19 mars 2018

Les révolutions technologiques et l'injonction de "rester connecté" instaurent des modes de perception et de transmission inédits. Ainsi le selfie vient redéfinir l'autoportrait, quête esthétique et identitaire mais aussi mise en scène de sa propre image. Il nous invite à revisiter notre relation à l'image et le lien au narcissisme, aux questions fondamentales de l'identité, de la sexualité et de la mort.

 

Le SELFIE

Définition :

La définition de « selfie » : n. m. (mot anglais, de self « soi-même ») Autoportrait numérique, généralement réalisé avec un smartphone et publié sur les réseaux sociaux. « Poster un selfie » (Le Petit Robert 2015).

Ce néologisme anglo-saxon, le mot « self » (« le moi », « soi ») auquel on a ajouté le suffixe « ie » qui donne au mot une connotation familière ou argotique,  a été employé pour la première fois en 2002 par un jeune australien dont le pseudo était « Hopey », pour qualifier une photo qu’il avait postée sur un forum internet : ABC Forum Online (Australian Broadcasting Corporation, le 13 septembre 2002). Celui-ci était tombé dans des escaliers à la suite d’une beuverie et s’était ouvert la lèvre… 

L’évolution  de la téléphonie mobile avec l’apparition  du « smartphone » (téléphone « malin », « intelligent » équipé d’un objectif photo/vidéo que l’on peut retourner vers soi) à partir de 2007, va propager l’usage du « selfie » de façon exponentielle et le mot sera choisi en 2013 comme « mot de l’année » par les Dictionnaires d’Oxford.

L’outil est en effet remarquable : il permet de saisir une image de façon instantanée, n’importe où, quelle que soit la luminosité, de la voir immédiatement sur son écran, de pouvoir la retoucher très aisément, puis de la diffuser tout aussi instantanément. C’est, facile, gratuit, ludique, magique !

C’est en parallèle des progrès technologiques que le développement des réseaux sociaux donne un essor jamais vu à cette pratique : MySpace créé en 2003, Facebook lancé en 2004 (2,1 milliards d’inscrits en novembre 2017), Tumblr (2007), Flickr (2004) site de partage de photos et vidéos, longtemps réservé aux photographes avertis utilisant de très bons appareils, où les photos de smartphones deviennent majoritaires (13 milliards de photos hébergées en février 2017), Instagram (créé en 2010, plus de 600 millions d’utilisateurs à travers le monde), Snapchat (en 2011, qui permet d’envoyer une image éphémère, « image fantôme » ou « image bombe », visible par son destinataire pendant une durée programmée de 1 à 10 secondes) etc.

La photo prise avec un téléphone numérique est devenue un moyen de communication de masse. Les adolescents se sont emparés de cette technique et le phénomène du selfie a pris une ampleur considérable dans la culture adolescente, mais pas seulement. Le phénomène se développe dans toute la société, dans le monde entier, le selfie est utilisé par tous, inconnus ou « stars », jusqu’aux dirigeants de la planète : voir l’utilisation qu’en fait Emmanuel Macron, notre président de la République [ses selfies ont été largement détournés par les internautes au point qu’il existe à présent une application, « Macron selfie generator » qui permet d’insérer le visage du président dans nos propres photos !], Barack OBAMA  ou le Pape François … et en tous lieux (même dans l’espace !).

Le mot « Selfie » entre au dictionnaire Robert en 2015 et au dictionnaire Larousse en 2016.

Les canadiens francophones ont quant à eux, choisi le terme d’ « égoportrait ».

C’est donc entre le « self-portrait » et l’ « égo-portrait » que je vous propose de faire naviguer nos réflexions ce soir.

Miroir et  autoportrait :

Le selfie est donc un  phénomène du XXIe siècle. Mais derrière ce phénomène de se prendre en photo, se cache en réalité l’histoire d’une démarche propre à l’homme.

L’être humain a toujours été intéressé voir fasciné par son reflet, le seul visage que l’on ne puisse voir de façon directe étant le sien. Le premier miroir était un plan d’eau sombre et calme puis l’eau recueillie dans un bassin. Les premiers miroirs fabriqués étaient des morceaux de pierre polie, telle l’obsidienne. Objets de luxe, les miroirs ont été de tous temps objets de curiosité et de convoitise.

Les révolutions technologiques entraînant des bouleversements culturels, ce sont les progrès techniques dans la fabrication des miroirs, au cours des siècles, qui modifièrent leur usage [Rabelais, en avance de deux siècles sur son temps, rêvait de doter chacune des 9332 chambres de l’Abbaye de Thélème d’un « miroir cristallin de telle grandeur qu’il pouvait représenter toute la personne », mais jusqu’au XIXème l’usage du miroir, absent de la culture rurale, était réservé aux classes aisées et ce n’est qu’au cours du XXème siècle que se généralisent les « miroirs en pieds » puis ceux de la salle de bains]. Ils modifient ainsi le rapport à l’image de soi (c’est l’utilisation du « miroir en pied » qui autorise l’émergence de l’esthétique de la minceur et qui va guider la diététique vers des voies nouvelles) et à sa figuration.

C’est surtout à partir de la Renaissance grâce aux progrès techniques des verriers de Murano que de nouveaux miroirs apparaissent, les miroirs-plans, dont l’attraction s’élargit à un plus grand nombre. Ces miroirs deviennent de nouveaux vecteurs de communication éphémère, de questionnements, qui font resurgir le mythe de Narcisse.  Une floraison d’autoportraits coïncide avec le moment où l’on sait fabriquer un miroir parfait, même s’il est encore limité en taille, plat et limpide, capable de renvoyer un reflet clair, sans déformations.

A la différence du portrait, l’autoportrait est d’essence spéculaire. Dans la nouveauté de ce tête à tête intime, la notion d’identité, de sujet, va s’élaborer au moment où l’homme est mis au centre de l’univers. L’autoportrait est lié à la nouvelle finalité que la Renaissance assigne à la peinture : rendre compte du visible.

