2 février 2020

Conférence à l'Institut Universitaire Rachi de Troyes

"Où t’es ?, Papa, où t’es ?"

"Reconstruire le père par l’écriture."

Par Christine Salas, psychanalyste

 

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Lorsque notre groupe APAT a commencé à réfléchir sur le thème retenu cette année : le père, en entendant les questions qui se posaient sur les mutations et évolutions de la « fonction paternelle », il m’a rapidement semblé, de façon un peu intuitive au départ, que cette image du père avait également évolué dans la littérature, le théâtre ou le cinéma, le champ culturel étant le miroir de la société [ Stendhal définissait le roman comme « un miroir qu'on promène le long d'un chemin» et Balzac se disait « secrétaire de la société française».]  Les écrivains tout particulièrement, en traduisant les préoccupations d’une société ou d’individus à une époque et dans un lieu donnés, savent mieux que les psychanalystes et bien avant les psychanalystes, nous dit Freud, donner à lire la complexité du psychisme humain, les vérités inconscientes refoulées.

L’écrivain, psychanalyste sans divan, crée selon FREUD, grâce à sa pratique intuitive de l’ auto-analyse : « Le romancier concentre son attention sur l’inconscient de son âme à lui, prête l’oreille à toutes ses virtualités et leur accorde l’expression artistique au lieu de les refouler par la critique consciente. Il apprend par le dedans de lui-même ce que nous apprenons par les autres » (1907).

Le conflit père/enfant, père/fils souvent, est au cœur des relations familiales dans la littérature française et francophone depuis ses origines pourrait-on dire. Tout particulièrement du XIXème siècle jusqu’après la seconde guerre mondiale, le conflit de génération père/fils, vieux/jeunes, adultes/enfants, mis en scène de façon dramatique dans nombre de romans que l’on pense par exemple à Balzac ou à François Mauriac, repose sur un système social gérontocratique dont l’autorité parfois abusive du père est le symbole vivant au sein de la cellule familiale.

Un exemple :   Les Thibault de Roger Martin du Gard (Prix Nobel, 1937) ; ce roman-fleuve dont les huit tomes ont été publiés entre 1922 et 1940, se présente comme une analyse à la fois sociale et psychologique des destinées de deux familles bourgeoises, les Thibault et les Fontanin, dans une France de la Belle Epoque qui va sombrer dans le premier conflit mondial. L’ensemble de ce cycle est surtout centré sur les relations entre un père (Oscar Thibault) très autoritaire et ses deux fils (Antoine et Jacques) aux caractères, personnalités et sensibilités très différents, et sur les ravages causés par cette autorité paternelle trop rigide.

Le père, Oscar, vaniteux et orgueilleux, manifeste  une intransigeance totale à chaque signe de contestation ou de remise en question de son autorité paternelle et de son modèle qu’il considère indiscutables, exemplaires et irréprochables tandis qu’Antoine et Jacques tentent de s’affirmer et de construire leur propre personnalité, de faire leur vie, passant de l’adolescence à l’âge adulte, suivant chacun sa voie jusqu’à leur fin prématurée à tous deux, du fait de la guerre. Seules la maladie et la souffrance physique donneront au père une dimension plus humaine.

Antoine, l’aîné, rationnel et plutôt conformiste, ne s’oppose pas ouvertement à son père, il est fier d’être un Thibault, même s’il reconnait ne pas avoir eu de vrais échanges avec son père. Il réussit à affirmer son humanité dans sa vie professionnelle (il est médecin pédiatre) et à éprouver des sentiments amoureux. Profondément changé par la guerre et ses deuils, gravement gazé à l'ypérite, il commence un journal où il se dépouille de tout masque social, et finira par mettre fin à ses jours (à 37 ans).

Jacques, quant à lui, idéaliste et tourmenté, s’insurge très tôt contre l’autorité paternelle puis contre les valeurs de la société bourgeoise. Entre lui et son père il y a une incompréhension et une incommunicabilité absolues. Lors du conflit mondial, engagé dans l'Internationale socialiste, Jacques sacrifie sa jeune vie à son idéal de paix et de justice. Ayant décidé de lâcher par avion des tracts pacifistes au-dessus des deux armées, il trouve une fin tragique : l’avion s’écrase, Jacques, grièvement blessé, est abattu par les soldats français en pleine débandade, qui le prennent pour un espion allemand.

« L’Arbre Thibault » s’éteint : le fils que Jacques laisse sans le savoir ne portera pas le nom de cette famille que l’orgueil et la vanité du père autant que la guerre ont fait éclater.                                                                                                                      

En ce qui concerne l’image du père, il s’agit dans cet exemple comme dans beaucoup d’autres,  d’un père œdipien, un père à dépasser, à tuer réellement ou symboliquement [Dans Les Thibault, c’est d’ailleurs Antoine Thibault qui finit par euthanasier son père pour abréger ses souffrances].  

« Ce n’est pas un hasard [écrivait Freud] si trois des chefs-d’œuvre de la littérature de tous les temps, l’Œdipe Roi de SOPHOCLE, le Hamlet de SHAKESPEARE et Les Frères Karamazov de DOSTOÏEVSKI traitent tous du même thème, le meurtre du père » (Dostoïevski et le parricide 1928, Résultats, idées, problèmes II, PUF 1992, p. 173).

Depuis quelques décennies, nous assistons dans la production littéraire (mais aussi cinématographique) à un essor de la thématique de la filiation et à un retour en force de la figure du père. Mais depuis les années 50 (après la seconde guerre mondiale et les changements de paradigmes qui en ont découlé), on peut déceler un changement majeur de cette figure, qui accompagne les changements de la fonction paternelle dans la société.

D’une image de père qui concentre l’autorité et le pouvoir décisionnel, d’un père modèle à imiter, la figure du père devient plus floue, s’estompant parfois jusqu’à l’absence. Les relations entre adoration et violence, à un père surmoïque, imago paternelle autoritaire, menace de castration ou légataire du surmoi, font place aux blessures narcissiques, à la figure du manque et la figure du pater familias, jusqu’alors représentation symbolique du père dans notre littérature, subit les assauts de la société en mutation jusqu’à produire cette figure romanesque qui nous intéresse ce soir, celle du père absent.

L’écrivain en manque de père, à la recherche du père, s’invente alors un père. La quête du père devient un enjeu à la fois identitaire et littéraire, il s’agit de créer, d’écrire le père. Figure du manque, le père est recréé, inventé par un auteur qui s’affirme auteur de son père. L’écrivain devient paradoxalement géniteur de son père.

Comme je ne peux prétendre brosser un panorama objectif et encore moins exhaustif de la création romanesque des XXème et XXIème siècles, je distinguerai donc quelques auteurs parmi ceux qui comptent, de mon point de vue [subjectivité et hasard des coups de cœur, qui entraine du coup indifférence et méconnaissance des romans essentiels à côté desquels je suis passée].Mais comme on ne peut évaluer une œuvre littéraire qu’en la situant dans un contexte plus large, c’est parmi ceux qui ont reçu une reconnaissance à travers le prix Nobel, que j’ai choisi les romanciers dont je parlerai ce soir.

