organisation de ce qui autrement se perdrait dans une bouillie originelle », formulation qui fait écho à la « soupe primordiale » de Ferenczi dans Thalassa, mais aussi à la description du ça à laquelle Freud arrive en 1923, ce « chaudron originaire, ouvert sur le soma », qui comprend tout le refoulé y compris le refoulé originaire.

 

La haine du rival

"Laissez-moi me faire mes amis, car pour ce qui est de mes ennemis, le ventre de ma mère s'en charge" dit un dicton éloquent. Dans la tradition biblique, le premier meurtre est un fratricide, Caïn tue Abel. Je connais un homme qui, avant sa mort, avait lui-même rédigé son faire-part de décès sans la moindre mention de son frère jumeau. Enfin seul dans le sein de la terre/mère. La haine est première.

Pour un enfant, la naissance d'un puiné, histoire banale s’il en est, est une catastrophe subjective surtout s’il ne parle pas encore. Au moment où la mère dérive sur un autre enfant, celui qu'elle porte ou dont elle vient d'accoucher, une part importante de ses investissements, elle impose à l’aîné une rupture brutale, une séparation qu’il vit dans la logique du tout ou rien de ce début de la vie psychique. Un afflux intolérable d'excitation survient chez lui le laissant dans une solitude prématurée, privé du pare-excitation maternel alors que son propre pare-excitation est débordé. Confronté à un violente menace narcissique, ses réponses sont celles d’un moi immature, à commencer par le refoulement originaire que Freud attribue à "des facteurs quantitatifs comme une trop grande force de l'excitation et l'effraction du pare excitation[8]" autrement dit, un traumatisme. Ces réponses en urgence peuvent provoquer des gauchissements importants du moi en voie de construction : haine destructrice de l’intrus, clivage du moi et/ou de l'objet maternel en bon/mauvais, formations caractérielles, évitement phobique des situations d'affrontement ou  névrose obsessionnelle serrée.

L'histoire familiale, autrement dit le transgénérationnel, joue un rôle important dans l’élaboration de l'hostilité de l’aîné au nouveau bébé en fonction de sa propre intégration de l'agressivité. Il est fréquent, notamment lorsqu'il existe des deuils précoces dans l'histoire familiale des parents qu'elle soit vigoureusement réprimée comme si cette composante de la libido était encore plus inacceptable que sa composante érotique.

L'enfant se voit impitoyablement désavoué, sommé d'être "grand" et de mûrir prématurément ou "gentil", obligé d'afficher une palette de sentiments étrangers à ce qu'il ressent sous peine de perdre l‘amour vital de ses parents. C’est peut-être le plus grand dommage psychique qu’il puisse subir que celui de se voir interdire d’éprouver haine et agressivité contre l’intrus au profit de « l’amour fraternel ». Ces deux motions risquent alors de poursuivre des destins séparés et le sujet de se voir privé de la force qui résulterait de leur intrication car nous dit Freud, l‘agressivité est essentielle à la vie pulsionnelle. De quel prix lui faudra-t-il payer le fait de ravaler tout ça ? D'une surcharge auto agressive lourde de tous les dangers masochiques pour le moi, d'un "moi à double fond" suivant l'expression de Green[9], frappé de restrictions et d'inhibitions, condamné à un sentiment de vide et de désappropriation de lui-même, Winnicott l’appelle le faux self, ou encore, à l'indifférence, "ce cas spécial de la haine[10]" selon Freud.

 

