4 février 2019

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

L'amour, porteur de civilisation ?

Par Marie-Pierre Simon-Koch, psychanalyste

 

Pour aborder ce soir la dimension de l’amour dans la civilisation, mais aussi du malaise dans la civilisation (titre du texte de Freud 1929), je vais commencer par vous parler d’abord de la mort.

Il y a plus de 100 000 ans, dans les tombes du paléolithique, on a trouvé des squelettes enterrés dans une même position, des objets déposés dans un ordre précis. C’est ce qui amène à dire1 que les rites funéraires seraient aussi vieux que l’humanité. Enterrer les morts, les honorer, les contenter, les veiller voire les sur-veiller, car on ne sait jamais… Ces coutumes très anciennes sont présentes dans les tous premiers récits qui parlent d’une époque bien plus ancienne, de tradition orale. Les croyances sur l’âme, et sur la mort ont persisté jusqu’aux derniers temps de la Grèce et de la Rome antique.

Quelles pensées, quelles opinions se fit l’homme sur sa propre nature, sur son âme, sur la mort ? A une époque aussi éloignée, d’aussi loin que l’on se souvienne, on n’a jamais pensé qu’il n’y ait rien après la mort.

Que tout s’arrêterait là, que tout fût fini, est-ce une modalité du progrès dans la civilisation ? C’est la première question que je poserai ce soir.

Bien avant les philosophes grecs, au sein du monde indo européen, on croit à une autre vie. On a même cru pendant longtemps, que dans cette seconde existence, l’âme restait associée au corps, que les morts restaient tout près des vivants et continuaient de vivre sous terre.

A la fin de la cérémonie funèbre, on appelait le défunt trois fois par son nom, on écrivait sur le tombeau que l’homme reposait là, tradition qui est arrivée jusqu’à nous, on répandait du vin pour sa soif, des aliments pour sa faim, on enterrait avec lui des objets, des vêtements, des vases, les armes dont il aurait besoin. On lui souhaitait une vie heureuse sous terre.

Antigone affrontera la mort pour que son frère ne reste pas sans sépulture. Dans les écrits anciens, on voit combien l’homme était tourmenté par la crainte qu’après sa mort les rites ne fussent pas observés. On craignait moins la mort que la privation de sépulture. Il y allait du bonheur éternel. «  Je verse sur la terre du tombeau le lait, le miel et le vin car c’est cela qui réjouit les morts » dit Iphigénie (Euripide). On ne devrait pas être surpris de voir les athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire, avaient négligé d’enterrer les morts.

On croit à une autre vie, porter attention aux morts n’est pas laissé au caprice.

Les morts étaient des êtres sacrés : les anciens leur donnaient des noms les plus respectueux (bon, saint, bienheureux), chaque mort était vénéré comme un dieu, les offrandes que l’on apportait régulièrement étaient la condition de leur bonheur, sinon ils sortaient de leurs tombeaux et venaient punir les impies en envoyant des maladies, en frappant de stérilité. « O bienheureux qui habitez sous terre, écoutez mon invocation, venez au secours de vos enfants et donnez-leur la victoire » (Eschyle).

Cicéron dit « nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent comptés au nombre des dieux ». Les âmes humaines divinisées étaient appelée les daimons, les héros chez les grecs, les lares, les mânes, les génies chez les latins. Electre s’adresse aux mânes de son père « Prends pitié de moi et de mon frère Oreste, fais le revenir en cette contrée. Entends ma prière, O mon père, exauce mes vœux en recevant mes libations » Echyle ( Choephores).

Ainsi s’établit jusqu’au Christianisme, la religion avec ses rituels. Il semble que ce soit ce culte des morts et ces croyances qui ont été fondatrices du lien social, ce qui amène Fustel de Coulanges à dire que « les croyances font l’histoire ». Ces rites que personne ne met en cause auraient permis de donner et de faire accepter des règles communes, de faire reconnaître une autorité et des commandements, de soumettre l’individu à la nécessité des règles de la vie collective, de là le droit et l’organisation de la vie domestique.

