28 octobre 2019

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

Du mythe au complexe d’Œdipe.

Par Anne Delafosse-Bazin, psychanalyste

 

Je vais d’abord reprendre quelques aspects historiques et théoriques du complexe d’Œdipe puis essaierai par la clinique de faire entendre comment on peut y parler de la place du père. Quelle place tient le père dans l’histoire des gens

Le complexe d’Œdipe est lié à la découverte de l’existence d’une sexualité infantile dans la vie psychique. Freud l’observe chez les enfants à l’hôpital de Vienne et son expérience des familles mais également par son auto-analyse et par son travail auprès des patientes hystériques. Dans la culture vaste qui était la sienne il trouve dans le mythe d’Œdipe-Roi une représentation de deux composantes réunies dans la tragédie grecque : l’existence de cette sexualité infantile et la dramaturgie de ce qui peut se passer dans une famille et que l’on ressent dans l’espace thérapeutique qui précipite la force des affects. La sexualité infantile concerne la vie psychique de l’enfant et celle qui a été refoulée et fait partie de la vie psychique de l’adulte.

Elle prend naissance dans le corps, dès le début de la vie, se traduit par des excitations puis par des expressions de qualités psychiques. Est-ce que ce qui est ressenti est agréable ou non ? L’appareil psychique se constitue sur cette base biologique en passant de l’excitation réflexe à la recherche de l’expérience d’une satisfaction et sa répétition, ce qui lui donne sa qualité psychique ; la satisfaction est ensuite recherchée comme venant de cette mère-là, liée à l’amour pour elle et ceux qui s’occupent de l’enfant. Les sources de cette vie sexuelle sont donc aussi bien internes qu’externes.

Freud a fait de cette découverte l’un des fondements révolutionnaires de la théorie psychanalytique

C’est encore aujourd’hui et peut-être plus que jamais scandaleux. Car au fond, c’est ce complexe nommé Oedipe qui est au cœur des mouvements d’évitement ou des attaques plus ouvertes contre la psychanalyse.

Il y a plus d’un siècle, Freud a montré que dans nos rêves d’adultes il y avait des désirs inconscients que nous préférions de beaucoup ignorer, des désirs érotiques infantiles qui, dit-il ne peuvent se réaliser qu’en rêve. Les patients de Freud ne passent pas à l’acte comme Œdipe ou Jocaste, mais ces rêves d’intimité totale, union des corps et des âmes avec son père ou avec sa mère, ou bien se débarrasser de l’un ou l’autre sont encore bien présents sur nos divans, et provoquent, on le comprend l’épouvante !

Le crime sexuel que Freud a isolé de la tragédie d’Œdipe Roi ne doit pas nous faire ignorer que ce mythe comporte bien d’autres questionnements : par exemple le crime de l’arrogance, dit le psychanalyste Bion, l’arrogance d’Œdipe qui se montre résolu à faire éclater la vérité à n’importe quel prix. Question pour le psychanalyste…

Ou encore la Sphinge, qui se donne la mort après que la réponse ait été donnée, parce qu’elle n’est plus la seule à détenir un savoir redoutable, magique, effrayant ; ou encore l’aveugle Tirésias le devin, qui sait la vérité et déplore la résolution du roi de se mettre en quête de ce savoir mais qui déclenche cette quête. La lutte n’est pas qu’entre Œdipe et Laïos mais aussi entre Œdipe et Tirésias, autre figure de l’analyste.

Alors face au scandaleux et à l’épouvante, les psychanalystes ont une responsabilité dans leur façon de tenter de transmettre une connaissance de la psychanalyse. Un risque par exemple serait de psychologiser ce complexe oedipien, d’en faire un modèle comportemental correspondant à certaines normes, de le banaliser. Il faut considérer que chaque enfant porte en lui un mythe d’Oedipe privé, singulier, qui nécessite quelques conditions pour qu’il se traverse et se dépasse.

Ensuite, il faut dire que même si pour Freud la vie psychique n’a jamais été exclusivement oedipienne, qu’il y a d’autres complexes qui organisent cette vie psychique, il écrit en 1938, à la toute fin de sa vie : « je m’autorise à penser que si la psychanalyse n’avait à son actif que la seule découverte du complexe d’Œdipe refoulé, cela suffirait à la ranger parmi les précieuses acquisitions nouvelles du genre humain ». (Abrégé de psychanalyse).

Tout comme il disait en 1923 que la reconnaissance du complexe d’Œdipe reste « le Schibolèth qui distingue les partisans de la psychanalyse de leurs adversaires » ; Schibolèth à entendre comme marque de reconnaissance d’une communauté, mot de passe qui fait lien social, et qui lie l’émergence de la loi, le drame du désir humain avec l’instauration de la culture.

Il faut aussi préciser que la clinique actuelle nous montre qu’il a des pathologies oedipiennes mais aussi des pathologies qui se sont formées en deçà de la formation du « complexe », ou résultent d’un échec de la traversée, ou d’un défaut dans la traversée oedipienne. Ces pathologies ont leur source en deçà de la sexualité infantile et concernent davantage des questions identitaires et d’existence.