Tel est le cas de Jean qui a carrément jeté le bébé avec l'eau du bain, ou plutôt, deux bébés : le petit frère de onze mois de moins que lui et lui. De son frère, il ne parle jamais, sauf pour indiquer une activité partagée au cours de l'enfance, chose rare car ils s'étaient répartis les territoires : "Avec mon frère, c'était Yalta, je lui ai laissé le corps et la vie, moi j'avais la tête" dit Jean. Les parents sont réduits à une fonctionnalité utilitaire : "deux bœufs attelés à la même charrue" qui n'ont rien pu faire ensemble, pas même lui comme le prouve son sentiment d'inexistence et son déni de la scène primitive. Celle-ci surgit pourtant sous une forme étrangement sadique quand il se plaint de n’avoir aucune raison pour aller mal : "Je n'ai jamais vu ma mère violée par un nazi ni mon père coupé en morceaux par une stalinienne". Des lueurs d'affect nous éclairent parfois, teintées de la nostalgie de ce qu'il pourrait ressentir. Il a préservé un fonctionnement professionnel de haut niveau car il a quitté un secteur compétitif pour travailler dans un domaine où il n'a "ni chef ni rival possible". Inutile de dire que dans le transfert conscient, il ne m'accorde d'autre réalité que professionnelle. A l'issue d'une séance, il croise mon mari. Aucune mention de l'incident dans les séances suivantes, à part l'évocation d'une lecture disant que mieux valent tous les tourments de l'amour que pas d'amour du tout. C'est au cours d'une insomnie qu'il a lu ça après avoir été réveillé par un rêve : il y avait un chien très menaçant qui le dominait, c'était presqu'homosexuel cette domination, ce chien avait toutes les caractéristiques de force qu'il associe aux hommes. "Comme celui que vous avez croisé dans l'entrée l'autre jour ?" Il est interloqué. "Moi, j'ai croisé un homme ?" Ah, oui, il l'a déjà vu cet homme, dans l'escalier, mais effectivement jamais de si près. Il s'est senti gêné un moment : "Il rentre chez lui cet homme, je n'y suis pas pour lui mais pour une raison professionnelle. J'ai croisé l'homme de mon analyste, ça devrait me faire quelque chose. Désolé, je n'ai rien fantasmé, rien pensé... Ah si, j'ai pensé qu'il devait me mépriser, moi, pauvre petite chose qui ai besoin de venir ici et qui n'avance pas depuis le temps". Déni, abrasion du fantasme, masochisme moral, tout plutôt que voir le rival. Aussi, quand quelques semaines plus tard, entendant la sonnette à la fin de sa séance, il pense brusquement à la chanson de J. Brel : "Au suivant" et le dit avec le même mélange de fureur et de désespoir que Brel, je pense : enfin, il peut me transformer en putain et me le dire. Dire son désespoir en entendant arriver le suivant.

Cette situation pourrait se lire comme un classique de la rivalité œdipienne ; elle s'avère beaucoup plus coriace car elle plonge ses racines dans la violence de l'affrontement fraternel précoce et s’ancre dans l’intrusion du petit frère dans la dyade archaïque enfant/mère. Contre cette détresse là, dans un premier temps, que peut faire l’enfant Jean sinon développer des défenses invalidantes : inhibitions graves, haine persistante à l’égard des femmes en général, de sa mère en particulier, de moi dans le transfert, qui le laissent dans un état de grande fragilité, et ce qui va avec, de gros problèmes sexuels. Il n’a pas pu élaborer la violence de sa haine ce qui aurait permis son enrichissement en ambivalence avec sa dimension d’amour. Ceci se fera quand son frère sera atteint d’une tumeur au cerveau dont il mourra. Jean pourra, in extremis, sans doute grâce à l’analyse, retrouver l’amour bien enfoui qu’il lui portait et manifester une certaine tendresse envers sa mère.

Dans un petit article sur les jumeaux, Winnicott[11] souligne la nécessité pour eux d’arriver à se haïr, condition sine qua non pour qu’ils parviennent à être vraiment des sujets, pas seulement la moitié d’un individu et pour éventuellement s’aimer vraiment. Au passage, Winnicott indique que si la mère ne peut éviter que ce soit l’un ou l’autre bébé qui soit mis au sein le premier, elle doit tendre à ce que chaque bébé se sente l’unique. C’est peut-être ce que n’a pas su faire la mère de Jean, encore qu’il ne faille pas sous-estimer l’insatiable avidité d’un nourrisson dépendant. L’autre issue moins heureuse de cette situation est l’indistinction où deux frères, jumeaux ou non, se fantasment comme une partie d’un même individu. Une de mes patientes parlait de son « complexe siamois » : les deux frères /sœurs fantasment qu’ils ont une partie du corps ou une fonction vitale en commun, ce qui leur interdit et de se séparer et de s'attaquer, car cela nuirait aux deux. Un amour captif en quelque sorte, extrêmement efficace contre toute velléité agressive.

Comment devenir soi quand on ne fait qu’un avec un autre ? Les cinq doigts de la main, c’est ainsi qu’un patient décrivait sa fratrie avec tout ce que ça implique de solidarité mais aussi de limitations.

