6 juin 2012

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

 

LA QUESTION DU TRAUMATISME A PARTIR DE SANDOR FERENCZI

 Anne Bazin

J’ai saisi l’occasion de ces séminaires d’introduction à la psychanalyse pour vous parler de Sándor Ferenczi à travers la question du traumatisme telle qu’il a élaborée à la fin de sa vie, pour évoquer sa part fondatrice dans l’histoire du mouvement psychanalytique et son apport à la clinique analytique actuelle.

Je remercie donc d’abord et à mon tour l’institut RACHI et sa directrice Géraldine Roux pour leur accueil et cette occasion donnée.

Il se trouve que cela me tient particulièrement à cœur de vous parler de Sándor Ferenczi dont l’œuvre me semble s’être précisément située là où la psychanalyse ne cesse d’être un exercice complexe entre la confrontation avec la souffrance psychique toujours énigmatique et l’écart nécessaire pour créer des concepts permettant d’apporter une connaissance, une compréhension qui puissent se transmettre.

Il se trouve que Ferenczi a été à l’origine d‘inventions théoriques et techniques que beaucoup d’auteurs ont reprises, sans toujours le citer d’ailleurs.

On a dit de lui qu’il avait été le « grand vizir ou l’intime paladin ou encore le disciple turbulent de Freud ou encore l’enfant terrible de la psychanalyse », et dans la littérature actuelle on parle de l’impardonnable, de l’incorrigible Ferenczi. Mais aussi « un pionnier de la clinique » et ce terme correspond bien à son audace et à son courage.

I ELEMENTS BIOGRAPHIQUES.

Le père de Ferenczi dont le nom d’origine est Bernàth Fränkel est un immigrant juif polonais qui combat, à l’âge de 18 ans, aux côtés de la Hongrie, en 1848, pour son indépendance contre les Habsbourg.

Malgré la capitulation hongroise, sa conduite héroïque lui vaut de pouvoir s’installer comme libraire à Miskolcz, petite ville de province hongroise. Il y adjoint une imprimerie, organise des concerts et devient éditeur, notamment d’un des plus grand poète de la résistance hongroise : Michel TOMPA.

La mère, Ròza, est issue d’une famille polonaise installée à Vienne. Ils ont douze enfants, Sándor est le huitième, né en 1873, année d’unification de Pest, Buda, et O’Buda en une seule capitale. La mère gère toute cette famille et seconde son mari en présidant l’union des femmes juives de la ville, recevant toute la société intellectuelle, écrivains et artistes de passage.

En 1879, la famille Fränkel change son nom juif pour un nom hongrois, peut-être pour s’identifier à la patrie hongroise pour laquelle le père de Sándor s’est battu et distingué.

Bernàth refuse le Y, signe de noblesse et devient Ferenczi avec un I, en démocrate convaincu.

Les parents Ferenczi sont plutôt libres penseurs à propos de politique, philosophie, littérature mais très réservés dans l’expression des affects entre leurs enfants et eux. Sándor dira : « selon mon souvenir, il est certain qu’enfant, j’ai reçu d’elle (sa mère) trop peu d’amour et trop de sévérité ; sentimentalité et caresses étaient inconnues dans notre famille. D’autant plus jalousement étaient cultivés des sentiments comme le respect pudique à l’égard des enfants ».

Selon sa sœur Zsòfia, Sándor était le préféré de son père. Celui-ci meurt en 1888 quand Sándor a quinze ans. On peut penser que les prises de position et opinions révolutionnaires de son père se retrouvent dans les positions subversives que va prendre Sándor. Mais de cette enfance, il dit : « d’une telle éducation pouvait-il résulter autre chose que de l’hypocrisie ?... De temps en temps, je faisais de prudentes tentatives pour me dévoiler. C’est ainsi que je laissai un jour, par hasard, tomber entre les mains de ma mère, la liste de tous les mots obscènes que je connaissais. Au lieu d’être aidé et éclairé, j’eus droit à un sermon moralisateur. » L’un de ses premiers textes analytiques, en 1910, s’appellera d’ailleurs « Les mots obscènes ».

Après ses années d’étude à Vienne, il devient médecin généraliste en 1894 puis neuropsychiatre à Budapest. Il soigne les prostituées, les déshérités, dans un contexte où la psychiatrie est dominée par l’organicisme et le contexte de dégénérescence. Il s’intéresse à la cause des homosexuels. Il est également expert auprès des tribunaux. Claude Lorin écrit dans son livre « Le jeune Ferenczi » : « il apparaît comme le précurseur de la psychiatrie dynamique œuvrant pour que les certitudes préétablies s’estompent et que les pronostics ne soient plus des destins ».

Puis vient la rencontre avec Freud en 1908. On la raconte comme véritable coup de foudre. C’est Fulop Stein, médecin et fondateur du mouvement anti- alcoolique en Hongrie et ami de Ferenczi qui en a l’idée. Freud a 52 ans, Ferenczi 35. Et tous deux vont partager un compagnonnage analytique qui s’interrompra douloureusement pour les deux hommes un an avant la mort de Ferenczi en 1933 sur une mésentente dont chacun en exprimera la blessure à sa façon. Cette mésentente concerne la question du traumatisme et j’en reparlerai.