Dire d’autre part que cet Œdipe freudien doit être repensé et redéfini avec l’évolution des modèles familiaux ; par exemple, la famille patriarcale a disparu, l’autorité inscrite dans le droit est désormais parentale et non exclusivement paternelle. Cela ramène à la question de l’universalité du complexe d’Oedipe. La question freudienne qui est au cœur de la traversée oedipienne est la question du père. Qu’est-ce qu’un père ?, comment le devient-on ? Comment assumer une filiation ? Œdipe a un père adoptif qu’il pense être son père d’origine et il est voué à la mort par ses parents biologiques face aux prédictions de l’oracle) ; qu’est-ce-que payer sa dette de transmission ? Quel père va être opérant dans le complexe d’oedipe ? Qu’est-ce qu’être un fils, ou une fille, et payer sa dette à l’égard du père ? Freud se demande plus : qu’est-ce qu’un père que qu’est-ce qu’une mère ? J’en reparlerai. Lacan est d’accord avec Freud, du moins dans les années 1950-65 : « Il n’y a pas de question d’Œdipe s’il n’y a pas le père et, inversement, parler d’Œdipe c’est introduire comme essentielle la fonction du père » (Les formations de l’inconscient. Janvier 1958). Plus tard, il modifiera sa conception de la « fonction paternelle ».

Ces questions sont en partie infléchies, indexées au contexte culturel, social, politique, historique dans lequel les familles se structurent ; nous pourrons en discuter ensemble.

Ce qui est une constante clinique et phylogénétique dit Freud, c’est que le complexe d’Oedipe doit être dépassé pour que l’enfant ait une vie à lui. Le dépassement de la position oedipienne, c’est aussi le passage pour l’enfant de l’individuel au collectif, de l’intrafamilial aux investissements tournés vers la vie en société, ce qui suppose d’avoir civilisé ses pulsions, c’est-à-dire d’avoir sublimé les buts sexuels et déplacé les objets de ces pulsions, de leur avoir trouvé des représentants différents de ce qui les a suscitées.

«  Concluons qu’une grande partie de notre trésor de civilisation, si hautement prisé, s’est constitué au détriment de la sexualité et par l’effet d’une limitation des pulsions sexuelles » Freud. Abrégé de psychanalyse.

La désexualisation des tendances de la libido mène à la tendresse. Freud écrit qu’il ne s’agit pas seulement de refouler ces motions pulsionnelles désirantes et agressives mais les détruire. Il parle de suppression, de destruction nécessaires du complexe d’Œdipe.

Alors, cet Œdipe du mythe, cet enfant-là, on peut dire qu’il est resté dans sa sauvagerie pulsionnelle inconsciente. Dans la tragédie, ce personnage a déjà tué son père, mais sans savoir qui il était, et possède sa mère, lui ayant déjà fait quatre enfants. Il n’a pas, comme on dit « fait son complexe d’Oedipe ». Cela veut dire qu’il a dit non à la castration, j’y reviendrai, qu’il n’a pas renoncé à la toute puissance du désir, qui ne peut être qu’imaginaire, au désir tout-puissant.

Dans le mythe, Œdipe est tout de même puni, il se punit lui-même, mais en ne cédant pas sur le fait qu’il ne savait pas ce qu’il était en train de faire, (tuer son père et posséder sa mère). On est au cœur de la tragédie de la condition humaine. Dans la suite d’Œdipe-Roi, Œdipe à Colonne, c’est le Chœur, qui lui fera dire : « il vaudrait mieux ne pas être né ». Ce n’est pas Œdipe lui-même ; le Chœur s’adresse à Oedipe, simple être humain face à sa condition humaine alors que le triomphateur de la Sphinge était un héros, un demi-dieu.

Quelle est cette sexualité infantile, contemporaine du complexe d’Œdipe ?

Le petit Œdipe élabore des théories sexuelles infantiles, c’est-à-dire, les constructions que les enfants fabriquent dans leurs pensées. Ces théories concernent les grandes questions des origines : d’où viennent les enfants ? A un moment, dit Freud « l’enfant devenu grand remarque bientôt que le père doit jouer un rôle ou un autre dans le fait d’avoir des enfants, mais il ne peut pas deviner lequel. » (Leçons d’introduction à la psychanalyse).

Cette énigme ouvre sur les théories sexuelles infantiles, également sur la rivalité fraternelle et sur le conflit des générations. L’enfant étant ramené à sa place d’enfant, il ne pourra pas prendre la place de son père ou de sa mère. Appréhendant la relation entre l’homme et la femme que sont ses parents, il est forcé de prendre en compte la différence des sexes, dont il ne voulait rien savoir. Différence des générations et différence des sexes. Aucune réponse n’est satisfaisante pour comprendre comment un peut naître de deux, c’est pourquoi il doit inventer. Il lui faudra savoir compter de deux à trois, ce qui est une opération psychique extrêmement complexe autant que nécessaire.