Narcisse est selon ALBERTI (livre II du traité De Pictura, 1435) le premier peintre : « J’ai coutume de dire, parmi mes familiers, que l’inventeur de la peinture doit être ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur. Qu’est-ce que peindre, en effet, si ce n’est saisir, à l’aide de l’art, toute la surface de l’onde ? ». Narcisse est celui qui, tissé de désir, embrasse la surface d’une eau-miroir. De même que Narcisse éclot à la surface de l’eau, métamorphosé en fleur, la mort se trouve métamorphosée par la peinture, miroir de l’immédiat. [Cf. CARAVAGE Narcisse 1599 : impossibilité de faire la distinction entre le personnage et son image, les mains du personnage fusionnent avec une « main reflet » sur le bord droit du tableau].

La peinture est un lien, écrit Alberti, elle possède « une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présents, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents, mais aussi de montrer après plusieurs siècles les morts aux vivants ».

Léonard de Vinci quant à lui, qualifie le miroir de « maître des peintres » (en Flandres, jusqu’au XVIème siècle, peintres et souffleurs de verre font partie de la même congrégation, la Guilde de Saint Luc et les inventaires après décès témoignent de la présence de miroirs dans les ateliers d’artistes). Selon les humanistes, le miroir est une voie royale vers le questionnement et la connaissance de l’homme. Ambivalent, il est allié à la recherche intellectuelle mais aussi à la séduction, à l’illusion, voire à la tromperie. Symboliquement, il est associé à la vérité (comme le miroir magique de Blanche-Neige) mais il est également inverseur de cette vérité : ainsi le « chevalier des Miroirs » dans Don Quichotte.

Rappelons  le mythe que les Grecs ont imaginé pour rendre compte des origines de la peinture, le mythe de la fille de DIBUTADES de Sicyone, potier de Corinthe, rapporté par Pline l’Ancien (Histoire naturelle, livre XXXV, 151-152) : une jeune femme devant être séparée de son amant parti à la guerre, sans savoir s’il reviendrait, « remarqua sur une muraille l’ombre de ce jeune homme dessinée par la lumière d’une lampe. L’amour lui inspira l’idée  de se ménager cette image en traçant sur l’ombre une ligne qui en suivit et en marqua exactement le contour ».

La jeune femme écrit l’ombre de celui qu’elle aime et dont elle désire garder la présence (les Grecs désignent le procédé skiagraphein (peinture, écriture de l’ombre) qui renvoie aussi aux pratiques de trompe-l’œil et d’illusionnisme pictural). Le travail de l’ombre est un travail de l’illusion, un aveuglement qui éclaire.

Cette fable pointe que c’est dans l’absence que naît l’art, la créativité. Le portrait a pour raison d’être de conjurer l’absence et que c’est bien le désir qui préside à son invention. De même c’est son désir que reconnaît Narcisse qui se penche sur un visage qu’il ne reconnaît pas. C’est à cette ombre que fait référence l’Autoportrait « papier déchiré » de Marcel Duchamp en 1958, signé du latin de cuisine « Marcel déchiravit », contrepoint au « fecit » traditionnel.

Il continuera à déchirer l’art avec son « portait signature » en 1964 .

Ainsi même dans l’absence des traits du peintre cela reste un autoportrait et la définition du dictionnaire « portrait d’un dessinateur, d’un peintre exécuté par lui-même » (Petit Robert), est bien simpliste pour rendre compte de toutes ses possibilités et de toutes ses énigmes.

Dès ses premiers pas au Moyen-Age (XIIème siècle), avec une vingtaine de figurations de moines ou de clercs dans des travaux d’enluminure, l’autoportrait prend la forme symbolique d’une signature : un moine enlumineur et copiste, Frère Rufilus, se représente dans la lettre D, au-dessus de laquelle il a inscrit son nom.

Ce n’est qu’à partir du début de la Renaissance (milieu XVème siècle) que les artistes peuvent être identifiés comme sujets de leur propre œuvre, puisqu’alors les peintres commencent à signer leurs toiles. La signature, d’abord apposée sur le bord inférieur du cadre, va progressivement pénétrer à l’intérieur du tableau.

« C’est lorsque l’image est vraiment susceptible de miracle et non d’illusions que la signature est interdite ; lorsque l’image devient support de magie, l’auteur des tours se doit d’apparaître à la fin de la représentation » (Béatrice Fraenkel La signature, genèse d’un signe, Gallimard, Paris, 1992, p.171.)

L’Homme au turban rouge de Jan Van Eyck (1433) est désigné comme le plus ancien autoportrait de l’histoire de l’art occidental. C’est  Van Eyck qui est le premier peintre des Pays Bas à manifester sa paternité artistique par une inscription (« ALC ICH XAN » / « ce que je peux »).

L’année suivante le peintre introduit dans le tableau La chambre des époux Arnolfini (1434), un autoportrait signature, se représentant dans le miroir du fond, surmonté de la mention « Johannes de Eyck fuit hic 1434 ». La signature du tableau étant encore rare à cette époque, le peintre se présente comme témoin (« était là » plutôt que « a fait » : « pinxit » ou « pingebat » plus traditionnels des signatures de peintres.

Si la peinture doit rendre compte du visible, les peintres se pensent alors comme fragments de ce monde visible, l’autoportrait est un fragment doté d’un statut particulier puisqu’à la fois objet de la représentation et sujet de cette représentation. Dans une aventure comparable au « cogito », le peintre s’identifie à son rôle : « je peins donc je suis » et met en abyme la main qui dessine, à la fois productrice du trait et produite par lui.