La naissance de la psychanalyse est la création d’hommes dont les œuvres sur lesquelles nous travaillons aujourd’hui prennent toute leur dimension dynamique et émotionnelle si nous leur ajoutons les correspondances, des milliers de lettres que la communauté analytique a échangées, où la passion côtoie la recherche de vérité. Entre autres, celles entre Ferenczi et Freud sur laquelle je m’appuierai. Mille deux cent cinquante lettres entre Monsieur le Professeur et Cher Ami, toutes publiées. Cher Ami qui a été aussi pour Freud le Cher Fils invité aux voyages, congrès, vacances familiales, et espéré comme gendre.

Cette rencontre entre Freud et Ferenczi va être à l’origine du mouvement analytique en Hongrie.

Membre de l’école de Vienne, Ferenczi lance le mouvement pour « la cause analytique » qui aboutira à la fondation de la Société Psychanalytique de Hongrie qui deviendra l’Ecole de Budapest.

Mickaël Balint, psychiatre- psychanalyste hongrois en sera le fidèle représentant à la suite de Ferenczi, avant d’émigrer à Londres en 1939 où le fil de pensée de cette école se retrouvera dans ce qu’on a appelé le « Middle Group », groupe du milieu, c’est à dire entre l’école de pensée d’Anna Freud et celle de Mélanie Klein. Dans ce groupe, Winnicott apportera grandement, avec d’autres, sa contribution.

Lorsque Freud écrit « L’histoire du mouvement psychanalytique » en 1914, il dit : «  la Hongrie, si proche de l’Autriche géographiquement et si éloignée scientifiquement n’a produit qu’un seul collaborateur, Sándor Ferenczi, mais un collaborateur qui à lui seul vaut toute une société ». Et dans sa notice nécrologique en 1933, il dira que certains des articles de Ferenczi « ont fait de tous les analystes ses élèves ».

L’un des grands soucis de Ferenczi concerne la formation des analystes. Jusqu’à sa dernière conférence en 1932, il n’aura de cesse de marteler l’idée que devenir analyste doit passer par l’analyse, par le transfert. Et que ce devenir ne peut se réduire à une formation institutionnelle, ni s’y soumettre.

Son œuvre commencera d’être traduite et publiée trente ans seulement après sa mort, par Mickaël Balint puis sa nièce, Judith Dupont, toujours en vie, qui a traduit en 1987, Le Journal Clinique que Ferenczi a écrit en 1932 et dans lequel il apparaît dans son travail au quotidien avec ses patients, en même temps que paraîtra la correspondance avec Freud.

Avec son mari, elle fonde la revue du COQ-HERON, en 1969, qui a traduit et publié plusieurs textes de Ferenczi et écrit plusieurs articles autour de son œuvre. Les textes auxquels je vais me référer se trouvent principalement dans le Journal Clinique et le volume 4 de ses œuvres complètes. Payot a également regroupé les textes centraux concernant la question du traumatisme dans un petit livre en 2006.

II L’ANALYSTE A L’ŒUVRE.

La théorie ferenczienne du traumatisme et la recherche d’une technique thérapeutique adéquate sont liées à quelques concepts ou conceptions novateurs.

La controverse Freud-Ferenczi commence en 1929 et trouve son coup d’arrêt en 1932.

Ferenczi est arrivé dit il à « une passe résolument critique et auto critique qui semble imposer à certains égards non seulement des compléments mais des corrections de nos points de vue pratiques mais aussi théoriques ». Cette passe lui fait comprendre qu‘il s’agit dans les cas difficiles, d’abandonner l’hypocrisie professionnelle et l’impavidité qui étaient les siennes, comprenant alors que « certains patients n’osaient tout simplement pas s’opposer contre le dogmatisme et la pédanterie dont nous faisons preuve ; j’en suis venu par une sorte de foi fanatique dans les possibilités du succès de la psychologie des profondeurs, à considérer les échecs éventuels moins comme une conséquence d’une incurabilité que de notre propre maladresse, hypothèse qui m’a nécessairement conduit à modifier la technique dans les cas difficiles dont il était difficile de venir à bout avec la technique habituelle ».

Le sujet en est que Ferenczi, seul contre tous à cette époque, s’est convaincu de la nécessité de réhabiliter la théorie traumatique et donc de repenser la technique.

Je rappelle, comme Thierry Schmeltz nous l’a raconté, qu’en 1896, au début de sa recherche sur l’étiologie des névroses, Freud donne trois niveaux de causalité : l’hérédité, les causes concourantes et les causes spécifiques, c’est à dire un événement traumatique qui a quelque chose à voir avec la séduction active d’un adulte sur un enfant. Les symptômes qui apparaissent chez ces patientes hystériques sont les résidus et les symboles d’un événement traumatique passé et apparaissent dans l’après coup d’un autre événement qui réactive le premier. Puis en 1897, il renonce mais pas tout à fait à cette théorie. Il écrit à son ami Fliess : « Je ne crois plus à ma neurotica». Cela veut dire que ses patientes hystériques lui ont raconté des fabulations qu’il avait prises pour des faits réels. C’est à dire que dans l’inconscient infantile tel qu’il apparaît dans les symptômes névrotiques chez l’adulte, « il n’existe aucun indice de réalité, de sorte qu’il est impossible de distinguer la réalité de la fiction investie d’affect ». Il met de coté cette théorie, s’y réfère parfois plus tard comme en 1924 dans « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense » : « la séduction a conservé une importante étiologique et aujourd’hui encore je considère comme valable un certain nombre de développements présentés ici ! ». Il s’agit bien dans ce texte non pas de la séduction comme fantasme mais comme acte de détournement, acte concret entre un enfant et un adulte.

