31 mars 2010 

Texte pour la 3ème Journée sur les risques de l’adolescence

en ouverture de l’intervention de Philippe Lacadée, à Troyes 

 

 

Par Denis Schmitt, psychanalyste

 

 

Pour poursuivre ce que vient de dire Mme Derrey, on voit que l’adolescence n’est pas un concept psychanalytique. On pourrait, clin d’œil lacanien, dire que « l’Adolescent » n’existe pas.

Les adolescents, eux, existent bien sûr, et cela fait longtemps qu’à l’occasion ils font du souci à leurs aînés, si l’on en croit le texte de Platon citant Socrate à propos de la jeunesse.

 

L’adolescence est une notion assez floue, variable dans l’histoire en fonction de l’organisation de la société, de ses valeurs symboliques, et des nécessités de l’époque.

Pour la psychanalyse donc, ce qui marque l’entrée dans l’adolescence est l’arrivée de la puberté, phase de remaniement pulsionnel et des idéaux, de bouclage de l’Œdipe avec le choix de l’objet.

Quelques soirées de la société psychanalytique de Vienne y sont consacrées, peu d’écrits chez Freud, et surtout à propos du suicide chez les étudiants.

 

Depuis Freud, la société a changé, et les adolescents aussi.

L’expression actuelle du mal être adolescent prend des formes nouvelles qui sont parfois très inquiétantes, violentes, mortifères pour eux-mêmes ou pour les autres et qui nous mettent dans l’embarras.

C’est sans doute pourquoi nous sommes si nombreux à être venus à ces journées, comme on peut en constater la multiplicité actuellement, sans compter les livres et les articles qui y sont consacrés.

Et malgré cela quelque chose résiste à notre compréhension, nous pousse à chercher, nous fait nous déplacer, échanger sur la question.

Cela vaut sans doute mieux que de rester arrêtés par l’embarras, ou d’y répondre (comme en miroir) par un passage à l’acte, ce qui peut arriver dans les familles comme dans les institutions. Car l’embarras, comme le rappelle Lacan dans son séminaire sur l’angoisse, est justement ce qui précède l’irruption de celle-ci.

 

La société a changé donc, et la théorie analytique aussi s’est développée, particulièrement en France, avec le travail de Jacques Lacan.

Puisque c’est le cadre de référence théorique de notre invité, j’ai souhaité rappeler quelques notions importantes de l’avancée lacanienne, qui nécessitent certes un peu de travail pour son appréhension, mais qui permet au bout du compte une autre saisie de ce dont il s’agit dans les phénomènes psychiques, et ouvre d’autres perspectives dans leur traitement.

 

On peut déjà poser, et l’on va voir pourquoi, qu’il y a des choses qui changent et d’autres pas.

Entre Freud et Lacan, il y a eu l’émergence de la linguistique avec De Saussure et Jakobson, et de l’approche structurale avec Claude Lévi-Strauss et ses « Structures élémentaires de la parenté ».

Lacan dès 1938 dans « Les complexes familiaux » évoque le déclin de la fonction paternelle (en même temps qu’il souligne que bien des symptômes de l’enfant sont dûs à l’infantilisme des parents).

C’est un fait avéré par les historiens et les sociologues que depuis l’Antiquité, l’autorité paternelle n’a cessé de décliner. Tout le monde se plaint de la perte des valeurs, de l’autorité ; mais le père romain, qui avait droit de vie et de mort sur ses enfants, on ne peut quand même pas le regretter !

 

Avec sa formule de l’inconscient structuré comme un langage, car il suit les règles de fonctionnement du langage, Lacan retrouve par exemple dans la métaphore et la métonymie les éléments freudiens de la condensation et du déplacement opérant dans le rêve.

Dès sa venue au monde, le petit d’homme est pris et a à se prendre dans la structure du langage. En dehors des actes qu’il pose, on ne peut accéder à un sujet, à ses conflits, à sa souffrance, que par ce qu’il en dit.

Que l’inconscient ça parle, que les symptômes ont un sens, c’est ce que Freud a découvert.

Le petit d’homme est capté aussi dans son rapport à l’image de l’autre, le fameux « stade du  miroir » est éclairant sur ce point.

Il nous montre comment le sujet anticipe son unité, son moi dans cette image inversée d’un autre en face de lui, qui s’accompagne d’une nomination et du regard d’un tiers.

Outre ces identifications imaginaire et symbolique, Lacan y situe la source de l’agressivité liée au « je est un autre » qui, difficile à supporter, incite au  « c’est toi ou c’est moi ».

L’autre source de l’aspect mortel qui nous habite se situe dans le signifiant même, en tant qu’il découpe et marque le corps.

