3 décembre 2012

 

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

 

L'interprétation en psychanalyse

 

Par Thierry Schmeltz, psychanalyste

 

 

ARGUMENT : En définissant la psychanalyse comme un « art de l’interprétation », Freud, non seulement inscrit l’acte interprétatif au cœur du processus analytique, mais il en souligne surtout la potentialité mutative. L’interprétation constitue ainsi une modalité sensible de la cure qui a pour visée un réaménagement du fonctionnement psychique en suscitant, dans la mobilisation transférentielle, la réintégration progressive de contenus inconscients jusque-là refoulés.

A partir d’éléments théoriques et d’apports cliniques, nous tenterons de rendre compte des conditions de l’interprétation ainsi que des transformations psychiques qu’elle engage.

 

Je vais essayer de vous parler de l’interprétation en psychanalyse, non pas frontalement comme si on savait déjà à quoi on a affaire ou comme s’il s’agissait d’un objet saisissable, mais plutôt en tournant autour de manière à nous en approcher progressivement et en façonner peu à peu quelques formes. Dans un premier temps, je poserai quelques jalons théoriques essentiels. Je vais aller doucement, pas à pas, car, malgré mon souci de simplicité, nous allons devoir considérer quelques notions relativement complexes que j’essaierais d’expliciter au fur et à mesure.

Je présenterai ensuite deux courtes illustrations cliniques pour montrer les mouvements psychiques qui se sont opérés dans les deux cas, mais d’une manière très différente, au décours d’un moment interprétatif.

 

Avant d’entrer de plain-pied dans notre thème, je voudrais faire quelques remarques liminaires.

Quand en 1923, dans son article sur La théorie de la libido, Freud définit la psychanalyse, comme un art de l’interprétation, c’est pour signaler me semble t-il que la psychanalyse n’est pas une doctrine achevée, qu’elle n’est pas définitivement aboutie et close sur elle-même mais qu’elle ne cesse au contraire de se développer et de se réélaborer en permanence dans une oscillation constante entre méthode scientifique et démarche empirique. C’est dans cet entre-deux que, de mon point de vue, se situe l’interprétation.

 

Vous savez que la psychanalyse se fonde sur un postulat théorique fondamental qui est celui de l’existence de l’inconscient. Vous savez également que c’est en tant que procédé thérapeutique que la psychanalyse s’est formée et c’est en tant que méthode de traitement qu’elle se présente encore aujourd’hui. Mais méthode de traitement un peu particulière car, si la question du normal et du pathologique, et a fortiori celle de la « guérison », interrogent quelque chose d’un idéal psychanalytique, il faut rappeler que la démarche psychanalytique ne cherche pas en première intention à faire disparaître le symptôme mais vise plutôt son réaménagement. Pourquoi ? Eh bien parce que la psychanalyse considère le symptôme comme porteur de sens et que la méthode n’entend pas agir sur le comportement du sujet mais cherche à s’intéresser à sa personnalité profonde. Le symptôme (névrotique) est conçu comme une formation psychique issue d’un conflit interne refoulé (c’est à dire échappant à la connaissance consciente) et avec lequel elle entretient un rapport de significativité plus ou moins symbolique.

 

Pour faire image, on pourrait dire que le symptôme est un passager clandestin de l’être, exilé de l’inconscient, et dépositaire d’un message énigmatique. Ce serait en quelque sorte la régularisation de ce passager irrégulier qui supprimerait son statut de clandestin et, par voie de conséquence, qui permettrait son intégration. Tout cela pour dire que c’est le déchiffrement du message énigmatique, porté par le symptôme, qui va constituer l’un des enjeux principaux de l’aventure analytique.

 

Voilà qui nous amène directement à la technique psychanalytique proprement dite qui repose sur deux piliers essentiels : le cadre et l’interprétation ; l’un permettant l’autre, l’un étant la condition de l’autre.