Paraphrasant FREUD, on pourrait dire en effet : ce n’est pas un hasard si les romans de nos prix Nobel français de littérature depuis et y compris Albert Camus (1957) traitent tous d’un même thème : l’absence d’un père.

Je m’attarderai donc sur Albert CAMUS (Le Premier Homme, Gallimard, Paris, 1994), Claude Simon (L’Acacia, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989, réédition 2003 Collection « double »), Jean-Marie-Gustave LE CLEZIO (L’Africain, Mercure de France, Collection « Traits et portraits » Paris, 2004) et Patrick MODIANO (Un Pedigree, Gallimard, Paris, 2005 et Livret de Famille, Gallimard, Paris, 1977, réédition Collection Folio, 1981).

« Recherche du père », tel est le titre de la première partie du Premier homme, ce manuscrit inachevé d’Albert Camus, retrouvé dans la voiture où l’auteur a trouvé la mort le 4 janvier 1960, récit très autobiographique (mais dans ses carnets Camus parle toujours d’un « roman »), dédié à sa mère analphabète et quasi sourde-muette «  A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ».

Publié en 1994, avec un immense succès jusqu’à aujourd’hui, c’est le premier jet de ce qui aurait dû constituer à peine le tiers de la somme romanesque projetée par l’auteur [l’ambition de Camus était d’écrire son Guerre et Paix, comme Tolstoï]. On ne sait absolument pas ce que Camus en aurait gardé, ou même si cette première partie aurait été conservée bien que déjà retravaillée, en tout cas il en aurait sans doute gommé les aspects les plus personnels.

L’œuvre débute par la naissance (1913) du héros du roman, Jacques Cormery (la grand-mère paternelle de Camus portait le nom de Cormery), naissance à laquelle Camus donne des accents épiques.

Avec un saut temporel de quarante ans, le second chapitre met en scène la rencontre, au cimetière de Saint Brieuc, de Jacques avec son père mort lors de la Bataille de la Marne aux premiers jours de la guerre de 14-18.

L’ellipse temporelle permet à Camus de s’affranchir de la linéarité de l’autobiographie et de raconter une quête : un homme de quarante ans qui part à la recherche de son père et ce que ça provoque en lui, cette fracture du temps qu’opère la découverte par Jacques que son père est plus jeune que lui, un nouvel ordre du temps qui est celui du livre (lecture p.29).

Si l’on s’attache à ce qui peut être le désir de création d'un écrivain comme Camus et ses modes de sublimation littéraire : « où puise-t-il son énergie créatrice ? », l’absence parentale, un père qu’il n’a jamais connu, une mère effacée, quasi sourde-muette, est un élément évident. Ce silence qui fascine tant Camus, silence de et sur son père, silence que lui renvoie l’image de sa mère (mère mutique, oncle maternel muet), il va le vaincre par l’écriture et de l’oralité même du langage découlera son amour du théâtre.

Les substituts de pères sur lesquels l’auteur s’est appuyé [l’instituteur qui va soutenir et métamorphoser l’enfant pauvre et timide (Louis Germain auquel il dédiera son discours de Prix Nobel), Jean Grenier, le professeur de philosophie au lycée d'Alger, qui donne le goût de l’écriture], les pères symboliques ne suffisent pas. Vient le moment où il faut s’inscrire dans une généalogie pour survivre, suivre son destin : « […] Lui-même avait dû s’élever seul, sans père, n’ayant jamais connu ces moments où le père appelle le fils dont il a attendu qu’il ait l’âge d’écouter, pour lui dire le secret de la famille, ou une ancienne peine, ou l’expérience de sa vie, ces moments où même le ridicule et odieux Polonius devient grand tout à coup en parlant à Laërte, et lui avait eu seize ans puis vingt ans et personne ne lui avait parlé et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme puis ensuite naître encore d’une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres, aux femmes, comme tous les hommes nés dans ce pays […] » (p.181).

Dans une note (p.40) Albert Camus fait dire à Jacques : « J’ai essayé de trouver moi-même, dès le début, tout enfant, ce qui était bien et ce qui était mal-puisque personne autour de moi ne pouvait me le dire. Et puis je reconnais maintenant que tout m’abandonne, que j’ai besoin que quelqu’un me montre la voie et me donne blâme et louange, non selon le pouvoir mais selon l’autorité, j’ai besoin de mon père.

Je croyais le savoir, me tenir en main, je ne sais pas encore. »

Dans cette quête, le héros du roman, Jacques Cormery, ne va pas seulement découvrir qui il est mais il va découvrir la tribu (le terme est de Camus) à laquelle son père appartient, et dans laquelle il se reconnaît : la tribu des petits français d’Algérie, le terme de Pieds noirs n’existant pas encore, ce milieu dominant des français d’Algérie, dans lequel il est né. L’écriture romanesque arrache cette famille pauvre au destin de l’histoire qui est l’oubli (« ils sont plus grands que moi » dit Camus).

C’est le travail de l’imagination et l’écriture romanesque qui permettent la représentation du père et comme on ne peut restituer la vie de quelqu’un qu’avec de l’imagination, surtout lorsqu’il y a si peu de témoignages directs, c’est en imaginant les migrants de 1948, que dans l’avion qui le ramène à Alger après son échec à retrouver les traces de son père, Jacques arrive à voir ce père dont il n’a même pas de photo : « Jacques se retourna dans son fauteuil ; il dormait à moitié. Il voyait son père qu’il n’avait jamais vu, dont il ne connaissait même pas la taille, il le voyait sur ce quai de Bône parmi les émigrants, pendant que les palans descendaient les pauvres meubles qui avaient survécu au voyage et que les disputes éclataient à propos de ceux qui s’étaient perdus. Il était là, décidé, sombre, les dents serrées […] ». Lecture p. 179-180.

Avec le Premier homme, Camus change son style d’écriture : Camus s’autorise des phrases très longues, telles qu’il les aimait chez Proust, avec une nouvelle inventivité de l’écriture. La remontée des souvenirs se fait à partir des sensations, là encore à la manière de Proust : c’est à partir du présent, les saveurs du moment, que le passé revient. Camus écrit en effet depuis la Métropole et il restitue l’Algérie de son enfance, par ses lieux, ses odeurs, ses saveurs (une journée de chasse, un bain de mer…).

Un frémissement lyrique parcourt tout le livre, souvent condensé en fin de chapitres. C’est la dimension cosmique du roman, mythique pourrait-on dire (les nomades, le mythe de Caïn et Abel), qui lui donne sa dimension politique, morale, éthique. Dès la phrase d’ouverture tout l’espace est convoqué pour inscrire l’histoire d’un petit enfant qui va naître : lecture p.11.

Le premier homme est un roman de l’exil, exil de l’enfance, quête du père qui traverse l’Histoire, les différentes migrations (celle de 1848, l’arrivée du père à Mondovi en 1913, les guerres, celle de 14 avec la mort du père, mais aussi celle qui débute en Algérie et ceux qui commencent à la quitter dans les années 50…), Camus avait pensé donner pour titre à son roman Nomades.