Ainsi nous sommes aliénés à l’image dans nos rapports aux petits autres et au langage, au grand Autre de l’ordre symbolique qui nous divise et qui nous sépare irrémédiablement d’un ordre naturel. Cela est d’ailleurs déjà présent chez Freud, qui a élaboré son concept de pulsion qui n’est pas l’instinct.

Et, comme l’image est trompeuse, l’Autre du langage est incomplet : il y a un reste qui échappe à toute saisie, irreprésentable, impossible à dire, qui est du côté de l’éprouvé du corps, de la jouissance, du Réel.

Le père symbolique, dans sa version oedipienne, comme dans celle du père mort de « Totem et tabou », occupe une place d’exception, on pourrait dire qu’il fait tenir l’ensemble de la structure.

Lacan a eu le mérite de détacher cette fonction paternelle de la personne du père, il en fait une métaphore qui vient se substituer à l’énigme du désir de la mère et inscrire le sujet dans le registre de la signification phallique, autrement dit qui interdit la jouissance et indique ce qui est désirable.

Cette fonction du père, qui est « d’unir un désir à la loi », la façon dont elle noue ou non les trois registres du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel constitutifs de la réalité psychique, qui est aussi la réalité sociale car elles procèdent toutes deux du langage, va déterminer les trois grandes structures psychiques que sont la névrose, la psychose et la perversion.

Quand le signifiant du Nom du Père fait défaut, c’est la psychose, et quand elle est décompensée, on voit comment le retour dans le Réel de ce qui n’est pas symbolisé fait des ravages, sur un mode persécutif, comment le monde devient crépusculaire voire comment la langue se déchaîne.

Le sujet doit alors rechercher un autre mode de stabilisation, une suppléance pour redonner une cohérence au monde. La construction délirante en est une, qui est tentative de guérison.

 

Les nouvelles formes cliniques d’organisation psychique de l’époque contemporaine, ce qu’ailleurs on nomme « état limite », « border line », ont amené Lacan au fil de son enseignement à parler de psychoses ordinaires en considérant qu’au fond le Nom du Père est déjà lui-même une suppléance et qu’il y a d’autres choses qui peuvent assurer cette fonction de nouage, faire symptôme (qu’il écrit sinthome).

Car contrairement aux autres formations de l’inconscient, rêves, lapsus, actes manqués, bref tout ce par quoi l’inconscient apparaît dans quelque chose qui cloche, mais qui étant du côté d’un discours peut se déchiffrer, le symptôme que l’on trouve dans toutes les structures noue à du représentable quelque chose du Réel, une jouissance.

Cette jouissance qui y est logée n’est pas la jouissance phallique, celle qui assure le plaisir, c’est une souffrance ou un en-trop embarrassant, un au-delà du principe de plaisir, où Freud avait découvert l’aspect mortel de la pulsion. « Une jouissance sous impact de la pulsion de mort » dit Lacan dans l’Ethique.

Ce petit reste est bien gênant pour tout un chacun, nous savons qu’il y a en nous, de façon énigmatique, quelque chose qui ne nous veut pas du bien. C’est d’ailleurs ce qui résiste, dans la cure analytique, à l’interprétation.

Quand il assure sa fonction de compromis selon Freud, de nouage selon Lacan, on s’accommode à peu près du symptôme, on peut même accepter qu’on y tienne ou que l’on s’y reconnaisse.

Quand quelque chose est déséquilibré et qu’il ne remplit plus sa fonction, c’est là qu’il apparaît vraiment comme tel, avec une souffrance qui envahit le corps et les pensées.

C’est l’occasion pour un sujet qui le désire, au-delà d’une demande d’aide thérapeutique, de pouvoir en savoir un peu plus sur ce qui le détermine, de revisiter ses coordonnées symboliques et ses identifications, de retisser avec son dire des limites à une jouissance mortifère, encombrante, empêchante. C’est ainsi que le sujet traite son symptôme, dans le défilé de sa parole, voire s’en invente un nouveau.

Il est connu que l’analyse, contrairement à d’autres méthodes, ne s’y attaque pas directement.

 

Le symptôme est donc une modalité subjective d’inscription dans la structure.

Il faut souligner ici qu’est symptôme ce qui est vécu comme tel par un sujet, il arrive que nous rencontrions dans nos pratiques des enfants ou adolescents qui ne semblent pas concernés. C’est vrai quelquefois pour des manifestations spectaculaires comme certains passages à l’acte, les scarifications, l’anorexie, où des adolescents affichent une certaine indifférence, l’angoisse est alors du côté des parents, des éducateurs voire des soignants.

Il faut redire aussi qu’à l’inverse d’autres approches, il n’y a pas pour la psychanalyse un catalogue de symptômes objectivement mesurables avec leur protocole de soins valable pour tous, il s’agit toujours d’un abord au cas par cas, et avec beaucoup de précaution.