En fait, Freud décale cette théorie de la séduction, celle du père, le plus souvent personnage majeur de la séduction infantile, vers une séduction plus précoce, celle de la mère dans la relation pré-oedipienne, au moment des soins corporels prodigués à l’enfant. La séduction n’est pas abandonnée mais elle fait un pas vers l’essentiel. Il s’agit de la séduction nécessaire, inscrite dans la situation même de l’accomplissement des soins qui peuvent éveiller pour la première fois des sensations de plaisir pour l’enfant. Il parlera en 1905 de l’enfant pris pour substitut d’un objet sexuel à part entière puis en 1912, de la tendresse des parents qui fait beaucoup pour augmenter chez l’enfant les apports de l’érotisme aux investissements des pulsions du Moi.

Ferenczi va faire un pas de plus et se heurter à une fin de non recevoir de la part de Freud lorsqu’il va faire paraître son texte « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » en 1932, dans lequel il désigne sans détour le double langage dans lequel peut être emprisonnée une enfance : le langage de la tendresse et celui de la passion, de l’emportement passionnel de l’adulte à l’encontre de l’enfant.

Face à la demande de tendresse de l’enfant, l’adulte répond par la passion. Et Ferenczi décrit un enfant excité et démuni, débordé par l’excès et n’ayant pas les moyens de la décharge ni ceux de l’élaboration.

Cette confusion des lois entre adulte et enfant qui scelle la bouche et le corps de l’enfant et le mène à l’autopunition, à une mémoire éclatée sans souvenir refoulé, est également repérée dans un champ qui dépasse la sexualité génitale.

C’est à dire que d’une part il repère certes, des actes sexuels d’un adulte sur un enfant, acte traumatique car s’exerçant sous ce qu’il appelle « l’hypnose par intimidation » ou « hypnose paternelle », c’est à dire sous l’autorité, par injonction, etc… et d’autre part, des traumatismes qui doivent se comprendre comme des détournements de la libido de l’enfant et qui concernent son alimentation, sa défection ou tout autre apprentissage dans lequel la mère s’arroge des prérogatives pour sa propre satisfaction. C’est une double contrainte subtilement entretenue par la mère, résultat de ce qui s’appelle « hypnose par insinuation » ou « hypnose maternelle ». Cette perversion agie de la fonction maternelle s’exerce par un excès de tendresse, de tendres encouragements, et par la dépendance de l’enfant à son égard.

Ferenczi va donc au delà de la sensualité qu’une mère peut éprouver dans la relation avec son bébé. Un être humain soumis au cours de son enfance par de tels excès de tendresse et d’intimidation risque de perdre à tout jamais son aptitude à agir avec indépendance.

On peut comprendre que tout cela ait choqué à l’époque !

Il affirme également que le désastre vient « du désaveu par la mère de ce qui a pu se passer et que ce désaveu redouble l’effet traumatique et pathogène des initiations précoces ». Face au traumatisme sexuel ou d’autres formes de maltraitance ou d’emprise sur le corps de l’enfant, c’est la répétition des traumas, puis l’hypocrisie, le rejet, le mensonge de l’adulte et la culpabilisation de l’enfant qui sont pathogènes.

Il précise aussi que l’insuffisance de stimulation, la carence affective peuvent avoir un effet tout aussi traumatisant que l’excès de stimulation. Il précise aussi que, à coté de l’amour passionné et des punitions passionnelles « il existe un troisième moyen de s’attacher l’enfant, c’est le terrorisme de la souffrance. Une mère qui se plaint continuellement de ses souffrances peut transformer son enfant en aide- soignante, c’est à dire en faire un véritable substitut maternel, sans tenir compte des intérêts propres de l’enfant ». L’enfant peut aussi avoir à aplanir les conflits familiaux et porter le fardeau de tous les membres de la famille.

Dans sa pratique clinique, ses observations renvoient à une clinique très actuelle : les menaces de mort incestueuses, avec chantage et double contraintes, mais aussi toutes les blessures symboliques avec privation d’amour qui correspondent aujourd’hui à toutes les formes de meurtre symbolique d’enfant, comme celle de l’enfant mal venu auquel il a consacré un texte en 1911 « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort » dans lequel il décrit les tendances d’autodestruction inconscientes, suicidaires avec lesquelles certains individus sont en lutte lorsqu’ils ont été des « hôtes non bienvenus dans la famille ». Il repère des symptômes physiques tels que l’asthme bronchique, le spasme de la glotte chez l’enfant, l’épilepsie. Et ce texte comprend des idées importantes :

- l’unité psyché soma et l’importance de la psychanalyse dans le champ médical.

- l’accent mis sur le caractère, c’est à dire sur le rapport au monde et pas seulement l’analyse du symptôme.

Dans ce terme « caractère », il oriente l’attention sur la façon dont les agissements de l’environnement familial peuvent avoir une conséquence traumatique chez l’enfant lors du passage de la toute première enfance à la civilisation. Il a déjà détaillé cela dans le texte « L’adaptation de la famille à l’enfant » de 1928.