L’opération de résoudre des énigmes, nous pouvons le dire en passant, c’était le rêve de Freud et l’on peut dire qu’il s’est identifié à ce personnage d’Œdipe, allant jusqu’à appeler sa fille préférée Anna, analysée par lui et devenue analyste, « mon Antigone », l’une des filles d’Œdipe et Jocaste. Le dévoilement de l’énigme, comme dans la pièce de Sophocle, correspond à la confidence de Freud d’ « avoir ressenti le besoin impérieux de participer à la résolution des énigmes de ce monde », ce qui l’exposait à un destin héroïque. A une énigme succède toujours une autre énigme, c’est ainsi que Freud construit sa théorie et sa méthode analytique, contrairement à la Sphinge qui meurt après qu’Œdipe ait résolu l’énigme.

Le destin héroïque renvoie à ce que Freud appelle, pendant les quinze premières années de la psychanalyse, avant de l’élargir au complexe d’Oedipe, le complexe paternel : « Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé ». (Un trouble de mémoire sur l’Acropole). Ce complexe empêche certaines personnes de jouir pleinement de leur succès à cause d’un sentiment coupable et de la peur d’être châtié/châtré. Ce sera d’ailleurs un des paradoxes du complexe d’Œdipe : s’identifier au père, c’est-à dire le prendre comme modèle, même le dépasser pour se construire dans sa future vie d’homme ; et en même temps, ne pas s’y identifier puisque cela reviendrait à prendre sa place, à transgresser l’interdit de prendre sa place auprès de la mère. « Tu dois être ainsi, comme ton père, et tu ne dois pas être ainsi, comme ton père ».

L’histoire de la naissance du complexe d’Œdipe, qui ne s’appellera ainsi que trente ans après, est d’abord intimement liée à l’histoire de Freud avec son père. Elle commence en 1897, un an après la mort de ce père. De cette mort il écrira que c’est « l’évènement le plus important, la perte la plus déchirante dans la vie d’un homme », et qu’il se sent à ce moment-là sans racines.

Il y a deux lettres à son ami Fliess que je voudrais évoquer. La première le 08 février année 1897 dans laquelle il accuse son père d’avoir été un pervers qui aurait rendu son frère et ses jeunes sœurs névrosés; son hypothèse d’alors était que ses patientes hystériques avaient toutes subi des abus sexuels de leur père, ou d’un oncle… pendant l’enfance. Il l’appelle la théorie de la séduction. Mais le 21 septembre de la même année, il lui écrit qu’il ne croit plus à cette théorie.

Il revient donc sur l’accusation portée contre son père. Il est aussi pris dans un sentiment très ambivalent à l’égard de ce père, s’en voulant d’avoir porté ces accusations et ayant eu aussi de lui l’image d’un père soumis et humilié, en tant que juif. Il faut sauver ce père et le mythe d’Œdipe lui en donnera l’occasion. Laïos est un père à sauver face au meurtre du fils. Ce n’est pas le père de la horde.

Freud renonce à ces accusations pour une deuxième raison : il a découvert autre chose, qu’il nomme le fantasme ou fantaisie. Le fantasme est une représentation imaginaire des relations entre l’un et l’autre, entre mère et enfant ou père et enfant, ou père et mère etc. Le fantasme est le cœur de la vie psychique, il vaut pour réalité dans l’inconscient. Les hystériques/névrosés prennent leurs fantasmes pour la réalité. En octobre de la même année, il va expliquer à ce même correspondant qui est aussi son confident, Fliess, qu’il a découvert dans son auto-analyse un sentiment amoureux pour sa mère et de la jalousie envers son père. Il considère ces sentiments comme un événement général de la prime enfance et ajoute que c’est un bon exercice d’être honnête avec soi-même. Il se réfère alors à Œdipe-Roi, sans parler encore de complexe : « chaque enfant a été un jour en germe et en fantaisie cet Œdipe, et devant un tel accomplissement en rêve transporté ici en réalité (dans la tragédie), il recule d’épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd’hui ». Cela préfigure ce que Freud développera ensuite en termes de fantasme inconscient et de sexualité psychique infantile refoulée dans cet inconscient. Il ne nie pas pour autant l’existence d’abus réels et la rappellera jusqu’à sa mort. Mais le fantasme se substitue à la réalité, la recouvre, l’habille. C’est sur lui, le fantasme, que se reporte le caractère traumatique. La résolution du trauma doit passer par l’analyse du fantasme.

Fin 1898, dans son œuvre « L’interprétation des rêves », Freud revient sur la tragédie d’Œdipe et écrit : « Sa destinée (celle d’Œdipe) nous émeut parce qu’elle aurait pu être la nôtre, parce qu’à notre naissance l’oracle a prononcé contre nous cette même malédiction. Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance… Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraint. Quand on nous les révèle, nous aimerions mieux détourner les yeux des scènes de notre enfance ».

Il faut trente à Freud pour introduire le terme de complexe d’Œdipe, l’élargir à l’ensemble de la structure familiale et en révéler la structure sous-jacente, en la reliant aux désirs inconscients et à leurs transformations. La notion de complexe apparait dans un texte de 1910, texte où il analyse chez des patients adultes la réactivation dans leur vie de traces de désirs envers la mère et des motions de haine envers le père, qui apparaît comme un rival et se met en travers de ce désir. Il tombe, dit Freud, sous la domination d’Œdipe. (Contributions à la psychologie de la vie amoureuse. Un type particulier de choix d’objet chez l’homme) Et c’est en 1923 qu’il théorise les transformations de ce complexe dans un texte : « La disparition du complexe d’Œdipe ».