Il se met en scène avec les attributs de sa fonction (pinceaux, crayons, palette, chevalet etc.) selon les conventions du code culturel. Même si rien ne nous garantit qu’il s’agit plus de lui-même que d’un peintre imaginaire ou d’une allégorie de peintre [voir la série de PICASSO « le peintre et son modèle » : « le moi intérieur, il est forcément dans ma toile puisque c’est moi qui la fais. Je n’ai pas besoin de me tourmenter pour ça…quoi que je fasse, il y sera. Il n’y sera même que trop…Le problème, c’est le reste » (Cité par H. Parmelin, Picasso dit…, p.28). Un peintre qui change tout le temps mais en même temps le même…

Albrecht DÜRER (1471-1528) est un des grands créateurs  du genre de l’autoportrait comme représentation distincte de soi, il est considéré dans l´histoire de l´Art, comme un des premiers artistes à faire ses autoportraits sans les placer sur une toile à sujet religieux. Il se dessine dès l’âge de 13 ans en 1484 (« J'ai fait ce portrait d'après moi-même, en me regardant dans un miroir, l'année 1484, quand j'étais encore un enfant») puis il peint quatre autoportraits : en 1493, 1498, en 1500 (Autoportrait à la fourrure, pose frontale exceptionnelle pour un portrait profane), il est le premier à se représente nu  et il n’hésite pas à donner son visage à  la figure du Christ.

Cette position christique, volonté d’hommage à Dieu certes, mais aussi de se mettre en évidence comme créateur.

LE PARMESAN (1503-1540) se représente dans un miroir convexe en 1524, sa main disproportionnée témoignant du métier et du talent du peintre. 

Le plus prolifique des autoportraitistes est bien sûr  REMBRANDT qui a consacré une centaine d’œuvres, toiles ou gravures, à son image entre 1627 et 1669. Nous le voyons vieillir au fil du temps, ce corpus constituant une sorte de journal intime du peintre, depuis le jeune homme à l’air timide qui se peint à contre-jour alors qu’il vient d’avoir 20 ans, jusqu’au vieil homme fatigué et ridé de 1669, âgé de 63 ans, quelques semaines avant sa mort. Cette volonté de suspendre le temps en fixant les traces du moment est aussi une volonté réelle ou illusoire de projeter son monde intérieur sur la figuration de son visage.

L’autoportrait est un moyen d’autopromotion mais aussi un fertile terrain d’expérimentation, d’introspection et de quête d’une vérité personnelle, image d’une pensée artistique complexe.

« Il n’est guère d’acte plus impérieux de « création seconde », de défi plus radical lancé à sa propre venue au monde, non voulue, non maîtrisée, que dans la suite d’autoportraits que peint Rembrandt […] La mimesis est une réappropriation » (Georges Steiner Réelles présences, l’art du sens, cité par Pascal Bonafoux, p.36).

L’autoportrait est d’ordre spéculaire, la mimesis est un leurre, leurre qui a pour but de révéler.

« L’autoportrait est métamorphose du peintre, qui devient peinture » (Pascal Bonafoux).

Le regard qui sait qu’il est une conscience a à faire à l’intolérable de la mort. La singularité de ce regard est qu’il peint ce qu’il voit (video) mais aussi ce qu’il voit en lui (cogito), son défi : regarder ce qui ne peut être vu, un infini de la mort sur lequel le temps n’a pas de prise. Ce regard s’adresse à l’autre, au-delà du temps, autre substitué au miroir, regard devenu lui-même miroir où l’autre aura à se reconnaître, dans une troublante mise en abyme : comme le constate Lacan, « Le regard est au dehors. Je suis regardé, c’est-à-dire je suis le tableau » (p.37)

Les  peintres les plus prolifiques en autoportraits seront ensuite Van Gogh : Van Gogh s’est représenté 37 fois entre 1886 et 1889, avec toujours un regard qui semble regarder ailleurs. L’obsession du « qui suis-je ? » se déplace dans un seul registre, celui de l’angoisse et Van Gogh savait bien que son identité était menacée.

Picasso qui s’est représenté à toutes les étapes de son œuvre [1899-1907-1972 par exemple]. On peut citer Egon Schiele, Francis Bacon, David Hockney [qui réalise ses premiers autoportraits alors qu’il vient juste d’intégrer l’Ecole d’art de Bradford puis fixe son image par des clichés photographiques au début des années 1970 ; à partir de 1983, il commence chaque journée de travail par un autoportrait et en 2000-2001, entreprend une série de grands autoportraits au fusain].

En ce qui concerne les femmes : Frida Khalo (1907-1954) qui souffrait de poliomyélite depuis l’âge de 6 ans, puis qui subit de multiples interventions chirurgicales à la suite d’un terrible accident de bus (transpercée par une barre de métal, brisée par de nombreuses fractures). Le fait de devoir rester alitée de nombreuses années de sa vie fut pour elle l’élément déclencheur  d’une série d’autoportraits, un miroir installé sur un baldaquin au-dessus de son lit lui permettant de se prendre pour modèle, afin de symboliser ses souffrances physiques et psychiques.

Helene Schjerfbeck (1862-1946), finlandaise formée à Paris, fit une quarantaine d’autoportraits en soixante-dix ans, autoportraits où elle traque l’avancée de l’âge, la maladie et l’approche de la mort.

Au XXème siècle, l’autoportrait est l’expression d’un désir de liberté, une tentative antagoniste de se réapproprier son être propre pour maitriser les formes et les significations. Il s’inscrit moins que jamais dans un quelconque projet de ressemblance, c’est une représentation hors de soi, une forme de trace, mais toujours une façon de rendre le sujet présent malgré son absence dans le présent. L’idée que se peindre c’est toujours affirmer sa présence hic et nunc. Cette présence est celle de l’œuvre, comme elle est celle du peintre. L’une est l’autre, si « je est un autre », cet autre c’est l’œuvre.

Au cours de ce XXème siècle on peut noter également que le corps de l’artiste est devenu le corps de l’œuvre. Dans une société occidentale devenue celle de la consommation, ce corps qui n’est plus idéalisé, susceptible d’une transcendance, mais païen et réel, n’est plus que le support voire le matériau même de l’image (voir par exemple les « Self-hybridations » ou les performances de chirurgie esthétique de l’artiste ORLAN).