 

Le rival et l’amour fraternel      

On ne choisit pas sa famille dit la vox populi, qui dit aussi : je l’aime comme un frère. Qui n’a été ému, un jour, de voir la jubilation d’un tout petit en apercevant son aîné ? Quel moteur qu’une rivalité fraternelle suffisamment tempérée ! Le frère comme idéal atteignable par exemple pour ce petit garçon dont l’aîné vient d’avoir son bac avec mention TB. Et toi, lui demande un proche qu’est-ce que tu auras comme mention ? Oh moi, j’aurai mention aussi bien répond-il. Et ce qui fut dit fut fait, grâce notamment au soutien du grand frère attentif. Grâce aussi à ce que Freud en 1922 appelle[12] « l’issue de la liaison à la mère qui permit que les ci-devant rivaux devinrent les premiers objets d’amour homosexuel ». La haine et la rivalité initiale se transforment en proximité et en complicité nées d’une vie si intimement partagée y compris par son origine commune. Ce peut être un univers propre aux enfants, le semblable qui rassure dans les situations difficiles, à l’école, ou le front commun opposé aux parents redoutés ou redoutables, violents voire psychiquement malades : « Nous n’étions pas trop de deux pour faire face à ma mère » me dit une patiente en deuil de sa sœur si proche qui la laisse seule, face à une mère mélancolique.

 

Une brève vignette : Marie que je reçois en consultation au centre Jean Favreau se plaint de difficultés diverses, dépression latente et angoisse devant la vie, en particulier devant une échéance qui menace la fin de ses études et son indépendance future vis à vis des parents : elle doit rendre un mémoire dans quelques jours et n’arrive pas à le terminer. J’ai du mal à établir le contact avec elle jusqu’au moment où je lui demande si elle se souvient de la naissance de la sœur dont elle m’a parlé. Avec une violence qui me saisit, elle me répond : je suis morte à vingt sept mois (l’âge qu’elle avait quand sa sœur est née). Elle me décrit alors une rupture catastrophique de la fusion avec sa mère et une relation désastreuse avec elle depuis lors sans compter la haine envers sa sœur. Son explosion de violence a dû provoquer une prise de conscience salutaire car lorsque je la revois un mois plus tard, elle a soutenu son mémoire avec succès. Mais surtout, elle est sortie d’une opposition hargneuse à l’égard de la figure maternelle que j’incarnais pour elle dans cet entretien ; ma question a eu pour elle valeur de reconnaissance du trauma et du coup, elle a décidé d’entreprendre un travail analytique. Elle n’est surement pas au bout de ses peines mais sa vie psychique a recommencé à bouger… c’est un début d’élaboration de la haine en une ambivalence moins mutilante pour elle.

Qu’il s’agisse de haine, d’amour, y compris érotique, et de jalousie, la fratrie est le banc d’essai de la vie psychique adulte. C’est le lieu de la reconnaissance progressive de l’autre avec un interlocuteur à sa taille : le banc d’essai de l’intrication des contraires. Le « complexe fraternel » serait-il une somme de tout cela comme dans l’œdipe ? Notons cependant une différence majeure avec l’œdipe : il n’y a pas de différence de génération entre les rivaux. Si la rivalité avec un égal est moins dangereuse qu’avec un très grand en termes d’angoisses de castration, elle est plus menaçante pour l’identité car elle pose de façon aigue la question de la « place » de chacun. Il est d’ailleurs frappant de voir combien la place dans une fratrie peut perdurer dans une vie d’adulte : un aîné de mes patients utilisait la chanson de Brassens pour le dire : « le petit cheval dans le mauvais temps, tous derrière et lui devant », l’aîné qui fraie le chemin, qui fait « l’éducation » des parents ; il se plaignait de l’ingratitude des cadets...de la sévérité plus grande des parents à son égard mais s’était engagé dans le syndicalisme pour défendre ses frères/salariés. Ou ce puîné qui considérait comme une évidence l’impossibilité de devenir autre chose qu’un second, fut-il brillant. Nous avons là un champ infini de combinaisons possibles dans le registre de ces identifications « intermédiaires » à un autre plus atteignable qu’un adulte. 

Je rappelle que Freud définit le moi comme un « précipité d’identifications » narcissiques d’abord, puis secondaires dans une deuxième temps, plus souples et mobiles, parmi elles, les identifications qui fondent la bisexualité. Quel meilleur lieu que la fratrie pour faire l’apprentissage de la différence des sexes ? « Je ne veux pas avoir de petit frère, je veux avoir un fusil et aller à la guerre comme un papa, je ne veux pas être une maman » disait une petite fille de trois ans en regardant sa mère changer le petit frère. Passé ce mouvement violent, tout un travail d’apprivoisement du sexe qu’on n’a pas se fait par le jeu d’exploration des corps, semblables et rassurants ou différents et inquiétants mais quand même petits. Le jeu du papa et de la maman par exemple où frère et sœur peuvent occuper tantôt une place tantôt l’autre, active ou passive, voyeuriste ou exhibitionniste voire sadique ou masochiste. Le sexe réel des enfants n’a guère d’importance ici. Faire l’apprentissage de la bisexualité en jouant au sexe qu’on n’a pas. Et chacun sait combien cet apprentissage est important dans une vie sexuelle adulte.