Ailleurs, il parle du destin des enfants de parents malades mentaux. Supposant la sensibilité des enfants bien plus grande que celle des adultes et évoquant même l’influence des expériences psychiques de la mère sur l’enfant intra utérin, il pense que cet enfant, avec « son merveilleux instinct » assimile les choses détraquées et folles, même si c’est par force mais tient sa propre personne, comme on va le voir plus loin, séparée de l’anormal, d’où un clivage et un risque de dissolution.

Il finit par indiquer que le nouveau né, déjà, doit être éloigné d’un milieu dément. Il évoque le cas d’une patiente restée enfermée pendant deux ou trois jours catastrophiques dans un hôtel avec sa mère malade mentale à l’âge de six semaines. Il évoque aussi l’effet traumatique des plaintes incessantes d’une mère dépressive sur son enfant.

Toute analyse ne sera pas aboutie si elle n’a pas atteint les premiers traumatismes, sous-entendu avant l’accès au matériel œdipien.

III CLINIQUE DU TRAUMATISME

Voici comment Ferenczi décrit le mécanisme d’action du traumatisme. Il définit ce qu’il appelle la « commotion psychique» : « le choc est équivalent à l’anéantissement du sentiment de Soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vu de défendre le Soi propre. Il se peut aussi que les organes qui assurent la préservation du Soi abandonnent ou du moins réduisent leur fonction à l’extrême ».

Le mot « Erschütterung » (commotion psychique) vient de « Schutt » (débris). Il englobe l’écroulement, la perte de sa forme propre et l’acceptation facile et sans résistance d’une forme octroyée, « à la manière d’un sac de farine ». « La commotion psychique survient toujours sans préparation. Elle a dû être précédée d’un sentiment d’être sûr de soi, dans lequel, par suite des évènements, on s’est senti déçu; avant on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant. Après, trop peu ou pas du tout. On aura surestimé sa propre force et vécu dans la folle illusion qu’une telle chose ne pouvait pas arriver ; « pas à moi » ».

Il semble que la première réaction an choc soit toujours une « psychose passagère », c’est à dire une rupture avec la réalité, d’une part sous la forme d’hallucinations négatives (perte de connaissance ou évanouissement hystérique, vertiges), d’autre part souvent sous la forme d’une compensation hallucinatoire positive immédiate qui donne l’illusion de plaisir.

« Dans tous les cas d’amnésie névrotique, peut-être aussi dans l’amnésie infantile courante, cela veut dire dans les troubles de la remémoration, il pourrait s’agir d’un clivage psychotique d’une partie de la personnalité sous le choc, mais cette partie clivée survit en secret et s’efforce constamment de se manifester sans trouver d’autre issue que, par exemple, les symptômes névrotiques ».

C’est ce qu’il appelle le clivage auto- narcissique : une partie du Moi, en tant qu’intelligence pure, mesure l’étendue du dommage et se sépare d’une autre qui ne veut rien savoir, ni sentir.

Il dit en s’adressant à ses patients : « ce que vous ne voulez ni ressentir, ni savoir, ni vous rappeler, est encore pire que les symptômes dans lesquels vous vous réfugiez ». L’agressé, dont les défenses sont débordées, s’abandonne en quelque sorte à son destin inéluctable et se retire hors de lui-même, pour observer l’événement traumatique à partir d’une grande distance ou régresser à une béatitude pré-traumatique, cherchant à rendre le traumatisme non advenu. Il précise que l’abandon de soi signifie la mort comme ultime stratégie de vie. Il raconte le récit d’ami chasseur hindou : « il vit un faucon attaquer un petit oiseau ; celui ci se mit à trembler à son approche puis au bout de quelques secondes, vola tout droit vers le bec du faucon et fut avalé. L’attente d’une mort certaine semble être si pénible qu‘en comparaison la mort réelle est un soulagement ».

Au clivage du Moi s’ajoute donc une paralysie de toute activité physique, de la mobilité, de la perception, de la pensée. Un état de passivité, de non résistance s’installe. Le sujet peut alors se faire malléable pour mieux encaisser le choc ou bien réagir par la fragmentation, voire l’atomisation de la personnalité.

« L’enfant non protégé est pour ainsi dire prêt à l’éclatement ».

Par suite du clivage, de la cassure interne, il y a rupture dans la relation d’objet et repli dans lequel une partie de la personnalité devient en quelque sorte son « ange gardien ». Mais si un deuxième choc vient redoubler le premier, l’ange gardien risque d’être débordé, ce qui peut même aboutir au suicide.

Ferenczi invente également le concept du nourrisson savant « The Wise Baby » : c’est un autre mode de réaction au trauma que Ferenczi appelle « la progression traumatique », ou pré- maturation. L’enfant traumatisé, clivé, développe soudain d’étonnantes facultés d’intelligence et de sagesse; il devient l’infirmier voire le psychiatre de ses parents et prend en charge les problèmes des parents défaillants. Il décrit le rêve typique du nourrisson savant dans lequel un nouveau né, un enfant encore au berceau, se met à parler et même à enseigner la sagesse à toute la famille. La peur devant les adultes déchainés, fous en quelque sorte, transforme l’enfant en psychiatre.

Une autre notion est celle de l’identification à l’agresseur. Cette notion s’applique à des enfants gravement maltraités. « La peur oblige l’enfant à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement et à s’identifier complètement à l’agresseur ».