 

L’an passé, ici même, mes collègues et moi avions essayé de montrer comment la conception de l’inconscient s’était imposée à Freud au décours de ses travaux sur les phénomènes psychiques, en particulier ceux issus de l’hystérie, qui ont conduit à la théorie du refoulement. Nous avions fait valoir le rôle et la fonction du symptôme névrotique en tant qu’il constitue une défense de la personnalité du patient contre des représentations inconscientes jugées pour lui et par lui inacceptables. Et tout ce processus se passe pour le patient comme « à l’insu de son plein gré ».

Nous avions ainsi évoqué la manière dont le psychisme humain pouvait s’organiser et agir pour son propre compte en devenant un véritable appareil politique ; appareil capable de décréter par exemple des mesures de reconduite à la frontière d’une représentation malvenue, en faisant intervenir les forces de refoulement d’une part, et en s’assurant du maintien d’une mesure d’interdiction de territoire par le déploiement d’une force de résistance, d’autre part.

 

Aujourd’hui, c’est d’une certaine façon l’occasion pour moi de reprendre cette question de l’organisation et du fonctionnement psychique mais, disons, selon la dynamique inverse ; c’est à dire non plus à partir de celle qui détermine et active le refoulement mais à partir de celle qui, au contraire, cherche à rapatrier des contenus refoulés en s’appuyant sur les capacités potentielles d’intégration et de réaménagement de la vie psychique à partir du recours, par l’analyste, à l’interprétation.

 

Deux restrictions s’imposent néanmoins. Compte tenu de l’ampleur de la question, qui touche autant à la diversité des théories que des pratiques, je ne pourrais l’aborder dans le temps qui m’est imparti que sous l’angle large des généralités. Voilà pour la première restriction. Mais, vous verrez que, de ce point de vue, il y a déjà beaucoup de choses à dire.

La seconde restriction concerne le champ des diverses structures psychiques qui, en fonction de leur configuration, assignent un statut différent à l’interprétation et modifient assez radicalement la nature de l’activité interprétative elle-même. J’ai donc construit ma présentation en me limitant au mode d’organisation psychique peut-être le plus commun, sans doute le plus accessible ; à savoir celui de la névrose.

Alors, évidemment, ce qu’on gagne d’un côté en compréhension et en proximité on le perd de l’autre en profondeur et en complexité. Mais, au fond, l’essentiel est que nous ayons matière à penser et plaisir à échanger.

 

Je voudrais donc aborder la question de l’interprétation en tant que spécificité de la psychanalyse et tenter d’en cerner la nature et la fonction.

D’emblée, on pourrait se demander si une analyse est concevable sans travail interprétatif. Je laisse délibérément cette question en suspens. Peut-être fera t-elle l’objet de notre discussion de tout à l’heure ?

 

D’abord, posons un peu le décor !

Au début du travail de Freud, notamment à partir de son auto-analyse, le sens de l’interprétation recouvrait globalement l’ensemble du travail de découverte des souvenirs oubliés. A cette époque (des « Etudes sur l’hystérie » jusqu’au cas Dora), analyste et patient partaient ensemble en expédition commune dans le domaine de l’inconscient à la recherche des événements traumatiques refoulés. La méthode d’investigation n’était ni plus ni moins qu’un véritable travail d’enquête qui, par certains aspects, pouvait se rapprocher d’un travail de détective traquant dans la vie et dans l’histoire du patient le moindre indice susceptible de donner sens à ses symptômes. Il n’était d’ailleurs pas rare que le patient interroge ses proches ou des personnes de son entourage pour aider le processus de reconstitution des événements. Cette démarche d’exhumation des souvenirs reposait alors sur une double hypothèse : d’une part, les traces mnésiques conservées et maintenues dans l’inconscient par le refoulement avaient une valeur pathogène ; d’autre part, le changement de statut de ces traces mnésiques par leur réinscription dans le champ d’une expérience consciente constituait le principal objectif thérapeutique. En résumé : effet toxique de la rétention inconsciente d’un côté, effet thérapeutique de l’intégration consciente de l’autre. Bien entendu, en ces premiers temps de la psychanalyse, le concept d’inconscient tout comme celui d’interprétation ignoraient encore la dimension du transfert et de ses implications positives et négatives au sein de la relation analytique.