En fin je voudrais conclure par cette « leçon d’autoportrait » qu’est l’œuvre de Norman Rockwell Triple autoportrait [Photo 26] : Ce triple autoportrait servit d'illustration pour la couverture du Saturday Evening Post du 13 février 1960, à l'occasion de la parution de son autobiographie dont le magazine publiait les premières pages. L'artiste utilise ici une mise en abyme, qui consiste à incruster dans une image cette image elle-même. Norman Rockwell se représente de dos, en train de se regarder dans un miroir pour peindre son propre portrait. Tout en présentant de façon réaliste le travail du peintre, celui-ci est montré sous trois aspects différents : de dos, dans le reflet du miroir, et sous la forme de l'autoportrait qu'il est en train de réaliser sur la toile. Le désir d’inscription dans l’histoire de l’art se manifeste  par les citations des  autoportraits de Dürer, Picasso, Rembrandt, et Van Gogh.

La photographie nouveau miroir :

Avec l’invention de la photographie le portrait et l’autoportrait réservés à une élite fortunée lorsqu’ils étaient peints, se démocratisent. La photo permet aux classes moyennes d’accéder au portrait.

Dès sa naissance la photographie fait office de nouveau miroir : « grâce à la photographie, disait NADAR, l’homme devient capable de matérialiser le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu sans laisser d’ombre au cristal du miroir, un frisson à l’eau du bassin ».

A la photographie est alors assignée la fonction de rendre compte du réel (dont elle décharge les arts picturaux) et d’inventorier le monde. Définie par August Sander en trois mots : « voir, observer, penser », elle va bouleverser à son tour le XIXème siècle artistique et scientifique, en devenant le nouveau medium de la connaissance (une iconographie nouvelle illustrera ainsi les expériences de Charcot à La Salpêtrière ou celles menées par Bertillon sur l’identification judiciaire).

Mais la photographie ne représente pas le monde, elle n’enregistre jamais sans modifier, sans construire ni recréer. « Fausse et vraie à la fois » selon le double régime de sa représentation comme le suggère Roland Barthes, elle est, dit-il, « un medium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination […] fausse au niveau de la perception, vraie au niveau de temps », située en creux dans cet écart paradoxal. Elle n’est pas seulement un reflet mimétique du monde, elle est aussi une illusion de la même façon que le miroir trompeur.

L’autoportrait photographique a présidé aux tout débuts de cette nouvelle technique et était très courant dans les premiers temps de l’invention et de l’expérimentation de la photographie car il était souvent plus facile pour le photographe de poser lui-même en tant que modèle.

C’est à Robert Cornelius [Photo 27] en 1839 (13 ans après la première photographie prise par Nicéphore NIEPCE) que l’on doit le premier portrait et autoportrait connu de l’histoire de la photographie, numérisé aujourd’hui par la Bibliothèque du Congrès américaine à partir du daguerréotype original. Chimiste amateur, passionné de photographie. Cornelius avait installé son appareil photographique au fond du magasin familial à Philadelphie. Il a réalisé cette photo en retirant le capuchon de l’objectif et puis en courant dans le champ de l’appareil où il resta assis pendant dix à quinze minute avant de recouvrir à nouveau l’objectif. Au dos, il écrivit : «  la première image de lumière jamais prise, 1839.  ».

L’ Autoportrait de Robert Cornelius est donc le premier «  Selfie  ».

Le premier appareil Kodak (1888) permet de prendre une centaine de clichés et devient accessible à tous puis l’apparition du Leica en 1928, émancipe la photographie de la lourdeur de la machinerie optique.

Les précurseurs utilisaient des miroirs pour pouvoir immortaliser leur image. Au début du XXe siècle, les « Brownie » de Kodak notamment furent très utilisés pour réaliser des autoportraits, des « selfies ».

Ainsi la grande duchesse Anastasia Nikolaïevna, adolescente fait son autoportrait en 1914, à l’aide d’un miroir et d’un boitier Brownie, autoportrait qu’elle envoie à un ami.

En 1920 les photographes de la Byron Company à New York font un autoportrait de groupe, 1er « selfie de groupe ». 

Au XXème siècle Andy Warhol, Cindy Sherman qui bouscule les codes en se travestissant d’une image à l’autre, Robert Mapplethorpe explorent dans divers jeux de rôles, les reflets multiples de la complexité du psychisme.

De façon plus prosaïque l’invention du photomaton, a mis à la portée du plus grand nombre l’autoportrait photographique, parfois de groupe, avec cette tentative d’en faire un objet de « jeu » et la surprise du résultat…

La dimension temporelle de la photographie est particulière et paradoxale : elle n’a pas de durée déterminée, le temps de prise est infime, de l’ordre de l’instantané, le temps de lecture dépend du spectateur avec une possibilité d’arrêter son regard. Elle est une sorte de butée : elle continue à montrer ce qui a été et qui n’est plus, éternellement au présent mais ce présent est passé depuis le début. 

L’autoportrait est le support d’une élaboration inconsciente qui se met en place pour lier l’ensemble des traces sensibles et émotionnelles à chaque nouvelle expérience. Il révèle une part inconnue de soi qui échappe à notre connaissance et à la seule vision spéculaire. Il  assure à l’artiste que « ça a été ». Il a à voir « en deçà avec la mort ».

« Je voudrais en somme que mon image, mobile, cahotée entre mille photos changeantes, au gré des situations, des âges, coïncide toujours avec mon « moi » (profond comme on le sait) ; mais c’est le contraire qu’il faut dire : c’est « moi » qui ne coïncide jamais avec mon image ; car c’est l’image qui est lourde, immobile, entêtée (ce pour quoi la société s’y appuie), et c’est « moi » qui suis léger, divisé, dispersé et qui tel un ludion, ne tiens pas en place, tout en m’agitant dans mon bocal : ah, si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signifie rien ! Hélas, je suis condamné par la Photographie, qui croit bien faire, à avoir toujours une mine : mon corps ne trouve jamais son degré zéro, personne ne le lui donne (peut-être seule ma mère ? Car ce n’est pas l’indifférence qui enlève le poids de l’image – rien de tel qu’une photo « objective », du genre « Photomaton », pour faire de vous un individu pénal, guetté par la police -, c’est l’amour, l’amour extrême). » (Roland Barthes La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, pp.26-27).

La photographie a une force de silence et d’immobilité (traduites en anglais en un seul mot : stillness), immobilité et silence qui sont des caractéristiques de la mort, ses symboles populaires. « Si vivante qu’on s’efforce de la concevoir (et cette rage à « faire vivant » ne peut être que la dénégation mythique d’un malaise de mort), la Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts ». (Roland Barthes La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980, p.56).

