2 décembre 2019

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

"On est plus le fils de son époque que le fils de son père". Proverbe africain

Par Marie-Pierre Simon-Koch, psychanalyste

 

Dans notre société occidentale, la figure du père a tenu une place tout à fait particulière, dans la constitution du psychisme individuel, et aussi dans la structuration de la vie sociale ; on n’a pas attendu que Freud et les psychologues nous expliquent l’importance de la place du père. Néanmoins, c’est bien Freud qui a su proposer des interprétations nouvelles de sa fonction dans la structure psychique.

 

Le texte de Freud « Psychologie des foules et analyse du moi » de 1921 présente d’abord une opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie des foules. 

Dans ce texte « psychologie des foules et analyse du moi », au chapitre VII, Freud nous parle de l’identification. Il nous dit, dans la formation de ce complexe d’Œdipe, il y a deux types de liens et c’est cela qui est intéressant pour nous ce soir. Il y a un lien d’objet, qui va s’établir essentiellement vis à vis de la mère, un lien spécifique de la phase orale, sa figuration la plus parlante étant celle du nourrisson qui tête sa mère.

Freud est le premier à identifier cette pulsion orale, dans son caractère libidinal, qui a fait scandale à l’époque. On n’était pas prêt à accepter que cette dimension libidinale soit présente dès le début, et en particulier chez l’enfant qui tête sa mère. Freud va nous parler d’un autre lien dans ce chapitre VII, il nous parle d’un lien d’identification : «  l’identification est connue de la psychanalyse comme l’expression première d’un lien affectif à une autre personne ». Il résume ces deux liens en disant : le lien à la personne, c’est ce que l’on voudrait être, le lien à l’objet c’est ce qu’on voudrait avoir. Ce sont les deux composantes de la libido et pour que ce terme soit parlant pour tous ici, il rappelle dans ce chapitre ce qu’il entend par là. Il nous dit « la libido , c’est une énergie, une grandeur quantitative, des pulsions, qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour : amour des poètes, amour sexuel, amour de soi, amour filial et parental, attachement à des objets concrets et même à des idées abstraites » .

Ces deux composantes de la libido, le lien d’objet et le lien à la personne ont des effets bien repérés des psychologues, des psychanalystes mais aussi de tous ceux qui ont cet intérêt pour la psychologie au sens large. Le lien d’objet entraine cette angoisse de la perte, que l’on nomme aussi angoisse de castration, et qui concerne aussi bien le garçon que la fille. Le garçon étant directement sous l’angoisse de la perte du pénis, et la fille imaginant qu’elle l’a déjà perdu, imaginant qu’elle l’aura elle aussi, que le dommage va être réparé.

L’autre lien, le lien d’identification à la personne, induit un sentiment de culpabilité puisque c’est un lien affectif ambivalent d’amour et de haine, présents dans le complexe d’Œdipe. Ce sentiment est d’ailleurs le plus souvent « unbewusst », non su, comme dans le mythe où Œdipe tue son père et couche avec sa mère, sans le savoir. Ces sentiments ambivalents de haine et d’amour pour le père sont souvent très fortement refoulés.

A l’époque de Freud, au début du XXème siècle, ces deux types de liens étaient bien différenciés, comme l’étaient les places de la mère et du père, à savoir, toujours selon Freud, la mère qui nourrit et le père qui protège. Pas d’affolement chez nos amies féministes! Nous n’en sommes plus là, évidemment je le dis tout de suite !

Alors au delà de l’époque de Freud, au delà des époques et des cultures, ce qui nous intéresse en tant que psychanalystes, c’est n’est pas l’égalité des sexes, c’est la différence des places. Il se trouve que cette différence des places se présente avec ses spécificités en Occident, en Afrique, en Asie, mais dans tous les cas, elle se produit.

Cette différence des places permet une triangulation entre le père la mère et l’enfant. En particulier, c’est le plus souvent dans la relation duelle, parfois fusionnelle, parfois aussi concurrentielle entre la mère et l’enfant que la place de tiers revient au père, s’il veut bien l’occuper. Ce qui est une condition importante de l’entrée dans le symbolique, c’est à dire dans l’univers de la parole. Lacan nous dira, c’est la présence du père dans le discours de la mère qui fait accéder au symbolique. Cette place de tiers, qui peut aussi être vacante, est une condition importante pour que l’enfant prenne sa place de sujet, c’est une ouverture possible adressée à l’autre, qui permet aussi à l’enfant de s’inscrire comme sujet d’un discours.