Rechercher le père c’est, pour Jacques Cormery et pour Camus, s’interroger sur soi : « qui suis-je ? » mais aussi s’interroger sur sa propre vérité, sur ce qu’il a fui, sur son désir : « et maintenant ? ».

Lorsque Camus, à travers son héros Jacques Cormery, revient sur son passé pour comprendre d'où il vient et qui il est, il est au tournant de sa vie [la quarantaine] mais aussi à un moment tout à fait particulier de son itinéraire intellectuel : ses lettres sont alors pleines de ses doutes sur sa vocation de romancier. En 1957 son Prix Nobel suscite des réactions violentes qui le dépriment profondément, en 1958, il écrit « mon œuvre n’est pas encore commencée » ; après ses deux cycles consacrés à l’absurde puis à la révolte, il se pose la question « la création peut-elle être libre ? », il désire écrire son livre. De cette troisième partie de son œuvre, Camus disait « une certaine forme d’amour y sera mon tuteur ».

Au moment (1958-1959) où Camus s’interroge sur l’avenir de son enracinement dans cette terre d’Algérie (Camus a longtemps espéré en l’invention d’une Algérie plurielle mais dégagée du colonialisme), il revient avec le Premier homme, à ses sources profondes pour donner la parole aux muets, aux anonymes de l’histoire qui les broie. En disant l’oubli, le livre devient une patrie des exilés.

Comme « le fils ou le premier homme » (titre de la 2ème partie du roman), nous sommes tous des « premiers hommes » nous dit Camus, nous avons tous à inventer notre manière d’être au monde. Loin d’une autobiographie, le roman s’inscrit dans un temps et un espace beaucoup plus vastes, dans l’histoire des hommes, tout en restant proche de nous, nous parlant à nous et de nous.

L’Acacia écrit par Claude Simon (prix Nobel 1985), paru en 1989, reconstitue l'itinéraire d'un jeune capitaine tombé aux premiers jours de la Grande Guerre et celui d'un brigadier - son fils mobilisé à son tour vingt-cinq ans plus tard. Ce n’est pas non plus une autobiographie de l’auteur même si celui-ci utilise comme matériau d’écriture son propre vécu : le lieu de naissance du héros est une île tropicale où l’on peut deviner Madagascar, Claude Simon naît en effet le 10 octobre 1913 à Tananarive, d'un père militaire qui meurt, à Verdun quelques mois plus tard, le 27 août 1914 ; les lieux de l’enfance et de la généalogie maternelle sont la campagne viticole autour de Perpignan où il est élevé par sa mère, puis après le décès de celle-ci en 1925, par sa grand-mère maternelle ; Claude Simon est mobilisé en 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale (il est fait prisonnier par les Allemands en juin 1940 et s'évade de son camp de prisonniers) etc. En tout cas, l’impression de vécu ne cesse de s’imposer tout au long du roman.

Ce roman comme tous ceux de Claude Simon se veut une exploration spéculative de la mémoire. Peu après la parution du roman, Simon déclarait : « Le souvenir est à la fois antérieur à l'écriture et suscité (ou plutôt enrichi) par elle. Plus on écrit, plus on a de souvenirs ». La remémoration est reconstituée dans sa durée matérielle, son aspect sensoriel et sa dimension énigmatique ou fragmentaire. La frontière entre réalité et hallucination est abolie. Le livre construit avec son style particulier, original, un réseau de souvenirs, d'évocations, de visions et d'images, jouant sur les rapports entre le passé vécu, reconstruit ou fantasmé, le langage et l'inconscient.

L’inconscient ne connaît pas le temps et l’écriture tente de donner un ordre au désordre du temps et aux caprices de la mémoire elle-même. La composition, tout à fait particulière, repose sur un contrepoint de temporalité, une alternance entre chapitres (impairs) centrés sur la guerre de 14-18 et chapitres (pairs) centrés sur la seconde guerre mondiale et plus précisément sur les années 39-40, avec à l’intérieur de ces deux lignes temporelles, une liberté dans la chronologie : « deux lignes chronologiques qui s’entrecroisent, et sur ces lignes des avancées et des reculs » dit l’auteur. Elle suggère une sorte de temps cyclique, motif de la fatalité, la guerre étant assimilée à un phénomène « naturel » aussi régulier et inévitable que le retour des saisons.

La technique narrative se calque sur une pensée discontinue, avec une alternance de phrase brèves et de phrases très longues (Claude Simon admire lui-aussi Proust), ses répétitions de mots, d’expressions, de tournures hypothétiques : « ou bien », « ou plutôt », « ou peut-être pas » par exemple. Au plus proche de l’expérience du traumatisme, l’écriture donne à voir son travail de représentation dans une tension entre l’ordre obligé du langage et le chaos de l’expérience que ce langage entend suggérer : « Plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu'il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance ».

Du point de vue de Claude Simon, la guerre révèle la part de non-humain dans l’homme : ce qui reste lorsque l’ordre rationnel, l’ordre social, l’ordre culturel qui garantissaient tant bien que mal l’intégrité des sujet, sont partis en débâcle. L’homme est ramené à l’élémentaire, à une survie animale (ainsi le héros fuyant, rampant, marchant à quatre pattes, envahi par « quelque chose qui sans doute, en accord avec sa position de quadrupède, tient du règne animal, comme si resurgissait en lui ce qui confère à une bête (chien, loup ou lièvre) intelligence et rapidité en même temps qu’indifférence » p.88). « Il se déplace avec rapidité (à la façon de ces rats filant au pied d’un mur) le long de la haie » p.89).

Les commentateurs de l’œuvre ont noté l’importance des métaphores animales pour décrire les êtres humains envoyés au massacre tandis que les animaux ou les choses acquièrent des caractères humains, dans une sorte d’hybridation, d’indistinction ou de confusion générale qui fait vaciller l’ordre symbolique [les cris des soldats comparés aux « incompréhensibles piaillements d’oiseaux marins, de mouettes, à la fois alarmés, rauques et plaintifs, déchirant sans le déranger le silence indifférent », p.47 ; les officiers supérieurs « sortes d’échassiers, d’oiseaux bizarres, cambrés, rigides, à la fois rogues, sévères et fragiles », p.57 ; un cavalier: « sorti tout botté du ventre de sa mère ou plutôt comme s'il appartenait à une espèce, une race spéciale, à mi-chemin entre le cheval et l'homme, pourvu en guise de jambes de quelque chose, comme les faunes ou les satyres, en forme de paturons et de sabots », p.221 ; les soldats-musiciens dans le camp de prisonniers : « oiseaux exotiques aux becs démesurés, aux cous déplumés, perchés sur quelque branche encroûtée de fientes dans la cage d'un jardin zoologique», p.327].