Le moment où est prise la photographie ne reviendra plus. La personne qui a  été photographiée est morte, « morte pour avoir été vue » (Philippe Dubois).

La photo est un miroir dans lequel nous mesurons l’avancée de l’âge, plus fidèle que le vrai miroir qui au contraire nous accompagne à travers le temps et qui change avec nous de sorte que nous ne le voyons pas changer (Cf. le Portrait de Dorian Gray).

La photographie porte en elle une allusion à la mort. L’ « instantané » est ce moment de rapt, de franchissement d’un seuil brutal et insaisissable qui soustrait l’objet au monde ordinaire pour le placer dans un autre monde et dans un autre type de temps. La « prise » est immédiate, définitive comme la mort. Christian Metz, auteur de plusieurs ouvrages sur la sémiologie au cinéma, la compare à la constitution du fétiche dans l’inconscient, « fixé une fois pour toutes par un regard d’enfant ».

Le fétiche, « outre qu’il est une mémoire, combine en lui la position de perte (castration symbolique) et l’évitement symbolique de cette perte.

De même, la photo, objet partiel, est promise à un « long voyage immobile » : « avec chaque photo un petit morceau de temps échappe à son destin ordinaire et se trouve protégé contre sa propre perte ».

L’image nous conduit à l’inconscient, elle en montre toujours plus, elle est toujours surexposée.

Son rapport à la réalité est différent de celui qui caractérise le discours. Montrer ce n’est pas dire. L’image produit un « effet de réalité », un « trop » qui renvoie à l’inconscient, un effet de « surréalité » proche de l’ « inquiétante étrangeté ».

Ainsi Freud rapporte dans l’Inquiétante étrangeté [Paris, Gallimard, Collection Idées, p.204.] une anecdote le concernant : « J’étais assis seul dans un compartiment de wagons-lits lorsque, à la suite d’un violent cahot de la marche, la porte qui menait au cabinet de toilette voisin s’ouvrit et un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en sortant des cabinets qui se trouvaient entre les deux compartiments et qu’il était entré dans le mien par erreur. Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication ». Une image c’est toujours un double.

Le selfie :

A propos de  l’autoportrait dans l’art, Pascal Bonafoux s’interrogeait : « Le XXème siècle aura substitué à la conscience de soi qui fut l’obsession de toutes les philosophies et de toutes les religions jusqu’à l’apparition de la psychanalyse, le dérisoire et unique souci social de l’image de soi ? »,  (p.197).

Avec la technique à portée de main, la photographie pour tous, en un clic, outil idéal de communication pour l’exposition de soi,   les adolescents se sont emparés récemment de la technique du selfie dans un flux continu d’images de soi [1000 images par seconde, une quarantaine de milliards par an sur le net]. Il leur est devenu indispensable d’enregistrer tous les instants de leur vie, d’en fixer les moindres détails surtout les plus anodins (quelle tenue j’ai aujourd’hui ? qu’est-ce que je mange ? qu’est-ce que je regarde ?). Il faut arrêter le temps, épingler les souvenirs, avoir la preuve que l’on était bien là à cet instant précis (comme le nain de jardin voyageur dans le film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain…).

Beaucoup d’adultes (de psychanalystes…) ont une réaction très négative à l’égard de ce phénomène de société qu’ils considèrent comme stérile, la prolifération des selfies serait une répétition à l’infini d’une relation spéculaire jamais satisfaite.

Cette pratique ne peut que nous questionner. Qu’est-ce qui se joue là ?

Chaque génération s’est emparée des nouvelles techniques pour faire évoluer à la fois ses capacités d’apprentissage, sa compréhension du monde mais aussi l’organisation de la société, le rapport aux autres et la place de chacun dans cette humanité. Nous sommes avec l’entrée dans l’ère numérique à un tournant de notre civilisation, aux débuts d’une révolution humaine qui crée de nouveaux paradigmes : une modification de notre rapport au temps (tout est immédiat, accessible hic et nunc), à l’espace (les distances sont virtuelles, nous sommes « géolocalisés » en permanence), à l’intelligible qui s’efface devant le  sensible et les affects, au langage, l’image éphémère et les émoticônes se substituant aux mots (on dénombre plus de 1200 symboles et ce chiffre est en constante augmentation, un dictionnaire de ce néo langage a été créé : « Emojipedia »).

Ce pouvoir de l’image comme vecteur d’émotions n’est pas nouveau, ce qui l’est revanche c’est cet envahissement des images, cette perméabilité permanente qui accroît le sentiment anxiogène qui caractérise notre société hyperinformée, hyper connectée.

Ce passage d’un monde qui se pense, qui se raconte,  à un monde qui se regarde ne peut qu’avoir des effets sur notre vision du moi.

Quelle est donc la fonction du selfie dans la vie psychique des adolescents ? Qu’attendent-ils de cette diffusion massive ? Quelles conséquences peut avoir cette prolifération d’images de soi et leur banalisation tant sur le plan du développement intellectuel et affectif que sur le plan social ?

Entre self-portrait, au service d’une construction identitaire, et ego-portrait, expression d’un narcissisme exacerbé parce qu’en souffrance, miroir réflexif ou miroir vide ? Production répétitive stéréotypée ou expression créatrice ? 

Selon Gérard WAJCMAN, auteur de l’Œil absolu, « celui qui photographie sa vie ne veut pas montrer le monde mais se montrer lui-même. Cela revient à dire que je suis ce que je montre, et qu’il y a comme un déficit d’intériorité ». En montrant le corps, « nous réduisons notre moi à son enveloppe charnelle et faisons l’économie de dire quelque chose de nous ».

A l’adolescence, au moment où les métamorphoses du corps inquiètent, au moment où se pose, avec angoisse parfois, la question du choix d’un objet sexuel, c’est bien en effet le corps avec le selfie qui est le vecteur de nouvelles modalités d’identification et de nouveaux rituels face aux questions existentielles : l’identité, le sexe, la mort.