La psychanalyse avec Freud, nous amène à penser ceci : on n’est pas sujet, on le devient.

Je vous propose de nous intéresser à une troisième composante structurant le lien à l’autre, le moi.

Freud l’avait introduite dans son article de 1914 « Pour introduire le narcissisme ». C’est le moi, ce moi qui lors du développement du tout jeune bébé ne se manifeste pas dès le départ, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas présent, et qui va de façon inattendue faire son entrée, comme un coming out, et vous annonce, je suis celui là ! Celui là, c’est moi ! Cette identification auto proclamée en quelque sorte, est une entrée dans le social, dans le lien à l’autre, par une sorte de fenêtre sur le monde, un prisme, qui va focaliser, unifier, ordonner ce monde de sensations, d’affects, de discours pour le travailler, et le présenter dans son coté pacifié, acceptable, présentable, quoi !

Ce moi, renvoie à une image dans laquelle le sujet se reconnaît désormais, sorte de représentation fantasmée du sujet qui exige un investissement libidinal. Cet amour narcissique du moi entre en jeu soudainement et totalement dans le rapport à l’autre, puisque c’est ce moi que le sujet aime d’un amour fusionnel on pourrait dire, et qu’il va chercher à faire aimer, à faire reconnaître par son semblable. Freud nous dit alors que cette instance, le moi, agit comme une fonction d’unification. L’époque actuelle étant une société centrée sur la promotion du moi, chacun aspire désormais à être ce UN, cette image unique avec beaucoup de like, convoitée par les annonceurs. Tout le monde a une petite idée de ce qui est évoqué ici.

Cette instance unificatrice du moi est importante dans la structure psychique puisque la psychopathologie a pu repérer que dans l’autisme, la schizophrénie, la psychose et parfois dans d’autres moments de crise aigüe, le moi peut se présenter comme morcelé, éclaté. Ce qui a des effets d’angoisse majeure, de production d’idées délirantes, de passages à l’acte.

En tout cas, le moi est un des objets d’amour le plus fortement investi et c’est ce qui a permis à Freud de comprendre que des interprétations trop directes qu’il a pu faire au début de traitement de ses patients , lorsqu’ils portaient atteinte au narcissisme du patient, n’étaient pas prise en compte, pas reconnues comme vérité de l’inconscient et que finalement au lieu d’apporter un allègement du symptôme, la personne se défendait, par des objections, des refus et parfois même l’arrêt du traitement. Il faut donc laisser le temps à l’analysant de trouver le chemin praticable, la façon acceptable pour lui, pour le moi, d’aborder ce qui ne pouvait pas se dire jusqu’alors. Ce qui s’impose aussi à l’analyste, d’attendre, de relever ce qui vient d’être dit et de rester prudent et ouvert lorsqu’il propose une interprétation.

Il se trouve donc que ces types de liens, liens d’identification, investissement libidinal d’objets, unification, intégration narcissique par le moi, sont présents dans le développement de l’enfant, dans la psychologie individuelle, mais également dans le social et dans ce lien tout à fait particulier au père.

Jacqueline Schieffer, notre collègue psychanalyste qui a été invitée ici à Troyes en octobre dernier, nous a dit «  l’infantile, c’est l’objet de la psychanalyse et c’est la répétition de ses manifestations qui pousse à partir à l’aventure d’un travail psychanalytique ». Freud avait repéré que les symptômes qui peuvent se produire à tout âge de la vie de chacun ont toujours à voir avec cette structure de liens, cette structure de l’infantile qui s’est mis en place très tôt.

Ce sont ces mêmes types de lien que l’on va retrouver au sein des organisations, des institutions sociales. Freud s’intéresse alors à que ce qui se passe dans les foules organisées, des collectifs dirait on aujourd’hui, qui se sont donnés des règles de fonctionnement avec des sanctions et qui ont aussi des contraintes extérieures. Il prend comme exemple l’Eglise et l’armée. « Dans l’une comme dans l’autre prévaut le même mirage, nous dit-il, un même fantasme pourrait-on dire, qu’un chef suprême est là,  qui aime tous les individus d’un égal amour…Ce chef est un substitut paternel ».

Et concernant l’angoisse, il poursuit «  l’angoisse de l’individu est provoquée, soit par l’ampleur du danger, soit par la suspension des liens affectifs c’est à dire la suspension de l’investissement libidinal comme il nous l’a dit précédemment, qui produit de même la panique dans la foule »  et il ajoute « de cette illusion, tout dépend…Ce sont les relations amoureuses, les liens sentimentaux (libidinaux) qui constituent l’essence de l’âme des foules ». Et il conclut « c’est Eros à qui le monde entier doit sa cohésion ».