Pour chaque enfant, l’entrée dans la problématique oedipienne se fait au moment où il ou elle se rend compte qu’il /elle n’est pas le seul objet de désir, le seul centre d’intérêt de la mère. La mère était l’objet primordial des satisfactions libidinales de l’enfant, obtenues à travers les soins et la satisfaction des besoins physiologiques fondamentaux, respiration, faim, excrétion etc. Parce que du plaisir de différents organes non liés entre eux survient dans ces moments là, nous parlons de pulsions partielles prégénitales et l’enfant a été nommé pervers polymorphe par Freud, ce qui a fait aussi scandale et il important d’expliquer que Freud ne fait que rendre compte des réalités premières du corps de l’enfant.

Comment passe t-il à l’enfant oedipien ? L’enfant perçoit peu à peu que sa mère désire et est désirée ailleurs. Conjointement, lui vient la curiosité sur les origines, ses origines : d’où viennent les enfants ? Freud : «  L’enfant devenu grand remarque bientôt que le père doit jouer un rôle ou un autre dans le fait d’avoir des enfants mais il ne peut deviner lequel. » Cela veut dire qu’il construit des théories qui n’ont rien à voir avec la réalité de la sexualité des parents et d’ailleurs, de celle-là il ne veut rien savoir. Il ne peut se la représenter à cause de son immaturité, ce jusqu’à la puberté, moment de la deuxième montée pulsionnelle. La réponse attendue ou préconçue renverrait à un désir qui unit le couple parental, et dont il est le produit. C’est-à-dire : deux individus en relation avec un troisième. La pensée en tant qu’outil pour faire des liens se développe, les pulsions partielles s’unifient, par l’effet de la maturation physiologique qui connecte les sensations entre elles, de la construction d’une image du corps plus intégrée passant par les expériences unifiantes des soins et des paroles maternels et paternels. Il faut composer une unité, jamais parfaite, à partir d’éléments disparates. On a tous et tout au long de notre vie à faire avec des composantes plus ou moins unifiées de notre personnalité, à l’image de la Sphinge de la pièce de Sophocle.

A ce moment-là se situe l’apogée d’un premier développement sexuel génital, après l’unification des pulsions partielles, et qui est centré sur l’organe par lequel le père à la fois s’approprie la mère et lui fait un enfant. Le pénis devient pour le garçon l’organe le plus précieux, tandis que la fille est envahie, selon Freud, par le désir d’obtenir cet organe que sa mère ne lui a pas donné, phase qu’il nomme phallique, pour les deux. Pour les deux sexes aussi, il y a des manifestations passionnelles à l’égard des deux parents. La fille repousse sa mère et essaie de charmer son père, et il est important que ce père se laisse charmer et la confirme dans son être de fille et de femme en devenir ; le garçon se dévoue au service de sa mère et écarte son père dans des sentiments toujours ambivalents, le père pouvant être à la fois admiré et haï.

Je ne pense pas que le père ait ici vraiment une fonction de séparation d’avec la mère, ou en tout cas ça ne se joue pas le père contre la mère. Mais il a une fonction d’interdit et d’articulation entre les trois pôles, Père, Mère, Enfant, avec toute la multiplicité de leurs rapports. Les places ainsi définies évitent de faire redouter à l’enfant que ses fantasmes deviennent réalité. Parce qu’au fond, la moindre confusion des adultes quant à leurs places et désirs, sans qu’ils en soient forcément conscients et sans qu’il s’agisse de passages à l’acte réels, déroute profondément l’enfant de sa construction identitaire et fantasmatique. Qu’un garçon se retrouve dans le lit de sa mère à la suite d’un conflit conjugal, l’effroi de l’enfant quant à « qu’est-ce que veut cette mère » est vite insupportable, mais refoulé au service des bénéfices secondaires que l’enfant trouve à récupérer sa mère pour lui seul. Il ne peut de lui seul se refuser à la demande de la mère ou à son acceptation énigmatique à elle, à ce qu’il la rejoigne.

Le point central, l’organisateur de ce complexe va se jouer autour de ce que nous appelons le complexe de castration, son fondement étant l’interdit de l’inceste, l’inceste avec la mère, qui porte dans l’inconscient de la fille comme pour celui du garçon. C’est un interdit qui porte sur l’intention ou la tentation plus que sur l’acte, un interdit qui permet à l’enfant de ne pas, comme le dit Lacan, rester « attaché au service sexuel de la mère » (Ecrits, p.852). J’ajoute que le résultat de cet interdit est que l’enfant pourra désirer au-delà de la mère. Toutefois, le lien charnel de l’enfant pris dans le plaisir de la mère peut laisser des petits bouts de cette mère partout dans le monde extérieur, on risque toujours de retomber sur cette mère, on n’y coupe pas si je puis dire ainsi, et c’est au père-amant de s’y coller, si je puis dire aussi, à cette mère.