           

  1. J’en viens maintenant au rôle de la fratrie dans l’élaboration des fantasmes originaires, ainsi nommés par Freud car on les retrouve chez tout être humain.

Commençons par le premier, la scène primitive, le fantasme par excellence, comme le désignent Laplanche et Pontalis[13], capital pour la structuration œdipienne. Il introduit à la séparation d’avec la mère, suivant l’heureuse formulation de C. et S. Botella : « maman pas là parce que papa ». L’enfant n’est plus le centre du monde, il fantasme (voire observe) une scène dont il est exclu, imagine des explications à ce que papa/maman peuvent faire quand ils sont ensembles ; il se voit soit à la place du père soit à celle de la mère au gré de sa palette d’identifications bisexuelles. Et en plus, ça peut donner un petit frère ! La naissance d’un puiné lui pose en effet une question vitale : d’où viennent les enfants ? « Cette question, nous dit Freud en 1908[14], est  un produit de l’urgence de la  vie (…) comme si l’on avait assigné à la pensée la tâche de prévenir le retour d’évènements si redoutés ».  Penser pour comprendre l’insupportable, pour maîtriser le traumatisme brutal de la naissance d’un puiné en le fractionnant en petites quantités, celles de la pensée.  Freud postule que libérée de cette question fondamentale, la pensée de l’enfant continuera à travailler comme « pulsion de recherche indépendante », pulsion épistémologique, source de tous les d’où ça vient, comment ? Beaucoup de vocations de chercheurs trouvent là leur origine.

Le petit Hans nous fournit un merveilleux exemple. Après la naissance d’Anna, il se pose mille questions sur les cigognes (il faut lire la façon dont il laisse entendre qu’il ne croit pas un mot de ce que lui dit son père à ce sujet : il ne croit que ce qu’il voit) et ce qu’il voit ce sont les « fait pipi », des grands, des petits ou pas de fait-pipi du tout. Chemin faisant, il accède non seulement à différence des sexes mais à la différence entre penser et faire, à la symbolisation et aux petites quantités comme en témoigne cet échange savoureux avec son père : tous deux discutent du bain de la petite sœur. Hans imagine que sa mère pourrait la laisser tomber dans l’eau « et elle mourrait » dit-il. Le père, qui semble comprendre que le vœu de mort le concerne aussi, répond : « Et tu serais seul avec maman. Un bon petit garçon ne doit pas souhaiter ça ». « Mais il peut le penser » répond Hans. Le père, moralisant, enfonce le clou : « ce n’est pas bien ». Hans : « S’il le pense, c’est bien tout de même, pour qu’on puisse l’écrire au professeur ». Attendri et complice, Freud écrit en note : « Brave petit Hans ! Je ne pourrais souhaiter, chez un adulte, meilleure compréhension de la psychanalyse ».

Effectivement, voilà comment peuvent se traiter « les désirs/plaisirs fondamentaux de l’inceste et du meurtre » (la formule est de Freud) : en les mettant en mots, en fantasmes qu’un autre peut entendre sans en mourir, sur le mode des jeux d’enfants au sein de la fratrie : « on dirait que je serais le papa et toi la maman… » Quelle meilleure préparation à l’œdipe ? Pour René Kaës, le complexe fraternel est une pré élaboration du complexe d’œdipe.

Pauvres enfants uniques, écrit Winnicott, qui n’ont pas pu vivre l’expérience si riche de voir le ventre de leur mère grossir et les empêcher de se blottir contre elle comme avant, de la regarder allaiter le cadet, même s’ils doivent dans un premier temps haïr le cadet et souffrir. J’ajoute : pauvres enfants uniques qui peuvent imaginer que leurs vœux meurtriers à l’égard des contenus du ventre maternel ont réussi à stériliser leurs parents. C’est une problématique qui se retrouve souvent chez les jeunes femmes, filles uniques ou dernières nées d’une fratrie qui peinent à faire un enfant.