Les alliances consenties adoptent des dieux communs. Il y a les dieux de la phratrie, de la tribu, de la cité. La société s’est développée avec la religion.

Est-ce le progrès religieux qui a amené le progrès social, ou l’inverse ? Fustel de Coulanges répond qu’ils se sont produits en même temps. Aujourd’hui, la dislocation de la famille et la dissolution du lien social sont-ils liés à la disparition de la religion dans l’espace public ?

Dès les temps anciens, la symbolisation de la séparation et de l’absence liée à la mort se réalisait dans les rituels. Si la symbolisation de l’absence est au cœur de la construction du lien social, elle structure de la vie psychique dès les premiers moments de la vie.

Anne Bazin lors de sa conférence sur l’amour véritable chez l’enfant nous a dit « pouvoir aimer c’est pouvoir accepter de se séparer ». La séparation, en particulier chez le très jeune enfant, demande des représentations, une symbolisation de la présence et de l’absence. Ce moment de symbolisation et d’énonciation de l’absence de la mère est un moment structurant essentiel dans la vie psychique, repéré par Freud. Cette dimension de l’amour qui se constitue dans la symbolisation de l’absence, est autre que celle qui tend à faire UN et qu’on appelle souvent l’amour fusionnel. Cet amour de l’autre est aussi la reconnaissance d’un Autre en temps qu’autre, c’est à dire d’un autre sujet.

Le lien à l’autre et le lien social qui fondent la civilisation sont tous les deux pris dans cette dimension de l’amour en temps que reconnaissance de l’Autre.

Une autre dimension de la croyance dans l’Antiquité concerne les origines. Chaos, c’est le commencement, une béance comme une gueule immense d’où sort Gaia, le plancher du monde et avec elle la terre. Ainsi commence le cycle de l’engendrement Génos. Apparaît alors Eros, l’amour primordial, qui précède la séparation masculin /féminin. Ce n’est pas l’éros qui apparaitra plus tard avec l’existence des hommes et des femmes, des mâles et des femelles. Ici, l’Eros primordial est représenté avec des cheveux blancs, il sera nommé plus tard « le vieil Amour ». Cet amour primordial exprime une poussée dans l’univers2. Il s’ensuit une suite d’engendrements, Terre enfante Ouranos, le ciel étoilé, puis Pontos, les flots marins, sans s’unir à quiconque, uniquement par la poussée d’Eros qui est en elle. On sait que Freud s’est beaucoup intéressé à l’Antiquité grecque, le concept de pulsion dans l’énergie sexuelle qu’il nomme libido est essentiel dans son élaboration de la structure psychique.

Il y a ainsi dans la mythologie un travail de symbolisation qui opère à travers les personnifications des forces cosmiques, une transmission des savoirs sur ce qui est, ce qui n’est plus, ce qui advient, ce qui surgit. Le réel de la condition humaine est raconté, chanté par les deux muses Poésie et Musique, il est commémoré, il est fêté, il est aimé.

Un moment très particulier de l’histoire des civilisations, c’est l’apparition de ce dieu Un, invisible et transcendant, qui n’a pas de représentation, dont on ne peut prononcer le nom YHWH. Charles Melman nous dit « c’est une pure instance donatrice ». Ce qui va nous intéresser, c’est que la Bible3 que nous connaissons n’est pas qu’un trésor littéraire qui traite de la pensée morale et religieuse d’un peuple. Ces textes sont une interpellation, ils portent une parole qui se lit et se chante pour méditer sur le sens de la vie, de la mort. Ces textes vont faire vivre un véritable lien.

Quel lien ? Quelle est la nature de ce lien ?