Le stade du miroir :

Le psychanalyste Jacques Lacan définit le « stade du miroir » (dès 1936), comme formateur de la fonction sujet. C’est le moment où l'enfant prend conscience que c'est lui-même qu'il voit dans un miroir, entre 6 et 18 mois. Cette connaissance de soi (et non cette reconnaissance, puisqu'avant de se voir dans un miroir, un enfant n'a pas d'appréhension de son corps comme formant une unité totale fonctionnelle) participe de la mise en place du corps comme unifié (en opposition au corps morcelé préexistant au stade du miroir, et problématique dans les affections schizophréniques), et de la future structuration du moi. L’enfant perçoit dans l’image spéculaire une unité corporelle à laquelle il s’identifie, unité qui, chez l’homme, n’est pas perceptible du fait de la prématurité de la naissance attestée objectivement. La perception par l’enfant de sa propre image constituerait la matrice dans laquelle il pourrait unifier les différentes parties de lui-même de façon à forger son identité. Etre UN annonce le JE qui sera affirmé par le sujet lorsqu’il parlera en son nom propre, à 3 ans.

Cette expérience primordiale fonde le caractère imaginaire du moi et annonce le JE symbolique.

La rencontre du bébé avec son image dans le miroir provoque chez lui une jubilation [Lacan insiste sur « l’assomption triomphante de l’image avec la mimique jubilatoire qui l’accompagne et la complaisance ludique dans le contrôle de l’identification spéculaire »], illusion de maîtriser son corps.

Mais cette fonction ne peut se mettre en place que par la présence de l’autre. Il présuppose une opération symbolique, temps de reconnaissance par l’Autre de l’image spéculaire de soi. C’est l’adulte qui porte le bébé qui entérine du regard et de la voix, ce temps de reconnaissance, cette phase de la constitution de l’être humain. L’enfant reconnait d’abord l’autre dans le miroir, l’adulte, qui lui dit « regarde, c’est toi ! » et qui lui permettra de comprendre « c’est moi ! » ; Le sujet est donc social, il a besoin de l’autre pour se constituer.

D.W.Winnicott (1971) a montré quant à lui que le premier miroir est constitué par les yeux de la mère, le miroir maternel ne renvoyant pas seulement une image, une perception,  mais une aperception comprenant tous les affects suscités par cette perception.

A l’adolescence, lors de ce 2ème processus d’individuation avec le développement de l’autonomie et du sentiment d’identité, il semblerait que ce soient les pairs qui assurent à présent cette fonction maternelle réflexive de miroir. Dans notre société qui bouleverse les rapports entre générations, face  aux adultes tellement préoccupés par leur propre image et leur jeunesse, faute d’être regardés par leurs parents, les adolescents se regardent les uns les autres. 

L’aperception avec les selfies est bien présente puisque les adolescents postent leurs photos dans le but d’obtenir un maximum de « like » ; ce qui compte c’est le nombre de copains qui auront regardé et aimé l’image, c’est l’approbation d’autrui afin de se rassurer physiquement et psychologiquement sur son apparence. Du miroir ouvert à l’infini qu’offre internet, on attend comme la belle-mère de Blanche-Neige qu’il renvoie une vision de soi la plus valorisante possible. Malheureusement cette réaction affective s’exprime en termes binaires « j’aime/je n’aime pas » et les nuances affectives du regard aimant se perdent ; la quantité l’emporte sur la qualité. A multiplier les miroirs, ils risquent de devenir vides : « Si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors une chose qu’on peut regarder mais dans laquelle on n’a pas à se regarder » (D.W. Winnicott, p.156. Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant. In Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard, 1971, pp.153-162).

Nous sommes à un moment de la société où le sujet est mis en défaut, où l’être humain est transparent ou réduit à un numéro. Dans une injonction paradoxale de la société, un double langage tel que peuvent les manier les régimes autoritaires, il faudrait s’exhiber pour exister (voir le thème de « l’homme invisible », sujet du roman de H.G. Wells en 1897 et du film de James Whale en 1933, où la visibilité est une valeur absolue).

Dans une société individualiste où les enfants, les adolescents éprouvent plus que jamais un sentiment d’abandon, une solitude (solitude qui est à la fois une souffrance et la tentation du narcissisme primaire, temps heureux où le bébé ne vit que pour ses propres besoins, sans se préoccuper du monde qui l’entoure car il peut compter sur le dévouement sans limites de ses parents), une perte de l’estime de soi (avec dans ce cas des failles du narcissisme secondaire qui s’élabore à partir du stade du miroir et grâce auquel on se forge une image de soi cohérente), exister aux yeux des autres, des amis, de l’entourage, peut devenir une question de vie ou de mort sociale, voire réelle.

La surenchère du selfie serait alors une tentative sans fin pour accrocher un regard qui voit enfin, l’adolescent ne pouvant arriver à introjecter ce moment où il existe en étant regardé, signe de l’échec d’un accès au stade du miroir dont Lacan dit qu’il faut le comprendre comme « une identification au sens plein du terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image. » (J. Lacan, p.90. Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est  révélée dans l’expérience analytique. In : Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, pp.93-100).

Comment ne pas se perdre dans cette fragmentation des miroirs ?

On peut penser au cas extrême  rapporté par Françoise Dolto (L’image inconsciente du corps. Paris, Le Seuil, 1984, p.148) d’une petite fille de deux ans et demi, laissée de longs jours seule  avec une nurse dont elle ne parlait pas la langue, dans une chambre d’hôtel décorée de nombreux miroirs, lors d’un voyage à Paris de sa famille américaine. L’enfant éparpillée, le corps fragmenté par tous ces miroirs, envahie d’une surenchère de  pulsions scopiques sans un parent proche pour donner du sens par la parole, est devenue schizophrène. La stupeur du double dans le miroir n’avait pas pu être dépassée par la parole d’un tiers.

Nous avons vu le rôle de l’autre dans le « stade du miroir » de Lacan  et chez Winnicott. En s’en inspirant, René Roussillon développe le modèle de la réflexivité : si le bébé est regardé par sa mère, il regarde sa mère dans un premier échange, source de plaisir partagé.