Un autre fantasme originaire va nous retenir car il se place à l’articulation entre complexe fraternel et complexe d’œdipe : il s’agit d’Un enfant est battu[15]. Je vous rappelle que ce fantasme est triangulaire, l’enfant qui fantasme, l’adulte qui bat et l’enfant battu ; il est autant masculin que féminin.  Fantasme avoué avec honte et culpabilité, mais investi d'une intense excitation, le plus souvent résolue dans le plaisir auto-érotique. Dans l'analyse du fantasme, Freud écrit : « La petite fille est tendrement fixée au père qui a vraisemblablement tout fait pour gagner son amour (autre fantasme originaire) et dépose alors le germe d'une attitude de haine et de concurrence envers la mère (…) Ce n’est pourtant pas au rapport à la mère que se rattache le fantasme de fustigation. Il y a dans la chambre d’enfants d’autres enfants qu’on ne peut pas souffrir pour toutes les raisons possibles, mais principalement du fait qu’on doit partager avec eux l’amour des parents. Être battu, même si ça ne fait pas très mal, signifie une révocation de l’amour, une humiliation (…) C’est dire le père n’aime pas cet autre enfant, il n’aime que moi[16] ». Freud poursuit : "Un pressentiment de ce que seront plus tard les buts sexuels définitifs".

On ne saurait mieux dire l’intime liaison entre les deux complexes que ce glissement de Freud du triangle œdipien au triangle rivalitaire[17] fraternel. Je rappelle ici qu’Œdipe était à la fois le père et le frère des quatre enfants qu’il eut avec Jocaste. œdipien, ce fantasme l’est, quel que soit le rival, car le père est toujours là, c’est lui qui bat. Continuons : "Après cette première floraison vient le gel" qui frappe « ces amours incestueuses » et une nouvelle vague de refoulement. En même temps que ce processus apparaît une conscience de culpabilité de la même provenance inconnue mais sans aucun doute rattachée à ces désirs d'inceste et justifiée par leur persistance dans l'inconscient". « Non, il ne t'aime pas, il te bat » est l’expression directe de la conscience de culpabilité fondée dans l'amour pour le père. Ainsi, « le fait d'être battu […] n'est plus seulement la punition pour la relation génitale prohibée mais aussi le substitut régressif de celle-ci". Notez cet autre point de jonction avec la bisexualité : ce n’est pas seulement la fille qui est battue, le garçon l’est aussi dans un mouvement œdipien inversé.  

Nous retrouvons ici la problématique de l’identification : une double identification œdipienne, au parent du même sexe et à celui du sexe qu’on a pas forme le germe du surmoi post œdipien ; celui-ci après dépassement du conflit œdipien n’en garde, je cite, que : " deux identifications accordées de quelque façon l'une à l'autre ». Sur le plan topique, l'identification appartient au moi, conscient ou inconscient. Sur le plan dynamique, elle s'oppose au mouvement pulsionnel en instaurant un autre mode d'investissement de l'objet mais ne peut lui être simplement opposée car elle est également un destin de pulsion. Elle est à la fois un mode de décharge pulsionnelle et une défense efficace contre la pulsion.

 

Revenons à Jean, dont je vous parlais plus haut.

En se réveillant, il a pensé quelque chose qui lui apparaît comme la fin d'un rêve : "Mon frère a épousé ma mère alors c'est bien compréhensible". Il associe sur la tranquille assurance de son frère adolescent qui faisait ce qu'il voulait, sans se soucier de l'inquiétude de sa mère dont il était le préféré. Je lui dis : alors, quand vous demandiez à votre mère de vous rassurer, vous lui demandiez si elle vous aimait ? Cette intervention lui permet de retrouver son rêve : il est sur une falaise abrupte et il marche avec un collègue qu’il qualifie de figure paternelle ; plus bas, un chemin où marche son frère. Ils cherchent quelque chose et son frère appelle le collègue en disant qu'il a trouvé. Jean veut empêcher le collègue de descendre car il sait que son frère va le tuer ; il sort alors son propre revolver et met les deux hommes en joue. Silence. Il commente : « J'en fais faire des choses à mon frère, il épouse sa mère et il tue son père, ça me rappelle quelque  chose ». Je dis : "Si ce n’est toi, c’est donc ton frère et vous, vous êtes bien tranquille". Il poursuit sur la situation d'observateur qui est la sienne dans le rêve ; je souligne que c'est lui qui tient les deux autres au bout de son arme. « Oui mais c'est pour protéger le père », dit-il avant d’ajouter que c'est un rêve de faux cul, et d’associer sur le vertige qu'il éprouve quand il voit quelqu'un près d'un précipice : il ne sait pas s'il a peur que ce soit l'autre ou lui qui tombe. Puis il tente d'annuler : tout ce qu'il dit en séance est dérisoire, il ferait mieux de lire un bon livre. Je dis : Pour ne pas vous confronter à vos rivaux", ce qui entraîne un long commentaire sur les secteurs de la vie dont il s'est exclu pour les abandonner à son père et à son frère.

