La négation : principe fondateur du psychisme ?[1]

Thierry Schmeltz

Psychanalyste de la Société Psychanalytique de Paris

 

« Il nous incombe encore de faire le négatif ; le positif nous est déjà donné. »

Franz Kafka, Journal, IIIe Carnet, 1911.

 

Dans l’étude du fonctionnement psychique, Freud a indiqué très tôt que l’inconscient, pas plus que le rêve, ne connaissait la négation, le doute ou un quelconque degré d’incertitude. Plus tard, il situera la négation au fondement des processus de défense, en particulier du refoulement. D’une certaine façon, le refoulement se rapporte à une décision interne qui dit « non ». Mais bien plus qu’une défense, la négation apparaît comme un principe fondateur ayant un rôle particulièrement déterminant pour le psychisme humain. Son action se situe aussi bien dans ce qui contribue au refoulement que dans ce qui provoque sa levée partielle, et elle prend sa part tant dans les processus identificatoires et de symbolisation que dans l’émergence de la capacité de jugement. Alors, si le refoulement est le concept métapsychologique le plus ancien, le plus clairement exploré dès l’étude des psychonévroses de défense (1894a), et qu’il constitue le pilier essentiel de tout l’édifice psychanalytique, le principe de négation n’en soutient pas moins, dans l’ombre, tant sa définition que sa dynamique processuelle.

Freud va d’ailleurs élever la notion de négation au rang de concept métapsychologique spécifique dans un court et unique article assez tardif (1925h) au moment où se caractérisent plusieurs modes de défense particuliers, en l’occurrence la dénégation, le déni et le rejet (que Lacan reprendra dans sa théorisation de la forclusion). En tant que modèle prototypique de l’activité défensive, le refoulement dispose néanmoins d’une identité propre. Car s’il consiste à écarter du système conscient une représentation susceptible de générer un vécu de déplaisir, Freud lui assigne prioritairement cette fonction de protection à l’égard de l’affect. Le déni (ou désaveu) et le rejet portent plus typiquement sur une réalité perceptive et ses incidences pour le narcissisme. L’agencement clinique de ces mécanismes dérivés de la négation vont permettre d’établir un repérage différentiel entre névrose, psychose et perversion.

Dans la clinique psychanalytique, la négation est généralement entendue comme une défense ou comme une forme particulière de résistance. Le terme français – traduit par (dé)négation (Laplanche et Pontalis, 1967) - comporte en lui-même une pluralité de sens impliquant refus, opposition, discrimination, contradiction, conflit, renversement, etc., qui permet de rendre à Verneinung tant ses dimensions grammaticale et logique que sa portée subjective. Dans son article de 1925, Freud croise tous ces registres pour tenter d’en montrer leurs relations et leurs effets. Cette audace n’est pas sans poser d’insolubles problèmes linguistiques et sémantiques, mais elle témoigne aussi de la nature instable, non linéaire et évolutive de la négation. De principe primordial, fondateur et organisateur du psychisme, la négation devient progressivement une modalité plus complexe construite par celui-ci. En s’appuyant sur les travaux des linguistes, Claude Le Guen rappelle dans son Dictionnaire freudien qu’ « en son sens lexical, elle [la négation] est un acte de l’esprit qui consiste à rejeter un rapport, une proposition, une existence ; elle est l’expression de cet acte. » (2008, p. 963) En découle que la négation constitue un principe actif, d’abord devant l’affirmation de la vie (Bejahung) considérée comme l’acquiescement paradoxalement passif d’un donné sans signification préalable (impératif de la vie s’exprimant à flux constant). Puis, à la mesure de l’évolution, de l’organisation et des intérêts de l’appareil psychique, le principe de négation se complexifie en multipliant ses effets pour permettre le développement d’une capacité de jugement requise par l’exigence de mise en sens du monde. C’est ainsi que toute détermination (dimension active) peut être entendue comme l’effet de la négation au sens de séparer, différencier et délimiter les éléments d’un donné global par la création de signes, de symboles et de représentations. Avant même d’être conceptualisé en tant que tel, il y a dans toute l’œuvre de Freud un usage implicite du principe de négation. On le repère par exemple dans la définition de toutes les séries de dualismes caractérisant la vie psychique, où il s’agit moins de marquer la contradiction ou l’opposition mutuelle que de conférer à chacun des termes du couple un statut propre pour en dégager la spécificité de leurs effets dans le jeu dialectique qui en articule et en détermine le mouvement. Un usage plus explicite des implications de la négation se manifeste notamment dans tout ce qui concerne l’appareillage défensif, le travail du rêve, la perte de l’objet et le travail du deuil. Par extrapolation, serions-nous fondés à soutenir que la théorie psychanalytique dans son ensemble s’est construite elle-même selon ce principe de négativation ? La métapsychologie n’est-elle pas la théorie qui se situe de l’autre côté, derrière et au-delà de la conscience ? A l’origine de l’affirmation de l’inconscient, la névrose n’a-t-elle pas été définie comme « négatif de la perversion » ? La perversion elle-même ne pourrait-elle pas être considérée comme la Bejahung primordiale issue de l’inconscient porteur de désir qu’il s’agira, à un moment ou à un autre, d’accepter ou de récuser ?