Le selfie appelle cette fonction de « double » au moment où se réactive pour l’adolescent ce besoin de reconnaissance en miroir. Devant ce moi dont on sait depuis Freud qu’il « n’est plus le maître en sa propre demeure », qui échappe, soumis aux pulsions, devant la difficulté à définir une identité que l’inconscient vient contredire, la quête identitaire incessante, le moi en questionnement permanent sont l’expression du doute de soi.  

Le selfie s’inscrit dans une recherche d’adhésion au groupe, il répond à une imitation d’autrui, reprenant gestes et attitudes, notamment celles de « célébrités »dans une sorte de course à la ressemblance. Il obéit à des stéréotypes, à des modes rapidement changeantes (on a vu les « duck-face, bouche en bec de canard,  le « fingermouthing », un doigt sur la bouche, la « pose Bambi », le selfie « rainbow», arc en ciel,  ou plus récemment le« bathleisure », nouer sa serviette de bain sur la tête…). Etre original est difficile !

Le selfie se décline en différentes variantes selon la posture adoptée, selfie individuel ou de groupe, avec une célébrité, devant un monument etc. parfois en situation de danger (au bord d’une falaise, sur un train etc., le selfie fait des morts !). Le selfie participe bien-sûr au déplacement de la frontière entre vie publique et vie privée, avec les selfies « after-sex ou after-funeral » par exemple, il participe à cette « extimité » qui prend le pas sur l’intime, mais dans l’idée de faire valider par d’autres internautes certains éléments  intimes d’un monde intérieur dont la valeur est incertaine.

Le miroir peut être violent et expose l’adolescent à des réactions négatives voire destructrices. L’adolescent peut alors se trouver en danger. Des images intimes par exemple peuvent être diffusées sans aucune limites et participer au harcèlement voire à l’anéantissement d’un sujet.  La représentation de soi qui n’est pas sans danger, garde une trace d’une dimension transgressive qui peut rappeler les luttes autour de l’autorisation ou de l’interdiction de la représentation humaine. Le clivage peut être dangereux, entre une image projetée répondant aux exigences du paraître et un moi réel, marqué par des échecs, des blessures et qui tire vers un désir de se replier sur soi voire de disparaître. Ce clivage peut devenir pervers, moyen d’accéder à la jouissance.

La problématique n’est plus seulement une problématique d’image, mais d’image numérique créée, traitée et stockée sous forme binaire.  « Le numérique, c’est le bouquet puisqu’on n’a même plus affaire à des signifiants, mais à des nombres », remarque Charles Melman (L’Homme sans gravité, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2005, p.117).

On s’expose mais en fait on se vend, comme un produit. On est soi-même son propre produit (Notion de « personal branding » née de la rencontre entre les techniques commerciales et l’espace numérique). On est le « pygmalion de soi » (Philippe Gutton). L’autre prend (« j’aime ») ou jette (« je n’aime pas ») dans un violent rapport de force qui rappelle le « jugement d’attribution » chez Freud : le jugement d’attribution consiste à penser « cette chose est bonne, à garder en soi ou cette chose est mauvaise, à rejeter, à cracher », issu du « moi-plaisir originel » qui introjecte le bon et expulse le mauvais. L’inclusion dans le Moi constituant le fondement de l’affirmation, gouvernée par Eros, pulsion qui vise à l’union, l’expulsion et son successeur, la négation, relevant de la pulsion de destruction.

L’addiction à l’autre [comme cette idée directement issue des réseaux sociaux, de définir son « statut », « en couple » ou « célibataire », et ce dès le plus jeune âge, être « en couple » semblant plus important qu’être amoureux…], laisse penser que ce que Winnicott appelle la « capacité d’être seul », pour lui « synonyme de maturité affective », ne s’est pas mise en place ; cette capacité d’être seul qui « repose sur l’existence, dans la réalité psychique de l’individu, d’un bon objet » (La capacité d’être seul in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, 1969, p.328). « La maturité et la capacité d’être seul impliquent que l’individu a eu la chance, grâce à des soins maternels suffisamment bons (good enough), d’édifier sa confiance en un environnement favorable. Il y est parvenu par la répétition de gratifications instinctuelles satisfaisantes » (p.328).

« Le fondement de la capacité d’être seul est l’expérience vécue d’être seul en présence de quelqu’un » (p.333) ; « graduellement, l’environnement qui sert de support au moi est introjecté et sert à l’édification de la personnalité de l’individu, si bien que se forme une capacité d’être vraiment seul » (p.373).

Et « c’est seulement lorsqu’il est seul (c’est-à-dire en présence de quelqu’un) que le petit enfant peut découvrir sa vie personnelle » (pp.330-331).

Cette addiction adhésive à l’autre ne peut donc que concourir à la prévalence des failles narcissiques dont souffrent de plus en plus nos adolescents. Ainsi sur les lignes téléphoniques de Fil Santé Jeunes, service d’écoute anonyme, les questions des adolescents portent désormais autant sur l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes que sur la sexualité.

La nouvelle vision du monde réinterroge le narcissisme.

Le mythe de Narcisse est intéressant à relire à l’aune de cette crise de l’image de soi et du questionnement identitaire. Narcisse repousse l’amour de la nymphe Echo qui ne pouvait se servir de sa voix que pour répéter les paroles de quelqu’un d’autre. Poussé par la soif, il surprend son reflet dans l’eau d’une source, en tombe amoureux et se laisse mourir dans la contemplation de son image.

Narcisse est privé de dialogue, l’amour entre Echo et lui est impossible du fait de l’absence d’échange langagier entre eux. Narcisse et Echo sont condamnés à ne pas s’entendre, à ne pas se rencontrer. La rencontre « réelle » comme rencontre de la différence et non plus d’un double, d’un clone, devient difficile lorsque la rencontre avec l’autre est vécue sur le mode de l’éphémère, du non-engagement, du comblement d’un vide intérieur, de la réassurance narcissique.  