Ce rêve montre bien comment Jean a délégué une partie inacceptable de sa vie pulsionnelle à son frère. Dans L’Interprétation des rêves, Freud écrit : « Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas mon moi mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification ». Caché derrière son frère, Jean reconnaît son désir meurtrier à l’égard d’un père œdipien. Les dénégations de Jean, ce n’est pas moi, c’est lui, laissent penser qu’une prise de conscience s’opère. Quelque temps plus tard sa compagne tombe enceinte. Il va devenir père.

  1. La fratrie et le socius

La dernière partie de cet exposé envisagera le fraternel comme banc d’essai et comme « cellule germinale » du lien social[18]. C’est d’ailleurs inscrit en toutes lettres sur nos édifices publics : Liberté égalité, fraternité.

« Le rapport de l’individu à ses parents, à ses frères et sœurs, à son objet d’amour, à son professeur à son médecin, donc toutes les relations qui ont jusqu’à présent fait l’objet privilégié de l’investigation psychanalytique peuvent revendiquer d’être considérés comme phénomènes sociaux.[19] » Dans ses grands textes dits sociologiques, Totem et Tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la culture (1929), Freud déploie sa pensée bien au-delà de la psyché individuelle, tant sur  le plan de la phylogénèse quand il compare le primitif à l’homme d’aujourd’hui, que sur le plan de l’ontogénèse où il s’agit de l’éducation du petit sauvage qu’est le bébé jusqu’à l’âge adulte.

Le point commun à tous ces textes est que la pulsionnalité, sexuelle ou agressive de l’être humain à l’état brut doit être civilisée et domestiquée pour qu’une vie sociale, indispensable, soit possible. Le lien aux frères joue un rôle capital dans cette domestication.

En 1912, dans Totem et Tabou, Freud décrit l’origine de l’humanité avec un chef de horde, maître sans loi, qui jouit de toutes les femmes et bannit les jeunes hommes dans les ténèbres extérieures : situation intolérable pour les individus et danger pour l’espèce. « Un jour, écrit-il, les frères expulsés se groupèrent, abattirent et consommèrent le père et mirent ainsi un terme à la horde paternelle. Réunis, ils osèrent et accomplirent ce qui serait resté impossible à l’individu.[20] » Le père primitif sans limites avait été le modèle envié et redouté de tout un chacun dans la troupe des frères. « Dès lors, ils parvenaient dans l’acte de consommer, à l’identification avec lui, chacun s’appropriant une partie de sa force. C’est l’histoire primitive de la famille humaine. » Avec cette identification cannibalique nait la culpabilité partagée qui fera dorénavant lien entre les frères et empêchera qu’un seul succède au père. Les hommes ne peuvent s’entretuer indéfiniment si l’espèce doit survivre. Il leur faut donc se donner des lois et des interdits : le parricide mais aussi le fratricide et ce qui les provoquaient : le désir d’inceste avec les mères et les sœurs.

Dix ans plus tard en 1921, dans Psychologie des masses et analyse du moi, Freud poursuit sa réflexion : "Le sentiment social repose ainsi sur le retournement d'un sentiment d'abord hostile en un lien à caractère positif de la nature d'une identification[21]". Il fonde les mécanismes de l’organisation sociale sur l’identification narcissique homosexuelle pour établir « une sorte d’âme collective » où le lien entre des semblables, des égaux est organisé par un amour commun pour le chef. Dans Totem et Tabou, l’union des frères était fondée sur un crime commun et la culpabilité. Cette union se fait dorénavant par identification au semblable, au frère.

Endiguer ainsi la libido par les interdits sexuels ne se fait pas sans dommage pulsionnel, « sans dangers  pour l’individu » écrit Freud dans Malaise où il précise : « L’interdiction de l’inceste (est) la mutilation la plus sanglante[22] imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain (…) La civilisation émerge du refoulement du premier amour ».  Nous retrouvons là sous un autre aspect l’arrachement nécessaire à « la bouillie » de l’attachement fusionnel mère/bébé du début de la vie.