En mettant en lui, en introjectant l’agresseur, l’enfant met aussi en lui le sentiment de culpabilité de l’adulte. Le cas clinique du « Petit homme coq » qu’il expose dans « Le Journal Clinique » en est un exemple.

IV LA POSITION DE L’ANALYSTE. FREUD-FERENCZI

Face à toutes ces observations dont je ne donne qu’un aperçu, Ferenczi va essayer de comprendre et de guérir. Je ne vais pas retracer ici tout son cheminement technique, chaotique, fait d’essais et d’erreurs, de contradictions et d’impasses, qui passera par ce qu’il a appelé la technique active puis le principe de relaxation puis par la néo-catharsis et par l’analyse mutuelle à laquelle il renoncera. Je vais simplement relever certaines notions qui peuvent nous aider aujourd’hui avec ce leitmotiv de Ferenczi : « sans sympathie pas de guérison ».

Tout d’abord il observe de ses patients n’ont pas la ferme conviction des évènements subis. Cette notion de conviction à laquelle il s’intéresse depuis 1913 comporte plusieurs degrés.

« Il apparaît que les patients ne peuvent pas croire ou pas complètement à la réalité d’un événement si l’analyste, seul témoin de ce qui s’est passé, maintient son attitude froide, sans affect, et comme les patients aiment à le dire, purement intellectuelle tandis que les évènements sont d’une telle nature qu’ils doivent évoquer en toute personne présente, des sentiments de révolte, d’angoisse, de terreur, de vengeance, de deuil et des intentions d’apporter une aide rapide pour éliminer ou détruire la cause ou le responsable, et comme il s’agit en général d’un enfant, d’un enfant blessé, il y a des sentiments de vouloir le réconforter affectueusement. On est en fin de compte transformé avec le patient (adulte) dans cette période de son passé (une façon de faire interdite contre laquelle Freud m’avait mis en garde), avec pour résultat que nous- même comme le patient puissions croire en cette réalité ; c’est à dire en une réalité existante dans le présent et non momentanément transposée dans le passé ».

Cela veut dire que le sentiment de conviction est autre chose que la compréhension intellectuelle. Et Ferenczi apporte dès 1927 puis en 1928 dans le texte « Elasticité de la technique psychanalytique », texte d’une grande modernité, la notion très importante de tact.

« Le tact, c’est la faculté de « sentir avec » ; le tact c’est par exemple savoir se taire ou bien, sentir quand le silence est une torture. C’est savoir nous présentifier les associations possibles ou probables du patient qu’il ne perçoit pas encore ». Cette idée est en filiation directe avec ce que l’anglais Wilfred BION théorisera ensuite, le concept d’ appareil à penser les pensées.

Cette notion de tact renvoie aussi à celle de résonnance chez Nicolas ABRAHAM.

C’est dire aussi que Ferenczi aimait à travailler avec les composantes propres de sa personnalité, sa disponibilité, sa souplesse, son auto- critique, ses erreurs.

Cette notion de tact a été à tort comprise comme une forme d’intuition. Il me semble qu’elle renvoie davantage à l’importance accordée par Ferenczi au contre-transfert, c’est à dire à ce qui se passe du coté de l’analyste, à la perméabilité d’inconscient à inconscient dans la rencontre analytique.

Enfin, je ferai rapidement allusion au concept de régression. Ferenczi a cherché par des techniques de relaxation, de permissivité, à favoriser la régression du patient jusqu’à un état de transe pour revivre le trauma, tout comme il a évoqué la fonction traumatolytique de décharge du rêve, grâce à la diminution de l’esprit critique, toujours pour accéder à cette conviction. Ferenczi avait conscience des dangers de la régression et du fait que trop de tendresse ou de permissivité pouvaient aussi faire perdre le contrôle de la situation. Il a laissé à Balint le soin de poursuivre : « Balint a repris les choses là où je suis tombé en panne » et Balint distinguera en effet les régressions bénignes et malignes.

Je voudrais revenir rapidement sur la mésentente avec Freud. Ce que Ferenczi affirme de la douleur paralysée de l’enfant traumatisé, terrorisé face à l’hypocrisie et au déni de l’adulte, il va le mettre en parallèle avec le malade mental traumatisé par l’hypocrisie de la société et avec le patient face à la rigidité de la technique analytique. Selon lui, l’analyse peut amener la même confusion des langues si « l’analyste, manquant de naturel, de spontanéité, adopte hypocritement une neutralité qui l’empêche d’entrer en sympathie avec le patient et ne se met pas à la portée de l’enfant en l’adulte ».

La rigidité étayée sur la nécessité de ne pas répondre aux demandes du patient donc de le frustrer pour l’amener à se remémorer ses désirs infantiles et non les agir, peut faire subir la même autorité à l’enfant en détresse, « le même traitement inadéquat, capricieux, dépourvu de tact voire même cruel ».

Mais Freud, qui ne peut à ce moment- là pas suivre Ferenczi dans ses nouvelles conceptions de la position de l’analyste va lui dire : « Il va falloir que vous quittiez cette île de rêve où vous campez avec vos enfants imaginaires et vous mêler à nouveau au combat entre hommes ».

Il voudra empêcher Ferenczi de lire son texte « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » au congrès de Wiesbaden en 1932 et lui proposera en échange la présidence de l’Association Internationale de Psychanalyse.