Dès le début, on peut dire que c‘est le lien de l’Alliance «  Je suis ton dieu unique, je serai partout avec toi ». En hébreu, alliance est le même mot que « couper ». Le rituel des temps bibliques de l’alliance consistait à sectionner un animal en 2 parties. Ce même rituel, renvoie aussi à la circoncision, qui marque l’appartenance à Israël. C’est aussi un moment inaugural dans l’histoire où Abraham va renoncer à immoler son fils, avec lui prend fin les sacrifices humains.

Je serai partout avec toi.

Existe-t-il plus grand amour que celui-là ?

La Bible c’est aussi la naissance d’un peuple raconté dans l’Exode. Vers 1250 av JC, sous le Pharaon Ramsès II, des groupes sémites asservis, soumis à des corvées pénibles, parviennent à s’enfuir grâce à l’intervention divine et se libère de la servitude.

Le peuple conduit par Moise sort d’Egypte, puis c’est la traversée du désert. Pas d’eau, famine, découragement, déception face à la promesse de trouver un pays d’abondance, la terre promise. Alors le peuple se révolte contre Moise. « Ils le mirent à l’épreuve. …  Le seigneur est-il avec nous oui  ou non ?  Pourquoi donc nous faire sortir d’Egypte pour nous laisser mourir de soif, mes fils et mon troupeau? ». Moise crie vers le Seigneur. Que dois-je faire pour ce peuple ? Encore un peu et ils vont me lapider ! ». Alors, il n’y a pas eu de grand débat, mais le Seigneur dit à Moise « passe devant ! Mais prends quand même avec toi quelques anciens d’Israël pour diriger les opérations. »

C’est là qu’arrive le beau-père de Moise, le grand prêtre Jethro, qui va être le conseiller en organisation. Il lui dit « tu ne peux faire face tout seul à tout ce peuple, ils sont trop nombreux ! Alors tu discerneras les hommes de valeur, dignes de confiance, incorruptibles, craignant Dieu et tu les établiras chefs de 1000, chefs de 100, chefs de 10. Ils jugeront en permanence. Tout ce qui a de l’importance, ils te le présenteront. Pour ce qui en a moins, ils jugeront par eux-mêmes». Voilà une démarche courte et efficace qui pourrait intéresser nos écoles de management…

Pour Dominique Roy, recteur de la cathédrale de Troyes c’est aussi la métaphore de la libération de l’homme dans cette Alliance « il n’y a pas d’amour sans libération ». L’amour est fondateur de l’Alliance, tout comme la loi et ses 10 commandements qui libèrent l’homme de sa relation duelle et conflictuelle avec son semblable. L’homme devient libre en se reconnaissant sujet de la loi. Cette loi met en place son lien d’amour à dieu, elle est partagée par tous. Elle établit pour chaque homme son lien à l’autre. Ce lien est aussi un lien de paix.

Ce qu’amène Jésus, est encore une autre rupture, c’est celle du pardon. A partir de la parabole du fils prodigue, que l’on appelle aussi le fils retrouvé, le père Thibord, prêtre bibliste à Troyes nous dit «  il n’y a pas d’amour sans pardon ».  Cette parabole raconte l’histoire d’un père qui a deux fils. Le plus jeune veut partir, demande sa part, s’en va et dilapide tout son bien dans une vie de débauche. Il a faim, il pense à son père et revient pour lui dire : « j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils ». Mais le père l’aperçoit le premier, il est pris de pitié et demande à ses serviteurs de préparer un festin « car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie ». Alors le fils ainé ne se met en colère « voilà tant d’années que je t’obéis, et tu ne m’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis ! ». Le père lui répond « toi, tu es toujours avec moi, et ce qui est à moi est à toi ». Cette parabole nous renvoie à la loi, les dix paroles données à Moise sur le Sinaï. On nous dit aussi que l’obéissance n’est pas une fin, la loi ne doit pas enfermer, elle doit nous venir en aide, nous libérer.

La question sera posée à Jésus sur cette forme particulière de discours, la parabole. Il répond alors «  pour qu’ils voient sans voir, et qu’ils entendent sans comprendre ». Ce sont souvent les formes imagées, poétiques qui nous font accéder à d’autres univers, qui nous ouvrent sur le réel, sur la raison du cœur, sur la vérité du désir, par identification aussi, là où la rationalité échoue.