 

C’est l’intérêt et le travail de Freud sur le rêve, en tant qu’activité psychique, qui a constitué la modélisation (pré)analytique de l’interprétation. Si Freud s’est inscrit dans la tradition ancestrale qui confère au rêve un sens interprétable, il s’en est démarqué en postulant un rapport entre le contenu du rêve et l’histoire personnelle, singulière, du rêveur. Suivant cette ligne de démarcation, l’interprétation est elle-même singulière. Freud a souvent rappelé que l’interprétation ne relève d’aucune clé des songes, qu’elle procède du travail associatif du patient à partir des éléments de son rêve, tout en tenant compte par ailleurs d’un niveau proprement symbolique. C’est dire que l’interprétation n’est pas parole d’oracle et qu’elle n’a pas vocation à s’élever au rang d’une révélation extérieure au patient, c’est à dire hors psyché. Précisons encore que si elle requiert un certain nombre de conditions pour trouver à s’énoncer dans la situation analytique, l’interprétation ne tire son efficience potentielle que saisie dans un moment transférentiel.

 

Définir le transfert n’est pas chose commode. On pourrait dire que le transfert est un processus inconscient par lequel des mouvements intérieurs, intrapsychiques, essentiellement de nature affective, sont transformés et transposés dans la relation à l’autre. Dans la cure analytique, patient et analyste sont soumis, chacun à leur façon mais pas de la même manière, aux mouvements transférentiels qui imprègnent la relation intersubjective. Ce que transfère le patient c’est, pour le dire vite, toute la trame de sa névrose et les fantasmes sous-jacents qu’il concentre sans s’en apercevoir sur la personne de l’analyste et qui se réactualisent dans l’ici et maintenant de la séance. Le transfert est ce qui sert de point d’appui pour l’interprétation. Ceci étant, la compréhension de la névrose ne passe pas par l’interprétation directe des symptômes mais par les fantasmes inconscients qui les ont déterminés. Et disons que s’il y a du symptôme, c’est qu’il y a des pulsions qui se cristallisent en désirs et contre lesquels s’érigent des défenses.

 

Par conséquent, en indiquant que l’interprétation porte sur la reconnaissance d’un conflit psychique, c’est à dire de la marque d’une défense contre un désir, c’est souligner que le sens ultime du symptôme est sexuel. Le sexuel c’est l’argument même de la névrose. Ceci implique qu’en dernier ressort, l’interprétation est sexuelle. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que toutes les interprétations sont équivalentes et qu’elles portent toutes une dimension sexuelle. Par exemple, toutes celles qui ont pour but d’assurer une liaison ou une transition entre différents éléments de discours du patient, celles qui constituent un jalon ou un point d’appui temporaire, ou encore toutes celles qui s’inscrivent dans la série intermédiaire et préparatoire à une interprétation plus profonde, n’ont pas nécessairement une valeur sexuelle. Mais, il reste un fait établi, et ça c’est la découverte freudienne : la sexualité joue un rôle prépondérant dans le développement et la vie psychique de l’être humain. Poser les choses de cette façon est certes un préalable mais un préalable qui ne suffit pas. Car, évoquer la question de l’interprétation suppose de faire référence à une conception générale du fonctionnement mental, et notamment de faire référence au concept de pulsion qui est à la base de toute la métapsychologie freudienne. Sans référence à la pulsion, il me paraît difficile d’envisager la question de la psychosexualité, notamment de la sexualité infantile, du conflit psychique, du processus de refoulement comme constitutif de l’inconscient, des résistances ; bref, sans tout cela, il serait difficile de parler de la vie psychique tout court.

 

Ce que je veux surtout vous faire partager, c’est cette idée que le sexuel en psychanalyse ne se réduit pas à la dimension génitale pas plus que le psychisme ne se réduit au seul plan de la conscience. L’appareil psychique est structuré en diverses couches stratifiées ; il s’organise tout au long de la vie selon divers niveaux de fonctionnement dont le régime principal est inconscient, et il est alimenté par une énergie de nature sexuelle.