Freud s’adresse à Eitington « Ferenczi m’a lu sa conférence. Inoffensive, bête sinon inabordable. Impression désagréable ». Dix jours avant le congrès, Ferenczi retire sa candidature à la présidence et fait sa conférence. Il va continuer de soutenir la nécessité de se mettre au diapason avec le patient, de jouer le même scénario que le patient, dans les tons appropriés. Il répond avec les mots du drame originel, sur le mode des protagonistes. Il est à l’écoute, se laisse guider.

Cette mésentente privée entre les deux amis va devenir publique et aboutir à une dramatique confusion, la supposée folie tardive de Ferenczi, idée véhiculée par Ernest Jones, biographe de Freud, entré dans une rivalité féroce envers Ferenczi.

Profondément affecté par la fin de non recevoir de Freud, Ferenczi écrira dans son journal clinique en 1932, un an avant sa mort : « Dans mon cas, une crise sanguine (Ferenczi souffrait depuis longtemps d’une anémie pernicieuse) est survenue au moment même où j’ai appris que non seulement je ne peux compter sur la protection d’une puissance supérieure (Freud) mais qu’au contraire je suis piétiné par cette puissance indifférente, dès que je vais sur mon propre chemin et pas le sien. Ai-je le choix entre mourir ou me réaménager, et ce à l’âge de 59 ans? Une certaine force de mon organisation psychologique semble subsister, de sorte qu’au lieu de tomber malade psychiquement, je ne peux détruire ou être détruit que dans les profondeurs organiques ».

Cette mésentente détient encore aujourd’hui sa part d’ombre et a probablement produit ses effets dans d’autres crises ou polémiques ultérieures. Il faudra beaucoup d’années, comme je l’ai dit, avant que Ferenczi ne soit traduit et publié, et avant que la théorie du trauma ne sorte de l’étouffoir et du scandale pour devenir un héritage précieux.

Victor GRANOFF a redonné, dans une conférence de 1958, la place qui revenait à Ferenczi entre Freud et Lacan.

Je veux insister sur une particularité de l’homme Ferenczi, à savoir l’engagement de sa vie entière dans sa position d’analyste, vie consciente et inconsciente, sur laquelle il n’a cessé de réfléchir, et dire « vie inconsciente» veut bien dire retour incessant sur l’enfant qui subsistait en lui, l’adulte.

C’est une histoire d’homme qui a tout de même finie par une mort prématurée à 60 ans, des complications d’un syndrome neuro-anémique.

Granoff a dit cette phrase bien connue des analystes et qui peut, ici, être discutée : « Si Freud a inventé la psychanalyse, Ferenczi a fait de la psychanalyse ». C’est à dire que Freud a piqueté un champ nouveau de connaissances et que Ferenczi a été, d’après Lacan, le premier à interroger de la façon la plus authentique la responsabilité du thérapeute. Lacan a d’ailleurs aussi réservé à Ferenczi cette éloge d’avoir été « le plus tourmenté par le problème de l’action analytique ».

V L’ANALYSE COMME THERAPIE.

A travers ce qui se dégage de la construction théorique et technique du trauma et qui oppose Ferenczi à Freud, il y a d’abord chez Ferenczi le désir de guérir, de proposer la psychanalyse comme une thérapeutique capable de soigner et guérir les maladies psychiques, ce que Freud a également soutenu mais avec en priorité une intention pédagogique et de transmission d’un nouveau champ de connaissance pour l’homme. Et cet aspect thérapeutique a dû être mis de coté parce que Freud était en train de construire une théorie. Quant à l’aspect technique de la méthode analytique, Freud a écrit quelques textes autour des années 1914-1918 mais qui représentent peu dans leur quantité par rapport à l’ensemble de son œuvre.

Face à Freud qui s’arrête, on peut penser par manque de temps, devant une clinique difficile qui trouve ses limites à l’analysable, ce qu’il théorise en 1920 par la pulsion de mort, la compulsion de répétition dont mes collègues Christine SALAS et Brigitte CULIOLI nous ont parlé la dernière fois, Ferenczi va s’engager autrement, façon de dire que la pratique analytique n’a pas dit son dernier mot, et qu’il s’agit d’adapter la technique à chaque cas et de reconsidérer l’importance de la réalité traumatique. Toute analyse qui n’a pas atteint les traumatismes n’est pas terminée.

Ferenczi écrit à Freud en 1930 : «  Je ne partage pas votre point de vue selon lequel la démarche thérapeutique serait un processus négligeable ou sans importance, dont il ne faudrait pas s’occuper, pour la seule raison qu’il ne nous semble pas intéressant. Moi aussi je me suis souvent senti « fed-up » à cet égard mais j’ai surmonté cette tendance… ». C’est en réponse à ce que Freud lui avait dit: « Il est tout à fait possible qu’avec les deux ou tous les patients, l’analyse que vous faites est meilleure que la mienne. Et je n’ai rien contre. Avec l’analyse comme thérapie, je suis complètement saturé, et qui alors le ferait mieux que moi sinon vous ».