Mais l’élaboration extrême du langage contre-investit le chaos originel qu’il évoque, ce chaos étant pensé par un homme et qui plus est un écrivain, « comme si à la dés-humanisation exposée par la fiction, s’opposait la ré-humanisation dont témoigne superbement l’écriture » (Guy Scarpetta, idem, p.123). Le récit consiste « à essayer avec des mots de faire exister l’indicible » (p.34).

Tout le livre fonctionne en effet comme une vaste reconstruction. La minutie quasi photographique des descriptions des scènes (à partir de témoignages mais aussi de documents : lettres, cartes postales ou photos, celles que le père adresse à ses sœurs et à sa fiancée, seuls indices permettant d’imaginer ce que fut sa vie aux colonies avant son mariage, les photos que prend la mère avant et après son mariage, tous ces documents étant sans doute les sources réelles du récit), comme la netteté des sensations ne peuvent être que le fruit de l’imagination du narrateur, et c’est ce processus de l’imagination créatrice qui développe un passé lacunaire, inaccessible autrement.

Dans cette écriture du trauma, le point nodal qui articule les deux séries temporelles est la mort du père. C’est le premier « thème » qui est abordé (la scène d’ouverture est celle de la quête improbable de la sépulture du père sur les sites des champs de bataille après la fin de la première guerre mondiale, par le personnage-narrateur, alors enfant, sa mère et deux de ses tantes), l’auteur y insiste tout au long du roman, de façon directe, dans le troisième chapitre qui reconstitue les circonstances de cette mort (lecture pp. 60-61), puis dans les autres chapitres impairs (annonce de cette mort, effets sur la mère etc.). Dans une courte séquence du onzième chapitre la mort du père est de nouveau abordée, mais c’est le passage où l’illusion représentative, la possibilité d’opérer une reconstitution, est soumise au doute, aux incertitudes [« les témoignages que l’on put recueillir étaient vagues » (p.317), « rien d’autre que ces vagues récits (peut-être de seconde main) » p.320, « les témoins ne précisèrent pas si… » (p.318), « il fut pratiquement impossible de retrouver et d’interroger les témoins directs de cet événement sur lequel les détails font défaut de sorte que l’incertitude continue à subsister tant sur la nature exacte de la première blessure que sur celle de la seconde » (p.319), sept « peut-être » en une page (p.317)]. Quant à l’image de cette mort retenue par le narrateur, elle est clairement désignée comme relevant d’un « poncif »[ « le récit fait à la veuve et aux sœurs (ou celui qu’elles en firent par la suite), quoique sans doute de bonne foi, enjolivant peut-être quelque peu la chose ou plutôt la théâtralisant selon un poncif imprimé dans leur imagination par les illustrations des manuels d’histoire ou les tableaux représentant la mort d’hommes de guerre plus ou moins légendaires, agonisant presque toujours à demi étendus dans l’herbe, la tête et le buste plus ou moins appuyés contre le tronc d’un arbre, entourés de chevaliers revêtus de cottes de mailles (ou tenant à la main des bicornes emplumés) et figurés dans des poses d’affliction, un genou en terre, cachant d’une main gantée de fer leur visage penché vers le sol » (pp.319-321)]. « Comme si un tel événement quasi mythique ne pouvait être abordé qu’obliquement, comme un astre qui brûlerait les yeux et ne saurait être perçu que par son rayonnement » (Guy Scarpetta, L’âge d’or du roman, Paris, Grasset 1996, pp. 144-145). Seule subsiste la figure d’un père fantasmé et fabriqué à partir de traces, les lettres, les photos, les cartes postales, un père de papier, un père d’écriture.

Cette scène capitale, la mort du père, est celle de la représentation impossible, un point aveugle, tout comme la description du père elle-même. Si, dans le roman, le personnage de la mère arrive à « exister » avec intensité, par un effet de la narration, l’échec à décrire le père (sa description est toujours répétitive, inspirée par les photos conservées par la mère : les expressions « barbe carrée », les « moustaches relevées en crocs », « le regard transparent », les « yeux de faïence », « de plus en plus clairs », « liquides », le « visage brûlé par le soleil » reviennent au cours du roman de façon réitérée, et on sait que la répétition est l’antithèses du vivant) anticipe cet échec à représenter sa mort, échec à lire comme « la marque d’un tabou ou d’un interdit », « comme si la mort du père était précisément ce qui ne supporte pas l’identification » (Guy Scarpetta, idem, p. 146).

En effet, l’art du contrepoint a également le sens d’une conjuration du destin familial : la narration minutieuse sous-tend le mythe d’origine, traumatique et fascinant « destin » symbolisé par la mort du père et auquel le fils doit échapper : le père est mort le 27 août 1914, le fils part au combat le 27 août 1939, le fait que le fils parte pour mourir revient comme un leitmotiv. Toutes les tribulations du fils, son obstination à survivre, à la guerre, au camp de prisonnier, à l’évasion, à la dépression après son retour, s’imposent comme un long et harassant travail de deuil dont le vecteur est le refus de s’identifier à la figure du père mort. « Ce personnage ne commencera réellement à « renaître » que le jour où il pourra commencer à raconter des histoires (celles de ses parents, de sa généalogie), à se forger sa propre histoire (pour que ce chaos où il a été plongé, et qui a failli l’engloutir, trouve un ordre sinon un sens)- comme si la conjuration ne pouvait s’accomplir que par l’écriture » (Guy Scarpetta, idem, p. 130), dans le présent de l’écriture : «  Lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses: d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser.[…]Et, tout de suite, un premier constat: c’est que l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci » dit-il dans son discours de réception du Prix Nobel.

En cessant de prétendre représenter le monde (le « miroir promené le long d’un chemin » de Stendhal) mais seulement les impressions qu’il en reçoit, « L’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur papier, touche aussitôt à un prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit, «  parle déjà avant nous » au moyen de ce que l’on appelle ses « figures », autrement dit les tropes, les métonymies et les métaphores dont aucune n’est l’effet du hasard mais tout au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme. » « Les mots, (dit Claude Simon, citant Lacan) ne sont pas seulement « signes » mais nœuds de significations. »

L’Africain, le texte autobiographique de J.M.G. Le Clézio, (Prix Nobel 2008), paru en 2004, est aussi une histoire réelle et réinventée, un récit initiatique, enquête de l’écrivain sur ses origines, travail de mémoire sur son enfance mais aussi sur ce lieu de l’enfance, qu’est pour lui l’Afrique, lieu identitaire, déterminant pour sa formation d’écrivain comme pour sa vie de citoyen du monde. Ce texte peut se lire comme l’expérience poétique d’une double rencontre. Centré sur la figure du père, il est le récit de la rencontre d’un fils avec son père, un fils parti à l’âge de huit ans, rejoindre son père dont il ignore tout : père « inconnu et étrange, possiblement dangereux » (p.45), et la rencontre du narrateur avec le continent africain, terre tout aussi étrangère.

« Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m’a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire. Quand un homme regarde jour après jour changer la lumière sur le visage de la femme qu’il aime, qu’il guette chaque éclat furtif dans le regard de son enfant. Tout cela qu’aucun portrait, aucune photo ne pourra jamais saisir » p.103.