 

Rappelons-nous que la publication des « Trois essais sur la théorie sexuelle » (1905) avait rendu Freud définitivement impopulaire. C’est pourtant le fruit de ses recherches et le matériel tiré de sa pratique qui l’avaient amené à montrer comment le développement du petit d’homme et l’organisation de sa vie psychique sont d’emblée déterminés par un élan, une force, une énergie de nature immédiatement sexuelle. Dans son traité Freud soutient que la sexualité humaine n’est au service que d’elle-même dans une sorte de nécessité et d’urgence vitale. Son but premier n’est pas la procréation mais la recherche constante d’expériences précoces de satisfaction. Freud ajoute par ailleurs que la sexualité adulte se forme sur les prototypes infantiles et que, selon une formule devenue célèbre, l’enfant est envisagé sous les aspects d’un « pervers polymorphe ». A vrai dire, la dimension perverse dont il est question ici est plutôt liée au polymorphisme de la pulsion sexuelle qui ne se présente pas d’emblée unifiée. Elle apparaît, au début de la vie, morcelée en diverses pulsions partielles qui localisent l’excitation et la satisfaction en différentes régions du corps, constituant autant de zones sensibles, qu’on qualifie de zones érogènes.

 

A ce stade de mon exposé, il me faut apporter quelques éclaircissements sur ce que nous entendons en psychanalyse par sexualité, particulièrement dans sa dimension infantile.

Je m’appuie sur les travaux de Jean Laplanche et de Jean-Bertrand Pontalis à partir de leur Vocabulaire de la psychanalyse qui est pour moi, encore aujourd’hui, un ouvrage de référence. Je note toutefois qu’il n’y a aucune entrée à l’item « sexualité infantile » et que la seule entrée proposée est « sexualité ».

Je cite : « Dans l’expérience et la théorie psychanalytiques, sexualité ne désigne pas seulement les activités et le plaisir qui dépendent du fonctionnement de l’appareil génital, mais toute une série d’excitations et d’activités, présentes dès l’enfance, qui procurent un plaisir irréductible à l’assouvissement d’un besoin physiologique fondamental (respiration, faim, fonction d’excrétion, etc.), et qui se retrouvent à titre de composantes dans la forme dite normale de l’amour sexuel. »

Plus loin, les auteurs ajoutent : « La psychanalyse des névroses montre que les symptômes constituent des accomplissements de désirs sexuels qui se réalisent sous forme déplacée, modifiés par compromis avec la défense. »

Et à propos de la sexualité infantile, ils nous disent :

« C’est surtout l’existence d’une sexualité infantile, que Freud voit à l’œuvre dès le début de la vie, qui vient élargir le champ de ce que les psychanalystes nomment sexuel. En parlant de sexualité infantile, on n’entend pas seulement reconnaître l’existence d’excitations ou de besoins génitaux précoces, mais d’activités qui s’apparentent aux activités perverses de l’adulte, en ce qu’elles mettent en jeu des zones corporelles (zones érogènes) qui ne sont pas seulement les zones génitales, et en ce qu’elles recherchent un plaisir (succion du pouce par exemple) indépendamment de l’exercice d’une fonction biologique (nutrition par exemple). En ce sens, les psychanalystes parlent de sexualité orale, anale, etc. » (d’après J. Laplanche et J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967)

 

Il faut bien reconnaître que Freud n’a véritablement rien inventé pour ce qui relève de la sexualité infantile ; d’autres chercheurs avant lui (tels les psychopathologistes Von Krafft-Ebing, Havelock Ellis, notamment mais aussi Moll, Moebius, Löwenfeld, Eulenburg…) avaient déjà rapporté certaines activités sexuelles de l’enfant que des parents, des nourrices et des éducateurs un peu attentifs avaient eux-mêmes directement observées.

 

Le scandale à l’époque, ce n’est pas que Freud reprenne à son compte un savoir finalement déjà-là mais c’est sa détermination à sortir ce savoir, une bonne fois pour toutes, de l’obscurantisme dans lequel il était jusque-là maintenu. Freud veut dénoncer l’aveuglement et l’hypocrisie de la science biologique, de la morale religieuse et de l’opinion publique qui toutes se refusent à reconnaître la réalité de la sexualité infantile. La publication des Trois essais vient ainsi rompre avec certains préjugés tenaces qui ne visaient, selon Freud, qu’à préserver l’apparence des convenances sociales établies et qui étaient entretenues par l’idée d’une certaine innocence et d’une certaine pureté de l’enfant, innocence du corps et pureté morale et spirituelle de l’enfant.