L’intégration de l’interdit passe chez le garçon par l’angoisse de castration, c’est-à-dire la crainte et la menace de la punition qu’il attribue au père de lui prendre son organe précieux, organe qui est d’un grand intérêt narcissique pour lui. C’est un danger réel immédiat et un danger comme fondement phylogénétique conservé dans notre mémoire dit Freud. Fantasme ou crainte réelle, il n’y a pas à choisir, tant chez l’enfant l’écart est encore faible. Le pénis pourrait aussi bien se détacher comme les fécès. Sous cette menace, il sort de la rivalité hostile d’avec ce père et va vouloir l’imiter : ne pas être lui, à sa place mais être comme lui, être un jour un homme ayant du désir pour une femme autre que la mère et qu’il pourra dire sienne. Etre comme le père, mais différent aussi, comme je le disais tout à l’heure. Chez le garçon comme chez la fille, la menace de perdre l’amour de leurs deux parents incite aussi au renoncement des désirs interdits et impossibles.

La fille va se tourner vers son père par le fait qu’elle vit la castration comme déjà accomplie, et en veut à sa mère de ne pas l’avoir pourvue d’un pénis, hostilité qui est parfois contre-investie en une docilité et dépendance excessives. Elle se tourne, dans un moment d’identification masculine, vers son père dans l’espoir d’obtenir cet organe ; ou pour obtenir par déplacement, un enfant de lui, substitut phallique. Pour Freud, le complexe de castration chez la fille l’oriente vers la maternité. Comment la fille sort-elle de ses vœux oedipiens qui sont plus complexes que pour le garçon ? Je ne peux pas développer tout cela ici. Il s’agit en tout cas pour le garçon de se tourner vers une autre femme que la mère et pour la fille de se tourner vers l’hétérosexualité, c’est-à-dire quitter doublement l’attachement à la mère, comme objet qui donne de l’amour, amour maternel, et comme objet de désir en étant identifiée à son père. Beaucoup de choses ont déjà été dites ici les années précédentes sur l’amour/haine mère-fille.

Pour les deux, la sortie de l’Œdipe passe par la formation d’une instance nommée le surmoi, « héritier du complexe d’Œdipe » dit Freud, instance psychique qui intériorise une conscience morale plus ou moins féroce dans son jugement, mais importante pour la capacité à éprouver la culpabilité civilisatrice. «  Le surmoi n’est pas à l’image du modèle réel mais correspond à l’intensité de la lutte défensive menée contre les tentations du complexe d’Œdipe ». Et il est souvent plus sévère que les parents véritables.

Pour les deux sexes, il s’agit d’accéder à une parole, dont nous verrons qu’elle est celle du père, qui indique la place de l’enfant dans l’ordre des générations et le confronte à la différence des sexes. Dolto disait : « entrer dans le génie de son sexe ». La parole paternelle désigne à chacun sa place.

Pour les deux sexes, ce complexe est efficace dans le sens où il s’agit de faire de l’individu orienté par l’unique loi de sa puissance imaginaire un sujet de désir lié à la Loi et le situant en tant qu’être sexué dans son rapport à un autre être sexué. La situation oedipienne et son dépassement sont représentatifs d’un certain développement de la personnalité qui permet à un individu de s’intégrer dans une communauté régie par des règles symboliques, dont la première est l’interdit de l’inceste, l’autre l’interdit du meurtre.

Il s’agit d’aller chercher ailleurs ce que les parents ne peuvent promettre de donner, et c’est pour cela qu’à l’adolescence seront réactivées toutes ces motions d’amour et de rivalité oedipienne envers chaque parent et où la question de la séparation définitive d’avec les parents de l’inconscient infantile trouvera une nouvelle élaboration organisatrice pour la vie devant soi. D’autres étapes de la vie amoureuse, de la parentalité, de la mort des parents etc. viendront toujours plus ou moins reprendre de nouvelles élaborations et refoulements structurants pour se détacher pas à pas de points de fixations oedipiennes, même si les tentations de l’inceste et du parricide seront toujours prêtes à ressurgir d’une façon ou d’une autre.

L’exigence de parole est nécessaire pour lâcher ce que l’on s’attribue comme propriétés.

Et lorsqu’on pense à la crise traversée par Œdipe Roi, on peut s’attendre à ce que le franchissement du seuil d’un cabinet d’analyste nécessite un accompagnement solide, pour affronter la discontinuité sur le trajet du destin et les changements à vivre au milieu de traversées de déserts avant de trouver de nouveaux horizons.

 

Alors qu’est-ce que nous dit la clinique sur la place de ce père de l’Oedipe ?

Parle t- on du père réel, ou d’une fonction du père qui pourrait être accomplie par d’autres personnages que le père ?

Dolto s’était interrogée sur un symptôme qui était apparu chez les jeunes garçons qu’elle avait en analyse pendant la guerre. Le père était au front, l’enfant dormait dans le lit de sa mère et une énurésie était apparue chez ses petits patients. Dolto l’a interprétée comme une régression à un stade de nourrisson pour réprimer la sexualité génitale et éviter l’accès à des désirs incestueux. Il s’agissait là, du père réel, mais éloigné et risquant de ne jamais revenir.