Nous savons aussi qu’un substitut paternel, peut aussi être un maître. Un maitre agit par la peur, par la terreur. Le maitre se différencie du père, essentiellement par l’abus, l’hubris. Il abuse de son pouvoir, abus sexuel, oppression, domination, transgression, il agit pour sa propre jouissance, essentiellement narcissique.

Freud nous dit « le maitre n’a besoin d’aimer personne… Nous savons que l’amour endigue le narcissisme et nous pourrions montrer comment il est devenu facteur de civilisation ». C’est aussi ce que nous dira Lacan «  Seul l’amour peut faire condescendre la jouissance à désir ».

C’est donc bien le père et l’amour du père, l’amour pour le père, et non le maitre qui serait facteur de civilisation. Ce qui se conçoit aisément puisque le père est un parmi ses pairs. Ils structurent ensemble le social, alors que le maitre ne tolère pas d’autre maitre que lui seul, c’est peut être ce qui fait qu’il y a toujours de la violence chez le maitre.

Ceci nous amène à considérer, brièvement ce soir, dans notre histoire occidentale, plusieurs moments de basculement de cette place du père, très souvent rapidement d’ailleurs remplacée par des maitres.

Dans l’Antiquité, dans le droit romain, le pater familias avait droit de commandement pour accroitre et pérenniser la puissance de la familia, de la lignée, il avait aussi droit de vie, de vente et de mort. Puis dans l’Eglise catholique le père de famille voit son pouvoir limité, il ne peut imposer des châtiments excessifs, la doctrine dit « qu’il ne peut rien faire qui aboutit à son intérêt personnel. » Jean Delumeau dira que le XVI siècle est celui de la monarchie paternelle, monarchie qui va trouver son terme avec la révolution française.

Le contrat social de Rousseau prônait la volonté du peuple contre la soumission à un pouvoir de droit divin, à une autorité qui vient d’en haut. Et finalement, en 1793, la constituante abolit la puissance paternelle, elle abolit l’image du roi qui avait reçu de Dieu la transmission de guider, d’éduquer et de nourrir son peuple, c’est-à-dire ses enfants. Balzac écrira « la révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus que des individus ».

Depuis les mots d’ordre de la révolution « liberté, égalité, fraternité, ou la mort », on assiste à une lente maturation des droits sociaux, avec le développement économique, la production de masse, l’amélioration des conditions de vie, les progrès de la médecine.

Qu’en est –il aujourd’hui de la place du père ou de son substitut ?

Dans le social, ce ne sont plus des places qui vont fonctionner, ce n’est plus l’autorité du père et la reconnaissance qui l’accompagne mais des règles qui commandent à tous, indépendamment des situations singulières et qui se veulent objectives, le pouvoir individuel étant devenu suspect. Ce fonctionnement est fondé sur l’égalité des droits, qui attache des droits aux personnes indépendamment de leur situation singulière. Ces droits sont fondamentalement structurés par la liberté de chaque individu de choisir tout ce qui va constituer sa vie. Et cette liberté de ne plus subir ce que l’on n’a pas choisi s’accommode mal de toute forme d’autorité  et bien sûr, de celle du père. Cette place dominante du choix et l’absence de reconnaissance sont très présente dans les ressorts de la gestion. Notamment il n’y a plus de différence de nature entre les personnes et toutes les formes de ressources et de contraintes. Voir à ce sujet Vincent de Gaulejac « la société malade de la gestion ». Ce qui amène les personnes à dire «  nous ne sommes que des pions ». Ces logiques de gestion d’ailleurs ne s’arrêtent pas aux choses, elles s’appliquent aussi aux émotions, au stress, aux comportements. Quelles stratégies pour profiter au maximun ?

Gratuit et illimité, c’est bien ce que l’on entend, ce que l’on nous vend. Donc le produit, c’est nous… Plutôt objet que sujet, si on en revient à Freud. Avec ses spécificités : stress, dépression, solitude, manque de reconnaissance, perte du sens, décomposition du lien social, épidémie de mal être qui conduit près de 10 000 personnes chaque année à la mort par suicide en France.

La difficulté de repérer aujourd’hui où sont les limites se traduit au quotidien dans les conduites à risques et autres dépendances addictives : substances en tout genre, psychotropes, sexe, réseaux sociaux et jeux internet… Pourquoi attendre pour se faire plaisir ? Je vous renvoie au texte de Jean Pierre Lebrun « un monde sans limites ».