 

Vous le voyez, on est loin de la conception populaire qui envisage la sexualité humaine comme une émanation du processus pubertaire et qui se résume à la rencontre des deux sexes opposés (ou complémentaires) dans le coït génital. La puberté a certes un rôle majeur. Au delà de sa réalité physiologique, elle travaille au remaniement psychique des traces, des impressions et des expériences infantiles dans une dimension sexuelle nouvelle. Si la puberté s’inscrit bel et bien dans le processus sexuel, la dynamique sexuelle, elle, commence là où commence la vie. Et cela nous oblige à penser que la vie de l’esprit est immédiatement corrélée à la sexualité et que la réalité psychique s’organise, dès le début, à partir de la pulsion sexuelle. La conception de la pulsion est assez ambiguë. Disons qu’elle se définit comme un concept-frontière entre soma et psyché, entre le corps et l’âme. La pulsion sépare et réunit tout à la fois la réalité biologique et la réalité psychique, la vie sexuelle et la vie de l’esprit. C’est ainsi que nombre d’activités ordinaires comme agir, parler, penser, jouer, rêver, etc., relèvent du sexuel, singulièrement du sexuel infantile et témoignent du travail psychique de liaison et déliaison (unir et séparer) qu’engage la pulsion. Pour Freud, la pulsion est issue d’un processus somatique qui suscite un acte mental, qui force à un travail de l’appareil psychique, c’est à dire qui contraint la psyché à lui donner un statut psychique.

« Il se peut, dit Freud, que rien d’un peu important ne se passe dans l’organisme sans fournir sa contribution à l’excitation de la pulsion sexuelle. » (1905)

Ainsi, les surfaces corporelles et chaque orifice, tout ce qui entre dans le corps et tout ce qui en sort, contenus et enveloppes, tout cela et autant le rapport à soi qu’à l’autre, est investi par l’enfant sur un mode libidinal. Autrement dit, l’enfant freudien, l’enfant de la psychanalyse fait feu de tout bois, il fait un usage sexuel de toute activité qui l’excite. C’est ainsi que toutes les expériences libidinales de la toute première enfance vont faire traces et vont laisser des empreintes indélébiles.

 

C’est précisément en ce point que nous rejoignons la question de l’interprétation en tant que l’interprétation porte sur les traces psychiques inconscientes. La loi du déterminisme psychique, postulé par Freud, implique l’existence d’une relation constante entre les événements psychiques et leurs traces.

Je cite un court passage des Trois essais qui rassemble opportunément différents points qui nous intéressent :

« Un examen plus minutieux des cas considérés [Freud s’interroge sur la nature innée ou acquise des inversions sexuelles ; en grand raccourci, disons les tendances homosexuelles] mettrait sans doute en lumière une expérience vécue de la petite enfance ayant déterminé l’orientation de la libido ; cette expérience n’aurait simplement pas été conservée dans la mémoire consciente de la personne mais pourrait être rappelée en exerçant une influence appropriée. » (p.44)

Je reprends certaines expressions que je voudrais mettre en perspective :

L’expérience vécue : L’expérience vécue de la petite enfance, qu’elle soit réelle ou fantasmatique, se rapporte dans tous les cas à des impressions psychiques intenses qui ont un caractère traumatique pour le psychisme infantile et qui vont peser sur les destins pulsionnels. C’est dire combien les avatars de la sexualité infantile déterminent la sensibilité du sujet aux traumatismes ultérieurs.

Autre point, la mémoire consciente : la non-conservation dans la mémoire consciente de l’expérience vécue n’est pas la marque de l’oubli ou de l’effacement mais l’œuvre du refoulement qui opère un déplacement. La chose reste mais ailleurs. Cette expérience peut être retrouvée à partir d’un autre lieu, d’une autre mémoire, d’une mémoire inconsciente dès lors que s’exerce ce que Freud désigne comme « influence appropriée ».