Winnicott de son côté, a pensé le fait que l’enfant avait d’abord accès à une mère qui était un conglomérat, un réservoir d’objets partiels : le sein et le mamelon, les mains qui essuient telle partie du corps, la bouche qui embrasse telle autre ; alors que le père, dit-il, apparait d’emblée comme la première personne aperçue dans sa totalité et que par son identification à ce père, l’enfant intègre une image unifiée de lui-même. Etre comme ce père. Ce père perçu d’emblée comme total permet aussi que l’enfant puisse lui adresser une agressivité qui ne l’endommagera pas. Le père réel est perçu par identification au père de la préhistoire, prototype de l’espèce humaine, dit Freud.

Le père oedipien se présente comme un rival puis comme un père porteur d’idéal auquel l’enfant aura envie de s’identifier, tout en le dés-idéalisant ensuite pour faire son propre destin, et être comme père marqué de la Loi des grands interdits, l’inceste et le meurtre.

Cette image tient-elle toujours aujourd’hui, ou est-elle en déclin quant à la place qui lui est socialement, culturellement reconnue ? L’image du père humilié, rabaissé, soumis, est toujours rencontrée un jour ou l’autre par chaque enfant. Cette image est-elle plus forte aujourd’hui que celle du père idéalisé? Qu’en perçoivent les enfants dans leur famille ?

Lorsque ces enfants nous arrivent affalés sur le fauteuil, mutiques, déprimés ou jouant aux caïds, il y a quelque chose qui parle de cela. Un défaut de verticalité, un défaut de limites, un défaut d’inscription dans la Loi et les limites qu’impose la castration symbolique. Tu ne peux pas tout.

Je vais avancer par la clinique pour préciser que la fonction paternelle issue du complexe d’Œdipe n’a, dans sa fonction d’idéal autant que d’interdiction et de respect de la loi rien à voir avec le pater familias, le patriarche. Le patriarche n’est pas un père auquel on peut s’identifier pour sortir favorablement du complexe d’Œdipe.

 

Louis est un enfant de 10 ans, ayant perdu un frère dans ses premières années. Depuis, son caractère s’est endurci, il ne s’entend pas avec son père qui dit-il, lui préfère son grand frère. Il reste très proche de sa mère qui, au début du suivi, est encore écrasée par le poids de la culpabilité de la mort de son enfant dont personne ne parle à la maison. Elle trouve son mari trop autoritaire avec Louis, et s’oppose souvent discrètement à lui en contrecarrant ses décisions.

Recevant un jour le père et le fils seuls, je me rends compte que ce père est démuni. Il se reconnait trop dans les comportements d’opposition de son fils. A la maison comme à l’école, son fils se fait souvent punir, comme lui-même lorsqu’il était enfant. Il dit à Louis qu’il a des propos déplacés, c’est-à-dire qu’il parle quand il ne faut pas, de façon inadaptée au contexte. Louis est littéralement « à côté ». Il se met peu à peu à pleurer son frère en séance, à le faire exister en l’imaginant tel qu’il serait aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il va retrouver sa place d’enfant, quitter le deuil de sa mère, le père et la mère pouvant retrouver leur dialogue perdu depuis le drame. Un jour, Louis arrivera en séance en disant : «  ça va mieux nous trois ». Et ajoute simplement : « mon père m’a remis à ma place », façon de dire on ne peut plus juste par rapport à ce que son père appelait ses paroles déplacées.

Je verrai ensuite le père qui dira qu’il a trouvé la façon de parler à son fils et de prendre plaisir à faire des activités avec lui. Ce n’est pas une autorité plus appuyée qui a aidé l’enfant, autorité patriarcale qui aurait été calquée sur celle de son propre père, même s’il y tendait. Leur relation avait été interrompue quand Louis avait 2 ans et demi, maintenant l’enfant seul dans le deuil maternel. L’autorité un peu à l’emporte pièce du père montrait qu’il ne l’utilisait que pour trouver une place qui n’était pas la sienne mais celle de son propre père, un semblant de place.

 

Paul qui a 13 ans et va encore dans le lit de sa mère, glisse sur le fauteuil comme s’il n’avait pas de colonne vertébrale. Il refuse d’être reçu sans sa mère. Lorsque le père accepte de venir, Paul assiste douloureusement, il va d’ailleurs finir par se replier sur le divan, au moment où son père me prend à témoin du dénigrement que sa femme lui fait subir. Elle lui reproche de trop crier après les enfants, d’être trop sévère, parlant sur sa parole, intervenant pour le contrer devant les enfants. Jusqu’à ce que Paul se relève et intime à son père de parler le soir dans leur lit avec sa mère, qu’ils s’expliquent et se mettent d’accord tous les deux et surtout pas devant lui. Là encore, l’autorité est trop forte et mal donnée. Le père est incapable de se reconnaitre comme un père différent de ce qu’il a vu faire par son père. La condition pour qu’il rencontre son fils serait qu’il agisse en père, mais à sa propre façon et envers son garçon comme il est. Qu’il puisse ouvrir la filiation. Etre à la fois comme son père et pas comme son père. Porter l’enfant vers son destin, pour reprendre Œdipe Roi, son allant-devenant comme disait Dolto, non aliéné au destin de son père et lui redonner sa verticalité.