Le texte entrelace lui aussi deux temporalités, alternant dans un effet de balancier, tantôt l’évocation du père tantôt une focalisation sur l’enfant. L’écriture dans sa forme, inscrit une mémoire partagée dans un mouvement de révolution (Révolutions est le titre d’un roman de Le Clézio), figure qu’affectionne l’auteur, où le retour aux origines incertaines se confond avec le retour sur soi, dans une nouvelle subjectivité.

D’une part donc, la tentative de reconstruction de l’histoire paternelle dont l’auteur ne sait pas grand-chose : son père n’en a jamais parlé, sa mère lui en a dit peu de choses, il n’a que de rares photos. [Les deux parents de Le Clézio sont issus de familles bretonnes émigrées à l’île Maurice au XVIIIe siècle, ayant acquis la nationalité britannique à la suite de l’annexion de l’île par l'Empire britannique. En 1919, Le père quitte l’Île Maurice pour l’Angleterre, où il passe huit ans, faisant ses études de médecine à Londres avec une spécialisation de médecine tropicale ; à trente ans, il part de Southampton pour la Guyane Britannique où il reste deux ans. Il gagne Afrique en 1928, où il est « médecin itinérant », vivant jusqu’en 1950, en brousse, « seul médecin sur des territoires grands comme des pays entiers, où il avait la charge de la santé de milliers de gens » (p.39). Jusqu’à la fin de sa vie active, il ne revient en Europe, écrit Le Clézio, que pour de brefs congés, à l’occasion de son mariage puis pour la naissance de ses enfants. Sa femme étant venue accoucher en France, auprès de ses parents, il la rejoint en 1939 puis repart au Nigéria ; c’est, écrit Le Clézio, « la guerre qui (casse) le rêve africain de mon père » car son père reste bloqué au Nigéria durant toute la durée de la seconde guerre mondiale, ne réussissant pas à faire revenir sa famille près de lui. A la retraite, définitivement rentré en France, il ne sera plus qu’un « vieil homme dépaysé, exilé de sa vie et de sa passion, un survivant » (p. 57). Désadapté à un pays où il n’a pas d’identité, à son propre foyer, il continue de faire des projets de retour en Afrique ou à défaut vers un autre exil].

En 1948, le narrateur retrouve un père déjà âgé (il a 52 ans), un homme pessimiste et ombrageux : « L’homme que j’ai rencontré en 1948, l’année de mes huit ans, était usé, vieilli prématurément par le climat équatorial, devenu irritable à cause de la théophylline qu’il prenait pour lutter contre ses crises d’asthme, rendu amer par la solitude, d’avoir vécu toutes les années de guerre coupé du monde, sans nouvelles de sa famille, dans l’impossibilité de quitter son poste pour aller au secours de sa femme et de ses enfants, ou même de leur envoyer de l’argent » (p.39).

 

Le second temps narratif du roman est l’autobiographie parcellaire du narrateur qui, comme tout récit initiatique, met en œuvre un passage. Le processus d’initiation est un processus d’individuation qui transforme le sujet mais qui transforme également le monde autour de lui.

Les rites de passage s’incarnent d’abord dans le corps, le changement « radical » commençant dès avant le départ « sur instructions de mon père, avant le départ, je dois me faire couper les cheveux, que j’ai portés jusque-là longs comme ceux d’un petit breton, ce qui eut pour résultat de m’infliger un extraordinaire coup de soleil sur les oreilles, et de me faire rentrer dans le rang de la normalité masculine » (p.47).

Puis à l’arrivée : « L’Afrique, c’était le corps plutôt que le visage. C’était la violence des sensations […] L’Afrique qui déjà m’ôtait mon visage me rendait un corps, douloureux, enfiévré, ce corps que la France m’avait caché dans la douceur anémiante du foyer de ma grand-mère, sans instinct, sans liberté. » (p.14).

Les nouvelles frontières corporelles accompagnent l’expérience d’un nouvel espace, un espace de liberté [« liberté totale du corps et de l’esprit » p.16, « une liberté de mouvement, de pensée et d’émotion que je n’ai plus jamais connue ensuite » (p.20)], l’expérience d’une « Afrique puissante », d’une nature en excès où l’auteur se confronte à une violence inédite, concrète, «générale,  indiscutable », à l’inverse de celle qu’il subissait de façon larvée en Europe [ « sourde et cachée comme une maladie » (p.17)]. Violence de l’espace sans fin, sans horizon, du soleil brûlant et de la chaleur suffocante, des orages et des tempêtes destructrices, de la végétation menaçante, des termitières, des insectes et des fourmis guerrières, des nuits « violentes, brûlantes, sexuées » (p.74), autant de violences où l’ énergie des forces vitales « donnait de l’enthousiasme » écrit Le Clézio (p.17). Initiation à la violence du monde et découverte brutale des vérités de la condition humaine : la vieillesse, la maladie, la mort, comme dans la légende du jeune Bouddha.

Le « changement de monde » dont parle l’auteur est à la fois réel et rêvé, c’est une quête utopique bien sûr, mais c’est un « trésor », un « passé lumineux » (p.21). C’est aussi dit-il, « l’entrée dans l’antichambre du monde adulte », « un autre monde, [qui] vous emportait vers une autre vie ». Une vie où, par l’éveil aux mots, à l’écriture, il peut mieux comprendre « le monde d’aujourd’hui et le monde d’hier », et transgresser la timidité, l’angoisse, la peur, parfois exacerbées ou effacées dans les relations familiales.

Avec ce voyage initiatique, Le Clézio a le sentiment de s’extraire de l’histoire pour gagner un passé, de transformer les souvenirs en mémoire : « Ce que je recevais dans le bateau qui m’entraînait vers cet autres monde, c’était aussi la mémoire. Le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé. La guerre, le confinement dans l’appartement de Nice (où nous vivions à cinq dans deux pièces mansardées […], les rations, ou bien la fuite dans la montagne où ma mère devait se cacher, de peur d’être raflée par la Gestapo- tout cela s’effaçait, disparaissait, devenait irréel. Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique». (p.14).

Si j’ai choisi ce texte L’Africain plutôt que son double romanesque Onitsha, c’est pour la forme que Le Clézio donne à son texte : Le Clezio accompagne son récit d’une carte manuscrite et d’une quinzaine de photographies, choisies parmi la collection de son père qui, dit-il, s’exprimait par la photographie plus que par les mots. Se pose alors la question de la signification de cette insertion d’images dans ce texte alors que ces images n’ont été qu’une source d’inspiration et de remémoration préliminaires à l’acte d’écrire pour la rédaction d’Onitsha.