Saint Paul aborde aussi cette question de l’amour dans l’épitre aux Corinthiens « Quoi que je fasse, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien ». Ce qui se traduit en langage mathématique par : quel que soit le nombre que vous multipliez par zéro, ça fera toujours zéro.

Il sera aussi question des ennemis. Jésus dit «  si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance aurez-vous? Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, vous serez les fils du très Haut, car il est bon lui pour les ingrats et les méchants » Luc 6,32.

Le père Thibord nous dit que le pardon, c’est ce qui a été le plus contesté à Jésus. Les pharisiens disent « Comment ? Cet homme fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ». Il pardonne au collecteur d’impôts qui reconnaît ses abus, il dit devant la femme adultère « que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre ! ».

Hannah Arendt dans ces écrits de 1959 sur la pensée politique aborde aussi la question du pardon. L’histoire est faite par les hommes, qui ne savent jamais ce qu’ils sont en train de faire, et tout en voulant le bien arrivent à déchainer quelque chose de différent de ce qu’ils projetaient, de ce qu’ils s’efforçaient de produire. Ce fut l’unique grand thème de la tragédie depuis l’Antiquité grecque. On assiste alors aux traditions religieuses qui tentent de recourir à une puissance supérieure : les dieux qui tirent les ficelles, la divine Providence nous dit-elle. Face aux incertitudes, aux erreurs inévitables, à la culpabilité qui en résulte, Jésus trouva ce remède dans la capacité des hommes à pardonner, remède fondé sur l’intuition que nous ne savons pas vraiment ce que nous faisons, ce que nous disons, que nous ne pouvons cesser d’agir et donc nous ne pouvons cesser de pardonner. «  Père pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » dira Jésus sur la croix.

Hannah Arendt évoque la révolution industrielle et les gigantesques progrès techniques qui ont fait oublier les incertitudes de l’action, on put alors commencer à parler de fabriquer le futur et de construire et améliorer la société comme s’il s’agissait de fabriquer des chaises ou des immeubles et d’améliorer l’habitat…En tant que tel, le pardon est une action qui maintient la capacité d’agir, de commencer à nouveau, et ce pour tout être humain qui, sans le pardon qu’il donne et qu’il reçoit, ressemblerait à l’homme du conte de fées à qui un vœu est accordé et qui se retrouve puni pour toujours par la réalisation de ce vœu.

Ce concept de pardon est un élément fondateur de la relation entre les hommes. Il produit un renversement. La calamité, l’erreur, la culpabilité liées à l’action, se renversent en solidarité, en indulgence en magnanimité. Le pardon opère cette gageure apparemment impossible de défaire ce qui a été fait, de créer un nouveau commencement, là où les commencements semblaient ne plus être possibles.

Créer de nouveaux commencements, c’est aussi l’objet de la psychanalyse. 

 

1 On se reportera aux travaux de Pierre Vidal Naquet, Jean Pierre Vernant, Louis Grenet et Fustel de Coulanges « La cité antique ».

 

2 « L’Univers, les dieux, les hommes » Jean Pierre Vernant Seuil 1999.

3 La Bible est une collection de livres très divers qui s’échelonnent sur dix siècles, qui viennent d’auteurs très différents, certains écrits en hébreu, d’autres en grec. Les genres littéraires sont aussi très différents : récits historiques, codes de lois, prédications, prières, poèmes, lettres, nouvelles, etc… La Genèse, le premier des livres de la Bible, écrit vers 587 av JC lors de l’exil à Babylone n’est pas le plus ancien. Les textes les plus anciens sont écrits uniquement en consonnes, les verbes sont essentiellement des verbes d’action dont le temps n’est pas fixé, ce qui donne lieu à de multiples interprétations du texte originel. Les voyelles seront fixées plus tardivement, au VII apr. JC.