L’idée d’une « puissance du négatif » avait été avancée par Hegel qui soulignait que la négativité ne survient pas dans l’être comme de l’extérieur, mais qu’elle est inhérente à sa réalité même dont elle rythme le développement. Cette capacité négativante puiserait ainsi sa force dans l’affirmation naturelle de la vie (Bejahung), en s’étayant sur les pulsions auto-conservatrices pour se lier à l’Éros et s’ordonner au principe de plaisir. En toute logique, la négation désigne une opération dialectique qui implique une affirmation préalable, car il n’est guère concevable de nier quelque chose qui n’est pas supposé exister. A ce titre, rappelons que l’inconscient, d’abord indiqué en tant que non-conscience, n’a pu être postulé qu’en référence à un état reconnu de conscience. Freud entend la Bejahung (de bejahen : « dire oui ») « comme une sorte de consentement sans réserve au donné, c’est-à-dire à tout ce qui est là, perçu ou vécu, au dehors comme au-dedans » (Lévy D., 2020). Pour lui, elle est première sans être pour autant sur le même plan que la négation, ce que rappellera Jean Hyppolite dans son commentaire sur la Verneinung de Freud (Lacan, 1954). Sans manifestation ni trace directement accessible, et corrélative du refoulement originaire, la Bejahung définirait la position latente du sujet. Mais cette position ne peut se concevoir qu’au travers du filtre de la négation qui, saisie dans un discours manifeste et présenté sous la forme d’une dénégation, la fait advenir rétrospectivement. Qu’ils soient reconnus ou non par le sujet, les contenus représentatifs et affectifs que dénonce la négation forment les indices d’une symbolisation primaire d’un désir inconscient. Ainsi, la Bejahung se pose comme l’assomption mythique du moi, déterminant la position psychique du sujet, moins dans son rapport au monde qu’à l’égard avant tout de son être. A partir de sensations éprouvées, le premier refus est imprononçable mais il est agi. Il témoigne de la récusation, sous l’égide du principe de plaisir, de certains aspects du donné qui sont dès lors discriminés et affectés dans les catégories du bon et du mauvais. Ce premier mouvement préfigure d’autres distinctions (dedans/dehors, moi/non moi), et ouvre à de multiples possibilités identificatoires ainsi qu’à l’apparition de la conscience de soi et des autres. La négation est donc déjà là, dans un but d’organisation. Elle agit sur les contenus psychiques qui contreviennent au principe de plaisir en les rendant affectivement inexistants pour la subjectivité. Nécessaire inducteur de cette dynamique psychogénétique, le principe de négation semble se poser comme précurseur de la fabrication des processus de symbolisation et de création du sens des expériences vécues. Pourrait-on soutenir, dans cette perspective, que la fonction de négation se met au service du retournement de la passivité en activité dans un mouvement d’appropriation subjective ? Mais si la capacité de symbolisation et l’accession au symbolique apparaissent comme les produits évolutifs du principe de négation, celui-ci implique que l’appareil psychique soit en mesure de créer dans le temps un lien entre l’existant (ce qui est là, perçu), le non-existant (ce qui fait défaut à satisfaire de nouveau l’impératif pulsionnel qui se re-présente), l’absence (ce qui existe désormais en représentation de satisfaction sans être présentement perçu), et le manque (attente pénible de retrouver un vécu de satisfaction attaché à un objet). L’opposition et le conflit seront alors les marques ultérieures du refus du manque et du rejet de l’absence. Le jeu du Fort-Da (Freud, 1920g) montre à la fois la finesse d’observation et la pertinence théorisante de Freud qui fait de l’expérience ludique de son petit-fils une démonstration magistrale de l’opération négativante à la source du processus de symbolisation de l’absence. La répétition de la scène où il s’agit pour le petit Ernst de soustraire la bobine de sa vue, puis de la rendre à nouveau visible avant de recommencer le processus dans un vécu jubilatoire, organise les conditions de la création du symbole de négation (Fort = pas là), et permet à l’enfant d’en dégager la fonction signifiante en retrouvant l’objet (Da = là). Dans un mouvement d’après coup, la symbolisation de l’absence permet de soutenir un fantasme d’omnipotence et de pensée magique, et faire revenir ce qui a disparu en faisant exister mentalement, par l’investissement hallucinatoire de la trace mnésique, ce qui s’est dérobé au percept. Cet exemple montre aussi à quel point le principe de négation participe activement à la mise en place de la capacité de jugement dans l’abord de la réalité.