Ce thème est présent dans l’œuvre de Freud dès 1908 avec une série d’articles sur la psychologie de la vie amoureuse où Freud déclare : « Je crois qu’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction[23]. » Quelque chose de l’amour premier est cassé, au moins dans son aspect passionnel et fou. Que faire de cette force pulsionnelle ? La première voie est le refoulement dont les excès provoquent symptômes et névroses. Certains, plus doués ou plus fous que d’autres se serviront de cette force pulsionnelle pour créer des œuvres, artistiques ou scientifiques, pour sublimer et s’éviter l’effort pénible du refoulement. Les autres, contraints par la nécessité, couperont la pulsion en deux : un courant sauvage, sexuel sera refoulé et un courant tendre restera conscient ; autrement dit, la pulsion inhibée quant au but. Attardons nous un instant sur cette pulsion inhibée : le renoncement à la sexualité en fait un mécanisme psychique à la frontière entre pulsion et identification.

Dans Psychologie des masses, l’amour inhibé concentré sur le meneur fait lien entre les frères identifiés (semblables) dans cet amour commun et fonde la solidité du lien qui constitue le groupe social ; à ce lien s’oppose l'amour sexuel « destiné à s'éteindre dans la satisfaction ».

Je me souviens d’une finale de coupe Davis, expérience groupale s’il en est où un joueur du camp gagnant fit ce commentaire : "C'est meilleur que le sexe !" Et pourtant, ça ne suffit pas à faire le bonheur.

Revenons à Malaise dans la culture où Freud insiste sur les problèmes engendrés par les exigences du socius. Tous nos efforts de renoncement pulsionnel au meurtre et à l’inceste, tous nos efforts d’organisation sociale ne suffisent pas à nous protéger de l’insatisfaction, des aléas de la nature et surtout de la mort, LA blessure narcissique par excellence. En outre, ces efforts mutilants pour la pulsion ne préservent de rien car ils provoquent chez l’individu un mécanisme compliqué qui renforce le sentiment de culpabilité : il s’agit encore d’identification, celle qui fonde le surmoi : « Contre l’autorité qui empêche l’enfant d’accéder au premières satisfactions (…) s’est développé chez lui un degré considérable de penchant à l’agression, quelle que soit l’espèce de pulsion (orale, anale ou génitale) sur laquelle portent les renonciations exigées. Poussé par la nécessité, l’enfant a dû renoncer à la satisfaction de cette agression vindicative. Il se sort de cette situation économique difficile (…) en accueillant en lui, par identification, cette autorité inattaquable ; laquelle dès lors devient le surmoi et entre en possession de toute cette agression qu’enfant, on aurait aimé exercer contre lui. « Si tu étais un enfant et moi un papa, comme je te maltraiterais ! ». La sévérité du surmoi n’est pas celle qu’on a connu du père ou qu’on lui impute mais bien celle qui représente notre propre agression contre lui »[24]. L’amour et la nécessité interdisent l’acte bien sûr mais comme le surmoi intériorisé voit tout, le désir secret d’agression est lui aussi puni par un renforcement de l’instance interdictrice interne. Autrement dit, plus on est moral, plus le surmoi est féroce !

C’est ici que se joue un équilibre délicat entre la pulsion de vie, Eros, et la pulsion de mort, Thanatos, qui hante tous les textes de la 2° topique : pas assez de surmoi interdicteur ? C’est le déchainement pulsionnel qui atomise les destins individuels dans des décharges incontrôlables sous le régime du principe de plaisir. Trop de surmoi ? La désexualisation des entreprises humaines sous l’empire de Thanatos ainsi libéré risque de provoquer la mort de la civilisation par manque d’amour…

Le remède à ces dangers ? La mère, la sœur, la fille, la femme, ce sexe qui semble exclu de la culture et de la civilisation et à qui Freud ne reconnaît pas beaucoup de capacités à la sublimation. Aux semblables/égaux qui s’entendent pour endiguer ensemble leur vie pulsionnelle et se protéger des angoisses de castration s’oppose le grain de sable que constitue l’amour sexué fondé sur l’altérité, la faille : les femmes sont des empêcheuses de civiliser à mort. Elles savent que l’amour qui unit le groupe des égaux est en réalité un fossoyeur potentiel (pensez aux guerres) du véritable amour qui se nourrit de différences et de créativité. La femme est gardienne des valeurs érotiques, donc de la vie même, contre l’homme, toujours porté pour éviter l’angoisse de castration et à se réfugier dans un monde de doubles.[25]  Les amoureux sont seuls au monde, loin de la réassurance du groupe.