Quelle forme peut donc prendre cette « influence appropriée » ?

Eh bien, je crois qu’elle peut être référée à l’interprétation elle-même dès lors qu’elle se met au service du processus analytique pour que des traces mnésiques inconscientes, issues du refoulement, puissent se transformer en faits de mémoire et prendre ainsi qualité de souvenirs de l’expérience vécue (ou de reconstruction adéquate).

 

L’interprétation a par conséquent une finalité de restauration du passé inconscient. Elle cherche à révéler l’étranger dans le familier, elle cherche à rencontrer l’inconnu dans le connu. Pour le dire encore autrement, l’interprétation vise l’instauration d’un régime de plus grande démocratie entre les différentes instances psychiques (atteindre de nouvelles modalités de fonctionnement psychique) là où certains secteurs sont soumis à un régime sinon totalitaire du moins hyper-sécuritaire. Mais s’il est question de favoriser une plus grande perméabilité interne et une meilleure circulation d’un plus grand nombre de contenus psychiques, il faut tout de même apporter une précision qui me paraît essentielle. Le but de l’interprétation n’est pas tant de rendre conscient l’inconscient, de rendre conscients des contenus de désir refoulé que de les rendre conscients pour les rendre pensables. Et rendre pensables des représentations refoulées, c’est produire un nouveau matériel psychique, c’est créer une nouvelle perspective, c’est donner un sens plus profond à son histoire, et enrichir les processus. S’il y a une seule idée à retenir de tout ce que je vous raconte, ce serait sans doute celle-là !

 

Le processus analytique via l’interprétation agit donc comme une sorte de procès en révision des refoulements. Et il se trouve que la souffrance proprement névrotique résulte de la massivité et de la rigidité des refoulements qui concernent pour l’essentiel la sexualité infantile et le complexe d’Œdipe avec les multiples angoisses qui leur sont liées. Le travail d’interprétation permet la levée des refoulements, favorise la remémoration et libère le désir du sujet de ses fixations infantiles. Ainsi le moi s’enrichit de nouveaux contenus devenus conscients et s’assouplit en gagnant en créativité et en contrôle. Vue sous cet angle, on voit bien que l’interprétation est l’anti-travail du refoulement. L’interprétation œuvre au démantèlement du refoulement. Pour le dire vite, elle participe d’un travail de reliaison là où le refoulement avait produit une séparation entre l’émotion et la scène traumatique qui en était le support. Ceci étant, l’interprétation, qui résulte d’un travail de transformation à deux protagonistes, le patient et son analyste, chacun doté de son propre fonctionnement psychique, ne peut pas se réduire à un acte purement technique, froid et sans affect. L’affect est partie intégrante de la cure qui fait que l’analyste, présence incarnée, n’est pas qu’un robot interprétatif. L’interprétation est fondamentalement interprétation de transfert.

 

Qu’interprète t-on en psychanalyse ?

Je dirais qu’on interprète le malentendu.

Pour moi, la psychanalyse est typiquement une clinique du malentendu ; clinique du malentendu où une apparence renvoie toujours à une autre réalité sous-jacente. Le malentendu est immédiatement convoqué dans le transfert puisqu’il s’agit non seulement que le psychanalyste reconnaisse sans les occuper les places que le patient tend à lui assigner mais qu’il reconnaisse encore l’écart entre le dire et les éprouvés du patient en séance, dire et éprouvés du moment, avec ceux d’une autre époque qui est celle de l’expérience et des vécus infantiles. Autrement dit, ce qui se dit là, ici et aujourd’hui renvoie à quelque chose qui s’est produit ailleurs et autrefois. Le transfert est lui-même malentendu puisqu’il réalise un faux rapport en prenant un objet pour un autre. Ce faisant, le malentendu s’insinue au sein même du discours de l’analysant qui dit à travers son récit (discours manifeste, discours apparent) ce qu’il ne sait pas qu’il dit de sa pensée inconsciente (réalité sous-jacente) du fait des multiples déguisements que l’appareil psychique fait emprunter au discours latent. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’analysant parle sans savoir ce qu’il dit. Ceci étant, le malentendu n’est pas que du coté de l’analysant, il est aussi du coté de l’analyste quand celui-ci se prend les pieds dans le tapis de son contre-transfert et que ses interventions portent la marque de ses propres défenses. D’où la nécessité pour l’analyste de travailler et de reconnaître ses propres productions contre-transférentielles.