Si le père incarne l’altérité, s’il est l’étranger inconnu, le père et le fils parviennent à néanmoins à créer un « territoire » à eux, où l’auteur parvient à rendre sa place à son père. Les images sont utiles à la mise en place d’un style particulier, d’une ambiance originale que les mots seuls ne pourraient instaurer car elles ajoutent au texte une dimension spatiale, une cartographie imaginaire, un parcours distinct de celui de la lecture, parcours non linéaire, qui redouble et enrichit la lecture. Avant que le texte ne commence, avant même la page du titre, Le Clézio a choisi de mettre son écriture sous la tutelle de la seule trace graphique du père, la carte manuscrite que son père avait établie du territoire dont il avait la charge, inscription concrète du père dans le livre mais aussi, par les noms de lieux qui y sont reportés, lieux qui seront repris et énumérés de façon obsessionnelle au fil du livre (p.69), évocatrice d’un pays onirique, fantasmé.

Un « jeu » (à comprendre dans les deux sens de ludique et de défaut d’articulation) entre les images et les mots s’instaure au fil des pages, les images ne viennent pas en effet illustrer le texte mais sont choisies de façon énigmatique (voir la photo de gravure rupestre p.14) et réparties de façon aléatoire, parfois en relation avec un commentaire écrit (alors source du texte dont l’image garantit la véracité), parfois dans un rapport de complémentarité plus complexe, parfois non évoquées dans le texte ou en décalage voire même en contradiction avec celui-ci, ce qui ne peut que laisser le lecteur perplexe mais libre d’interpréter, de laisser aller ses propres intuitions, son imagination, pour participer à l’acte de création, pour écrire lui-même ce que le livre ne dit pas.

Dès les premières pages Le Clezio note l’insuffisance, voire le mensonge, du portrait photographique : « Sur les photos, je détournais les yeux, comme si quelqu’un d’autre s’était substitué à moi » (p. 9). Il est conscient que l’image ne peut donner à voir autre chose que ce que Roland Barthes nomme le spectrum : « ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort ». (La chambre claire, Paris, Gallimard, 1980 pp.22-23). Chez Le Clézio, les images restituent la part fantomatique des êtres, elles ont leur place dans l’ouvrage car elles permettent une participation posthume du père au livre qui parle de lui, en même temps qu’une transmission de l’attachement du père à la terre africaine « avec son Leica à soufflet, il collectionne les clichés en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme devant la beauté de ce nouveau monde » (p.51).  

Pas de portrait du père ou des parents parmi ces photos sépia : Le Clézio ne donne à ce père ni nom ni visage. Son apparence reste floue. Deux photos où l’on distingue un homme blanc, probablement le père, à peine visible dans le cadre naturel où il est saisi : petite silhouette sur un pont de liane (p.75) ou vu de dos traversant une rivière à cheval en dernière page du livre.

Les images participent plus d’une mise à distance de ce père étrange, étranger, à la fois par l’enfant et par l’écrivain adulte.

Dans l’image qu’il garde de son père, image fantasmatique plus que souvenir, Le Clézio lui fait porter des « lorgnons » qui n’existent sur aucune photo, mais qui s’accordent , dit-il, « à l’image (…) gardée de cette première rencontre, l’étrangeté, la dureté de son regard, accentuée par deux rides verticales entre ses sourcils. Son côté anglais, ou pour mieux dire britannique, la raideur de sa tenue, la sorte d’armature rigide qu’il avait revêtue une fois pour toutes » et à son « autorité » qui « a tout de suite posé un problème » (p.45).

Quête des origines entre images et mots, cette biographie/autobiographie revendiquée comme roman par l’auteur, trace au fil des pages, par les mots et les images, les contours d’un indicible et d’un « inimageable ». Dire le père ne peut se faire qu’en creux.

L’essentiel pour l’auteur est en effet de s’approprier une mémoire qui « n’est pas seulement la [sienne]» mais aussi « la mémoire du temps qui a précédé [sa] naissance » (p.104). En rappelant que « les Africains ont coutume de dire que les humains ne naissent pas du jour où ils sortent du ventre de leur mère, mais du lieu et de l’instant où ils sont conçus » (p. 77), Le Clézio recrée/crée le lieu fantasmatique du moment de sa conception, le désir de son père pour sa mère étant définitivement lié à l’Afrique tant aimée par le père : « ces images sont celles du bonheur et de la plénitude qui m’a fait naître » (p.78), écrit-il. L’Afrique est le lieu où le père a partagé « l’amour et l’aventure avec sa femme, à cheval sur les sentiers de montagnes » (p. 55) ; à partir de 1932, à Banso, dans ce territoire immense que le père doit cartographier lui-même « mon père et ma mère y ressentent une liberté qu’ils n’ont jamais connue ailleurs. Ils marchent tout le jour, tantôt à pied, tantôt à cheval, et s’arrêtent le soir pour dormir sous un arbre à la belle étoile […] Malgré la mauvaise qualité des tirages, le bonheur de mon père et de ma mère est perceptible » (p.71), écrit-il, « Le temps de Banso, pour mon père et ma mère, c’est le temps de la jeunesse, de l’aventure ». « Ils sourient, ils sont heureux, libres dans cette aventure » (p.74). « Ils sont amoureux. L’Afrique à la fois sauvage et très humaine est leur nuit de noce » (p.76).Suit une très belle évocation de la scène primitive.

Dans sa quête du père, l’auteur trouve un père réel tourné vers une femme cause de son désir (seule garantie réelle de la fonction paternelle), un père imaginaire qui fasse le poids quant au désir de la mère, un père qui supporte l’ambivalence et auquel il peut s’identifier : un père œdipien.    

La quête intergénérationnelle se poursuivra pour l’auteur en une quête infinie d’un citoyen du monde, à la recherche d’un étrangéisation capable de le ramener à lui-même, comme si le portrait qu’il fait de son père était à la fois son héritage[c’est de son père, dit Le Clézio, qu’il a reçu la plus grande part de ses idées, de ses croyances, de ses passions] et l’illustration de son devenir, un devenir homme et surtout un devenir-œuvre  : fils de l’Africain et un écrivain.

Enfin, en ce qui concerne Patrick MODIANO (Prix Nobel 2014), on peut dire que c’est toute l’œuvre romanesque qui est hantée par la mémoire, l’obsession de l’identité et la tentative sans fin de recréer le père manquant.

Le père, élément d’autofiction déterminant pour la vie et l’œuvre de l’auteur (le père réel à l’identité floue, resté énigmatique) est l’épicentre de tous les thèmes des romans de Modiano (l’absence, la disparition, la trahison, l’abandon, l’hérédité etc.), romans écrits à la première personne du singulier, avec la formule narrative répétitive d’un narrateur enquêteur, lui-même objet de l’enquête (jusqu’à son dernier roman Encre sympathique, paru en 2019, donc l’incipit est « Il y a des blancs dans cette vie »). C’est cette quête du père, recherche d’identité, recherche de soi, toujours vaine et inlassablement reprise, qui s’approfondit de roman en roman, qui donne au style de l’écrivain Modiano son étrangeté et son originalité. Cette mémoire est peu alimentée par les souvenirs personnels ou par une transmission directe d’acteurs ou de témoins, tout aussi ténus et peu fiables les uns que les autres, mais elle est nourrie par l’enquête et la reconstruction imaginaire (à la façon d’un archéologue, écrit Modiano dans Livret de famille « qui, en présence d’une statue aux trois-quarts mutilée, la recompose intégralement dans sa tête » (p.185).