Dans l’article de 1925, écrit après l’introduction dans la pensée psychanalytique de la seconde topique et de la deuxième théorie pulsionnelle, il est remarquable de constater que Freud livre sa réflexion en empruntant un trajet régrédient, jalonné par trois temps. Il part d’abord du niveau le plus élaboré de la négation en son expression langagière, à savoir la dénégation qu’il associe ensuite au refoulement dont elle serait une forme substitutive partielle (intellectuelle), et qu’il rapporte enfin aux motions pulsionnelles les plus primitives dont les dynamiques orales « avaler/cracher » seraient les points d’ancrage indiquant déjà les fonctions fondamentales de discrimination structurante. La différence qu’établit le moi-plaisir originel, sur fond de voracité cannibalique ou de réjection, serait ainsi un temps premier d’instauration de la fonction de jugement à partir des propriétés attribuées aux objets. En cherchant à s’introjecter le bon et à rejeter hors de lui le mauvais, le moi-plaisir sépare ce qui existe (« ce qu’il avale ») et ce qui n’existe pas (« ce qu’il crache »), et dégage ainsi de la sensation attributive la valeur signifiante du jugement d’existence et de la réalité. Cette perspective rejoint en partie les travaux d’André Green sur la transposition des pulsions en objets (cf. « La fonction objectalisante »). Ces opérations précoces, anticipatrices d’une organisation non encore efficiente, ne suggèrent-elles pas déjà l’œuvre d’une potentialité négativante primaire et transformatrice d’une psyché émergente à partir des incitations pulsionnelles les plus anciennes ? Ce serait dire à quel point le processus de négation s’inscrit dès le début de la vie pour apporter sa contribution spécifique à chaque étape de développement et d’organisation de l’appareil psychique. Ce serait dire aussi à quel point sa fonction est génératrice d’une activité psychique intense, spécifique et tâtonnante, de structuration et de différenciation identitaire au nom tant du développement du moi (désir) que de la sauvegarde narcissique (défense). La négation s’avère ainsi indispensable à la possibilité du conflit intrapsychique, à la création de discontinuité, de rupture, de décalage, de contradiction dont le langage est le support dans son rapport à l’altérité, et de différenciation par rapport à un donné, déjà là, à disposition.