Ferenczi va donc continuer son combat avec les cas difficiles. Il s’agit de trouver comment la clinique analytique puisse s’appliquer dans sa recherche théorique et pratique aux pathologies psychosomatiques, aux cas limites, aux psychoses, aux maltraitances. Et cela va faire qu’on enverra à Ferenczi les cas désespérés, les patients réputés être les plus difficiles. Il va par ailleurs donner à l’enfant une place toute particulière, en montrant à quel point les traumatismes subis dans l’enfance et la petite enfance, qu’ils soient évidents ou presque invisibles, isolés ou répétés, peuvent compromettre toute la vie future de cet enfant. Pour Ferenczi, les parents cessent d’être des maîtres infaillibles et se trouvent tout à coup chargés de responsabilités extrêmement lourdes, la responsabilité de toute la vie de leurs enfants. Il insiste donc sur l’importance de l’environnement et la relation précoce à cet environnement. La préoccupation de Ferenczi est alors de trouver la technique qui permettra d’atteindre les lieux psychiques primaires. L’enfant donc Ferenczi parle n’est pas l’enfant freudien pervers polymorphe.

Chez Freud, l’enfant se dissout dans l’infantile et cet infantile ne se retrouve chez l’adulte que sous forme métaphorisée, symbolisée, rattachée à des représentations mentales, ou sous forme de symptômes, le travail de la cure consistant à lever certains refoulements. Cet infantile, dans la théorie freudienne, est d’abord rattaché à la sexualité puis à l’inconscient. « L’inconscient c’est l’infantile » dit Freud.

Pour comprendre, on pourrait dire qu’il y a :

- l’infans : qui est parlé avant d’entrer dans la parole

- l’enfant réel, dans sa réalité

- l’infantile qui s’exprime sous forme métaphorisée, symbolisée.

Or, quand Ferenczi parle de l’enfant dans l’adulte, celui qu’il rencontre dans des analyses avec des adultes, et non de l’infantile, il parle d’évènements qui n’ont pas pu trouver de langage métaphorique, de langage au sein des signifiants lacaniens.

Il parle d’affects, de sensations, d’expériences corporelles qui n’ont pas pu trouver une façon d’habiter la psyché de l’individu qui les a pourtant vécus, notamment en cas d’évènements traumatiques qui ne pourront pas être remémorés car évacués en dehors de la psyché, sans traces mnésiques, sans refoulements. Et ces évènements feront retour dans la cure sur un mode non pas métaphorique mais littéral, sans passer par le fantasme ; le propre du trauma est qu’il est un meurtre du fantasme. C’est donc dans la relation à l’autre, à l’analyste, que quelque chose de l’événement va prendre corps en passant par le corps de cet analyste. Je renvoie au texte : « la répétition littérale indéfiniment répétée et pas de remémoration » dans Le journal clinique en 1932.

L’autre idée reliée à la façon d’aller à la rencontre de l’enfant avec ses patients adultes renvoie à la question du maternel. On peut dire que Ferenczi a mis l’accent sur la souffrance et les séquelles psychiques d’un enfant ayant eu une relation avec d’une mère confusionante ou folle.

Freud a construit sa théorie sur l’imago paternel à travers plusieurs figures : le père de la horde primitive, le Moïse, Abraham. Il ne va pas suivre Ferenczi sur cette voie du maternel bien que ce ne soit pas absent de sa théorie. Il n’ignore par exemple pas l’importance des soins maternels. Dans son texte de 1895 « Projet pour une psychologie scientifique » donc aux prémisses de sa théorie psychanalytique, il situe la moralité comme étant le souci qu’une personne extérieure a pour une autre personne en détresse, en l’occurrence le bébé qui, par sa prématurité ne peut seul évacuer ses tensions. Le cri, l’expression des émotions, l’innervation vasculaire sont des voies de décharge, d’éconduction face à une tension interne mais il faut une intervention extérieure, l’apport de nourriture, quand « une personne ayant de l’expérience est rendue attentive à l’état de l’enfant du fait de l’éconduction (le cri…). Cette voie d’éconduction acquiert ainsi une fonction extrêmement importante, celle de se faire comprendre et la désaide, la détresse initiale de l’être humain est la source originaire de tous le motifs moraux ». Par motifs moraux, il signifie là les devoirs de l’adulte face au nourrisson pour qu’il vive ses expériences précoces de satisfaction.

En 1897, dans une lettre à Fliess, son premier grand compagnon de l’aventure analytique, il écrira : « Une autre intuition me dit, comme si je le savais depuis longtemps – mais je ne sais rien du tout - que je vais prochainement découvrir la source de la morale. Ainsi la chose continue de grandir dans mon attente et elle m’apporte une très grande joie… ». Il écrit : « L’impuissance originelle de l’être humain est aussi la source de tous les motifs moraux » c’est à dire des devoirs des parents envers l’enfant. Cette détresse (Hiflosigkheit) doit rencontrer le prochain, le semblable, l’être secourable (le Nebenmensch). C’est mettre, comme le développe Monique Schneider dans son dernier livre, la détresse à la source de l’éthique. C’est aussi admettre que la constitution de l’être humain en tant que sujet se fait par un détour inévitable par l’autre et que ce n’est pas sans conséquences complexes, ce que Lacan, il me semble, a su développer par la suite.

Dans un texte de 1911, Freud reprendra l’importance des soins maternels. C’est à dire que la réalité extérieure est là, d’emblée, celle d’un être maternel avec toute sa singularité psychique, consciente et inconsciente.