Charles Melman nous dit « ce qui nous mène aujourd’hui, ce sont les jouissances ». Ce que l’on annonçait déjà en mai 68, « il est interdit d’interdire ».

Hannah Arendt déjà nous parlait de société de masse, d’atomes, d’individus seuls au monde, ce qui est aussi le propre des sociétés totalitaires, faites d’énoncés auxquels on peut tout sacrifier, « là où tout est possible ». Et elle ajoute « ce n’est pas que l’homme moderne ne veut plus de dieu, il ne veut plus de dieu le père ».

Je vous propose donc de finir avec dieu le père. Pour aborder ce sujet, j’ai dû consulter le père Pierré, s.j, jésuite, auquel je dédie cette conférence. Beaucoup connaissent ici le père Pierré, mon professeur d’économie il y a plus de 40 ans aux Arts et Metiers , ICAM de Lille.

Ma question concernait ce lien entre Dieu le père et le fils.

A l’origine, ce Dieu de l’alliance, qui ordonne et guide son peuple, le libère de l’esclavage, Dieu qui a crée la terre et le ciel, n’est pas encore devenu dieu le père, il est Seigneur « Adonai, » car son nom YHWH est imprononçable. C’est Jésus de Nazareth qui parle de son père du ciel, qu’il appelle ABBA, papa et qui parle de la tendresse du père. Est-ce donc le fils qui fait le père ?

Et ce nouveau prédicateur, Jésus, annonce que ce père est celui de tous les hommes et qu’il les aime d’un égal amour. Est-ce de cette illusion que tout dépend pour les croyants comme nous le disait Freud ? En tout cas, ce qui est nouveau, ce qu’on appelle Evangelia, la bonne nouvelle, c’est que cet amour, cette miséricorde du père s’adresse d’abord aux pauvres de Dieu, les « nepioi ». Ce sont les petits, les exclus, la femme adultère, le collecteur d’impôts : « que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre ! ».

Cette prédication est prise comme une provocation, en particulier par les docteurs de la loi « cet homme là disent-ils fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! »Luc 19,7 Dans ce nouveau lien au père, c’est toute la question de la loi qui se pose aux pharisiens qui lui disent : alors tu es venu abolir la loi ? Pour Jésus, avant la loi, il y a l’amour du père, l’amour pour le père. C’est aussi le message des paraboles, celle du fils prodigue, de la brebis perdue.

Jésus, à la suite des prophètes, va parler de ce père de tous les hommes, ce père symbolique et réel, qui peut animer ce désir présent en nous, plus grand que nous, sans rien nous demander en retour. Un lien intime, une infinie tendresse nous disent les mystiques, une présence réelle qui se donne au delà du matériel, du visible, du possible, si nous voulons bien nous laisser porter par lui. Cet amour de Dieu ne se situe pas dans la chair, il n’est pas sexuel. Pas de câlins, de chatouilles, d’abus ou de viol, il ne peut pas être incestueux. Il est la source, il anime notre désir, il nous ouvre sur l’infini. Voilà ce que j’ai compris de la foi dans le message du fils « « je suis le chemin, la vérité et la vie », après plusieurs échanges avec le père Pierré et en lisant « le royaume caché » d’Eloi Leclerc. Lui aussi a connu les camps de déportation comme le père Pierré qui s’est retrouvé à 20 ans dans l’enfer de Dachau et qui nous dit aujourd’hui, à la suite de Freud « c’est l’amour qui est porteur de salut, mais pas n’importe quel amour, celui qui traverse la souffrance ».

La deuxième question que je me suis posée, concerne la fin tragique de Jésus. On ne se dit pas fils de dieu sans créer quelques jalousies. Si on ajoute à cela des paroles qui menacent l’ordre social, les fondements religieux de la communauté et ceux qui exercent le pouvoir, ça fait beaucoup. On n’est donc pas surpris de sa fin tragique : jugé, condamné et cruxifié comme un paria.

Jésus supplicié sur la croix, s’adresse une dernière fois à son père avant son dernier soupir nous dit-on. C’est un cri déchirant « père pourquoi m’as tu abandonné ? ». 

Eloi Leclerc nous dit que le silence de dieu n’est pas simplement une absence, ce n’est pas un vide. Le silence peut aussi être une présence. Le silence, le silence de l’analyste, c’est aussi l’expérience que l’on fait dans une analyse. Le silence peut nous surprendre dans le discours qu’il produit et dans ce qu’il donne à entendre.

Je vous remercie.