Le texte freudien débute sur un fait clinique qui est d’abord un fait de langage. Freud montre que ce ne sont pas n’importe quelles idées ou pensées qui font appel à la négation au cours de la cure : ce sont les idées incidentes qui émergent par surprise au fil du discours. Pour les interpréter, Freud préconise de négliger l’effet langagier de négation et de considérer comme significatif le « pur contenu » de l’idée déniée. Il suggère d’emblée que le stratagème négativant d’un contenu psychique est la marque du déplaisir qu’il suscite et dont le patient cherche à se défendre à tout prix. L’effet de la négation témoigne ainsi de la coexistence du refus (« je ne veux pas admettre une telle chose ») et de l’absence (« cette pensée n’est pas présente dans mon esprit »). En privilégiant l’énonciation des idées incidentes du patient en séance, Freud fait l’hypothèse, d’autant plus hardie qu’elle semble contradictoire, que la forme discursive de la négation serait le masque qui révèle, en son envers, un élément inconscient : « Un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc pénétrer jusqu’à la conscience à la condition de se faire nier. » (OCF-P (17), p. 167) C’est donc lorsque le donné émane de l’inconscient que se fait jour la négation : « La reconnaissance de l’inconscient de la part du moi s’exprime en une formule négative », souligne Freud (1925h, p. 171). Le refoulé trouve ainsi une voie d’accès à la conscience, avec cette particularité que le patient ne peut le faire sien tant il a besoin de protéger son « moi », et de se convaincre que ce contenu de représentation, de pensée ou de désir lui est étranger. La négation réalise ici une double opération dans son rapport à l’objet : d’une part, elle engage un déplacement identificatoire du refoulé par projection (sur l’analyste), « vous allez maintenant penser que… » ; d’autre part, elle récuse immédiatement cette « reconnaissance » sous la forme langagière d’une dénégation, « non, ce n’est pas ça ! » Pour Freud, la dénégation constitue une sorte de « preuve » de la vérité de l’inconscient.

Dans l’exemple clinique de 1925, le patient ne fait pas que rejeter (« cracher ») l’idée déplaisante, mais il continue de la faire exister en l’imputant à l’analyste : « vous allez penser que… ». Tout se passe comme s’il disait : « Ces idées peuvent exister, à condition qu’elles ne viennent pas de moi ! » Ce moyen de dégagement projectif, qui se paie au prix du retrait d’une part de la subjectivité, permet au sujet de s’affranchir d’un effet partiel du refoulement dont il devient une sorte de substitut intellectuel : « On voit comment la fonction intellectuelle se démarque ici du processus affectif », dit Freud (1925h, p. 168). Assorti du symbole de la négation (« Ce n’est pas… »), le contenu dénié, bien que coupé de l’affect, rendu conscient - ou susceptible de le devenir - peut être désormais considéré sans danger par un investissement « intellectuel ». L’investissement de la représentation refoulée, ouvrant alors la possibilité de l’articuler à d’autres contenus ou d’autres représentations, contribue à enrichir la pensée qui, ainsi libérée des contraintes du refoulement et du principe de plaisir, augmente sa marge de manœuvre afin d’accroître sa capacité subjectivante. Ce nouvel élargissement du champ de la pensée n’est-il pas ce qui permet au sujet dans le travail de parole de soutenir une position subjective à la fois ferme et souple dans l’entame de l’inconscient ? N’offre-t-il pas, au sein de la cure, de nouvelles possibilités d’élaborer par le jeu des transferts les motions pulsionnelles dont les représentants ne cessent de se re-présenter afin de les intégrer au sein du système préconscient et induire alors la possibilité de certains remaniements structuraux ?