 

En guise de conclusion, en fin d’analyse, une jeune femme résume sa trajectoire en évoquant deux photos de famille : sur la 1°, une jeune mère allaite un bébé sous l’œil attentif d’une petite fille à l’indéchiffrable sourire de Joconde. Sur la 2°, une jeune mère allaite un bébé sous l’œil non moins attentif de deux petits garçons. 25 ans séparent les deux photos. La petite Joconde devenue grande est maintenant le centre du triangle, la mère qui allaite. Deux scènes apaisées, aboutissement d’un long trajet tant fraternel qu’œdipien dont ni la rivalité, ni l’envie, ni la jalousie, en un mot, conflits et souffrance ne furent absents.

Dans l'Abrégé, Freud constate, désabusé : "A l'époque où s'instaure le sur-moi, des charges considérables de la pulsion d'agression se fixent à l'intérieur du moi et y agissent sur le mode autodestructeur. C'est là un des dangers qui menacent la salubrité du psychisme et auxquels l'homme s'expose quand il s'engage dans la voie de la civilisation."

 

 

[1] Voir par exemple Freud S. (1917 [1916]), Leçons d’introduction à la psychanalyse, trad. fr. S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1985 ; OCF.P, XIV, 2000 ; GW, XI.  Ou Freud S. (1933 a [1932]), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, trad. fr. M. R. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984 ; OCF.P, XIX, 1995 ; GW, XV.

[2] E. JONES La vie et l’œuvre de Freud, PUF, 1972, t 2, p. 163

[3] Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p.194.

[4] Freud S. (1900 a), L’interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson révisée par D. Berger, Paris, PUF, 1980, p. 218 ; OCF.P, IV, 2003 ; GW, II.

[5] Imago = prototype inconscient de personnages, une survivance imaginaire, un cliché statique qui oriente électivement la façon dont le sujet aborde autrui ; l’imago est élaborée à partir des premières relations intersubjectives réelles et fantasmatiques avec l’entourage familial.

[6] Freud S. (1941 f [1921-1938]), Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985. p 287

[7] R. Kaes : I’informe, le groupe, la formation. Bulletin de la FEP, 2013, no 67

[8]  S. FREUD. (1926) Inhibition, Symptôme et Angoisse, Paris, PUF, 1973.

[9] A. GREEN (1993) Le travail du Négatif, p. 192, G : la relation secrète à l'objet, sur l'identification "pour faire en sorte que la perte de l'objet ne laisse pas le moi dans un état de délabrement complet sans autre issue que de s'abîmer dans le désespoir". ".

[10]  S. FREUD (1915) Pulsions et destins des pulsions, Paris Gallimard 1990, p. 38

[11] Winnicott, 1964, L’enfant, sa famille et le monde extérieur

[12] Freud S. (1922 b [1921]), Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité, Névrose, psychose et perversion, trad. fr. D. Guérineau, Paris, PUF, 1973 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.

     [13] Laplanche J et Pontalis J.B. : Fantasme originaire, fantasme des origines, origines des fantasmes Hachette, 1998

[14] Freud, 1908, Les Théories sexuelles infantiles PUF, 1972, p17

[15] Freud S. (1919 e), « Un enfant est battu » : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles, Névrose, psychose et perversion, trad. fr. D. Guérineau, Paris, PUF, 1973 ; OCF.P, XV, 1996 ; GW, XII.

[16] Idem, OCP t 15 p. 127-128

[17] J. Laplanche Vie et mort et psychanalyse, Flammarion 1970, p 171.

[18] Voir le remarquable essai d’Eugène Enriquez : De la horde à l’état. Essai de psychanalyse du lien social. Folio Essais 2003.

[19] Freud S. (1921 c), Psychologie collective et analyse du Moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1972, p.123 ; OCF.P, XVI, 1991 ; GW, XIII.

[20] Freud S. (1912-1913 a), Totem et Tabou ; OCF.P, XI, 1998 p. 360.

[21]Psychologie des masses, op cité p. 187

[22] C’est moi qui souligne

[23] Freud S. (1912 d), Sur le plan général du rabaissement de la vie amoureuse, La vie sexuelle, trad. fr. J. Laplanche, Paris, PUF, 1969, p 64 ; OCF.P, XI, 1998 ; GW, VIII.

[24] Freud S. (1930 a [1929]), Le malaise dans la culture, trad. fr. P. Cotet, R. Lainé, J. Stute Cadiot, J. André, Paris, PUF, 1995 ; OCF.P, XVIII, 1994 ; GW, XIV.

[25] Cf Braunschweig et Fain dans Eros et Antéros