 

L’interprétation en psychanalyse se réfère donc toujours à quelque chose qui concerne et qui appartient au patient mais dont il n’a pas encore conscience. L’intervention de l’analyste (que ce soit une construction, un simple rapprochement ou une interprétation) a l’avantage, si elle est pertinente au moment où elle s’énonce, de montrer au patient qu’il existe un système psychique, différent de celui qu’il connaît habituellement, qui ordonne son activité mentale. L’acte interprétatif cherche ainsi à signaler dans le jeu transférentiel le déplacement d’un contenu refoulé et sa déformation dans la pensée consciente du patient. Au final, il s’agit de faire advenir un sens nouveau qui ait un effet de vérité pour le sujet. L’interprétation en psychanalyse vise une certaine vérité du désir. Pour autant, la connaissance de la vérité (qui est restée pour Freud un objectif majeur tout au long de sa vie) n’est pas suffisante en soi pour produire du changement. Encore faut-il que ce but de libération soit considéré par le sujet comme plus payant que le plaisir lié à ses symptômes ou à son caractère ; ce qui ne va pas nécessairement de soi. Au point que le pouvoir rénovateur de l’interprétation risque quelquefois de mettre le cadre en péril. C’est pourquoi le moment interprétatif nécessite une certaine retenue de l’analyste pour contraindre la psyché de l’analysant à faire émerger ses contenus inconscients.

 

L’interprétation doit être opportune, en contact avec le matériel, et pertinente quant à la position transférentielle de l’analyste vis à vis du patient. De surcroît, ce n’est pas l’interprétation en soi qui compte mais ce que l’analysant en fait ou peut en faire. Disons que l’interprétation a une valeur thérapeutique dès lors qu’elle produit un effet d’insight, c’est à dire qu’elle opère un changement dynamique et économique au plan psychique. Ce qui fait insight, c’est ce moment particulier d’une expérience vécue en séance où, à partir d’une interprétation, des contenus pulsionnels jusqu’à lors refoulés dans l’inconscient passent la barrière du préconscient pour devenir pensables et pensés dans le moi conscient à travers l’activité symbolisante de la parole.

 

Dans La dynamique du transfert (1912), Freud indique que le transfert ne s’interprète que lorsqu’il devient une résistance. Alors, si l’interprétation suscite des résistances, c’est qu’elle a un caractère menaçant pour le sujet. Elle constitue un danger dès lors qu’elle vient déstabiliser un système qui avait jusque-là, et au prix du symptôme, trouvé un point d’équilibre. D’où la nécessité d’un transfert suffisamment sécurisant et contenant pour amortir et contrebalancer les effets de l’interprétation et, surtout, pour éviter l’émergence induite de nouvelles résistances.

 

Je vais m’en tenir là pour ce qui est de l’aperçu général que je souhaitais vous présenter et vais maintenant vous proposer deux illustrations cliniques. Je ne donnerai évidemment rien de précis concernant les personnes et me limiterai à ne donner du matériel que ce qui est utile au repérage du mouvement en jeu.

 

1ère situation :

Il s’agit d’une jeune femme qui est venue en analyse à cause d’un sentiment profond de n’être ni entendue ni comprise ni reconnue. C’est un tableau somme toute assez classique.

Au cours d’une séance, la patiente fait état d’une situation de conflit qui concerne son fils à l’école. Elle considère que, depuis un certain temps, il fait l’objet d’un traitement injuste et discriminant, qu’il en souffre et que personne ne semble s’en apercevoir. Elle a voulu rencontrer le directeur d’école vis à vis duquel elle a un jugement a priori négatif car elle lui prête une certaine désinvolture et une moindre préoccupation pour ses élèves.