Freud soutient que l’acceptation intellectuelle du refoulé ne supprime pas totalement le refoulement en ce qu’il doit rester garant, vis-à-vis de l’affect, de l’évitement de la survenue de déplaisir. A vrai dire, la négation implique moins une levée, même partielle, du refoulement qu’un repérage en après coup de l’élément inconscient qui cherche à faire retour. Le compromis qu’engage la négation en ouvrant un chemin médian montre à quel point le sujet « sait » quelque chose que d’une certaine façon il se refuse de connaître. La fonction intellectuelle de jugement, rendue possible par l’invention du symbole de négation, permet à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des conséquences du refoulement, et prend le relais du principe de plaisir. Elle rend compte désormais du conflit qui oppose pulsion de vie et pulsion de destruction dans le jeu complexe d’intrication/désintrication. Pour Freud, la Bejahung, l’affirmation primordiale relèverait d’Eros par sa tendance libidinale unificatrice, tandis que la Verneinung, héritière symbolique et symboligène de l’expulsion orale, serait au service de la pulsion de destruction. Compte tenu de la processualité de la négation, ne conviendrait-il pas, comme le suggérait Lou Andréas-Salomé, d’inverser la proposition freudienne en assimilant Eros à la négation et la pulsion de mort à l’affirmation-acceptation ? Cela serait assez conforme à la façon dont Freud concevait quelques années plus tôt un aspect essentiel du principe de plaisir : « Nous avons reconnu qu’une des fonctions les plus précoces et les plus importantes de l’appareil animique était de « lier » les motions pulsionnelles qui lui parviennent, de remplacer le processus primaire régnant en elles par le processus secondaire, de transmuer leur énergie d’investissement librement mobile en investissement en majeure partie quiescent (tonique). […] Le principe de plaisir est alors une tendance qui se trouve au service d’une fonction à laquelle il incombe de rendre l’appareil animique absolument sans excitation ou de maintenir en lui constant ou le plus bas possible le montant de l’excitation. […] Nous remarquons que la fonction ainsi définie participerait de la tendance la plus générale de tout le vivant à retourner au repos du monde inorganique. […] La liaison de la motion pulsionnelle serait quant à elle une fonction préparatoire qui doit mettre l’excitation en état d’être finalement liquidée dans le plaisir d’éconduction. » Et Freud de concéder : « Le principe de plaisir semble être tout simplement au service des pulsions de mort. » (1920g, OCF-P (15), p. 336-337) De ce point de vue, le principe de négation serait, du côté d’Eros, au service de la fonction de liaison pulsionnelle entre processus primaire (caractérisant le système inconscient) et processus secondaire (caractérisant le système préconscient/conscient) en tant qu’acte préparatoire cherchant la liquidation de l’excitation à travers différentes voies de satisfaction possibles entre principe de plaisir et principe de réalité. Autrement dit, la négation se met au service d’une défense qui vise à maintenir la suprématie du principe de plaisir en garantissant l’efficacité du refoulement. Par-là, elle assure le travail de liaison nécessaire à la sauvegarde de l’intégrité et de la perpétuation du moi.

Depuis Freud, la négation a fait l’objet de certains travaux de recherche importants (cf. Bion, Klein), comme Le travail du négatif (A. Green ; J. Guillaumin), travail qui est constamment à l’œuvre tant dans ses aspects défensifs au sein du jeu pulsionnel qu’au niveau de ses modalités structurantes, notamment avec l’émergence du langage. La négation semble ainsi se confirmer comme un principe spécifique chez l’être parlant en tant qu’elle instaure une forme indispensable à la structuration langagière nécessaire à l’inscription du sujet humain dans la dimension symbolique de la civilisation et de l’ordre culturel. Pour s’humaniser et faire partie de la communauté des hommes, il convient de défaire les choses, de les discriminer, de « faire le négatif » comme disait Kafka, c’est-à-dire faire droit au procès de négation afin de se déprendre de l’atmosphère totalisante et intemporelle du monde, et émerger en tant que sujet de ce corps-environnement envahissant et indifférencié, sorte de Grand-Tout globalisant et formant affirmation d’unité permanente. Selon cette perspective structurale, la négation exerce une fonction dynamique de décondensation d’un absolu originaire pour fonder, à partir de l’empirisme des expériences vécues, bonnes ou mauvaises, une conception du monde partageable et ouverte sur l’altérité en organisant de nouveaux rapports de différenciation entre le tout et la partie, le propre et l’étranger, le dedans et le dehors, le moi et le non-moi, etc. En creusant ainsi une intériorité, la négation participe activement du travail de subjectivation, permettant l’advenue d’un moi, divisé et soumis à une triple servitude, et dont la singularité trouve son expression à travers sa fonction de médiation tant économique que topique et ses capacités de régulation pulsionnelle. D’une certaine manière, on pourrait dire que le principe de négation est au service du processus d’affirmation de soi. Cette formule d’apparence paradoxale rejoint la célèbre proposition freudienne : « Wo Es war, soll Ich werden » (1933a [1932]) qui semble bien traduire ce procédé extemporané de négativation (des déterminants) d’un territoire psychique pour qu’en ses lieu et place un autre puisse apparaître. « Là où était du ça, du moi doit advenir. » (OCF-P (19), p. 163). Des premiers mouvements intrapsychiques à la relation objectale, et sous les auspices du principe de plaisir, la négation opère là où ça déplait au moi. Dans certains cas, les voies choisies par le sujet conduisent à des impasses ou des échecs, ou mènent parfois vers des modes de fonctionnement pathologiques voire à la mort, signant ainsi les limites et la double valence du processus de négation. D’où viennent de telles dérives mortifères ?