 

On comprend que l’adolescence, « la plus délicate des transitions », expression de Victor Hugo reprise par P. Lacadée dans le sous titre de son livre « L’éveil et l’exil », va mettre à l’épreuve la structure.

« L’éveil du printemps » pubertaire, c’est la poussée pulsionnelle liée au réel biologique de la transformation du corps, un remaniement des identifications imaginaires avec l’appropriation d’un nouveau corps, et sur le plan symbolique, un bouleversement des idéaux parentaux.

La crise vient de ce que le sujet adolescent doit opérer un déplacement des objets primordiaux vers autre chose, il doit se détacher de l’identification à l’objet phallique (si la mère a un au-delà de l’enfant).

C’est le temps des paradis perdus auxquels le sujet tient tout en étant poussé ailleurs. Cette séparation douloureuse relance la perte de l’objet qui, selon Freud, peut engendrer un souhait de mort de soi même.

C’est le temps du choix de l’objet sexuel, de la rencontre avec la question de l’autre sexe, avec le partenaire du sexe, sa demande, sa jouissance.

Or, si les relations sexuelles existent, il est impossible de rencontrer le partenaire qui mettrait fin à la quête sexuelle, ça ne va pas, ça ne se complète pas. Les hommes et les femmes d’ailleurs n’ont pas le même rapport ni au désir ni à la jouissance. C’est ce que Lacan formule avec son « Il n’y a pas de rapport sexuel », et le fait que ce non-rapport, « ça ne cesse pas de ne pas s’écrire ».

Ce point d’insaisissable où le langage n’opère plus, où la vérité n’est pas garantie par l’Autre du symbolique, produit une désorientation, un sentiment de solitude fondamentale, déjà rencontré dans l’enfance. Ce point de jouissance impossible à dire saisit le sujet qui éprouve un sentiment d’inquiétante étrangeté, d’exil.

Cette « tache noire » au cœur du sujet dont parle Lacadée produit cette « bizarre souffrance » qu’évoque Rimbaud.

Mais le sujet tient aussi à ce manque à être, il est troublé et attiré par son propre être d’objet, le risque est qu’il y ravale son être.

Là où rien n’est écrit pour dire le réel du sexe, dont la rencontre est le fondement de tout traumatisme, le sujet doit s’inventer une réponse. L’adolescence est aussi chez Freud le temps de la construction du symptôme.

« Moi, pressé de trouver le lieu et la formule » comme le dit si bien Rimbaud : l’envie de savoir, la sublimation, la créativité sont évidemment des ressources intéressantes dont savent user beaucoup de jeunes gens, mais on sait aussi qu’elles sont inégalement partagées.

Le malaise adolescent et son cortège de sentiments de honte, de culpabilité, d’ennui et d’incommunicabilité, ses affects d’angoisse ou dépressifs, va donc s’exprimer sous les formes très variées que nous connaissons, de l’apparente tranquillité de sujets hyper normés jusqu’aux passages à l’acte ou actes délinquants les plus violents.

 

Chacun bien sûr n’aborde pas cette période avec les mêmes atouts, et l’on doit opérer avec ce qu’on a reçu de l’autre : l’histoire du sujet est importante car les fonctions sont supportées par des personnes, à commencer par celle des soins les plus élémentaires, la place effective qu’on a dans le désir des parents, le marquage symbolique, l’amour que l’on reçoit ou pas, la transmission culturelle et de valeurs, la place occupée dans le la société ; et l’on sait tous quelles fragilités ou quels dégâts ces déterminations peuvent engendrer.

On ne peut donc pas oublier la contingence, car il n’est pas anodin de faire de bonnes ou de mauvaises rencontres.

 

Ainsi, si d’un point de vue structural au fond rien n’a changé, il y a du nouveau dans les modes d’expression des symptômes adolescents.

Avec du côté symbolique le déclin de la fonction paternelle qui sert de boussole en régulant le désir et la jouissance, la perte des grands idéaux, la société contemporaine est marquée par une modification des semblants.

Le discours du maître de la production et de l’échange des marchandises, les avancées de la science qui tendent à effacer quelque chose de la différence des sexes, des fonctions du père et de la mère, à faire reculer les limites de la procréation ou en permettre des modes inédits, à rendre possible la modification des corps, tout cela induit un brouillage des repères symboliques, et par conséquent a une incidence sur les formes du mal-être adolescent (et pas seulement…) que nous rencontrons aujourd’hui.

Le Droit court après la science, même en prenant des précautions, pour permettre à chacun de nouveaux modes de vie et de jouissance, ce qui instaure de fait, même en la dénonçant, une ségrégation.