En évoquant l’entretien qu’elle a obtenu sans difficulté, elle se dit finalement surprise de la qualité du contact avec ce directeur. Elle s’étonne même d’avoir découvert un homme chaleureux, ouvert et réceptif ; un homme capable d’entendre et de comprendre son point de vue.

Comme saisie, la patiente interrompt soudainement son récit que pour ma part j’écoutais dans un silence attentif, puis elle dit : « Je viens de m’apercevoir qu’à travers la situation de mon fils c’est de moi dont je parle… »

 

Et là, je m’entends dire : « Ben oui ! »

 

Les pleurs qui se déclenchent à ce moment-là chez la patiente témoignent de l’ébranlement psychique, plus précisément de la régression topique et la libération d’affect suscités par l’intervention. Sur la voie ainsi ouverte par cet insight, la patiente retrouve alors d’autres liens avec des souvenirs où elle avait cherché à faire entendre quelque chose de pénible à vivre pour elle mais qui, à ses yeux, ne trouvait jamais d’accueil favorable chez les destinataires du moment.

 

Ce « ben oui ! » n’est guère une interprétation signifiante qui porte sur un contenu mais elle a pris à ce moment-là une valeur processuelle. Ce « ben oui ! » a fonctionné pour la patiente comme un accusé de réception du préjudice qu’elle cherchait à faire reconnaître par identification à son fils. En même temps, l’oscillation ambivalente du mouvement transférentiel a permis à la patiente d’investir mon écoute silencieuse comme écoute réceptive, comme celle du directeur d’école, c’est à dire comme une écoute susceptible de renvoyer un écho et de modifier ainsi le registre identificatoire de la patiente. C’est ce mouvement de déplacement qu’on perçoit au moment où la patiente prend authentiquement conscience de parler d’elle et non plus de son fils.

 

2ème situation :

Une patiente en analyse livre ce rêve au cours d’une séance qui est la dernière avant une interruption de vacances :

Le rêve : La patiente est au bureau avec deux autres collègues. Débarque alors le chef de bureau, très en colère, qui fait part de son mécontentement aux uns et aux autres et à qui il adresse de multiples reproches. Puis il s’en va. Les collègues de la patiente sont effondrés. La patiente, elle, a gardé son sang-froid et leur dit : « Vous n’allez quand même pas vous laisser démonter. Vous n’avez pas compris qu’il a fait ça uniquement pour nous pourrir les vacances. Il doit avoir peur qu’on l’oublie ! » C’est la fin du rêve.

La patiente rapporte son récit à une situation de conflit qui s’est effectivement passée à son travail mais elle rationalise défensivement les contenus du rêve.

Je tente alors de ramener les choses dans le transfert et je formule cette interprétation : « Il vous faudrait me pourrir les vacances pour ne pas craindre d’être oubliée ? »

La patiente semble d’abord sans réaction. Elle reste dans un silence prolongé.

Je la sens véritablement saisie dans un mouvement d’intériorité. Puis, elle se met à évoquer avec beaucoup d’émotion des souvenirs douloureux d’hospitalisation précoce où l’absence de sa mère avait provoqué en elle un ressentiment intense et profond d’angoisse et d’insécurité. Elle ne savait jamais, enfant, si sa mère allait revenir quand elle la voyait disparaître et elle réagissait par de grosses colères.

Cette interprétation permet de confirmer que le contenu manifeste du rêve se présente comme la réalisation déguisée d’un désir refoulé, en l’occurrence celui de me faire la peau, pas à moi en tant que personne mais à l’objet maternel défaillant que je représente transférentiellement à ce moment-là pour la patiente. Je ne détaille pas plus mais le fait que la patiente puisse prendre contact avec une partie d’elle qui était refoulée lui a permis d’ouvrir ensuite tout un champ d’expériences affectives en lien avec des vécus traumatiques et des impressions psychiques restés jusque-là peu ou pas explorés car jusque-là peu ou pas représentables.

 

Je crois que nous pouvons maintenant nous donner du temps de discussion et vous remercie de votre attention.