Dans une autre situation encore, le père est en difficulté face à la puissance abusive du beau-père de son enfance. Prisonnier du calque, il va s’en dégager en rencontrant son fils lors d’une séance où il comprend qu’il a appris à se retrancher du monde en s’enfermant dans la cuisine (pour cuisiner), laissant son fils à sa femme. Ce qu’il redoutait d’affronter était sa peur de sa propre violence paternelle.

Un fils ne devient père que lorsque son père est « mort », mort comme père tout-puissant auquel il faut se conformer, sous peine de n’être rien. C’est-à-dire lorsqu’il peut se mettre à exister comme une représentation que l’enfant s’approprie à sa façon, et il y en a de multiples. Comme un symbole, pas comme un décalque. Symbole, représentant d’une fonction qui est d’abord de pouvoir se reconnaitre comme le père de son fils et de le lui signifier. Ce qui veut dire : ne pas chercher à retrouver dans son fils l’enfant qu’il a été, ne pas rester fixé aux attachements oedipiens qui peuvent s’être noués fixement dans l’hostilité. Il faut qu’il y ait du jeu pour qu’il y ait articulation.

Cela me fait dire que l’interdit à poser fait effet à partir des places symboliques telles qu’elles s’organisent, et non par l’autorité qui ferait du père un être tout- puissant. « S’il se prend pour un législateur, c’est raté » dit Lacan.

Le père réel est important comme désirant la mère (càd comme un homme), comme protection de la mère contre le désir dévorant de son enfant (comme interdicteur) et comme ouverture au monde extérieur. Mais sa fonction héritée de l’Œdipe ouvre encore une autre perspective, celle d’une filiation qui dépasse le père singulier. Les pères de nos trois cas étaient pris, figés dans leur propre destin oedipien, comme le bébé Œdipe a été sacrifié par son père Laïos, à qui l’oracle avait prédit que le fils tuerait le père et qui craignait la réalisation de l’oracle qui prédisait sa mort. Etre relié à sa filiation et séparé en même temps.

Plus que d’obéissance à l’interdit paternel, l’enfant doit parler avec son père, en confiance ; et le père de même doit trouver le moyen de parler avec son enfant. Dès lors qu’il parle à l’enfant, ce père n’est plus le patriarche redouté tout-puissant ; il veut comprendre qui est ce fils qui n’est pas lui comme lui n’est pas son père. Il est un père qui reconnait qu’il ne sait pas tout, qu’il n’est pas Dieu, qu’il est lui-même soumis à des lois qui le dépassent et dépassent les règles particulières héritées de son propre père. Des lois qui sont celles de ses propres limites, de sa castration. Et que, ne pouvant pas tout, il n’est pas impuissant pour autant.

Les séances entre un père et son fils, où le père questionne comment il doit s’y prendre, et cherche comment il va reprendre ou prendre sa place entre la mère et l’enfant sont rapidement thérapeutiques pour l’enfant. La parole du père prend sens dans leur rencontre.

Un autre cas :

« Ce qui tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder », dit Goethe repris par Freud dans l’Abrégé de psychanalyse, indiquant le mouvement de l’appropriation, qui est un moment subjectivant.

Un homme, appelons-le Antoine a été reconnu par son père, puis celui-ci a très tôt quitté sa mère. Il voyait son père rarement, mais suffisamment pour que celui-ci maintienne une attente et une colère face aux déceptions répétées. La seule façon de signifier la filiation était le nom en bas du chèque de la pension alimentaire. La mère s’était assez vite remariée et le beau-père s’était occupé avec attention et amour de cet enfant.

Antoine était pris dans un paradoxe, car celui qu’il appelait « mon père », celui qui l’avait conçu, il ne pouvait pas l’appeler « papa » ; mais son beau-père non plus, qui pourtant l’avait sorti du lit de sa mère, il ne pouvait pas l’appeler « papa » parce qu’il ne portait pas son nom. Il ne pouvait dire « papa » à aucun homme. Et son angoisse majeure était de ne rien pouvoir transmettre à ses fils.

Ceci est un exemple d’une transmission symbolique difficile : l’angoisse à n’être qu’un simple porte-nom, qui ne représente rien de la façon dont cet homme a pu compter comme fils pour ce père, un « fils supposé » comme Œdipe, ou un semblant de fils.

Pourtant, comme le reprend Jean-Pierre Winter dans son livre « L’avenir du père » auquel Danièle Lévy a participé, Œdipe a connu successivement quatre pères : « le serviteur chargé de l’exposer sur la montagne peuplée de loups et qui a épargné sa vie, le berger qui l’a recueilli et nourri quelques temps, les braves gens qui ont accepté d’élever l’enfant et, finalement, le roi et la reine qui l’ont adopté sans pouvoir y reconnait leur rejeton autrefois maudit ». Les pères de substitution ne sont pas d’invention récente.