 

Quand des hauts responsables font eux-mêmes leur slogan d’un « tout devient possible », quand la technologie et la publicité promettent quotidiennement le tout de suite et l’illimité, on voit comment les repères sont mis à mal et peuvent laisser des sujets en devenir dans une forme d’errance subjective, un poussé au jouir où le risque est de passer « du père au pire », sans filet.

La pulsion de mort est d’autant plus présente qu’il est difficile de se séparer de l’objet, de l’en-trop, quand même les mots échangés avec les semblables ne font pas toujours coupure, le risque est que celle-ci trouve à se produire dans le réel.

 

Paradoxalement on demande aux adolescents de se conformer à un modèle de société qui met en avant l’individualisme, la réussite, et l’injonction de performance pour pouvoir accéder au banquet (non celui de Platon mais) de la consommation des biens, en même temps qu’elle exclue une grande partie d’entre eux.

Et en réalité, quelle perspective d’avenir leur offre-t-on ? Sur ce point les adultes feraient-ils bien de faire attention à leur discours, souvent contradictoire, à la fois exigeant et démobilisant.

Quelles que soient les promesses et les solutions sociétales proposées, la difficulté reste la même dans la rencontre avec l’autre du sexuel, comme à s’inscrire dans ce qui fait langue commune.

Pour éviter cette difficulté la tentation est grande de se rabattre sur les objets plus-de-jouir de la consommation, à laquelle l’adolescent comme les autres est d’ailleurs poussé, et à compter sur l’agir pour provoquer un bougé devant l’embarras (ce qui est bien illustré dans le film « L’esquive »).

De façon plus radicale le rapport aux objets de l’addiction, qui incluent maintenant les écrans, permet de court-circuiter l’autre de façon un peu autistique.

Quant au ravalement de l’amour à du sexuel lui aussi marchandisé, aux actes violents ou délinquants, ils sont aussi des voies sans issues.  

Evidemment il y a une volonté de maîtrise du côté du discours du maître, qui met en place ses dispositifs de contrôle, de repérage, de protocole de traitement de ces débordements.

 

Si les actes délictueux doivent être sanctionnés, ils peuvent l’être d’une façon plus réparatrice pour les sujets que la simple punition, qu’ils sont parfois poussés eux-mêmes sans le savoir à rechercher. Pierre Kammerer nous a dit là-dessus des choses intéressantes, pour ceux qui ont pu l’écouter.

Le sécuritaire revient en force, et n’est assurément pas la réponse.

Quelle est cette société qui a peur de sa jeunesse, comme elle a peur de ses fous ?

La psychanalyse n’a pas à se ranger de ce côté, à l’inverse d’une approche bio-psycho-sociale et de méthodes de soins visant à normaliser les comportements.

Si elle en appelle à la responsabilité du sujet, elle ne cherche pas à éradiquer son symptôme mais à l’aider à s’en construire un, comme nouage original qui le tienne à peu près bien dans l’existence, en s’appuyant sur son dire pour repérer ce qui vaut pour lui.

Car le recours à l’idéal est une solution, même s’il n’est pas référé aux grandes valeurs morales, même s’il reste modeste, référé à la famille ou au groupe.

 

Orientée par une théorie et une clinique qui prend en compte la dimension du Réel, la psychanalyse peut, à défaut de cure dite conventionnelle, intervenir de bien d’autres façons dans les lieux d’éducation et de soins, et apporter un regard différent sur la compréhension d’une problématique adolescente dans le respect de la singularité du sujet.

Il y a nécessité de travailler en commun, qui permet d’éviter au sujet de rencontrer un arbitraire qui n’est pas la Loi, pour remettre un peu de semblant là où il fait défaut avec la délicatesse qu’exige cette période de transition, et avec la distance à laquelle les adolescents sont sensibles.

 

La question évidemment se pose de savoir comment il sera possible aux équipes éducatives et de soins de maintenir un tel travail, quand le management leur imposera à travers les centres de diagnostic qui se mettent en place, des indications sur les méthodes à employer au regard de tel ou tel « trouble », et qui devront bien sûr se soumettre à une évaluation qui n’est pas la notre.

 

Pour finir sur une touche plus optimiste, il faut quand même rappeler que pour partie, des adolescents vont aussi malgré tout plutôt bien, qu’ils se débrouillent pour trouver dans l’Autre les moyens de supporter le manque à être, qu’ils sont portés par le désir et qu’ils croient à la possibilité d’une rencontre authentique avec l’autre, comme à l’existence de l’amour, et peuvent parier sur l’avenir.

Quant aux autres, c’est cela qu’il faut tenter de soutenir avec eux, un par un.

 

Troyes, le 31/03/2010