Gérard Szwec montre qu’une part de la pathologie psychosomatique peut se comprendre sous l’angle d’une insuffisance ou d’une défaillance de la négation au plan psychique (Revue française de psychosomatique, 54, 2018). D’où vient que des dérégulations, par excès ou par défaut, du principe de négation produisent chez certains sujets un négativisme systématisé ou présentent un tableau autistique chez d’autres ? Comment comprendre que certains phénomènes se fixent sous l’emprise narcissique de la destructivité ou du masochisme originaire en se manifestant dans des formes pathologiques (négativisme, retrait de la réalité, répétition compulsive) ? Quels sont les ressorts de certaines manifestations qui entravent le processus et la dynamique de la cure au risque de conduire à un échec (transfert négatif massif, réaction thérapeutique négative) ? Comment l’analyste est-il engagé contre-transférentiellement dans son activité interprétative dès lors que la négation infiltre massivement voire pervertit les modalités défensives du patient au cours de la cure ? Comment le recours au concept de négation permet-il de penser certains aspects de la clinique contemporaine, comme les états de vide, le désinvestissement objectal, les conduites suicidaires, les pathologies addictives, etc. ?

Il resterait important de préciser encore la façon dont la négation articule et s’ordonne elle-même à d’autres opérations psychiques comme le procès hallucinatoire, les processus de pensée, la fonction langagière, les mécanismes de projection et de clivage, etc. Mais nous laissons volontairement ouverte cette question pour susciter de nouvelles réflexions et de nouvelles contributions à paraître dans ce numéro de la Revue française de psychanalyse.

REPERES BIBLIOGRAPHIQUES :

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Freud S. (1920g/1996). Au-delà du principe de plaisir. OCF.P, XV : 273-338. Paris, Puf.

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Freud S. (1933a [1932]/1995). 31e leçon : la décomposition de la personnalité psychique. OCF.P, XIX : 140-163. Paris, Puf.

Green A. (1993/2011). Le travail du négatif. Paris, Les Editions de Minuit.

Kafka F. (1911/2020). Journal, IIIe Carnet, Œuvres ouvertes.

Klein M. (1952 [1946]/2005). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes. Développements de la psychanalyse : 274-300. Paris, Puf.

Lacan J. (1954/1999). Introduction au commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud. Ecrits 1. Paris, Seuil.

Laplanche J. et Pontalis J-B. (1967/1990). Vocabulaire de psychanalyse. Paris, Puf.

Le Guen C.(dir.). (2008). Dictionnaire freudien. Paris, Puf.

Szwec G. (2018). Absence de négation, rage destructrice et déséquilibres psychosomatiques. Rev Fr Psychosom 54 : 67-83.

 

[1] Ce texte a constitué le document préparatoire à l’élaboration de l’Argument du numéro 2023-2 de la Revue française de psychanalyse, à paraître sous le titre « Négation ».