Les obsessions personnelles de l’auteur, liées au passé familial (« ma mémoire précédait ma naissance » écrit Modiano dans Livret de Famille, p.116), à un « passé qui ne passe pas », rencontrent par l’écriture les obsessions collectives liées au passé collectif tout aussi douloureux [on peut penser au passionnant travail de Christian Boltanski actuellement présenté au Centre Pompidou à Paris].

Dans une perspective psychanalytique, le caractère répétitif de l’œuvre est à mettre en rapport avec la mise en acte d’un passé traumatique, la nécessité inconsciente de revivre au présent, de répéter sans fin, les mêmes scènes à l’origine du traumatisme. Le ou les événements traumatiques n’ayant pu être intégrés à l’appareil psychique, ce sont les traces mnésiques qui viennent s’inscrire dans et par l’écriture (//perlaboration).

 

Un Pedigree, paru en 2005, se présente comme une autobiographie, écrite à la 1ère personne du singulier, reprenant de façon plus systématique les éléments du roman Livret de famille (1977).

Le style se veut « bureaucratique », à la façon d’un procès-verbal : des fiches, des phrases courtes, des énumérations, pas de mots de liaison, peu de verbes, « J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne » écrit Modiano. Mais très vite il lui faut faire appel à l’imagination, la sienne et celle du lecteur, pour combler les trous, les lacunes du récit, une mémoire absente parce que non transmise : « ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois bien m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un questionnaire administratif » (p.13).

Le travail avec le passé, pour se créer une mémoire, passe par la mémoire des autres, ce qui s’est inscrit d’un passé collectif. La remémoration passe par les lectures qui ont développé l’imaginaire, où l’enfant trouvait un espace de projection, construisant son roman familial. En résistance à l’oubli, elle passe par les noms propres, dont l’auteur recherche l’inscription dans les archives, les journaux ou les annuaires, seule trace parfois d’un passage sur terre, même si l’auteur a conscience de « faire l’appel dans une caserne vide » (p.20), une « liste de fantômes » (p.25). Elle passe également par les lieux, la topographie venant dire la disparition des lieux de la mémoire. Les noms de lieux égrenés au fil du texte forment un espace écrit, un « encrage » (plutôt qu’ancrage pour reprendre le jeu de mots de Georges PEREC).

Modiano livre ce qu’il connaît de ses origines familiales et personnelles jusqu'à l'âge adulte tentant  « à défaut d’autres repères, de suivre l’ordre chronologique » (p.10) : Une mère flamande « jolie fille au cœur sec », plus actrice que mère, qui l’abandonne régulièrement, le confiant à ses parents flamands, puis à différentes personnes successives plus ou moins recommandables ou à des pensionnats (refuge des « enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus » p.47) d’où il fugue régulièrement ; un père aux origines floues (le père écrit Modiano, « a emporté ses secrets avec lui » p.20) aux multiples pseudonymes ; un père vivant dans l’illégalité pendant l’Occupation, sous un nom d’emprunt qui lui permet de ne pas porter l’étoile jaune et dont le rôle ambigu (toujours occupé par d’obscures affaires, il survit grâce à divers trafics qui le mettent en contact avec des collabos, arrêté deux fois « quelqu’un »  le fait rapidement libérer, etc.) pèsera éternellement sur le fils (« Je n’y peux rien, c’est le terreau -ou le fumier- d’où je suis issu », p.20).

Ses parents vivent chacun leur vie le laissant livré à lui-même et souvent dans une grande détresse ; la mère utilise son fils lorsqu’elle en a besoin pour solliciter le père ou comme pourvoyeur de fonds, au prix de vols, mensonges et trafics douteux et Modiano partage peu de temps avec son père, le plus souvent au gré de promenades avec des comparses : les rendez-vous avec lui sont toujours « navrants » (p.92).

Comment trouver son identité en échappant à son héritage ? Comment se considérer comme un homme (au sens d’humain : « Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree » écrit Modiano, p.13) ? Comment sortir de la répétition ? (le père a lui-même perdu son père à l’âge de quatre ans). Comment être soi-même un père ? (Dans Livret de Famille, c’est au moment où le narrateur devient père qu’il veut découvrir sa propre identité).

Formation réactionnelle masquant son ambivalence, Modiano n’ose en vouloir à ses parents : de sa mère comme de son père, de ses « pauvres parents » (p.104), il répète qu’il ne leur en veut pas [«  Je ne lui en voulais pas et, d’ailleurs, je ne lui en ai jamais voulu » dit-il de son père, « Dans une autre vie, nous marchons bras dessus, bras dessous, sans plus jamais cacher à personne nos rendez-vous » p.119]. Au contraire, l’abandon qu’il pourrait reprocher au père se retourne en « pitié » pour ce père et envie de réparer ce « pauvre homme » [La fonction créatrice est réparatrice, elle va de pair avec la représentation d’un objet unifié, selon Mélanie Klein, et reconstitue à la fois le moi et l’objet simultanément détruits, vides].

Plus encore, Modiano s’identifie au passé qu’il n’a pas vécu et qu’il considère comme traumatique pour son père, particulièrement cette période de l’Occupation, qui a précédé la naissance de l’auteur, dans la scène du « panier à salade » par exemple [Lors d’une des scènes de mendicité du fils, la nouvelle femme du père, « fausse Mylène Demongeot », appelle la police, le père et le fils se retrouvent tous deux dans un « panier à salade », « côte à côte », le père ne lui adressant pas la parole  (p.101), reproduisant là les expériences d’arrestation du père durant la guerre].

Cette période de l’Occupation qu’il imagine avoir vécue, est celle de la rencontre de ses parents, « sans cette époque, sans les rencontres hasardeuses et contradictoires qu’elle provoquait, je ne serais jamais né » (Livret de famille, p.207). Il la considère comme une « nuit originelle » dit-il dans son Discours de réception du Prix Nobel (2014).

Identification au rival ou imitation en recherche d’un amour régulièrement déçu ? Modiano fait sienne la « voix » de son père au propre et au figuré : « Ne sois pas désespéré qu’il soit mort dans la solitude (lui écrit un proche du père après sa mort). Ton père ne répugnait pas à la solitude. Il avait une imagination […] très grande qu’il nourrissait soigneusement et qui nourrissait son esprit […] c’est ce qui lui donnait cet air étrange et pour beaucoup déconcertant […] Ce qui augmentait encore la surprise de ses interlocuteurs, c’était sa flemme de parler, d’expliciter son propos. Il suggérait quelques mots allusifs…que ponctuaient quelques gestes de la main suivis de « voilà »… avec quelques raclements de gorge à la clé » (p.55), avec un pas de côté, ne reprenant pas à son compte la « flemme d’écrire » du père !