Le moi, aliéné à son image, peine à s’en détacher pour aller à la rencontre de l’autre et du désir de l’autre. Adresser un selfie c’est alors se servir de l’autre comme une fin, à la recherche d’un désir narcissique à satisfaire.

Pour Françoise Dolto, il y a un 2ème temps, pour l’enfant, de la découverte de son image spéculaire, vers 3 ans. L’écart entre l’apparence de lui-même, ce reflet que le miroir lui renvoie, et ce qu’il croyait être lui, entraîne une désillusion traumatique, une castration symbolique. C’est en réaction à cette deuxième découverte de l’image spéculaire de soi, décevante cette fois, que l’enfant oublie les images du corps qui se sont construites depuis les premières impressions inscrites dans le psychisme, pour apprécier un paraître plus flatteur. Il privilégie l’apparence, ce qu’il donne à voir (un corps-vu), au détriment de ses sensations internes (un corps-vécu), reléguées dans l’inconscient.

Le miroir social, miroir de vanité, devient avec le selfie miroir existentiel. Avec le désir de se montrer qui se démultiplie, le flux d’images en réseau révolutionne notre rapport au monde, au temps, à l’espace. Le selfie accompagne le monde plus qu’il ne le représente. S’inscrivant  à la fois dans l’instantané et le partage, il n’est pas fait pour durer mais pour attester, se représenter en situation, critère absolu de vérité. Il rend visible, en temps réel les affects, les sensations, les émotions, dans un flux virtuel continu et sans limites, dans une recherche de plaisir immédiat et jamais satisfait, sur le mode de la jouissance.

Mais il touche aussi à l’art en bousculant ses codes. On accède à son image par le toucher plus que par la pensée, de façon tactile, du bout du doigt, le moi virtuel est un moi digital ; se prendre en photo c’est jouer avec son image, au sens littéral, comme un enfant qui découvre le monde par le toucher.  Les selfies sont mis en scène, ils sont pour la plupart retouchés. Véritable révolution culturelle, chacun  peut re-créer la banalité de son quotidien sans technique ni connaissances, traversant le miroir pour se créer un kaléidoscope de doubles. Comme toute chose, l’objet-écran porte en lui son ambivalence, objet aliénant, réduisant le sujet à une image mais aussi lui donnant la capacité de se transformer grâce à la création. Accepter la frustration de la non-satisfaction et transformer cette frustration en potentialité de s’inventer en permanence, d’inventer son désir.

Selon Winnicott, « c’est en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi » (Jouer. L’activité créative et la quête de soi. In Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p.76).

« On est fait de mille autres. L’illusion c’est le moi qui prétend être un » écrit J.B. Pontalis.

Si l’identité est toujours une illusion, il reste néanmoins  nécessaire de se forger sa propre identité, sans subir celle que les autres vous imposent.

S’il y a une constante à travers l’histoire de la peinture et de la photographie, c’est la pratique du portrait et de l’autoportrait. La représentation de soi et la diffusion de sa propre image s’inscrivent dans notre rapport au monde et la pratique du selfie est l’aboutissement moderne de la préoccupation permanente de l’homme de mettre en scène sa propre image.

A partir du tableau de Vélasquez Les Ménines, Simone Koff-Sausse (2003) fait l’hypothèse que «  l’autoportrait reproduit la première rencontre avec le regard maternel et que les peintres recherchent sans cesse à revivre et à nous faire revivre cette expérience inaugurale ». Peut-on en inférer que c’est cela que l’adolescent recherche ? En tout cas produire une image de soi pose toujours la question « qui suis-je ? ».

A travers l’image visuelle de notre perception, nos affects s’inscrivent et nous reviennent transformés. Le support de l’image constitue une forme de symbolisation permettant de s’approprier nos images intérieures et nos émotions en même temps qu’un fragment du monde visible, une introjection au sens psychanalytique. Toutes ces opérations de capture  et de coupure d’images symbolisant toujours la première séparation avec la mère et réitérant à chaque fois la question « comment se séparer sans se perdre soi-même ? ».

Si dans notre société dépressive et angoissante on ne peut que constater une accélération, un emballement,  de cette quête inquiète d’une conscience individuelle à laquelle le temps qui flétrit et tue, est intolérable (Bonafoux p.41) et de la nécessité pour l’être humain de lui tenir tête, on peut voir dans l’autoportrait un des  moyens qu’il se donne. Sa disparition serait la disparition de l’homme même.

Je pense à une jeune fille vue récemment qui portait un tee-shirt avec l’inscription «believe in your selfie », c’est sans doute de ça dont il s’agit, de croire à son image, celle qui nous échappe, d’en accepter les différentes facettes, sa mouvance et ses capacités de transformation, de solliciter tous les sens et de renouer le dialogue avec l’autre, sans que cet autre soit le seul garant de l’idée que l’on se fait de soi, en s’aimant dans le regard de l’autre ; de faire fusionner l’image visible de notre corps dans le miroir, dans la photo, et l’image mentale.

Selon Winnicott, « la créativité est inhérente au fait de vivre » (La créativité et ses origines. In Jeu et réalité, Pais, Gallimard, 1975, p.95). Elle est, écrit-il, « directement reliée à la quantité et à la qualité de l’apport offert par l’environnement lors des premières phases de l’expérience de vie que connait tout bébé » (p.100). Le mode créatif de perception « donne à l’individu, dit-il, le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue » et il s’oppose à la « relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure : le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter » (p.91). Le sentiment de soi c’est au fond le désir de vivre.

Se dégager donc des tyrannies qui s’exercent sur soi en développant toutes ses ressources personnelles, en se donnant la liberté de ses propres sentiments, de ses   goûts, de sa parole, de ses talents et surtout de sa pensée.

L’identité se construit en effet de façon narrative, au sens de Paul Ricœur, identité non figée [« Ne me demandez pas qui je suis, ne me dites pas de rester le même. C’est une morale d’Etat Civil, elle régit nos papiers » écrit Michel Foucault], identité négociée et renégociée en permanence à partir de nos relations avec les autres, identité façonnée par notre histoire de vie, ne cessant de se faire et de se défaire. C’est le parcours de toute une vie.