Ferenczi va plus loin. Il écrit dans le texte « Analyse d’enfants avec des adultes » : « Je voudrais émettre l’hypothèse que les mouvements d’expression émotionnelle de l’enfant, notamment libidinaux, remontent au fond, à la relation tendre mère enfant et que les éléments de méchanceté, d’emportement passionnel et de perversion déchainée chez l’enfant sont, le plus souvent, les conséquences d’un traitement dépourvu de tact de la part de l’entourage ». Ce que Freud a développé comme une position anthropologique, Ferenczi en fera une position analytique.

« On peut à juste titre, affirmer que la méthode que j’emploie avec mes analysants consiste à les « gâter ». Sacrifiant toute considération quant à son propre confort, on cède autant que possible aux désirs et impulsions affectives. On prolonge la séance d’analyse le temps nécessaire pour pouvoir aplanir les émotions suscitées par le matériel ; on ne lâche pas le patient avant d’avoir résolu, dans le sens d’une conciliation, les conflits inévitables de la situation analytique, en clarifiant les malentendus et en remontant au vécu infantile. On procède donc un peu à la manière d’une mère tendre qui n’ira pas se coucher le soir avant d’avoir discuté à fond et en règle, dans un sens d’apaisement, tous les soucis grands et petits, peurs, intentions hostiles et problèmes de conscience restés en suspens ».

La prise de position analytique de Winnicott, pour ceux qui connaissent un peu son œuvre, est en filiation directe avec ce parti pris.

VI CONCLUSION.

En guise de conclusion, je voudrais dire d’abord que dans ces années 29 à 32, Freud et Ferenczi étaient chacun personnellement, confrontés à la maladie et à l’angoisse de mort, ce qui peut peut-être donner un éclairage à la tournure tragique qu’a prise cette amitié. Ferenczi restera, en plus d’être le disciple puis le co-inventeur de la psychanalyse et de ses institutions, l’ami fidèle et l’éternel analysant de Freud. Il est analysé par lui entre 1914 et 1916 pour trois courtes séquences et cette analyse se poursuivra dans la correspondance. Les deux hommes ont la même quête de la vérité, le même souci de la dimension éthique. Il est dit que Ferenczi est alors dans un transfert maternel envers Freud, c’est à dire que Freud aurait à être la mère que Ferenczi n’a pas eu, place que Freud ne saura pas prendre. Il écrira d’ailleurs, deux mois avant la mort de Ferenczi : « Je n’aime pas être la mère dans un transfert. Cela me surprend et me choque toujours un peu. Je me sens tellement masculin… ». Mais c’est probablement grâce à ce raté que Ferenczi élaborera l’importance de la mère-environnement dans la genèse du sujet et pourra occuper cette place dans le transfert pour ses patients. Il faut aussi dire qu’après la mort de Ferenczi, Freud reviendra de façon elliptique sur ce conflit, montrant son génie à ne jamais arrêter de s’interroger sur sa théorie. Et lors de la mort de Ferenczi, il pourra dire : « Il n’est pas pensable que l’histoire de notre science le laisse tomber dans l’oubli. »

Je voudrais surtout insister sur les prolongements et l’impact de l’engagement férenczien dans cette théorie du trauma.

- Elle est l’une des origines des théories sur la psychose et la folie familiale, l’une des origines de l’antipsychiatrie également, de la pensée de Searles à savoir l’effort pour rendre l’autre fou.

- Cette théorie du trauma conçoit également un lien entre la clinique des syndromes dissociatifs dus au clivage ou à la fragmentation tels qu’on les rencontre dans les psychoses, les états limites, et les névroses graves, hystériques notamment, et la psychosomatique. Le lien entre tous ces éléments cliniques se fait donc par l’existence de traumatismes précoces répétés. Les symptômes sont à considérer et à traiter comme des stratégies de survie, l’évitement du « pire encore ».

- La conséquence pathogène du traumatisme liée à l’absence d’une personne secourable pouvant protéger de l’état de détresse nécessite qu’avec un patient traumatisé, victime d’un meurtre d’âme, meurtre symbolique par « abandon de Soi », ce qu’il ne sait pas posséder, faire sien, ce par quoi il ne sait pas être possédé, seul un autre, et c’est la fonction de l’analyste, peut le lui transmettre après l’avoir souffert, éprouvé et traduit (le tact).

La colère est par exemple un affect que peu de patients traumatisés dans le sens de l’excès ou de la carence peut ressentir et que l’analyste peut lui exprimer tel qu’il le ressent envers tel adulte l’ayant maltraité. C’est une contribution essentielle de Ferenczi à la psychanalyse.

- C’est situer l’acte analytique dans un espace qui se situerait entre le dogme et la pure intuition.

- Cette théorie, en mettant en évidence le fait que sans environnement pathologique il n’y a pas d’enfant en détresse, suppose qu’un cloisonnement entre la pratique clinique avec les adultes et celle avec les enfants est absurde, l’une et l’autre s’éclairant mutuellement, et suppose aussi que l’analyse d’un enfant exige dans le meilleur des possibles un travail psychique des parents.

Je voudrais pour finir rappeler le nom de certains auteurs que j’ai évoqués et dont les conceptions prolongent et renouvellent le champ de pensée de Ferenczi : Michael Balint, Wilfred Bion, Donald Winnicott, Nicolas Abraham. Et plus près de nous, il y a aussi Jean Laplanche avec son texte : « De la théorie de la séduction restreinte à la théorie de la séduction généralisée », André Green et René Roussillon.

                                                                                                                                 Anne BAZIN