Les messages énigmatiques reçus de son père et le sentiment d’étrangeté qu’il en tire provoquent chez l’auteur une forme de dé subjectivation voire de dépersonnalisation quasi psychotique : il « commence, sans bien s’en rendre compte, à rêver sa vie » (p.61), avec l’impression d’une « vie en fraude » où il ne se reconnait pas, « de ne pas pouvoir vivre encore (sa) vraie vie, et d’être un passager clandestin » (p.110).

Le livre se conclut par les derniers échanges avec le père qui veut lui faire devancer l’appel : « je pense à la mystérieuse fatalité qui l’incite à toujours vouloir m’éloigner » (p.116) [« Pourquoi cherche-t-il toujours à se débarrasser de moi ? » p.99], « j’aurai vingt et un an et il sera définitivement débarrassé de moi » (p.113), la relation est définitivement close et Modiano ne reverra jamais son père mortifère. Mais il a commencé à écrire un premier roman, publié l’année de ses vingt-deux ans :   « je m’étais senti léger pour la première fois de ma vie. La menace qui pesait sur moi pendant toutes ces années, me contraignant à être sans cesse sur le qui-vive, s’était dissipée dans l’air de Paris. J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps » (p.122).

La pratique d’écriture de Modiano est déterminée par un vide, une béance autour desquels elle se construit. Elle ne rend pas la parole aux absents (« on ne doit pas parler à la place d’un autre et j’ai toujours été gêné de rompre les silences même quand ils vous font mal », p.33). Elle n’est pas une catharsis, elle tient à distance la souffrance : « A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur […] Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les au vécus en transparence […] Tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie ». (p.45).

A la façon du sinthome qui permet selon Lacan à la création littéraire de James Joyce de réussir là où, pour ce sujet, le Nom-Du-Père probablement forclos, n'est pas opérant, le rapport particulier entretenu par Modiano avec le langage lui sert de suppléance pour exister, exister en tant que sujet différencié de son père mais inscrit dans sa filiation. L’écriture est une expérience propre qui crée en mettant en forme sa propre réalité psychique, la réalité de l’inconscient.

Pour conclure, j’aimerais revenir à mon titre « Où t’es, Papa où t’es ? », paroles comme vous le savez d’une chanson de STROMAE Papaoutai.

Stromae, de son vrai nom Paul Van Haver est né le 12 mars 1985 à Bruxelles, d’une mère belge et d’un père rwandais, tué en avril 1994, durant le génocide des tutsis au Rwanda. Cette chanson s’inspire de son histoire d’enfant sans père : Il explique dans une interview: « Mon père n’a jamais été là pour moi. Il est parti tout de suite. C’était un coureur, un dragueur. J’ai appris bien après que j’avais des demi-frères et des demi-sœurs. Il était architecte et faisait des allers-retours entre la Belgique et le Rwanda. J’ai dû le voir vingt fois dans ma vie, et il est mort pendant le génocide rwandais. Mais il avait déjà disparu pour moi. ».

Le clip (2013), visionné des   millions de fois sur YouTube, met en scène une performance de danseurs hip-hop, dans un décor très coloré, sur la musique joyeuse et dansante de cette chanson. On y voit des couples père/fils habillés de la même façon, dont le chanteur lui-même, devenu figure paternelle étrange, telle un mannequin de cire immobile, au regard vide (pas un regard pour se voir) que son enfant cherche à animer, essayant de le faire réagir, de capter son attention : «  Un jour ou l’autre, on sera tous papa – Et d’un jour à l’autre, on aura tous disparu – Dites-nous qui donne naissance aux irresponsables ? – Tout le monde sait comment on fait les bébés – Mais personne sait comment on fait des papas – Où est ton papa ? – Dis-moi où est ton papa ? »

Au-delà du lien autobiographique présent, avec cette longueur d’avance que la psychanalyse reconnaît aux créateurs, la chanson et le clip nous ramènent à notre interrogation sur la figure du père, sur les effets de son absence et la question de cette place non transmise qui reste à recréer par l’imagination. L’auteur s’y exprime à la fois comme enfant confronté à l’absence de son père (1er couplet) et comme sujet adulte (2ème couplet) qui s’interroge sur son propre devenir de père sans une boussole paternelle, sans père auquel s’identifier.

Comment fabrique-t-on un père? La question reste énigmatique, mais Stromae repère que cela se fabrique avec ce qui est déjà là (« s’en servir, seule condition pour pouvoir s’en passer »), chacun à sa manière, portant la marque du sien mais avec un pas subjectif.

Le père comme fonction symbolique qui introduirait à une normalité n’est plus suffisant, un père cela s’incarne, il faut qu’un homme s'engage comme père auprès de l’enfant. Stromae énumère les figures imaginaires du père, plusieurs versions du père, dans une palette qui va de la transmission à l’abandon, du « détestable » à « l’admirable », comportant chacune un trait qui fera trace, ou non, pour l’enfant. Artiste du XXIe, il nous fait entrer dans la danse d’un père introuvable mais plus encore dans le constat pragmatique d’une pluralité de positions. Stromae est de l’âge de la pluralisation du Nom-du-père.

Il pose la question de l’invention dont chaque sujet doit faire preuve pour créer le père et de l’urgence de cette invention à l’heure de devenir père pour un autre, au moment d’incarner une fonction qui ne peut plus être soutenue simplement au niveau symbolique.

Le recours à la musique et à la danse est déjà une voie de transformation de la pulsion en forme culturelle, de sublimation, mais le titre énigmatique, PAPAOUTAI, donné à ce morceau par Stromae, est un Witz, au sens psychanalytique, (mot d'esprit jouant sur la consonance d'un mot avec un autre). Ce mot inventé qui joue entre les deux sens : « Papa où t'es ? » et « empapaouter » signifiant « escroquer, arnaquer » en argot, mais aussi « sodomiser », est une tentative de forger un néologisme, un signifiant nouveau qui puisse nommer un père défaillant, introuvable, inquiétant, pour faire symptôme du père et à partir de là supporter d’en occuper la place.

La paternité n’est pas un concept et le romancier sait bien qu’elle est plutôt une histoire d'amour, un "roman familial", qui se construit héroïquement, toujours miraculeusement, entre un enfant et un homme dans les circonstances parfois hostiles de l'existence. Les romanciers sont capables de donner précisément un « corps » au père absent, manquant [voir l’incipit de L’africain : « Tout être humain est le résultat d’un père et d’une mère. On peut ne pas les reconnaître, ne pas les aimer, on peut douter d’eux. Mais ils sont là, avec leur visage, leurs attitudes, et leurs manies, leurs illusions, leurs espoirs, la forme de leurs mains et de leurs doigts de pied, la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur façon de parler, leurs pensées, probablement l’âge de leur mort, tout cela est passé en nous «  p. 7], et comme dans le jeu du Fort-Da, le romancier transforme l’absence en présence réelle et imaginaire.

Si nous avons le langage, ce moteur de la psychanalyse, pour retisser les fils de l’absence, restituer l’image manquante, les écrivains ont quant à eux la chance de pouvoir inventer des récits pour nous rappeler que la paternité est multiple, qu’elle se crée, se recrée, et ils ne sont pas prêts d’être au chômage.