Cela pourrait vouloir dire que derrière l’unité et la réalité d’un père, celui duquel on se reconnait comme étant le fils ou la fille, derrière ce père singulier il serait important que quelque chose le dépasse, une pluralité dans les représentations que l’on s’en fait, à l’image encore de la Sphinge , faite d’éléments composites, pluralité qui permette de parler de fonction paternelle, difficile à nommer, mais faite de confiance plus que de puissance, puissance qui consisterait à avoir des droits sur l’enfant par le seul nom. Cela suppose autre chose, que le père a à construire comme on l’a vu dans les cas cliniques. Et cela questionne le désir d’un homme à devenir père et comment le désir se joue dans la rencontre filiale.

Concernant les filles et leur père oedipien, je constate qu’elles viennent aussi chercher ce père dans l’espace analytique, et que cela suppose pour elles de se déloger de la place qu’elles occupent dans la vie psychique de leur mère, qu’elles le cherchent aussi pour cela. Le problème est pour elles davantage d’entrer dans l’Oedipe que d’en sortir, comme c’est le cas pour le garçon. Ca pourra se jouer pour elles à l’adolescence.

Mais pour y entrer, il faut que la mère laisse s’installer la rivalité oedipienne, qu’elle accepte d’être la rivale dont la fille se détourne, qu’elle laisse sa fille de rapprocher de son père ; au mieux ce sont chez elles des reviviscences de leurs propres désirs infantiles oedipiens refoulés, au pire c’est un interdit posé sur la différenciation de leur fille d’avec elles.

Mais en recevant le père et la fille, je parle des filles qui ont entre quatre et dix ans, je les vois d’emparer de leur pouvoir de séduction auprès de pères parfois très émus, étonnés, sachant ensuite mieux se placer dans leur rôle où l’autorité est parfois une façon de se dérober, surtout dans un contexte de séparation où la relation n’est pas tiercéisée par la mère.

Cette possibilité pour la fille de s’emparer de sa séduction est un pas décisif pour que la mère enfin rivale devienne attaquable en même temps que modèle auquel s’identifier : être comme sa mère pour séduire le père, à condition de ne plus être l’objet d’amour exclusif de cette mère, passer de ce qu’on appelle l’homosexualité primaire à l’hétérosexualité. D’ailleurs, pour Freud l’hétérosexualité est d’abord le fait de pouvoir aller vers une autre personne, autre de ce qui est semblable à soi, le non-identique, pas uniquement en tant qu’être sexué ; c’est d’abord la possibilité d’une relation à deux individus, pour qu’elle s’ouvre à une troisième. La condition en est de non seulement se séparer de la mère mais de s’en différencier identitairement.

Pour certaines filles qui ont encore un espace interne suffisant pour penser, toute ressemblance à leur mère est proscrite, trop menaçante pour leur identité, bien plus menaçante que la position de rivale.

Si celle-ci se met en place, il faudra bien sûr s’en dégager pour ne pas chercher en tout homme le modèle du père et ne pas rester dans l’hostilité à l’encontre de la mère.

Mais je pense que la mère indifférenciée de sa fille pour des nécessités narcissiques, est beaucoup plus encombrante et compromettante pour l’avenir de sa fille qu’une fixation amoureuse de la fille à son père. Cela ne suppose en tout cas pas le même travail psychique.

Pour finir, un mot sur les nouvelles configurations familiales. Beaucoup de familles sont aujourd’hui constituées de mères vivant seules avec leurs enfants, d’enfants sans père reconnu, de familles où le couple conjugal n’est plus le couple parental etc.

Pour les couples qui se sont séparés, j’observe que le mythe des parents réunis est pour l’enfant, indestructible, comme barrière contre les fantasmes incestueux sans doute et parce que c’est le point d’origine où l’enfant n’était pas encore.

Il est probable qu’aujourd’hui certaines organisations oedipiennes ne permettent pas à l’enfant de réaliser cette opération psychique complexe d’apprendre à passer de deux à trois et qu’une autre mythologie vient à être fabriquée avec ses figures inquiétantes et ses dieux déchus.

Je vois des enfants plongés dans le désarroi lorsqu’une nouvelle scène amoureuse et sexuelle se dessine chez l’un des parents qui refait sa vie comme on dit, les confrontant au réel traumatique du sexuel flamboyant, parfois adolescent, du parent tout à ses élans pulsionnels et qui oublie alors l’autre parent. L’enfant doit trouver sa place dans cette nouvelle économie affective du parent. Ce n’est pas de tout repos, et la graduation qui doit permettre à tout enfant de s’éloigner d’abord de sa mère puis de ses deux parents puis de la famille est parfois interrompue et crée cette perte de verticalité évoquée plus haut.

Mais parfois les parents y arrivent.

Ils savent que continuer à porter le projet oedipien, c’est poursuivre au-delà de leurs conflits ou séparation un échange qui ne sera plus dans une relation d’amour et de désir entre eux mais qui subsistera dans l’acte responsable qui consiste à maintenir l’enfant dans le langage, plus exactement à faire place à sa parole, parler de l’enfant entre eux, parler avec l’enfant, ce qui implique une écoute attentive pour maintenir celui-ci dans leur désir commun, pour poursuivre la création psychique de cet l’enfant depuis son origine.